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JULES SUPERVIELLE

Jules Supervielle

Jules Supervielle, certes, est un écrivain français, mais il a passé son enfance en Uruguay. C'est un " homme de la Pampa " . Nous allons faire, dans un premier temps, le portrait de " L'Homme de la Pampa " . C'est son premier roman (1923).

En 1923, Supervielle a déjà cinq enfants : nous remonterons sa biographie. Car c'est dans sa première enfance que Supervielle a rencontré le deuil. Il avait huit ans quand sa mère et son père sont morts. " Pour avoir bu l'eau à un robinet qui n'avait pas servi depuis longtemps " . Cela s'est passé en France, à Oloron Sainte Marie, le pays natal.

" J'ai toujours essayé, dira Supervielle, de dominer le silence insupportable des morts " . Que veut dire " essayer " ? C'est par cette question que nous aborderons l'oeuvre poétique de Supervielle.

" Rien ne consent à mourir

De ce qui connut le vivre "

Dans toute poésie de Supervielle, il y a le " regret de la terre " , le regret à venir. La mémoire est " oublieuse " , mais la vie est inoubliable : les pierres, même, s'en souviennent.

Nous donnerons à entendre de nombreux extraits de poèmes. Car la langue de Supervielle est claire. Nous essaierons de faire partager l'admiration que nous avons pour cette oeuvre.

P.S. : Ayant interviewer Jules Supervielle en 1955, nous utiliserons ce document. Sa fille aînée, Denise, a accepté de nous donner son témoignage.

Pierre Dumayet.





Biographie


Michel Collot. Dictionnaire des auteurs

SUPERVIELLE Jules. Poète romancier et dramaturge français. Né le 16 janvier 1884 à Montevideo (Uruguay). Mort à Paris le 16 mai 1960. La vie de Supervielle a été marquée par un double écart. temporel et géographique. Ayant perdu ses parents à l'âge de huit mois il fut élevé par son oncle et sa tante, et n'apprit qu'à neuf ans qu'il était orphelin. Sa mémoire porte la marque d'un oubli irréversible, et le poids d'une mort présente dès l'origine. Elevé à moitié en Uruguay, à moitié en France, il a longtemps partagé son existence entre ces deux pays, et s'est parfois senti flotter entre deux espaces et deux cultures. A ces facteurs de dispersion, dont il a intimement ressenti le contrecoup aussi bien dans son esprit (guetté par la folie) que dans con corps (tôt menacé par la maladie), Supervielle n'a cessé d'opposer un profond désir d'unité et de stabilité, dont témoigne sa vie familiale, sociale, et littéraire. Il a eu six enfants de Pilar Saavedra, épousée en 1904, et fut toujours parfaitement intégré à la bonne société. Il a choisi résolument le français, mais il a su se faire l'ambassadeur de la littérature latino-américaine en France, et de la littérature française à Montevideo. Refusant de s'enfermer dans son trouble intérieur, il a su conquérir un public toujours plus large, en recourant aux formes d'expression les plus diverses.

Supervielle ne s'est révélé qu'assez tard, à lui-même et aux autres. Ses premiers essais poétiques (Brumes du passé, 1900 ; Comme des Voiliers, 1910) restent fort académiques et empruntent beaucoup à la poésie parnassienne et postsymboliste. Le ton y est sincère et la maîtrise du vers, réelle, mais Supervielle reste en deçà de sa vérité poétique, faute de moyens pour l'exprimer ( " vivant a l'écart des milieux littéraires " , il ne découvrira " Rimbaud, Mallarmé, Nerval, Withman que vers trente-cinq, quarante ans " ), et de la force nécessaire pour l'affronter : " la peur de la folie " lui fait " fuir les impressions étranges qui l'habitent " .

Supervielle trouvera dans l'humour un premier moyen d'exprimer ses hantises, tout en les tenant à distance : les Poèmes de l'humour triste (1919) témoignent de l'influence décapante de Laforgue. Plus personnelles apparaît, dans les Poèmes publiés la même année (avec une préface élogieuse de Paul Fort), la section consacrée aux " Paysages " : comme si l'évocation des espaces illimités de la mer ou de la Pampa aidaient la poésiede Supervielle à s'évader du carcan des formes traditionnelles et à prendre sa véritable dimension cosmique.

Encouragée par un contexte littéraire favorable, aussi bien en Amérique latine qu'en France, grâce à l'influence de V. Larbaud, Cette évolution aboutira à Débarcadères (1922), recueil dominé par le thème du voyage, où Supervielle s'essaie pour la première fois au vers libre et crée des images déroutantes, puis à L ëHomme de la Pampa (1923), roman fantastique et fantaisiste, dont le héros excessif incarne le nouveau tempérament littéraire de Supervielle.

Cette libération spectaculaire, qui s'autorise de Lautréamont, et vaut à Supervielle la sympathie de Michaux et de Max Jacob, laissait place à quelques facilités dans l'exotisme et dans l'hyperbole. Supervielle va s'efforcer d'intérioriser son propos et sa manière. Gravitations (1925) unit macrocosme et microcosme en un mythe personnel où Supervielle parvient enfin à exprimer ses obsessions les plus intimes, notamment son angoisse de la mort. Et ce sont des tentations secrètes qu'il exorcise, sur un ton apparemment détaché, dans deux récits de facture désinvolte mais sobre, où l'humour côtoie le tragique : Le Voleur d'enfants (1926) et Le Survivant (1928).

A mesure qu'il s'approche ainsi des zones les plus étranges de sa personnalité, il éprouve le besoin de donner à ses interrogations une forme plus aisément accessible, en se tournant vers le conte. L'Enfant de la Haute Mer (1931), le récit autobiographique, Boire à la Source (1933) et le théâtre, La Belle au Bois (1932).

Il atteint cependant sa pleine maturité poétique avec Le Forçat Innocent (1930), et Les Amis inconnus (1934), où il réussit à donner au plus personnel valeur universelle, et à couler l'irrationnel dans un langage d'une rigueur et d'une densité presque classiques. Cette exigence de clarté confine parfois au didactisme dans La Fable du Monde (1938), ambitieuse allégorie de la Création.

Retenu en Uruguay par la maladie, Supervielle vit la guerre comme un drame personnel et collectif, source d'une " double angoisse " , qui lui inspire certains de ses poèmes les plus violents, 1939-1945 ou les plus mystiques, A La Nuit (1947) Ne pouvant se maintenir à ces sommets d'intensité douloureuse extatique et comme pour supporter l'épreuve de l'exil, il cultive des formes plus aimables : contes mythologiques, Le Petit Bois (1942), Orphée (1946), Premiers Pas de l'Univers (1950) et comédies, Robinson, Schéhérazade.

Après-guerre, ses oeuvres plus faciles d'accès attirent à Supervielle une audience croissante, cependant que ses poèmes, dont il fait paraître en 1947 un Choix, lui valent des consécrations officielles (le prix des Critiques en 1949, pour Oublieuse Mémoire ; celui de l'Académie Française en 1955 pour l'ensemble de son oeuvre). Trop sollicité, éprouvant du mal à se renouveler, Supervielle donne alors des oeuvres inégales, ou la fulguration côtoie une certaine facilité, et l'intervention, la répétition, Naissances (1951) ; L'Escalier (1956). Il se rafraîchit en évoquant les débuts sentimentaux et poétiques du Jeune Homme du Dimanche (1952 - 1955), mais il se prépare à la mort avec une inquiétude spirituelle qui lui arrache certains de ses poèmes les plus beaux et les plus modernes - Le Corps Tragique (1959).

Unanimement respecté par ses pairs, qui le sacrèrent Prince des poètes peu de temps avant sa mort, mais toujours en marge des modes littéraires, Supervielle occupe au xxème siècle une place originale : il s'est voulu " un conciliateur, un réconciliateur des poésies anciennes et modernes " Dominée par les thèmes de l'oubli, de la mort, de la métamorphose et du dédoublement, son oeuvre illustre la crise d'identité qui affecte le sujet contemporain. Mais, ce vertige, Supervielle cherche à le " fixer " par une forme rigoureuse.

Il s'allie les puissances du " rêve " , mais il en contrôle la " dérive " , en " ordonnant " les " images " pour les " faire chanter juste " , en les pliant parfois à " la logique " d'un récit : il espère ainsi éclairer le message de l'inconscient " sans lui faire perdre de sa force " . Pour le rendre plus communicable, il recourt au mythe, à l'humour, à la féerie théâtrale. Mais pour suggérer l'indicible, son instrument privilégié reste le vers " libre " ou " libéré " ,dont la musicalité subtile et l'apparente simplicité cachent souvent des ambiguïtés et des dissonances, exprimant sans le découvrir un mystère toujours latent.




En guise de prologue


Ricardo Paseyro : le Forçat volontaire (ed. Le Rocher)

Une préface pourrait être intitulée : paratonnerre.

Litchenberg

Jules Supervielle est né en Uruguay. Il y a vécu, par cycles, jusqu'en 1946. Jeune poète issu du même milieu que lui, j'ai fréquenté son entourage montévidéen. Plus tard, à Paris, le destin fera de moi son gendre.

Mes souvenirs personnels et les documents inédits que j'ai pu consulter contribueront, je le crois, à la compréhension de son oeuvre et de sa démarche.

En aval de la poésie, d'autres sujets émergeront à la surface de ces pages : la culture espagnole, l'Amérique du Sud, les rapports entre la France, le Rio de la Plata et le monde ibérique.

Il existe une copieuse bibliographie consacrée aux écrivains, artistes, dilettantes et mécènes nord-américains hôtes de la France durant la période 1880-1940. Or, ce sont les intellectuels de langue espagnole et portugaise qui formaient alors à Paris la diaspora la plus remuante, enthousiaste et bigarrée. La France oublie, si elle l'a jamais su, qu'elle lui doit la promotion de Paris au rang de " capitale culturelle " du monde.

En Amérique du Sud, et en particulier dans sa moitié australe, le XIXème siècle a été " français " . On y embrassa à retardement les " lumières " anticléricales, " progressistes " et hispanophobes qui fournirent une idéologie à la rébellion des colonies hispaniques. Les théoriciens libéraux ennoblirent ensuite le continent en le rebaptisant " Amérique latine. "

Etrange appellation !

Au Brésil, et déjà bien avant l'indépendance, l'Afrique dominait l'Europe. Les esclaves noirs provenaient de deux grandes civilisations : la soudanaise et la bantoue. Ils se sont vite croisés avec les Blancs et les Métis. En 1820, la majorité de la population avait du sang noir dans ses veines.

Reprenons l'arbre généalogique des " Latins " épars sur le quartier du globe qui s'étend du Texas à la Sierra del Fuego. " ... vers 1570 " -note Georges Baudot - d'Amérique coloniale espagnole " aurait compté à peu près 96 % d'indiens, contre 3 % de Métis et de Noirs, et seulement 1 % de Blancs l " . Il remarque : " Très tôt, dès la première génération espagnole née en Amérique, ces hommes ont commencé par ne plus être tout à fait Espagnols, par ne plus se reconnaître dans les valeurs, le style et les intérêts des Européens, des Ibériques qui arrivaient, émigrants de fraîche date ou fonctionnaires récemment nommés. " Au XVIIIe siècle, " la créolisations devait même recouvrir la presque totalité du groupe blanc dont 95 % était désormais né en Amérique " , précise Georges Baudot.

