***** VACARME *****



Rêve arabe, diffusé en mai dernier à la télévision, poursuit la recherche d'Elia Suleiman sur l'inscription à l'écran d'une identité à ressaisir – corps et armes.



MAI 1999
par Sabine Prokhoris



matérialisations
SUR RÊVE ARABE, D'ELIA SULEIMAN



« Palestine : le fichier ne peut être ouvert » : c'est le début de Rêve arabe, réalisé par Elia Suleiman en 1998, après Chronique d'une disparition, et diffusé sur Arte en mai dernier. Le fichier ne peut être ouvert, répond l'ordinateur, sans faire de phrases. Et pour cause. La Palestine n'existe plus. Si elle n'existe plus, ce n'est pas seulement en raison de la façon dont elle fut rayée de la carte dans le passé, mais de par la destruction de tout espace de réalisation de l'idée palestinienne dans le futur : les solutions politiques aujourd'hui à l'œuvre, depuis les accords d'Oslo jusqu'aux récents traités de Wye Plantation, ont fait perdre à la cause sa valeur. Ainsi en sont-elles les plus efficaces fossoyeurs. Très concrètement. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder une carte de la Palestine : des lambeaux épars, loques d'un espoir lacéré. Avec une douceur non exempte d'une impalpable cruauté, Elia Suleiman oppose cette position comme une fin de non recevoir aux phrases d'Amos Gitaï dans Guerre et paix à Vesoul. Aux phrases qui veulent fabriquer, avec les matériaux des belles idées d'un cinéaste engagé, mises au service des bonnes causes, moyennant quelques accommodements avec le Ciel de la Realpolitik, des « œuvres » ambitieuses, grasses colombes fortes de leurs messages, comme instruments de beaux lendemains….

À celui qui n'a pas de patrie il n'est pas même loisible de pouvoir dire qu'il vivrait en exil, dit Elia Suleiman, dans Rêve arabe, après le décret de l'ordinateur. Car l'exil se réfère à quelque chose – espace ou idée – dont on serait éloigné, mais qui ne saurait être tenu pour un absolu non-lieu. Or la Palestine, comme patrie, a été assassinée. Et les simulacres produits par les discours et les actions politiques qui occupent brutalement, platement, trop réellement, un présent ainsi saturé, asphyxié, parachèvent le meurtre dans un délétère oubli de sa perpétration. Lui, en revanche, Elia Suleiman, est un Palestinien vivant, et bien vivant ; ce qui suppose, entre autres choses, que son corps habite un certain espace, si incroyable que puisse lui paraître parfois que ce soit là et non ailleurs. Un espace qui, dans Rêve arabe, est celui de l'absence de la patrie. Séjourner dans cette absence, ne renoncer en aucun cas à en présentifier, aujourd'hui, en dépit de tout, bien loin de la croyance en une nostalgie consolatrice, la vérité vivante, conduira l'insensé qui réalise le film à énoncer ceci, qui décrit une étrange présence : « Je vis à titre posthume. »

C'est que le corps insiste. Existe. Il s'expérimente ici qu'une parole, qu'un regard, adressés, trouvent leur origine dans l'espace d'un corps. Un corps qui déploiera sa présence singulière et subtile, libre des encombrants barbelés de l'ego, de ses pesants calculs. La pensée se trouvera en mesure du coup de déployer sa plus extrême vélocité ; les affects laisseront se diffuser la nappe lente, sans bords, de leur étendue. Tristesse, désir. Ainsi, de proche en proche, sans autres entraves que les contraintes minimales qu'impose la caméra vidéo, une vision et un dire en mouvement, donnant leur rythme au film, transmettront-ils leur force. Employer ici la première personne du singulier, apparaître dans le champ fictionnel-réel de la caméra, mettre en scène sa propre présence, ce sera à la fois accepter que l'on est traversé d'histoire et d'histoires, qu'on fait – un film – avec ça, et frayer passage au rêve partagé avec un autre, avec de multiples autres : seule voie pour la matérialisation véritable, non mensongère, de ce rêve. En 1990, dans Introduction à la fin d'un argument, film de colère et de tristesse, qui montrait l'ensevelissement de toute possibilité du rêve arabe sous les amoncellements des représentations de l'« arabité » et du « problème » (si pittoresque !) qu'elle constituerait, représentations plus meurtrières les unes que les autres, un plan, furtif, venait pulvériser, d'une manière tranquillement désespérée, la lourde machine, méchamment efficace, mise au point par ces risibles et terrifiantes stupidités : la main d'une femme parcourt le corps nu d'un homme, rencontre des cicatrices. L'homme énumère des noms de lieux, que ces blessures imprimèrent sur son corps : Golan, Sinaï… ; « Je suis une carte du Moyen-Orient. », dit-il. Pas un héros, mais l'espace, les sensations, d'un territoire meurtri. Là déjà, seule résistance possible, celle des corps, fragile horizon, ouvert, dont naissent les paroles. Autant dire résistance de ce qui est le plus démuni, le moins armé, le plus menacé de disparaître.

