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Construire No 38, 21-09-99

Vers la fin du genre humain...

A en faire hurler plus d'un! Francis Fukuyama, chantre du capitalisme triomphant, critique vertement les sixties et annonce notre entrée dans la post-humanité. Rencontre à Washington

Francis Fukuyama: «La science, la biotechnologie vont «réussir» là où toutes les idéologies ont échoué: changer l'homme.»

SIGNES PARTICULIERS

 

Photo Jean-François Duval

Francis Fukuyama hérisse, agace, fait bondir. Il y a dix ans, en 1989, avant la chute du Mur et l'effondrement de l'URSS, il s'est rendu fameux en annonçant «la fin de l'histoire» (voir encadré page 78), autrement dit la victoire du capitalisme triomphant sur toutes les autres idéologies. Aujourd'hui, avec un livre et un article, il fait à nouveau grand bruit.

Dans le premier, The Great Disruption (La grande fracture), il rend la pilule contraceptive responsable, avec quelques autres innovations des sixties, de la dislocation de notre société contemporaine. Dans le second, The Last Man in a Bottle (Le dernier homme dans une bouteille), il postule carrément que l'humanité telle que nous la connaissons va cesser d'être…

Idiot? Simpliste? Ridicule? Hyper-conservateur? Visionnaire? Réaliste? Fukuyama a un grand mérite: il nous conduit à nous poser des questions très dérangeantes. Il nous reçoit dans son bureau de la George Mason University à Washington, où il est aujourd'hui professeur de Politiques publiques.

Francis Fukuyama, avec votre dernier livre, «The Great Disruption», vous jetez un nouveau pavé dans la mare. A vous entendre, la pilule, les sixties sont responsables de tous nos maux actuels!

C'est plus complexe! La pilule a eu des conséquences positives et d'autres plus inattendues. Les statistiques le montrent: la libération sexuelle a entraîné plus d'avortements, d'infidélités, de divorces… En s'émancipant, la femme est devenue moins dépendante de l'homme qui, lui, s'est senti moins responsable. Chacun pensait d'abord à son épanouissement personnel: même le divorce n'était plus censé causer de grave tort aux enfants…

»Paradoxalement, la prospérité des trente glorieuses et l'entrée dans une société d'abondance et de service ont distendu les liens, affaibli le tissu social et le sens de la solidarité. Et un formidable individualisme s'est développé, culminant dans les années quatre-vingt, s'accompagnant aussi d'une perte de confiance dans les institutions.

Mais la révolution des sixties n'a-t-elle pas eu aussi des effets positifs? Un monde moins rigide, plus de libertés dans les mœurs...

Bien sûr, je l'admets. Mais les indicateurs sociaux montrent aussi que pendant cette même période divorces, éclatement de la famille, criminalité ont augmenté dans des proportions considérables - davantage sans doute, je vous l'accorde, aux Etats-Unis qu'en Europe, où il y a un plus important support de l'Etat social.

Selon vous, comment rétablir ces liens sociaux distendus?

Fondamentalement, c'est l'affaire des gens eux-mêmes, pas de l'Etat. Il faut redevenir confiant dans notre capacité à former une société civile, à tisser des liens. Je crois la société capable de se réorganiser spontanément, parce que cela va dans le sens même de la nature humaine, pourvu que l'Etat crée les conditions favorables. Des conditions qui permettent aux gens de frayer les uns avec les autres, de se rencontrer, de partager. La lutte contre la criminalité - voyez l'action de Rudy Giuliani à New York - est aux Etats-Unis l'un des facteurs qui s'inscrivent dans ce cadre.

Le capitalisme triomphant, est-ce vraiment le nec plus ultra? Cette société est très dure pour beaucoup…

La question est: quel type d'organisation sociale peut faire mieux? Je n'en vois pas de meilleure que la démocratie libérale moderne.

Vous avez des mots très durs pour la gauche. Vous dites qu'à notre époque de mondialisation, elle est beaucoup moins capable que la droite de gérer l'économie mondiale…

En effet.

Tony Blair? Cette Troisième Voie qu'il cherche à étendre en Europe, ça ne vous paraît pas une voie possible?

(Rires) Oh, je ne crois pas qu'il reste grand-chose de la gauche dans l'agenda que s'est fixé Blair en Grande-Bretagne, pas plus que Clinton aux Etats-Unis! Pour l'essentiel, tous deux n'ont fait que poursuivre les politiques de Thatcher et Reagan… Ils ont tout accepté: les lois du marché, la nécessité de réduire l'Etat social, la pleine liberté des échanges commerciaux… Jospin, c'est une autre affaire! Mais comment les Français, avec leurs 35 heures hebdomadaires, vont-ils se tirer d'affaire dans un monde où les Coréens en font 70?