Parmi les Espagnols de la Nouvelle-Grenade, du Mexique et du Pérou les Andalous étaient à eux seuls plus nombreux que les Castillans, Estrémaduriens, Basques et Galiciens.

Dans le triangle sud du continent - l'Argentine et l'Uruguay -, Basques, Béarnais, Gascons, Bordelais trouveront au XIXe siècle d'immenses espaces vides d'aborigènes. Le français y aurait pu se substituer à l'espagnol comme langue de culture, la France s'y implanter comme puissance tutrice.

En arrivant en Amérique, les conquistadores se sont heurtés à des Indiens qui utilisaient au moins quatre cents langues différentes. Le castillan était d'usage obligatoire pour le catéchisme, les contrats de travail, les pièces administratives, les fêtes et cérémonies officielles. Ce vernis rendait opaques les croyances et les sentiments des Indiens, il ne les transformait pas.

L'Espagne a dû coloniser simultanément des peuplades sauvages, des tribus falotes, des empires structurés. Elle ne put harmoniser leur évolution ni réussir la fusion de races inconciliables, qui se mêlèrent sans s'unir.

D'après l'historien suédois Magnus Mörner, on ne saurait " déterminer exactement le statut racial de la plupart des Latino-Américains actuels, sans entreprendre une recherche génétique et anthropométrique. "

Les déséquilibres fondamentaux qui caractérisent les sociétés issues du pouvoir espagnol dérivent de cette disjonction entre le support américain et l'apport européen. Les faits parlent d'eux-mêmes.

Quand Charles IV - le Bourbon d'Espagne que Napoléon obligera à abdiquer en 1808 - accède au trône en 1788, son empire américain a environ dix-huit millions d'habitants : " Quatre millions de Blancs, huit millions d'Indiens, cinq millions de Métis et de mulâtres et un million de Noirs et de Zambos - ces derniers étant les produits d'Indiens et de Noirs. " On " distingue " sept couleurs de peau : le blanc des gachupines, le jaune clair du créole, le rouge de l'Indien, l'olivâtre du métis, le noir du Nègre, le gris du mulâtre et le brun du zambo. " Et ces couleurs " - glose le commentateur - " loin d'être complémentaires s'opposaient violemment. Les Blancs et les Indiens continuaient de se méconnaître. Ils ne s'accordaient que pour accabler de leur mépris les Noirs et leurs variétés - mais plus encore peut-être ce bâtard qu'ils auraient dû pourtant chérir d'un amour partagé : le métis. " A quoi bon insister ?

Seuls les pays du cône Sud pourraient justifier, in extremis, le qualificatif de " latins " . Leur peuplement par les Européens date, répétons-le, du XIXème siècle. Les immigrants eurent la chance de ne rencontrer en Argentine et en Uruguay qu'un faible pourcentage d'Indiens et de Noirs ; la position du Plata facilitait en outre leurs échanges avec l'Europe occidentale.

En emboîtant le pas à Supervielle, poète français par la langue, le sang et l'esprit, mais très attaché à la terre américaine, nous rencontrerons - en France et en Amérique du Sud - une foule de personnages aux origines diverses. Leur point commun est de toucher au monde de la culture et la poésie.

Parler de poésie exige une rigueur extrême. On donne aisément dans l'emphase, le galimatias, les abstractions, les dialectes universitaires, les a priori politiques, les querelles d'école. La poésie appartient au domaine esthétique : soumise aux jugements de valeur, elle ne peut être dissociée du concept de beauté. Elle est identifiable - faute d'être définissable.

Certains critères aident à la reconnaître.

Hacher la prose ne la transfigure pas en poème ; respecter les conventions de la métrique ne suffit pas non plus à faire de la poésie. Chaque poète se forge son propre art poétique : il y a autant de bons arts poétiques que de poètes. Mais il n'y a qu'une poésie.

Comment discerner le vrai du faux ?

L'étymologie propose une réponse : savoir et saveur se confondent. La poésie est savoir et saveur. Et il faut savoir la savourer.

La sagesse des nations prétend que tous les goûts sont dans la nature : on en conclut aujourd'hui qu'ils se valent tous. Mais le goût esthétique est un sixième sens indispensable et l' " objectivité " n'existe pas. " Si j'étais un objet je serais objectif ; comme je suis un sujet, je suis subjectif " , ironisait un Espagnol. Manquer de goût rend impossible la connaissance approfondie de l'art. La pseudo-objectivité n'est que l'expression d'une subjectivité à l'état brut.

Malgré l'attirail scientifique dont elle se pare, l'histoire reste, elle aussi, sous la tutelle d'une muse.

C'est sans doute à cause de cela que les doctrines en vogue concernant le continent hispano-américain relèvent de la fantaisie.

Pendant des siècles, les Européens - sauf les Anglais, et à de grands intervalles, les Français - avaient exclu de leur champ de vision ces lointaines contrées. Dès 1950, l'Amérique hispano-lusitaine s'imposera, par sa masse, sur la scène planétaire. L'indifférence laissa alors la place à une conception folklorique, sommaire, pauvre, partiale, de son passé et de sa réalité présente. On l'engloba dans le Tiers Monde, on en fit un souffre-douleur du colonialisme. Or, sa parenté avec l'Afrique, l'Asie et les Polynésies est aussi fausse que son martyre. Carlos Rangel a bien mis les points sur les " i " : " Les aborigènes d'Amérique et leurs cultures propres (très hétérogènes) méritent tout le respect que la culture occidentale a pour la première fois dans l'histoire reconnu comme étant dû a tous les êtres humains et à toutes les cultures " , écrit-il. Il poursuit : " Mais il est certain que les civilisations inca et aztèque elles-mêmes (et encore moins les autres civilisations aborigènes d'Amérique) n'eurent pas, et de loin, l'importance et l'éclat que la légende leur a attribués et qu'on veut tenir aujourd'hui pour un fait indiscutable dans le but de nous convaincre, nous, Latino-Américains, que nous sommes descendants de ces Indiens et les victimes, avec eux, autant qu'eux, de l'Occident, alors qu'à vrai dire nous sommes surtout les héritiers biologiques et culturels des prétendus envahisseurs et, en second lieu, tributaires de tous ceux qui, Nord-Américains ou Européens, ont continué à contribuer au cours des ans à la progressive occidentalisation de l'Amérique latine. "

Les mythes américanistes sont en effet absurdes : sans l'Europe, l'Amérique du Sud ne serait pas - ne serait rien. L'appellation Amérique latine n'en demeure pas moins

abusive, quand on l'accole à des populations qui ne sont ni biologiquement, ni culturellement, ni sentimentalement les " héritiers " des pays latins, et qui se proclament, par la voix de leurs gouvernants, de leurs révolutionnaires et de la plupart de leurs " artistes " , solidaires du Tiers Monde.

Voici ébauchés les thèmes de cet ouvrage.

Il semblera parfois que je chasse loin de son protagoniste. Ce sera pour mieux le cerner, lui, sa raison de vivre et le cadre de son oeuvre. Je reviendrai toujours à la poésie, et à un homme qui en fut son forçat.

A propos de la " latinité " , la lecture de Civilisation latine - volume collectif placé sous la direction de Georges Duby éd. Olivier Orban, 1986, me paraît aussi indispensable que peu éclairante. Trop élargie, la notion de latinité n'a guère plus de sens. On assiste, dit-on, " à une certaine latinisation de l'Afrique. " Si les tendances actuelles de la démographie se confirment, les chicanos et autres populations issues du Sud deviendront, dans trente ou quarante ans, majoritaires aux Etats-Unis. Ceux-ci seront-ils, pour autant, " latinisés " ?






Un enfant couvert de rêves


Ricardo Paseyro : le Forçat volontaire (ed. Le Rocher)

La bourgeoisie franco-uruguayenne constata en 1850 que Buenos Aires prenait irrévocablement le dessus sur Montevideo. Pendant les quatre lustres à venir le flux migratoire des Basques et Béarnais se raréfia, jusqu'à l'extinction. Ravagé par les guerres civiles, l'Uruguay ne fascine plus que les aventuriers isoles. Un de ceux-ci sera l'ancêtre des Supervielle uruguayens.

Mille huit cent soixante-dix.

L'adolescent Bernard Supervielle s'ennuie à Oloron-Sainte-Marie, au sein d'une famille qui aurait appartenu, avant la révolution française, à la petite noblesse locale. Elle n'en tire la moindre fierté, et vaque respectueusement aux affaires et devoirs propres à son rang - à cheval entre la petite et la moyenne bourgeoisie.

De qui tient-il, Bernard, ce goût du risque, ce penchant pour l'insubordination ? Venu de la vallée d'Aure, son grand-père, clerc de notaire, était de caractère accommodant. Son père, Romain, orfèvre-horloger-bijoutier - dont l'annuaire de la profession conserve le nom aujourd'hui encore - remonte aussi les pendules en ville. Sa mère, maîtresse femme, gouverne son monde d'une poigne ferme : son regard impérieux en fait foi, dans la photo-souvenir prise à Biarritz. Front large, moustaches soignées, cannes à la main, les quatre garçons sont tous à l'image du père. Tous, sauf un, Achille, ecclésiastique, le visage glabre et la soutane stricte. La famille n'est pas au complet : il manque déjà Bernard. Pour s'enfuir, il s'était inventé un de ces prétextes que les adolescents en rupture de ban excellent à improviser.

" Fâché d'être envoyé à l'école couvert d'une pèlerine de laine tricotée, il s'était embarqué à Bordeaux pour les Amériques, à quatorze ans, sans le sou et dans le silence " écrit Jules Supervielle, qui sera son neveu-î fils " .

Bernard bourlingue. Il pénètre en Afrique, puis change de nouveau de continent : le voici au Brésil, qu'il parcourt en commerçant. Sa famille lui délègue, afin de le convaincre de rentrer, son frère Auguste. Hélas !, celui-ci meurt de la fièvre jaune a Rio de Janeiro... Bernard préfère s'embarquer vers l'Argentine. Le bateau sombre - avec ses malles, son ivoire et ses écus d'or - au large de Montevideo. Bernard s'y retrouve, sur la plage et nu. La ville lui plaît : il y a une ancienne colonie française et il constate - agréable surprise - que peu d'Uruguayens se connaissent en finances. Il fonde donc en 1880 le Banco Supervielle... et un foyer. Sa femme Marie-Anne est deux fois Basque, par son père, le lieutenant-colonel Munyo, et par sa mère, Etcheun.

Les temps se révèlent propices. A l'encontre du Président-général-dictateur Latorre, qui avait prescrit une cure d'austérité, son successeur le Président-général-dictateur Màximo Santos pousse à s'enrichir. (Retiré en Europe, Santés croisera en 1887 la route de Nietzsche : " ... à Nice, qui soit dit entre parenthèses, ne me semble pas sans attraction même pour les Sud-américains les plus gâtés ; par exemple, cet hiver, le plus grand personnage militaire de Montevideo. " )

Sous la férule de Santos, les affaires s'étaient emballées. Bernard Supervielle, magnanime, rappelle du Béarn son frère cadet Jules, il l'associe à la banque et lui confie l'ouverture d' une succursale à Buenos Aires. Sitôt arrivé, Jules épouse l'autre demoiselle Munyo : la cellule familiale forme ainsi un double cercle concentrique.