Huit ans plus tard, Rêve arabe repart de là. Du corps, des corps, sources et lieux de paroles et de regards capables de mettre au monde l'immatériel d'un rêve. Ce qui veut dire de l'inscrire comme événement : comme ce dont la perception produit, qu'on le veuille ou non, pour peu qu'on s'en laisse traverser, un effet, une modification dans l'ordre du réel, aux conséquences incalculables. Appelons cela la dimension politique de l'acte artistique ici accompli.

Donc, des corps : celui d'abord, toujours un peu décalé, du réalisateur, du « matérialisateur », aurions-nous envie de dire ; celui, ensuite, dont la présence, centrale, rythme le film, d'une femme debout, de face, qui traduit dans les gestes du langage des sourds-muets, langage sans frontières, une chanson arabe qui dit l'histoire concrète du rêve ; les corps enfin des amis rencontrés, avec qui l'on rit et partage l'impartageable de la solitude, des amis à qui l'inspiration manquante est demandée. Chacun répond, à sa manière. Polyphonie émouvante et cocasse : le sujet de ton prochain film ? Le ski au Japon, en attendant la prochaine attaque contre l'Irak… Ou bien de l'art de boire un verre : tisser les liens.

Rêve arabe donc. Quelle obstination ! Car il n'est nullement question dans ce film d'un quelconque ressassement de l'irréparable. Non, il ne s'agira pas de la résignation au « trip in Arab world », ce programme « disnéyque » de mise à mort du rêve arabe dont faisait état un fragment de Introduction à la fin d'un argument. Elia Suleiman repart de ce point ténu, paradoxal, de résistance, qui fissurait, dans son premier film emporté, la grossière chape des clichés ordonnant les manières de faire la politique : ce presque rien qu'est l'épaisseur délicate, palpitante, d'un corps devenu carte d'histoire(s) et de géographie(s), vivante mémoire du rêve blessé, ultime et dérisoire refuge, sensoriel, de la patrie.

Car « nul ne sait ce que peut un corps ». Jamais la phrase de Spinoza qui nous revient ici comme en songe n'aura été plus énigmatiquement vraie. Il inventera en tout cas, ce corps plein d'imagination, de bien curieuses armes, pour faire front à la violence de la réalité extérieure, « qui n'est pas extériorité », dit le « matérialisateur ». Ce qui veut dire que cette violence traverse, déchire, vrille l'existence. On partira donc du corps, du lieu des sensations et des affects ; de cette douleur bizarre, de cette cruelle sensation d'exister dans une inexistence : l'intenable même. Mais en même temps, en même espace, pourrions-nous dire, élément par élément, soutenu par le chant qui donne abri au film, et lui ouvre la dimension où loger son élan, le chant qui fait du film un pays, un pays dont la puissance peut s'étendre sans plus s'enclore de frontières, le rêve impose son droit. Le droit du plus faible, en somme. Irréductible à toute stratégie – même s'il en a une. Aussi rira-t-on beaucoup, au chapitre, le dernier du film, des armes auxquelles nous faisions allusion plus haut, conçues à l'usage de notre James Bond : une mère, redoutable crypto-terroriste (vous savez, les Palestiniens et leurs bombes) et par ailleurs dangereux cordon bleu, fournira le « matérialisateur » en victuailles bourrées d'explosives kilocalories (sic), dont les restes décomposés alimenteront la décharge contiguë au domicile de l'auteur du film en effluves propres à libérer Jérusalem de l'occupation israélienne… On le verra donc placer, à pas de loup, ses bombes inédites dans ces tanks d'un nouveau genre que constituent les containers à ordures. On éclatera de rire. Mais quel est ce rire qui vient là nous saisir ? Et quelle est cette surprenante émotion surgissant avec lui pour nous attraper au passage ? De quel événement, insoupçonné une minute auparavant, cette émotion est-elle l'indice déconcertant ?