Ce qui trouble quand on vous lit, c'est que vous semblez penser que la démocratie libérale est le système le plus compatible avec la nature humaine. Un système politique naturel en somme…

Peut-être n'est-elle pas le seul système possible. Mais je crois en effet qu'elle est plus compatible avec ce que nous appelons la nature humaine que la plupart des systèmes politiques. Toutes les idéologies, tous les autres systèmes politiques qui, depuis la Révolution française, ont tenté de radicalement réorganiser la société, postulaient la nature malléable de l'homme. Elles ont toutes échoué… Songez que le communisme a tenté de supprimer la famille et d'élever les enfants en dehors d'elle… Mais on ne peut pas supprimer la famille! Si vous voulez, la démocratie libérale a ce grand mérite d'être réaliste.

Voici dix ans, en 1989, vous vous êtes rendu célèbre en annonçant «la fin de l'histoire»: le capitalisme avait finalement triomphé de tous nos errements passés. Ne pensez-vous pas que l'histoire s'est drôlement remise en marche: guerre au Kosovo, crises monétaires… Votre thèse en a pris un coup…

Non. Je crois au contraire qu'elle se vérifie. Ce qui s'est passé en Irak, en Iran ou au Kosovo s'est produit dans des pays qui appartiennent encore au monde d'hier, qui ne sont pas encore entrés dans l'ère de la globalisation, et ce qui a eu lieu là-bas n'aura pas d'impact durable sur la marche des choses.

»Quant aux crises monétaires, c'est vrai qu'en huit ans, elles ont été nombreuses et majeures: en Europe, au Mexique, en Asie, en Russie, au Brésil. Mais, précisément, le système monétaire international leur a survécu et s'en est trouvé renforcé.

Au contraire de vous, Samuel Huntington nous prédit au siècle prochain un formidable clash des civilisations, parce que le reste du monde aura emprunté à l'Occident son système, sans en partager les valeurs…

Je crois que le point de vue de Huntington est extrême. Imaginer comme il le fait une république islamique en Iran qui soit en même temps très moderne et compétitive, je n'en suis pas convaincu. Je pense que certaines valeurs et, à coup sûr, quelques institutions occidentales, sont requises pour pouvoir y parvenir. Une théocratie ne fournit ni l'atmosphère ni la liberté intellectuelle nécessaires à l'innovation technologique.

Votre dernier article dans «The National Interest» fait grand bruit. Après la fin de l'histoire, vous annoncez la fin du genre humain! Vous dites: nous allons entrer dans la post-humanité, nous aurons aboli le genre humain en tant que tel… Ainsi, une nouvelle histoire va commencer.

Ce que j'annonce, c'est la fin de l'être humain en tant que tel. C'est-à-dire tel que nous l'avons connu jusqu'ici. Les recherches en biotechnologies et les manipulations génétiques vont influer non seulement sur les individus, mais sur leur descendance. Or, la nature humaine telle que nous la connaissons aujourd'hui repose sur un certain nombre de caractères génétiques transmissibles. C'est cela qui est fini! Certains chercheurs envisagent déjà que rien n'empêchera de prolonger la vie humaine jusqu'à 200 ou 300 ans…

Le désir de l'homme serait de changer sa propre nature?

Oui, sans même recourir à la génétique, on le constate déjà dans bien des domaines: on agit aujourd'hui sur la procréation, on modifie les humeurs de millions de personnes à l'aide de Prozac, idem avec la Ritaline pour les enfants hyperactifs… Ce ne sont que de tout petits premiers pas.

»Au bout du compte, la science, la biotechnologie vont «réussir» là où toutes les idéologies et les utopies ont échoué: changer l'homme. En ce sens, ma thèse sur la fin de l'histoire est erronée, puisqu'une histoire d'un autre genre va commencer…

Jolie pirouette!… Mais on va poser des limites, fixer des normes éthiques,ne croyez-vous pas?

Je pense plutôt que cette évolution est quasi inévitable.

Ça vous effraie ou pas?

Bien sûr que ça m'effraie. On se pare des prérogatives de Dieu. Mais les origines de ce désir sont faciles à saisir. Comment ne pas chercher, via la génétique, à combattre l'Alzheimer et d'autres pathologies? Ou à lutter contre le cancer du sein? Comment empêcher qu'on ne glisse ensuite vers toutes sortes de facilités: corriger tel défaut chez sa progéniture, prévenir génétiquement la calvitie, etc.