Le poète sera le fils unique du couple Jules-Marie.

L'usage voulait que les Basco-béarnais-montévidéens fissent un " tour de France " - triomphale visite des enfants prodigues à leur terre d'origine. En 1884, Bernard et Jules sacrifient volontiers à ce rite, devenu plus aisé depuis que les paquebots à vapeur d'une compagnie française relient Montevideo à Bordeaux ou Marseille en quelque sept semaines.

Le périple est, néanmoins, dangereux.

La peur les étreint tous, membres de l'équipage et passagers- La peste, les pluies diluviennes, la tempête sont parfois au rendez-vous... Les passagers démunis s'entassent dans les troisièmes et sur les ponts, les riches prennent mille précautions.

Les Supervielle-Munyo occupent plusieurs grandes cabines. Ils emportent leurs propres matelas, leur argenterie, la vaisselle, les draps, et pour nourrir de lait frais les enfants, une vache plantureuse, bien vite terrassée par le mal de mer...

A Marseille, les deux couples entament leur " tour de France. " Sobrement, Supervielle narre la tragédie telle que la vieille institutrice d'Oloron la lui racontera en 1926 : " Tu es arrivé à Saint-Jean, de Montevideo, en octobre 1884. Tu avais huit mois. (...) Il y avait eu des fêtes de famille à Oloron, (...) la ligne de chemin de fer n'existait pas encore. Le lendemain matin, à huit heures, à la première distribution, ta grand-mère reçut un télégramme qui disait, je me souviens des termes exacts : " Marie malade demande sa mère pour la soigner. " Ta grand-mère dit : " Il faut que ma fille soit bien malade pour qu'on me rappelle ainsi tout de suite. " On fait venir un landau et elle repart sans tarder. Quand elle arrive le lendemain matin à Oloron ta mère était morte depuis quelques heures 3. "

Le père du petit Jules mourra à son tour le samedi suivant. On attribua le double décès au choléra, puis on se souvint que les jeunes mariés avaient bu l'eau d'un robinet qui contenait peut-être du vert-de-gris.

Orphelin à huit mois, Supervielle n'a plus de foyer : il n'est, en France et en Uruguay, qu'un invité.

Son oncle Bernard et sa tante Marie-Anne regagnent l'Uruguay, le laissant à Saint-Jean-Pied-de-Port à la charge de la grand-mère. Ils l'y reprennent fin 1886, mais en 1889, ils le ramènent encore au Béarn. Au bout d'un court séjour il traversera l'Atlantique pour la sixième fois - en direction maintenant de Montevideo...

Quelle endurance !

Ballotté d'une rive à l'autre de l'océan, d'hivers en étés, des plages torrides aux montagnes neigeuses, le petit Supervielle vogue, roule, tangue, hurle, dort, glisse sur les périls. Un train déraille, il en sort indemne... La volonté de vivre d'un enfant de huit mois, de deux ans, de cinq ans, de six ans, peut-elle repousser la camarde ? Chance, miracle, destin, comment appeler l'immunité qui sauvegarde ce fragile vagabond ?

Adulte, Supervielle sera la vigie de son corps, toujours à se tâter le pouls, courir les médecins, guetter les symptômes suspects. Cette appréhension était peut-être une séquelle inconsciente de ses premières frayeurs, de la malsaine expérience de ces déplacements.

" Enfance heureuse " , a certifié Etiemble - d'après Supervielle. Et tous de reprendre l'antienne

Jugez-en : " Je me souviens du jour (je devais avoir neuf ans) où une amie de ma tante, que j'avais toujours prise jusqu'alors pour ma mère, lui dit : - Dis donc, Marie-Anne, c'est le fils de ta soeur, ce petit ?

" Ce ne fut que quelques années plus tard qu'une parente me montra dans un album les portraits de ceux qui m'avaient donné le Cour. Je ne connais pas d'expression plus belle "

Le garçonnet, maladivement sensible, vacille sous les décombres de l'univers bien ordonné dont il avait besoin " Enfance heureuse " voulait dire, dans l'esprit de Super vielle, que ses parents adoptifs lui donnèrent tout ce qu'ils pouvaient - et ils pouvaient beaucoup. Ils l'aimaient, ils le dorlotaient. Et Julio n'aurait pas commis l'indélicatesse de se montrer ingrat à leur égard. Aucun doute, pourtant : apprendre sa vraie identité lui causa une blessure qu'il mettra quarante ans à panser.

En apparence, la " nouvelle " n'a rien changé. Son père, sa mère, ses soeurs, son frère, il les nomme toujours ainsi. Mais au fond de son âme, il est désespéré : sur quelle certitude s'appuyer, si même celle d'être leur fils ou leur frère n'en est pas une ? Les métamorphoses - procédé littéraire qu'il emploiera si souvent - commencent pour lui à neuf ans. Se savoir orphelin implique, aussi, la révélation prématurée de la mort. La neurasthénie, les angoisses incoercibles qui le tenaillent dès l'adolescence, se nourrissent de ce traumatisme psychique encaissé de plein fouet pendant son enfance.

Ses larmes, retenues par pudeur et respect, jailliront vite.

" Brumes du passé " - plaquette que Supervielle publie à l'âge de 17 ans ! - s'ouvre sur des quatrains " A la mémoire de mes parents " : Il est des êtres chers, deux êtres que j'adore Mais je ne les ai jamais vus, Je les cherchais longtemps et je les cherche encore Ils ne sont plus, ils ne sont plus.

A ce poème succède " L'Hymne (sic) du jeune orphelin " :

Ah qu'il doit être doux d'embrasser une mère

De sourire avec elle et caresser sa main...

Ces strophes maladroites - écrites à quinze ou seize ans - traduisent une douleur ineffaçable. Et ses regrets - que son oncle - " père " et sa tante - " mère " ne pouvaient manquer de lire - établissaient aussi sa différence au sein de la famille. Par le truchement de la " poésie " il dit à ses parents adoptifs que rien ne vaut la mère, le père...

Maître de sa langue, Supervielle traitera le thème de l'enfance à maintes reprises. " Un enfant en bas âge peut-il

grimpent péniblement les suaves collines de la ville ; les maisons de type colonial ne manquent pas de patios frais où se garder, en été, des chaleurs accablantes. Et il y a aussi un quartier noir. Les anciens esclaves y mènent leur propre vie, ponctuée de cérémonies solennelles et de carnavals très colorés, que le grand peintre Pedro Figari immortalisera. Julio, ses cousins et ses amis y vont de temps à autre jeter un coup d'oeil gourmand...

Ah ! Si ce n'étaient les heures qu'il faut gaspiller en ânonnant des leçons fastidieuses, l'Uruguay serait bien l'Eden. Pour ses yeux, et pour tous ses sens.

Meurtri, il demande au monde extérieur une compensation à sa tragédie sentimentale et aux misères que son organisme lui promet. Il s'est bâti une stratégie protectrice. Un objet pointu, il l'écorne ; il flatte sans la mordre l'écorce des fruits amers ; il aime les bovides biscornus et stupides parce qu'ils amadouent l'âpreté des paysages.

Car l'Uruguay, quoi qu'il en dise, ne s'offre pas facilement, et dans son entier : en 1897 et 1904, de longues et cruelles guerres civiles opposent encore blancos et colorados. La description de la contrée de Lassay par Barbey d'Aurevilly siérait fort bien à la campagne uruguayenne de l'époque : " Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi. L'étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire, qu'on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et dans la nuit, un vaste silence aurait dévoré tous les cris qu'on aurait poussés dans son sein. "

Supervielle ne voulait pas le voir. Dans l'absolu, et pour lui-même, cette réalité-là ne valait point la peine. A quoi bon y penser ? Autant faire comme si l'Uruguay n'était qu'un tournoyant kaléidoscope, destiné à sa recréation personnelle.


Supervielle, l'enfant de la pampa


Par Jean Gandon

Supervielle vivait à Paris. Mais son regard restait tourné vers ces lointaines terres " où galopent les chevaux faiseurs d'espace " .

Etre l'enfant de la haute-mer, ou l'enfant de la pampa - est un avantage certain, surtout auprès ès de ceux qui ne comprendront jamais comment on peut êtres persan. Supervielle, l'Uruguayen de Paris, a su merveilleusement bénéficier de cette situation particulière, en cultivant sa différence

Son entrée dans la vie littéraire parisienne est relativement tardive. Il a trente-six ans lorsque, par l'entremise de Jidevil entre dans le cercle Magique de la N R F : et fait la conquête de Jacques Rivière, de Valéry et de Larbaud, avec un recueil de poèmes préfacé par Paul Fort. Il correspond avec Rilke, se lie avec Malraux, Jouhandeau, Max Jacob, Saint-John Perse, Marcel Arland. l'auteur et Michaux deviennent ses meilleurs amis. Il apparaît très vite comme l'incarnation même de la poésie, d'une manière naturelle, comme s'il venait réellement d'un autre monde.

Cc parcours nous montre combien notre lecture de l'entre-deux-guerres peut être simplificatrice. Notre fascination pour la théorie a tellement faussé les perspectives que nous nous étonnons de ces voisinages. Il nous paraît presque inconvenant que Valéry ait pu " aimer " et " a aimer " Paul Fort. (C'est oublier que la propension au dogmatisme et à la normativité n'exclut pas l'esprit de tolérance, et que le sens de l'amitié est toujours le plus fort. Personne, dans ce contexte, n'est plus à l'aise que Supervielle, également et supérieurement doué pour l'écoute et pour la fidélité.

Il ne tient nullement à s'engager dans des discussions théologiques (généreux, accueillant au talent, attentif aux critiques de ceux qu'il respecte-comme Paulhant - mais toujours soucieux de suivre sa propre pente, il se garde de blesser ou de heurter. Il est vrai que, vues de la pampa. imaginaire où galopent les " chevaux faiseurs d'espace " , les questions ne doivent pas se poser de la même manière. Supervielle ne sera donc jamais partie prenante dans des polémiques qui ne pourraient que l'attrister ou l'amuser.

Il serait tentant d'aborder sa poésie par ce qui la distingue. Il est évident, par exemple, qu'il s'oppose à Saint-Joint Perse par son refus des vocables rares ; qu'il ne partage avec Valéry ni le goût de l'abstraction ni celui de l'allitération, et moins encore celui de la condensation ; qu'il se méfie des embardées métaphoriques et de tout ce qui sent l'automatisme. Mais des négativités n'ont jamais défini une voix poétique.

la qualité première de Supervielle, c'est l'instinct de justesse, au sens musical du terme. Le rythme, pour lui, n'est pas une mécanique régulatrice, ni exactement une respiration.

Court, le vers tâtonne, va précautionneusement vers le monde du dehors, comme on sort du sommeil, établit de fragiles passerelles entre les frémissements du moi et tout ce qui gravite autour de lui.