Ce qui est sûr, c'est qu'en l'occurrrence – en ce qui concerne cette question du choix des armes, dirons-nous – nous n'avons en aucune façon affaire à ce qu'on a coutume d'appeler de l'humour. Car l'humour est soumission à une situation. Son intention, en effet, d'instrumentaliser la situation subie, en la retournant, ou en la déplaçant telle quelle dans le but, certes louable, d'en triompher, l'assujettissent de fait à cette situation : autrement dit, c'est tout de même l'esprit de sérieux, en ce qu'il est incapable de défaire quoi que ce soit, qui est la condition, serve au bout du compte, de l'humour. Ainsi se trouve-t-il être fort respectueux de ce qu'il dénonce et laisse tranquille au bout du compte.

Nous sommes également à des années-lumière du registre froid, passablement indifférent en vérité, de l'ironie. Ce rire, ainsi que l'impression saisissante, d'une gravité inattendue, qu'il déclenchera, procèdent d'autre chose. Car sur cette affaire du combat, que se passe-t-il dans la folle idée sur laquelle s'achève le Rêve arabe ? Nous voici en tout cas plongés – et débrouillons-nous pour y nager – dans la loufoquerie la plus complète. Or la loufoquerie, c'est ce qui fait exister très sérieusement, très réellement, quelque chose qui ne saurait raisonnablement exister nulle part. Tel est le principe de son fonctionnement, royalement ignorant des frontières, et partant, étranger aux états d'âme qui balancent entre la soumission et la révolte. La loufoquerie est par nature hors soumission. Hors des possibles homologués aussi. Pourquoi donc, en ce cas, est-ce que cela marche, la loufoquerie ? Pourquoi, quand ça ne devrait pas marcher ? Contrairement à l'humour, elle ne cherche à délivrer aucun message. En revanche, et c'est son projet, bien plus fort que toute stratégie soucieuse d'anticiper ses résultats, et de ce fait encombrée, donc rétrécie, par cette préoccupation, elle agit comme une espèce de bombe à fragmentation, produisant, là où elle se déchaîne, un impact aux effets les plus imprévisibles. Parmi ses effets, l'ouverture d'espaces inédits : ceux même qui naissent, de l'accueillir comme non insensée. Or si elle n'est pas insensée, c'est qu'elle a beau enjamber allègrement intentions et stratégies – ce qui n'est le cas ni de l'humour, ni de l'ironie –, elle n'en est pas moins intensément chargée d'un but de réalisation : elle veut passer à l'acte, passer dans l'ordre des faits, et elle y parvient, parce que les plans qui la composent sont éminement sérieux et habités. Par de très puissantes sensations notamment, de colère, de désir, de peine, d'amour, d'angoisse. Des sensations qui sont censées ne pas avoir de place là où elles ont décidé de « squatter ». Et donc, si l'on peut dire, de foutre le bordel. Un rêve, ainsi, pourra être très normalement loufoque ; mais non point ironique, ou humoristique.

Alors le Rêve arabe, et sa chute loufoque dans les poubelles-missiles d'odeurs de cuisine ? Chute qui engendre un rire libre de quoi que ce soit qui en serait l'objet, un rire tout court, pure expansion de plaisir, et immédiatement, dans son sillage, une émotion tenace, faite de tristesse et d'étonnement devant ce qui a eu lieu, devant ce qui a maintenant un lieu, une existence qui captive et imprègne, insistante comme un parfum, notre regard, notre conscience : devant le rêve arabe, tout à la fois matérialisé, renouvelé, dans et par le film, et constamment tué dans l'ici et maintenant, mensongers mais réels, de la politique. Et si ces armes folles produisent un tel effet, tant de désamorçage des illusions militantes que de farouche non-renoncement à la vérité matérielle du rêve arabe, c'est pour un enchevêtrement de raisons, dont certaines nous échappent, tissées qu'elles sont de la singularité d'un lien entre un « matérialisateur » loufoque et sa mère qui ne l'est sans doute pas moins, dont d'autres nous sont plus accessibles, pour autant que nous accepterons de nous laisser capturer par l'œuvre qui veut accueillir notre regard.

Nous ne les expliciterons pas ici, laissant le lecteur curieux rêver dans les strates et les plis de leur feuilletage.


À propos du Rêve arabe. Références à Introduction à la fin d'un argument (Elia Suleiman, 1990) et à Guerre et paix à Vesoul (Amos Gitaï, 1998, avec la participation d'Elia Suleiman)



SOMMAIRE

MINORITÉS

8. EXILS EN PALESTINE
  - Avant-propos
- écrire, avant Ramallah
- Entretien avec Elia Suleiman
- le dormeur et l'artificière



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