La question est: où fixer les limites?

Oui. Les bienfaits attendus sont si grands que la plupart des objections morales seront balayées. En cas d'interdiction, il sera toujours possible de partir au Mexique ou aux îles Caïmans pour y faire naître un enfant cloné. La concurrence internationale fera taire les scrupules d'autres pays… C'est pourquoi, à mon sens, cette évolution est presque inéluctable.

Vous allez jusqu'à dire que si un pays en vient à engendrer des individus génétiquement «supérieurs», les autres pays auront du mal à ne pas lui emboîter le pas. Où est la différence avec un Hitler qui, heureusement, n'avait pas les moyens qui seront les nôtres?

La différence est que les changements qui nous attendent ne sont pas décidés d'en haut par un Etat autoritaire. Ils résultent, à la base même, du désir des individus, qui vivent en démocratie. Malgré cette différence, il est vrai qu'on entre bien dans les mêmes eaux…

Qui accédera à cette post-humanité? Les riches, les puissants? Et de l'autre côté, tout le reste?… Bref, deux genres «humains».

C'est un danger très réel! On aura, plus que jamais, une humanité à deux vitesses…

Qui détiendra le pouvoir sur ces nouvelles technologies? Les scientifiques? Les politiciens? Les leaders économiques?…

Eh bien, le problème, dans notre monde moderne, c'est que personne ne peut avoir un vrai pouvoir là-dessus; c'est un genre d'évolution très très difficile à arrêter.

Propos recueillis par Jean-François Duval et Christian Waefler

SIGNES PARTICULIERS

  • Nom: Francis Fukuyama
  • Né: le 27 octobre 1952 à Chicago
  • Origine: son grand-père a émigré du Japon aux Etats-Unis en 1905
  • Etudes: doctorat de sciences politiques à Harvard
  • Famille: marié, trois enfants
  • Vit: à Washington
  • Travail: le Département d'Etat, la Rand Corporation puis la George Mason University à Washington
  • Hobby: fabrique des meubles de style, au départ concrètement, aujourd'hui virtuellement

Fukuyama, le dernier livre

Le Grand Chambardement ou, stricto sensu, La Grande Fracture que décrit Fukuyama dans «The Great Disruption: Human Nature and the Reconstitution of Social Order» (Free Press, 1999) date des années soixante. Depuis lors, le constat est sans appel: criminalité en hausse, éclatement de la famille, crise de confiance dans les institutions.

Causes? Paradoxalement, la société a été victime de ses avancées: prospérité, richesse, émancipation féminine, avènement d'une société postindustrielle axée sur les services. Tout a concouru à libérer l'individu, mais aussi à développer un individualisme forcené, lequel a distendu les liens sociaux.

Conclusion: il faut restaurer un ordre social, qui ne soit pas décrété par quelque instance supérieure, mais qui naisse spontanément du désir des sociétés humaines de s'auto-organiser. Coopération, «self-organisation», rapports fondés sur la confiance sont en effet pour Fukuyma inscrits au cœur même de la nature humaine, depuis toujours.

LA FIN DE L'HISTOIRE

Qu'entend Fukuyama par «fin de l'histoire»? A la suite des philosophes Hegel et Kojève, il considère que l'histoire résulte des antagonismes entre les différentes idéologies et formes d'organisations sociales, qui luttent chacune pour la reconnaissance. Or, avec la chute du Mur, l'effondrement du communisme et la victoire de la démocratie libérale, l'histoire, prise dans ce sens, s'abolit. Preuve est faite que le destin de l'humanité, c'est la démocratie libérale moderne qui, à défaut d'être parfaite, offre selon Fukuyama le meilleur des mondes possibles.

A LIRE

  • «La Fin de l'histoire et le dernier homme», Champs-Flammarion, 1994. Fukuyama y développe la fameuse thèse qu'il avait émise en 1989 dans la revue «The National Interest».
  • «La Confiance et la Puissance», Plon, 1997.
  • «The Great Disruption: Human Nature and the Reconstitution of Social Order», Free Press, 1999. Pas traduit en français.
  • «Le Monde des Débats», numéro de juillet-août 1999. En traduction, le tout dernier article de Fukuyama, «Second Thoughts: The Last Man in a Bottle», paru dans «The National Interest», no 56, été 1999.

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