Pas d'inventaire ni de fanfares : une appréhension modeste et forme d'images élémentaires à partir desquelles une constellation poétique s'ordonnera, sans avoir recours aux facilités du musiciel mécanique auquel les héritiers du symbolisme n'arrivent pas à échapper. Le vers ne se libérera, que lorsque se fera sentir une exigence de sens.

Ce musicien en effet, est à sa manière, qui n'est pas celle de Claudel, un défenseur du discours. Sa résistance aux réflexions de Mallarmé, imposant une scission entre le langage hiératique de la poésie et ce qu'il appelle dédaigneusement " l'universel reportage " est exemplaire et tonifiante. Les oukases le laissent indifférents. Pour lui, il n'est pas question d'isoler le " politique " et de discréditer ce qui ne serait pas digne d'y accéder, bien au contraire. Ce qui importe, c'est de rejoindre le courant que Baudelaire et Hugo ont, chacun à sa manière, illustra,en accueillant les termes et les formes réputés prosaïques. Dans un de ses rares écrits que l'on pourrait qualifier de théoriques, il défendra, en 1945, cette position : " Je crois aussi beaucoup en la vertu au sein du poème de certaines phrases de prose (encore faut-il qu'elles soient bien accentuées et soulevées par le rythme). Par leur grand naturel dans un moment tragique, elles apportent un pathétique extraordinaire " (il citait alors deux vers de Victor Hugo).Le tragique et le pathétique sont donc liés à l'invention d'une forme adéquate, sous peine de n'être que l'avatar du pire Musset ou du Verlaine des mauvais jours. Mais l'usage, par les grands ancêtres, du prosaïsme était surtout tactique. Il constituait souvent le tremplin d'où bondissait le chant. Chez Supervielle, la ductilité et la pauvreté d'un vocabulaire que ne rehausse aucun artifice phonétique suscitent des formules audacieuses, effets d'étouffement, d'épuisement, comme si la poésie cherchait à mimer le mouvement d'évanouissement qui, sans cesse, menace la survie du moi. La modestie et la discrétion des clausules interdisent ainsi tout recours à l'illusion lyrique.

Calmement, audacieusement, Le poète qui prétend n'obéir qu'à son instinct se démarque ainsi des portiques fin de siècle, auxquelles les formalistes comme Jakobson allaient donner des as.



Première biographie


Guy Darol

Due au gendre de Supervielle, cette première biographie retrace le portrait du poète transatlantique sans cesse tenté par l'autre côté de l'océan. Le basco-béarnais montévidéen apparaît sous le crayon de Ricardo Paseyro comme un rêveur doux et naïf, soucieux des battements de son pouls et doué d'une égolatrie peu commune. Occupé de vie intérieure beaucoup plus que du monde, il surprend par son indifférence aux événements de la vie réelle. Le passage en Espagne durant le bienio negro (1933-34), il ne parait pas remarquer le putsch de Barcelone ni la répression contre les révolutionnaires qui fit Z00 000 morts aux Asturies.

L'analyse de l'oeuvre n'emporte guère le lecteur. On s'y livre à l'inventaire taxinomique, besogneux comptage de la fréquence des mots. On y enfile des vers pour former tantôt le collier de la mélancolie tantôt celui de l'onirisme. En revanche, l'histoire factuelle, quoique idéologiquement narrée, dévoile quelques solides amitiés : l'indéfectible affection envers Michaux et Paulhan mais aussi l'admiration pour Larbaud qui fit travailler et retravailler le poète à ses Gravitations.

Souvent émouvant, Supervielle est rendu antipathique par un biographe qui se complaît à musarder dans les environs de la vie de l'écrivain en vue d'alléguer son anticommunisme. Sauf les documents et photographies auxquels Ricardo Paseyro avait facilement accès, sauf le fil chronologique exactement restitué, cette étude reste un décevant hommage à l'oeuvre de Supervielle. On y explore trop peu les grandes profondeurs de I'être, ces abîmes que l'auteur des Amis inconnus savait si admirablement éclairer.

A noter aussi : La Nouvelle Revue de Paris propose un numéro supervillien comprenant des textes de Pierre Emmanuel, Marcel Jouhandeau, Valery Larbaud et une intéressante correspondance.





La littérature et le spirituel


André Blanchet

Supervielle vient de mourir. Que savions-nous de lui ? Qu'importe ! Un poète, pour moi, n'a pas de visage : il est une voix, la voix de chacun et de tous, voix insituable comme serait celle d'un mort qui lirait en nous mieux que nous et oserait dire ce que nous taisons. " Le Survivant " : ainsi Jules Supervielle se nommait-il lui même. Présent- et avec quelle intensité, quelle gentillesse - déjà il échappait :

Laissez ce corps d'homme tranquille. Jamais vous ne pourrez l'atteindre Dans les lointains qui sont en lui.

Déjà, il nous parlait de loin, semblait-il : des confins de l'univers, d'un insaisissable au-delà.

Autour de moi les mains errantes des amis sentant que je suis seul égaré dans l'espace me cherchent sans pouvoir trouver l'exacte place.

On se demande : qui parle ainsi ? Est-ce un autre ? Est-ce moi ? C'est un ami, un autre moi.

Jules Supervielle est mort le 17 mai 1930, à Paris. Il avait soixante-seize ans. Tous ses livres ont été publiés (ou repris) par Gallimard. Parmi les travaux qui lui ont été consacrés, qu'il suffise de signaler le plus complet et le plus délicat : Jules Supervielle, par Tatiana W. Greene (Droz et Minard, 1958), où l'on trouvera une copieuse bibliographie.

Plusieurs autres poètes, contemporains de Supervielle pourraient être dits, comme lui, " poètes de l'espace " . Léon-Paul Fargue, par exemple (dont un volume a pour titre : Espaces), et Milosz. A ce dernier, Supervielle a écrit une très belle lettre (citée dans le Milosz de la collection " Les Lettres " , 1959, p. 79) où il lui parle de leur commune " navigation interastrale "

Son " exacte place " en ce monde, où Supervielle l'eût-il trouvée ? Il est né à Montevideo. Sa patrie est donc l'Uruguay. Mais c'est la France, tout aussi bien, puisque, Béarnais par son père, Basque par sa mère, il fit en France ses études et la guerre ; puisque les beaux noms de Saint-Jean-Pied-de-Port et d'Oloron reviennent comme un son de Farines dans ses vers ; puisque surtout les vingt-cinq volumes de son oeuvre sont écrits en français, dans un français qui coule de source. Boire à la source : c'est justement le titre de son recueil de souvenirs. Il y est question d'Oloron, mais surtout des exploits du jeune garçon lâché dans la pampa, à cheval, avec les gauchos. C'est là, c'est dans la pampa, que l'a saisi ce sentiment de l'immensité, qui nous détache de toute patrie trop étroite pour nous rattacher plus étroitement à l'univers. Là que, contemplée hors des villes, " la nuit armée d'étoiles innombrables et grouillante de siècles " a fait pour toujours de Supervielle un prisonnier.

Pour avoir mis le pied Sur le coeur de la nuit,

Je suis un homme pris Dans les rets étoilés.

J'ignore le repos

Que connaissent les hommes,

Et même mon sommeil Est dévoré de ciel.

La nuit nous dilate, nous éveillant à notre propre mystère :

Elle lance sur nous les pierres du silence.

Et soudain agrandis, creusés de questions,

Nous nous interrogeons...

Et pourtant, si petit qu'il soit, l'homme se doit de faire face à l'attaque stellaire.

L'homme dans sa faiblesse se ramasse autour de son coeur

Tient tête aux étoiles cachées

Pris entre l'énigme du ciel sidéral et le mystère de son propre coeur ( " nuit en moi, nuit au dehors " ), Supervielle voyagera, sa vie durant, dans ces deux nuits, allant de l'une à l'autre, les confrontant, les confondant, s'y perdant. Visiteur de l'espace, éloigné de nous quand nous croirons le bien tenir, il le restera en plein Paris,- semblable à ce gaucho dont il conte l'histoire et qui, aventuré dans une ville, " s'en retourne en son désert, comme s'il aspirait à pénétrer dans le domaine de son coeur solitaire " .

Mais autant que les estancias de l'Amérique, la mer, le dédale des horizons immobiles. " J'ai passé plus de quatre cents jours en mer, a-t-il écrit. Et c'est à elle que je dois de toujours vivre dans une distraction profonde. " " Les antipodes me touchent, dit-il encore. Ils me touchent à tel point que j'ignore où se trouve au juste mon domicile et s'il est à Paris ou en Uruguay. " Que de nuits passées sur le pont d'un bateau, à rêver aux gouffres - ceux d'en haut, ceux d'en bas - entre lesquels il glissait. Quand tout dérive, se dérobe, où planter ses racines ? Comment ne pas se demander :

Ulysse montévidéen, Terrestre, lacustre ou marin, Que viens-tu faire dans la vie ?

La mort : autre gouffre. " Je suis né, a dit Supervielle, sous les signes jumeaux du voyage et de la mort. " Il avait huit mois lorsqu'il perdit, d'un coup, son père et sa mère. Depuis, a-t-il dit, " l'idée de la mort a fermenté dans mon coeur " . Ses parents, il les cherchera sans cesse. Au vrai, il ne pourra jamais croire à la mort, parce qu'il n'admettra jamais leur mort. Leur présence bougera en lui, rôdera autour de lui. Il les imaginera survivant dans quelque abîme sidéral ou marin, ou dans les fonds de lui-même. Pour les retrouver, il tâtera l'espace avec des mots, comme avec des mains aveugles. Jamais l'espoir ne le quittera. Enfants égarés de l'univers, peut-être ne sommes nous pas des orphelins ? Et qui sait ? Dans ces distances impénétrables qui, en nous, hors de nous, s'enfoncent et fuient, peut-être que Quelqu'un - Dieu - vit et veille ? Et que nous pourrions communiquer avec lui ? Mais alors, pourquoi se cache-t-il ? Se tait-il ?

A ces questions - les seules qui comptent - un poète, en tant que poète, est-il armé pour répondre ? J'en doute. Du moins les pose-t-il, avec fraîcheur et insistance, comme s'il était le premier homme s'éveillant du limon, ou comme font les enfants. On parle d'enfants terribles ; on devrait dire " poètes terribles " pour désigner ceux qui sont vrais. Une photo nous montre, dans les bras de Supervielle, sa petite-fille Laurence : elle l'interroge, les yeux agrandis et confiants. Chez le grand-père, soyons-en sûrs, mêmes problèmes, et aussi intacts, comme s'ils n'avaient pas été cent et mille fois résolus, et avec quelle assurance, par des générations de penseurs. Mais n'est-il pas arrivé à ces penseurs de se battre contre des difficultés d'école, tandis qu'ils manquaient les vraies ? Et de ne triompher si bien de l'obscurité que pour n'y être jamais entrés ?

Peut-être les philosophes feraient-ils bien d'écouter les poètes : ils éviteraient de donner à des questions simplement humaines des réponses de spécialistes, à des questions toujours jeunes des réponses vieilles en naissant.

Mais il y a poètes et poètes. Il y a ceux qui trouvent trop tôt. Pourquoi chercheraient-ils encore ? Ils se sont trouvés. L'hypertrophie de leur moi les fait se détourner du monde et se replier sur moi qui, dès lors, se nourrit de soi-même, se suffit, se sourit. " Je me suis rarement perdu de vue " , dit M. Teste. Renonçant à ses antennes qui interrogeaient l'Inconnu, la poésie consent à n'être qu'un métier, à l'ambition limitée. Chez ces artisans consciencieux jusqu'à la manie, la virtuosité prend la place de l'inspiration, tandis que les difficultés de forme font oublier les problèmes réels. L'hermétisme joue un rôle indispensable : il cache le vide. Le poème devient un objet, précieux mais fermé, fermé au mystère de la nature et au destin des hommes, et qui ne communie qu'avec soi-même. Qui donc, à lire ces poètes, s'est senti le oeur dilaté ?

Comparé à ces professionnels-appliqués, tendus vers une perfection minérale-Supervielle fait figure d'amateur. Chez lui, nul hermétisme. " J'ai toujours souffert, a-t-il dit, quand une personne sensible ne comprenait pas un de mes poèmes. " Et aucune contrainte : une souple liberté traverse ces poèmes, nés d'un souffle, et qui se balancent et plient sous le souffle. Vous entrez dans cette oeuvre comme dans la forêt de la Belle au bois : les arbustes n'y comptent pas sur les doigts leurs rameaux, ni les arbres leurs feuilles. Ici et là, partout, des bourgeons éclosent, dont le poète lui-même s'étonne gentiment : Lorsque je crois n'avoir plus rien à dire, Il pousse en moi quelque buisson nouveau, Je le regarde et sans le trouver beau Me voilà bien forcé de lui sourire ë.

La musique est celle des futaies : plus soumise au rythme qu'à la métrique, continue et discrète, elle s'efface devant la majesté du silences Quant aux vers, ma foi, ils suivent leur pente : ils coulent comme un ruisseau ruisselle.

C'est qu'à la littérature Supervielle préfère la nature Loin de vouloir en remontrer à son curé, je veux dire à la création, loin de se révolter contre elle, de se fermer et affirmer devant elle, il se met à son école, est tout yeux tout oreilles : ouvert, perméable, poreux. " Je fais ciel, je fais eau, sable de toutes parts " , dira-t-il. Ce n'est pas lui qui, pour accentuer la singularité de son moi, se couperait de la sève du monde. Il a s'efface " au contraire (c'est un mot qu'il aime) pour mieux accueillir, s'exténue, se confond enfin avec ce qui l'entoure. a Je ne voudrais pas être plus apparent qu'un arbre parmi les arbres, une branche parmi les branches et une feuille morte dans tout l'automne " , lisons-nous dans la Belle au bois.

Je mourus de pansympathie Une maligne maladie écrit-il drôlement, dans un poème dédié : " A moi, quand je serai posthume. "

Oubli de soi, mimétisme amoureux : c'est tout le secret de sa poésie. N'évoquons pas encore ces spirituels qui perdent leur être dans l'Etre, et finissent par ressembler à Dieu. Ne parlons que des savants. Procèdent-ils autrement ? Leurs instruments, à les en croire, troublent toujours quelque peu la ronde des atomes, qu'on ne voit jamais tels qu'ils sont dans leur intimité inviolée. Pour surprendre le secret des choses, le savant rentre ses gros doigts, retient son soufre, renie son imagination d'homme, et se ferait, s'il le pouvait, atome parmi les atomes. C'est ainsi, c'est toujours avec précaution et comme sur la pointe des pieds, que Supervielle pénètre dans la nature, tant il craint, l'effarouchant, de ne pas la connaître dans sa vérité la plus vraie. Mais voyez la récompense. Ces vers ? par exemple, ne décrivent pas le matin, ils sont le matin vécu, impalpables comme lui et fluides.



Matin, qui chaque jour t'élances, te fiances,

Libéré de la nuit et de ses méfiances,

Tu touches chaque objet pour la première fois

Et te penches pour voir s'il est connue il se doit.

Matin qui nais en nous aussi bien que sur notes

Et toujours plus léger que tu brise à la branche,

Tu te noues seulement confine l'on se dénoue,

Tu pèses à rebours comme une délivrance.

Aussitôt après, voyez Supervielle devenir une lente rivière, épouser ses méandres, aspirer, sans hâte, à la mer - à la mort -, cependant que chaque mot se fond dans un autre mot comme l'eau dans l'eau.

Eau douce qui se fie au fil de la rivière,

Aspire à l'océan mais vaque à ses affaires,

Et s'attarde en passant à chaque bout de pré,

Bien avant de mourir voulant voir de tout près,

Cherchant fortune au loin mais visant sa minute

Et mouillant ce qu'elle aime, y glissant sa volute,

Se retirant un peu pour juger de l'effet

Elle s'égare dans les roseaux tout à fait.

Vous faites la moue. Vous prononcez : " bucolique " . Le mot n'est plus un compliment ! Il rime avec anachronique. Assez, dites-vous, d'une poésie qui paresse aux bords du Loir, quand les fusées fouillent l'espace ! Je vous réponds : Patience ! Suivez Supervielle. Il foncera bientôt plus loin que ces engins sans âme. Bucolique, vous allez voir, rime aussi avec cosmique. Qui " se fie au fil " de la nature, de la vie, est entraîné, de proche en proche, dans les gouffres stellaires, comme un enfant, cueillant des fleurs, se perd enfin dans un grand bois. Et qui ne sait pas voir le matin sur la rivière est déjà un robot : c'est une machine humaine, cet instrument supplémentaire qu'on installe déjà dans les fusées. C'est au contraire avec toute son âme sensible, avec un frémissement très humain - et par instants, nous le verrons, pascalien - que Supervielle va s'égarer dans les lointains sans rives. Qui perçoit la solidarité de toutes choses entre elles et avec le coeur de l'homme sentira bientôt le flux et le reflux du vaste monde et ses ressacs les plus loin entendre " l'ahan des galériens du ciel " . Le monde sidéral serait-il une roue pour nous rouer, un bagne dont nous serions les forçats ?

Les étoiles se groupent et me tendent des chaînes.

Faudra-t-il humblement leur offrir mes poignets ?

Le coeur entre en effroi devant " les aveugles étoiles " dont l'orbite est à la fois

Fixe comme l'espérance Et comme le désespoir.

Espoir ou désespoir ? L'un ou l'autre peut s'y lire, en effet, selon qu'on croit ou non, présent au coeur du monde, un Coeur divin. Et Supervielle n'est pas chrétien 14. Désespoir, donc ? On connaît la tentation commune : oublier. Chasser de l'esprit le tragique entrevu, revenir aux paysages tout proches, aux visages aimés. Et s'y tenir.



Ö lumière du jour, lumière d'aujourd'hui,

C'est ton fils qui revient éclaboussé de nuit.

Je reconnais les visages des miens autour de la lampe,

Rassurés comme s'ils avaient

Echappé à l'horreur du ciel.

Mais on ne revient pas d'un pareil voyage. Pour écarter l'effroi, les hommes, en tous les temps, ont essayé d'humaniser l'espace inhumain, de peupler le vide. Si nous avons imposé un nom à chaque étoile dès qu'apparue, ce fut pour la marquer de notre sceau, comme le gaucho fait les boeufs nés au hasard de la pampa, le capter dans nos filets, l'apprivoiser en l'agrégeant à notre monde à nous. Pourquoi, dit Supervielle, avons-nous projeté et voulu reconnaître dans le ciel des animaux et des objets familiers - le et le Taureau, la Balance et les Poissons - sinon pour nous retrouver chez nous, là-haut ? a Nous ne savons pas grand-chose des astres, écrit-il, mais nous les nommons tant et plus. C'est notre façon à nous de tenter l'amitié, la conquête. Seulement, l'homme sait bien qu'il se dupe, un peu comme un prisonnier qui couvrirait d'images chères les murs de son cachot pour se forcer à croire qu'il est chez lui et libre.

Un beau soir, à la table de famille, " apparition de Max Jacob.

Qui est là ?

Quel est cet homme qui s'assied à notre table ?

Quel est cet homme dont l'âme fait des signes solennels ?

Le personnage est à la fois comique et grave, burlesque et surnaturel De son esprit jaillissent des étincelles, de ses manches des étoiles. Supervielle est désorienté par ce visiteur qui se dit visité par les anges et familier du Zodiaque. Effrayant ? Non. a Ses yeux, sa voix, son coeur sont d'un enfant à l'aurore. A > Max Jacob est messager de confiance. Tout est possible ! Max a vu le Seigneur ! Avec lui, le brouillard cosmique se troue de miracles. Du coup, voilà toute la famille - Supervielle, sa femme Pilar, ses six enfants - transportés hors des murs étroits dans un espace devenu familial, y cueillant a du céleste romarin " et respirant a un angélique oxygène " .

Et comme dans la peinture de Rousseau le douanier,

Notre tablée monte au ciel voguant dans une nuée.

Nous chuchotons seulement tant on est près des étoiles,

Sans cartes ni gouvernail, et le ciel pour bastingage.

Voila bien le rêve ! Désarmer l'espace, s'y transporter avec tout ce qu'on aime. Après tout, la Bible, dont parle Max, ne promet-elle pas de " nouveaux cieux " et me " nouvelle terre " , où la petite patrie se retrouvera avec le parfum de ses herbes, et où, transfigurés, les visages garderont leurs traits aimés, leur chaleur, leur charme ? Déjà Supervielle voit la table de famille transportée dans un ciel en fête, comme une constellation tournant parmi les autres, avec sa joie, plus joyeuse encore, aussi intime pourtant.

Voici Pilar, elle m'apaise, ses yeux déplacent le mystère. Elle a toujours derrière elle comme un souvenir de famille Le soleil de 1'Uruguay qui secrètement pour nous brille, Mes enfants et mes amis, leur tendresse est circulaire Autour de la table ronde, fière comme l'univers, Leurs trais sourires s'en vont de bouche en bouche fidèles, Prisonniers les uns des autres, ce sont couleurs d'arc-en-ciel.

Ne serait-elle pas prophétique cette intuition des poètes ? Léon-Paul Fargue, à la même époque, imaginait la vie future comme une transmutation de la vie présente, non comme son abolition. Les poètes ont-ils tort ? Chez Supervielle, en tout cas, cela nous vaut des a visions " étonnantes : celle, par exemple, d'un Paris 1923, transporté tel quel, comme le char d'Elie.

Boulevard Lannes, que fais-tu si haut dans l'espace Et tes tombereaux que tirent des percherons l'un derrière l'autre, Les naseaux dans l'éternité Et la queue balayant l'aurore ? Le charretier suit, le fouet levé, Une bouteille dans sa poche. Chaque chose a l'air terrestre et vit dans son naturel... Et la laitière se demande... Si tintent à ses doigts des flacons de lait ou des mondes.

Pour la tendresse magique accordée aux objets, c'est un poème de Milosz ou d'Apollinaire ; pour l'étrangeté, un tableau de Chagall. Comme le peintre, le poète trouve naturel de faire voguer dans l'air " un char halé par des boeufs noirs " . Et ce rapprochement va très loin. Chez Chagall, que de bonshommes volants, ou la tête en bas Ou la tête, dans son élan, détachée du corps ! Et le sol n'est jamais un appui : c'est un objet comme les autres, et qui, comme le reste - comme l'ange à traîne de comète - vole... L'espace l'effraie ? Chagall le peuple de souvenirs liés à sa vie. Là se retrouvent, sauvés, la vache et le coq du grand-père, le violon de l'oncle, la femme aimée.

Pour exorciser l'effroi que lui inspirent un vide et un silence inhumains, Supervielle agit-il autrement ? Il remplit les abîmes de l'océan et ceux du ciel de visages amis, de bibelots-souvenirs. Ses contes nous transportent, soit au fond de la mer où des hommes habitent nos maisonnettes, soit sur quelque étoile où des commères se racontent, de porte à porte, des ragots de village L'univers devient ainsi une maison habitable Aménagé, " colonisé " par nous, l'univers n'est plus un bagne.

Puisque je reconnais la face de ma demeure dans cette altitude,

Je Dais accrocher les portraits de mon père et de ma mère

Entre deux étoiles tremblantes,

Je poserai la pendule ancienne dit salon

Sur une cheminée taillée dans la nuit dure.

Ce qu'expriment ici la plume du poète et le pinceau du peintre, c'est le voeu d'une apocalypse oh les corps échapperaient à l'attraction terrestre et, libres enfin (un peu comme les corps glorieux dans saint Paul), s'éjouiraient dans un espace qui n'aurait plus rien d'hostile. Ainsi, chez Supervielle, ce rêve de la grande migration " (qui ressemble plus à un tableau de Chagall qu'à la résurrection des corps d'après Péguy) :

Nous sommes Véritablement en l'air et nous souffrons d'une maladie : la soif de stabilité. "

Il m'arrive souvent de me dire que le poète est celui qui cherche sa pensée et redoute de la trouver. La trouve-t-il qu'il pourrait bien cesser d'être un poète pour devenir un logicien, un prosateur, quelqu'un qui use d'abstractions pour s'exprimer.

Qui croit avoir a trouvé que Dieu ne le " cherche " plus. Il l'a donc manqué. Car on n'épuise pas, on n'enferme pas dans une abstraction l'Abîme in circonscrit. Dieu ne saurait être atteint, estime Supervielle, dans la définitive clarté d'une idée. Mais peut-être ? - dans l'approximation des images. La nuit du Mystère appelle la nuit faiblement étoilée de la poésie Et peut-être est-ce la poésie qui respecte le mieux la transcendance divine :

ici comme au Sinaï, Dieu ne fait sentir sa présence qu'au sein de la nuée, la nuée des images. Le poète tutoie Dieu, mais c'est le philosophe qui lui manque de respect. Et, certes, le poète craint d'exprimer Dieu, mais peut-être le touche-t-il dans la nuit ? Car si la philosophie ne prie pas, ne peut-il arriver à certaine poésie d'être priante ?

Telle est la question posée par Supervielle. Son oeuvre va répondre pour lui

Entendons-le se plaindre : Le Créateur se cache, (t s'efface " dans sa création. Nous ne l'atteignons que par le filtre des sens. Qui ne verrait que les couleurs du prisme douterait du soleil.

Ö chef-d'oeuvre de l'obscur,

Tu ne Deux pas qu'on soit sur.

Tu n'es pas Dieu de surface,

Sous mille plis tu t'effaces

Resserré comme un bouton

De roses en sa cécité

ì.Dieu ne se livre à nous que réfracté " très atténué "

Ö Dieu très atténué

Des bouts de bois et des feuilles,

Dieu petit et séparé,

On te piétine, on te cueille " .

Pourquoi, au-delà du divin épandu dans le monde, ne pouvons-nous atteindre Dieu ? Pourquoi le Créateur est-il " séparé " de sa créature ? Ce scandale, Dieu lui-même essaie de l'expliquer.. Car Dieu parle chez Supervielle, il parie même beaucoup. Ma tristesse " , dit Dieu, est celle même du poète (tu connais cela) qui voit son oeuvre, tombée de lui, lui devenir soudain étrangère. Il ne peut plus ni la refaire ni la défendre. Et Dieu se plaint : " Je suis coupé de mon oeuvre. Je ne sais pas plus vous parler qu'un potier ne parle à son pot. " De son côté, jeté sur la terre, et sans souvenir de son Créateur, l'homme se dit

Le fils tout nu,

Mille fois déshérité

D'un père hélas inconnu

Et de la perplexité,

Et pourtant Dieu avait créé l'homme " pour avoir quelqu'un à qui parler " . Communication coupées Dieu hèle l'homme, l'homme crie vers Dieu, mais leur voix ne peut franchir l'abîme qui désormais les sépare. Et ce Dieu " toujours appelé, toujours appelant " , gémit :

Je suis partout à la fois et ne peux pas me montrer. Je suis l'invisible, l'introuvable sur la Terre..,

Comme Péguy, Supervielle installe donc la détresse au coeur de Dieu, et les mots qu'il lui prête ne sont pas moins poignants. Ce sont ceux d'un père qui verrait ses enfants s'égarer et souffrir. Il montre Dieu, " dans le vide accoudé comme aux premiers jours du monde " , et qui nous regarde. Et qui nous dit : " ça ne puis plus rien pour vous. "

Et je vous vois vous avancer vers d'aveuglants précipices Sans pouvoir vous les nommer...

Il faut nous en tirer intact seuls comme des orphelins dans la neige.

Mais sa peine la plus amère, c'est de rester seul, " entouré par un grand massacre d'hommes, de femmes et d'enfants " . Et il a ce cri : " Ayez pitié de votre Dieu qui n'a pas su vous rendre heureux "

Hélas ! ce dialogue- le poète le sait- n'est encore pour lui qu'une belle " fable " dont son imagination se berce, un branlant pont d'images jeté entre Dieu et lui. C'est " le seul Dieu que j'ai mérité " , dit " Modeste " Supervielle. Comme il serait plus simple, avoue-t-il, " d'atteindre Dieu par le raccourci de la prière " Mais cela, il ne le peut. Ou ne l'ose. Non, non, répète-t-il, je ne sais pas prier.

Et pourtant, qu'est-ce que ces écluses qui s'ouvrent, ce cri qui jaillit, au fond de l'église, d'un coeur de publicain ?

Voilà que je me surprends à t'adresser la parole, Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes, dit ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes... Je baisse les yeux sans pouvoir m'agenouiller pendant la Messe.

Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même... Je ne sais si tu entends nos prières à nous les hommes...

Pourtant je voudrais te remettre en mémoire la planète Terre... Ah ! si tu existes, mon Dieu, regarde de notre coté.

En 1956, tout un peuple saigne. Que faire, dit Supervielle aux Hongrois,

Nous qui ne pouvons rien

Que nous mettre à genoux,

Nous qui ne croyons pas,

Nous qui prions pour vous.

Supervielle est vieux maintenant, et malade. Couché dans sa chambre du quai Louis-Blériot, large ouverte à la Seine, aux étoiles, à l'espace, il entre dans la nuit, avec pour toute lanterne, le maigre lumignon du monde intérieur.

Qui cherche Dieu parmi l'anxieuse noirceur ?

Le silence tombe sur nous ? Mettons-nous à son rythme.

Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la sève... Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil. Le silence, c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré.

Dieu est silence. Faisons silence.

Prisonnier de peut-être

J'attends à la fenêtre

Que se présente Dieu...

Moi qui sais faire taire

Tous les bruits de la Terre

Pour que garde son sel

Le silence éternel.

Et Dieu répond :

Restons taciturnes ensemble.

Que mon secret touche le tien,

Que ton silence me ressemble.


Et voici que la prière fuse, " monte toute droite " , étoilant la nuit, faisant surgir l'espoir.

D'aboutir au grand coeur dérobe dans le noir.

Que de routes parcourues, dans le réel et dans d'imaginaires routes de terre, routes de mer, sillages tracés

parmi les astres muets,...quand il suffisait, fermant les yeux, d'ouvrir les sens intérieurs. Je vais mourir : où est la route ?

Et pour mieux connaître ma route

Je ferme les yeux et j'écoute.

Je crois bien que c'est par l'oreille

Que Dieu s'avance...

Quand il vient comme en ce moment.

Moi qui ne crois à la prière.

Je sens que je le laisse faire.

Et se peut-il que l'on résiste qui vient de loin, vous assiste,

Et s'installe modestement

Sans le plus petit argument

Au sein de ses propres affaires

Invisible mais déférent,

Pour vos plus obscures misères.

Ainsi priait celui qui ne savait pas qu'il priait, et qui toujours crut ne pas croire.

Sa main, cette fois, a lâché notre main. Le navigateur de l'espace, le " timide matelot des océans de l'air " nous a vraiment quittés. Et le silence qui, pour lui, était accord plénier, prière, communion avec le réel, et la vraie patrie, en somme, de ses poèmes exilés, le silence l'a englouti, refermant sur lui ses bras immenses. Où le rejoindre ?

Dans le silence.

Jules Supervielle


La conversation des poètes : Claude Roy


Supervielle était grand, maigre, mal déplié dans son corps comme un cheval qui se souvenait d'avoir été préhistorique et de n'avoir pas de nom encore dans les dictionnaires des hommes à venir. Il vivait boulevard Lannes, puis boulevard Beauséjour, après la pampa, avant d'y revenir, dans un appartement-grotte tapissé de belles jeunes filles (ses enfants), de tout petits bébés (ses petits-enfants), de stores rouges sur les balcons, de tableaux et de livres. Il était semblable à une espèce de grand Minotaure distrait et émerveillé, dans le creux de son labyrinthe de rêves, d'affections, de passages. Tout le temps visité par des amis, de jeunes poètes et des idées griffonnées sur des bouts de papier, semblables à ce qu'écrivent les volcans de leur grosse main tremblée sur les sismographes. Tout ce qu'écrivait Supervielle venait ainsi de très loin, et c'était très joli et agréable de le regarder vivre, entre les enfants et le ciel filtré par les parasols.

Il m'est toujours apparu comme un oncle dans les contes ou comme un arbre en promenade, tenant ses racines à la main comme on retrousse une djellaba.

Il ne donnait jamais l'impression d'être tout entier contenu dans son long corps, pareil à un nuage qu'on voudrait condamner à garder apparence humaine. Il avait besoin de famille, enfants, petits-enfants, jeunes poètes, passants, comme le ciel bleu a besoin de sentir des vivants sous sa voûte pour n'être pas le ciel en vain. Mais Julio, comme le nommaient les siens, ceux qui l'aimaient c'est-à-dire tout le monde, mais Julio était un nuage à la fois angoissé et courtois, toujours sur le qui-meurt comme d'autres sont sur le qui-vive, attentif aux bizarreries de ce coeur qui lui accorda soixante-treize ans d'hésitants et superbes services.

Un grand poète ce n'est rien d'autre, parfois, que vous, que moi, que tout le monde - seulement un peu exagéré. Jules Supervielle n'a Jamais rien dit, somme toute, que de banal, ni parlé d'autre chose que de ce qu'il avait vécu et vu et ce grand inventeur a imaginé moins qu'on ne croit. Ses thèmes et ses obsessions sont le familier de nos jours l'ordinaire de nos destins. Et s'il exagérait, soulignait un trait, développait une pointe, c'est à peine, avec une extrême et courtoise discrétion. Il a pris les formes poétiques les plus traditionnelles, a utilisé l'alexandrin, la rime, l'octosyllabe, les laisses de vers flexibles de six ou sept pieds. Il les a seulement gauchies, assouplies, pliées à son usage et à son visage, et nous les a restituées, innocentes, radieuses, comme s'il venait de les inventer en parlant à mi-voix. Il a pris ce qui traîne partout, et nous entraîne tous, la merveille d'exister, le chagrin de l'absence, la douleur de nos morts et la crainte de notre mort, les enfants dans leur berceau, le papier peint de la chambre, les bêtes du jardin, le mal du pays et, pendant les années 40, les malheurs de la France.

Lui qui avait à sa disposition au moins deux continents, de l'Uruguay à la France, au moins un océan tout entier, l'Atlantique, des oiseaux fabuleux, et l'arbre à goyaves, et les étendues superbes de la pampa, on le vit peu à peu jeter pardessus bord l'exotisme, la couleur locale, la fantaisie volontaire, et se contenter de la moindre des choses : être un homme vulnérable qui sent son coeur battre, rêve aux disparus, sourit à un bébé, regrette d'avoir un jour à s'en aller regarder les étoiles, et s'y perdre en chemin. Il était parti pour être une sorte de " Douanier Rousseau " de la poésie, le plus malin des poètes naïfs. Il arriva à être seulement le plus simple des poètes savants, le plus humain des vagabonds cosmiques, Supervielle, qui ne ressemblait à personne et touchait tout le monde.

Supervielle trompait son monde. Comme les passeurs, on ne savait jamais très bien où il était. Il exerçait la fonction de passeur des continents, entre Montevideo et Oloron-Sainte-Marie. Il était le passeur des espèces, des poissons de l'eau profonde aux hommes, le passeur de l'espace, des astres à la terre, des morts aux vivants. Mourir n'est peut-être qu'un excès de distraction, une distraction irrémédiable.

Supervielle savait que toutes choses, pour exister, ont besoin de notre attention. Il craignait toujours de tourner la tête, de fermer les yeux, de laisser dériver ses pensées, et qu'un oiseau soudain s'efface dans l'arbre à sa fenêtre, qu'un peu d'océan cesse de chuchoter, qu'une goutte de pluie, qui pourtant luisait plus que les autres, se fonde à jamais dans la mer salée, et qu'une étoile soudain passe à l'as et s'esquive du ciel, parce qu'on aura négligé de la regarder et de penser à elle. Mais déjà, au temps du soleil, au temps inoubliable où nous étions sur la Terre

Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose déjà, en ce temps-là, Supervielle connaissait très bien ces intermittences de l'attention qui sont l'expérience de la mort accordée aux vivants, cette façon angoissante que nous avons de laisser naufrager la réalité des choses, fermant les yeux, laissant dériver notre attention, et trahissant " les amis inconnus " . Il s'appliquait pourtant, avec une grande douceur, à ne rien abandonner, à être vigilant. Sa poésie était une modeste et patiente présence d'esprit. Quand il écrivit sa Fable du monde, Supervielle conçut un Dieu à son image, qui inventait les arbres en y pensant très fort, et qui n'avait créé l'homme que " pour y voir un peu clair " (a-t-il vraiment réussi ?).

Supervielle part toujours d'une émotion pour arriver au milieu de l'Océan ou au profil de la femme aimée. Un coeur bat, et autour de lui les galaxies tournent, et " le corps de la montagne hésite à la fenêtre >>. Poète cosmique, oui. Mais le cosmos de Supervielle a pour centre expérimental le corps et les deux ventricules du poète. Le monde est quelque chose qui lui arrive, et c'est pourquoi il parle à l'univers comme il parlait à Pilar, à ses enfants, à ses amis, à voix presque basse, mais de ce bas si juste qu'on l'entend à l'autre bout de l'univers.

La route de Supervielle est constamment traversée d'animaux. Enfant, il revient de Montevideo où il est né, de l'Uruguay où sur les cornes des taureaux se pose l'oiseau hornero. Il y a d'ailleurs un taureau dans le blason uruguayen. L'armorialiste a oublié l'oiseau, mais Supervielle non. Et quand il rentre au pays Basque, le sien, à Oloron-Sainte-Marie, il se trouve qu'il y a cette fois une vache dans les armes de la ville, pendant que de grands troupeaux nocturnes de bétail sagement muet s'en vont, traversant la frontière, sous la conduite habile des contrebandiers. Ne nous y trompons pas : Supervielle est l'un d'eux, un contrebandier de la création. Il n'y a pas de frontières pour lui. Il exerce, de son pas léger chaussé d'espadrilles, son activité secrète de contrebandier à cette triple frontière qui unit le pays Basque à toutes les terres hispaniques, avec l'Espagne, de l'autre côté des Pyrénées, et les Amériques de l'autre côté des vagues. Supervielle est le plus français des poètes de langue espagnole. Il a inconsciemment écrit tous ses poèmes à cette frontière de deux langues qui donne aux mots à la fois leur richesse et leur ambiguïté, ce poids qu'ont les choses dites par celui qui garde en soi la ressource de les dire autrement. Comment définir un poète par les influences qu'il accueille ? Comment surtout limiter aux livres et à leurs traces les influences dont le bon usage peut aider à définir un tempérament ? On voit bien que Supervielle rencontra Laforgue, cet autre jeune homme de Montevideo : il nous reste de cette amitié les Poèmes de l'humour triste, mais ce n'est pas encore là Supervielle. L'Espagne, elle, il semble qu'il la rejoigne en se retrouvant lui-même. Il réinvente instinctivement la forme longue et flexible des romances, ces strophes de petits vers courts et chantants, flexibles comme des algues aux courants du songe. Il rejoint Manrique, et Gongora, et Lope, et Calderon, et le poète qui chantait :

Que es la vida ? Un frenesi,

Una sombra, una ficcion

Y el mayor bien es pequeño

Que toda la vida es sueño,

Y los sueños, sueños son

Il est le poète des solitudes, où tout se rejoint, des déserts peuplés, et comme le poète castillan, il pourrait dire :

A mia soledados voy,

De mis soledados vengo,

Que para vivir conmigo,

Me bastan mis pensamientos..

Qu'est-ce donc la vie ?

Un peu de bruit, -

Une ombre, une imagination

- Le plus grand bien est peu de chose

- Car la vie est rêve d'un songe,

- Et les songes ne sont que rêves. (Traduction C.R.)

2. Vers mes solitudes je vais,

- De mes solitudes je viens,

- Et pour vivre avec moi-même,

- J'ai bien assez de mes pensées... (Traduction C.R.)

Supervielle est un frontalier, installé par la naissance, la culture, les goûts, à un carrefour de montagnes, d'océans et de pâturages, cette basse Navarre prolongée pour lui par les pampas d'Uruguay, où le vent, selon qu'il souffle ici ou là, apporte les échos du luth de Ronsard ou de la guitare de Lope. (Mais je suis bien sot de dire luth quand il s'agit de Ronsard, lui qui disait exactement : " Ma guitare, je te chante - Par qui seule je déçois - Je déçois, je romps, j'enchante - Les amours que je reçois. " ) Les poètes sont d'ailleurs toujours très à l'aise à saute-mouton au-dessus des frontières. Eux dont le métier et le plaisir est de parler tout le temps, ils n'ont jamais rien à déclarer : Moréas, à moitié grec, Apollinaire, à moitié polonais, Rilke, à moitié français. Et voici Supervielle, avec tout ce bruissement sourd de sang espagnol dans sa grande carcasse caverneuse de Basque.

La voix de Supervielle a dû franchir d'abord toutes sortes de broussailles, se dépêtrer d'un grand enchevêtrement de tentations, de facilités, de faiblesses. Il est très émouvant de relire Brumes du passé (1918) ou les Poèmes publiés chez Figuières (1919), Supervielle à cette époque est encore mal à l'aise dans les brouillards symbolistes, avec des gêneurs qui l'empêchent d'être seul, Paul Fort et Jules Laforgue. Il erre à tâtons dans un crépuscule où il cherche son double, son lui, le pressentant parfois avec un très beau vers qui s'amortit baraquement dans une suite moins heureuse. Puis il traverse avec Débarcadères (1922) les mirages de l'exotisme, assourdi par la grosse voix de Walt Whitman, les oiseaux jacassant qui ont des noms barbares :

Paroares, rolliers, calandres, ramphocèles et le roulement des trains à travers les herbes grillées des pampas guaranis. Il faut que paraisse en 1925 Gravitations pour que Supervielle devienne Supervielle. Somme toute, il a mis le temps. Il a quarante et un ans. Supervielle a attendu d'avoir quarante ans pour être jeune. Il le sera toujours, maintenant. Il y a des êtres auxquels on donne la jeunesse. Ils n'en font pas toujours bon usage. D'autres l'acquièrent. Elle va loin. Souvent plus loin que leur vie à eux.

Supervielle a toujours l'air de chercher ses mots. Il y a dans ses plus beaux poèmes non pas, comme on pourrait le croire au premier abord, une gaucherie (feinte ou vraie). Mais plutôt ce sentiment de gaucherie délicieuse que nous donne la surprise des mots. Ce qui fait la monotonie des brillants causeurs et des rhéteurs adroits, c'est que leurs paroles glissent, sans jamais s'accrocher à l'oreille ni à l'esprit par quelque aspérité ou par un insolite éclat. Mais dans le ton de Supervielle il y a cet instinct de l'inusité ou de l'imprévu qui donne à ses poèmes une grâce incomparable. Il sait très bien utiliser un imperceptible décalage pour serrer de plus près une vérité intérieure très délicate et très précise. Quand il rate son coup, il devient, à force de subtilité, un faiseur de complaintes.

Il y a, comme cela, dans le recueil intitulé 1939-1945, à côté de poèmes admirables, des morceaux très bizarres. Par exemple quand le poète se met à dialoguer avec Jeanne d'Arc, ou parle des Français : Et cependant vont maigrissant, Les Français à pas de géant Dans leur prison à tous les vents, Leurs sombres os dressent la tête Par-dessus tous ces Allemands.

Il faut bien voir que ces balbutiements naïfs et rocailleux sont l'aboutissement extrême de l'art de Supervielle. Ici il perd à demi avec ce qui ailleurs le fait gagner, avec cette façon de se servir des mots avec humilité, maladresse et douceur, les simples mots de tous les jours, chargés de dire... De dire quoi ?

" L'inspiration se manifeste en général chez moi, disait Supervielle en 1933, par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l'espace que dans les diverses régions du coeur et de la pensée. " Sentiment, ce n'est pas assez dire. Supervielle a la sensation d'être partout à la fois, et de partout retrouver la même présence secrète. Il marie étrangement une sorte de panthéisme franciscain, une tendresse diffuse sur tous les fruits de la création, arbres, bêtes, astres, vagues, gouttes de la pluie, et cet enivrement cosmique qui s'élargit chez les poètes-philosophes du XVIème siècle dans la doctrine occultiste du microcosme et du macrocosme :

Nuit en moi, nuit au-dehors

Elles risquent leurs

étoiles

Les mêlant sans le savoir...

Supervielle parle aux arbres, aux poissons dans leurs criques nocturnes, au sang dans ses veines, aux étoiles dans leur ciel, avec une douceur apprivoisante, comme à des amis inconnus et très proches, avec la même gentillesse que saint François s'adressant au soleil et au feu. Puis il retrouve du Bartas et les vieux alchimistes, quand il célèbre :

... les différents points de notre corps qui loge les astres, Avec les distances interstellaires en nous fidèlement respectées.

Mais, à la différence des poètes métaphysiciens de la Renaissance, il ne s'installe pas confortablement dans cette organisation secrète de l'univers, dans une majestueuse hiérarchie des objets créés. Car cette poésie qui semble parfois faire fondre l'homme comme un grain de sel dans les

eaux vivantes (ou bien le ranger, une fois pour toutes, comme un santon de Noël dans un coin précis du tableau, au degré qui est le sien dans l'échelle des êtres et des choses), cette poésie demeure intensément anthropocentrique. L'homme reste ici la clef de voûte de l'univers.

Aux lisières de l'univers de Supervielle, rôde toujours cette menace de l'existence abolie par un instant de distraction, par un affaiblissement des vertus d'attention, de bienveillance et d'amitié. Chacune de nos défaillances, est une défaillance des choses : Mais l'étoile se dit : " Je tremble au bout d'un fil, Si nul ne pense à moi je cesse d' ëexister. "

C'est un thème qui revient constamment chez le poète, celui des choses en notre absence, qui ne sont pas les mêmes que devant nous :

Quand nul ne la regarde,

La mer n'est plus la mer,

Elle est ce que nous sommes

Lorsque nul ne nous voit...

Et comme la mer mouvante, l'allée de sable elle-même est toujours en péril (L'allée dans Les Amis inconnus) et l'arbre de la nuit prêt à toutes les métamorphoses :

Un sapin la nuit

Quand nul ne le voit

Devient une barque

Sans rames ni bras...

Il faut être très pointilleux avec ses regards, très circonspect avec son attention, très prudent avec ses pensées. Le monde et l'existence reposent uniquement sur notre volonté, sur notre bonne volonté. Un instant d'inattention, une fugitive distraction, et c'en est fait du monde dont nous avons cru parfois qu'il nous abritait.

La plus douce maîtrise éclate dans les chefs-d'oeuvre publiés entre 1934 et sa mort, dont Les Amis inconnus, La Fable du monde sont les plus riches. J'ai connu une image parfaite du bonheur. C'était la maison de Supervielle, quand il nous y lisait au milieu de ses enfants les poèmes qui composèrent Les Amis inconnus, La Fable du monde. Il ne savait pas encore, ou pressentait à peine alors, qu'il aurait à écrire les Poèmes de la France malheureuse. La guerre mondiale était tapie derrière l'horizon sans que nous l'écoutions trop marmonner ses menaces. Il y allait avoir la guerre d'Espagne, et la suite...

Supervielle, jusqu'à sa mort, a beaucoup pensé à la mort, beaucoup rêvé à la mort. L'expérience qu'il avait, dans sa grande carcasse pleine d'à-coups et de bruissements assourdis, du devoir-s'en-aller-un-jour ne suscitait en lui ni révolte ni ressentiment. Il en tirait seulement une infinie ressource d'émerveillement, de pitié à peine effleurante et d'ironie, qu'il définissait un jour en " nostalgie de la sagesse " . Il ressentait constamment ce sentiment que nous étouffons trop souvent en nous, par distraction ou par fatigue, qui nous fait dire devant les êtres, à la pensée qu'ils disparaîtront comme nous : " A quoi bon tout ce qui n'est pas l'amour, et la tendresse, et l'amitié, et la politesse du coeur ? " Il était gentil comme le sont les vrais sages, de la vraie gentillesse, qui n'est pas la paresse d'être dur ni la facilité d'être content, mais l'émerveillement d'être vivant, et la certitude sans rébellion qu'il faudra ne plus l'être.

Un jour, quand nous dirons : " C'était le temps du soleil,

Vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille

Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée,

M savait donner leur couleur aux objets dès qu'il se posait... "

Supervielle n'était pas du tout stoïque. Le stoïcisme implique un effort, une crispation, de gros muscles noués pour comprimer les passions et les désirs. Il n'était pas non plus résigné. Il était seulement extrêmement sensible, attentif et imaginant. Il n'était jamais sûr d'être là où il était, parce qu'il se mettait à la place de tout ce qui vit et palpite des étoiles, des petits garçons qu'une pensée a fait naître dans la haute mer, des bêtes de la terre, et des passants de la vie.

Le Dieu qu'il fait parler dans La Fable du monde est un dieu poète, un dieu qui joue à être homme, c'est-à-dire à créer le monde à partir du chaos des apparences, un dieu qui compose la terre comme Supervielle composait ses poèmes.

Supervielle, dans sa présence d'ami, comme dans son oeuvre de poète, donnait le sentiment de l'innocence. L'innocence n'est ni la niaiserie ni l'aveuglement. Elle n'est peut-être rien d'autre que le juste sentiment des valeurs, de ce qui a de l'importance et de ce qui n'en a pas. Si nous savons qu'il nous faudra mourir, cette pensée peut nous déchirer. Mais elle peut aussi nous conduire à mettre les choses à leur vraie place, à choisir l'essentiel, à aimer ce qui est aimable, nous conduire à cette sagesse dont l'ironie est la nostalgie, et la bonté le synonyme.




" Mes deux meilleurs amis : MICHAUX ET PAULHAN "


extrait du Forçait volontaire, de Ricardo Paseyro


Il est temps de parler des deux écrivains que Supervielle appellera un jour ses deux meilleurs amis : " Michaux, depuis que tu Jean Paulhan] le tutoies a fini par consentir à mon tutoiement. Oui, vous êtes mes deux meilleurs amis "

Il leur a fallu dix ans d'intimité pour en arriver au tutoi ement...

L'amitié de Supervielle et Michaux remonte à 1923.

" Quand j'ai écrit (je m'y décidai enfin), j'ai été surpris de voir que des écrivains, des vrais, considéraient mes textes sérieusement, que pour eux cela existait " , dit Michaux. " Le rôle de Supervielle était important, il ne mettait jamais en question si peu que ce soit mon " existence littéraire " , et je ne cessai jamais d'en être étonné " , ajoute-t-il. Michaux " se reconnaît trois maîtres " , affirme Marianne Béguelin : " Rimbaud et Lautréamont, les révoltés et les princes de l'imagination, et Supervielle, le poète cosmique, mais aussi l'homme sensible et bienveillant. "

Michaux le " raté " , transfuge de sa Belgique natale, avait reçu du Franco-uruguayen un appui décisif.

Sa plaquette " Fables des origines " - signée Henry Michaux - charma Supervielle. Ces vingt-sept textes brefs aux titres aguichants - " Dieu et le monde >>, " Dieu, la Providence " , " Origines des sentiments " , " Origines des microbes " , " L'origine de l'anthropophagie " , " La colère mange l'homme " , etc. - et leurs protagonistes (Dwa, Mnia, Dum, Ndwa, Dwali, Madimba, Kwa), s'annoncèrent ainsi : " Hommage à Jules Supervielle - Henry Michaux, 259 Boulevard Raspail, Paris XIVe. "

Supervielle répondit à la sobre invite.

A vingt-quatre ans, Michaux se méfiait des " intellectuels " , des pontifes, des écoles. Auprès de Supervielle - venu du Rio de la Plata, où lui, Michaux, avait mouillé en 1920 comme matelot d'un " dix mille tonnes d'une belle allure, " Le Victorieux n " _ il apprit à surmonter sa condition d'écrivain. Il préférait, auparavant, " rester lové " , craignant qu'écrire tuât ses démons.

Or, Supervielle était la preuve vivante du contraire : " Je voyais enfin un homme [Supervielle] formé et transformé en poète, un homme que la poésie habitait comme je croyais jusque-là que seule la musique le pouvait. "

C'est tout naturellement que Supervielle se gardait de " mettre en cause l'existence poétique " de Michaux : il créditait d'un respect instinctif ceux qui s'enfonçaient dans leur brouillard. Mais sa " bienveillance " n'aurait pas suffi à le lui rendre si cher : il fut séduit par son humour décapant, son originalité, sa révolte non engagée, ses bonnes manières.

Ils se sont rejoints à mi-chemin : ni maître ni élève. L'aîné avait, autant que le jeune, besoin de réconfort, mais bien plus de pouvoirs. Supervielle entoura Michaux de prévenances. Pour lui épargner les garnis, il lui procura une chambre indépendante. Il le logea rue Raynouard, au coeur du seizième, chez Luis Saavedra, secrétaire de la Légation de l'Uruguay et frère de Pilar. Le diplomate estimait l'ordre, la ponctualité, la réserve de ce jeune si courtois. Supervielle

aidait Michaux discrètement : il lui avait attribué la tâche de surveiller les études de sa fille aînée, la très belle lycéenne Denise. Aussi timide l'un que l'autre, les cours se réduisaient à un échange de mondanités : Denise n'avait aucun besoin que l'on corrigeât sa grammaire, et Michaux, en professeur, ne brillait guère...

Quelle vie rangée !

Supervielle et Michaux respiraient la normalité, lorsqu'ils arpentaient ensemble les allées du bois de Boulogne. L'intelligence tranchante de Michaux, en pleine mutation, le courage avec lequel cet écorché vif plongeait en lui-même impressionnaient Supervielle, dont la fantaisie subjuguait à son tour le cadet. " Pour moi, Supervielle sera toujours Guanamiru. Il éclatait comme un volcan de poésie en perpétuelle fusion " , me dira Michaux deux ou trois ans avant la mort de Supervielle. Et celui-ci, en écho : " Pour moi, Michaux sera toujours ce jeune inquiétant, un Lautréamont qui grandissait sous mes yeux. "

Il jumellera souvent Lautréamont et Michaux : " J'aime les images profondes de Michaux comme j'aime celles de Nerval, de Blake, de Lautréamont " ; " Je n'aime pas l'originalité trop singulière (à part quelques radieuses exceptions, comme en France Lautréamont ou Michaux) " , etc.

Lui, qui avait mis longtemps à assimiler Ducasse, adopta d'emblée ce second Maldoror. Il fera de Michaux le compagnon habituel de ses randonnées et ses vacances, sera à l'origine de ses deux futurs voyages en Amérique du Sud et lui présentera des êtres qui le marqueront.

L'Equatorien Alfredo Gangotena était un Parisien plus français que les Français. Supervielle le chérissait :

Je pense à toi qui te trouves seul au monde en ton Equateur (...)

Ne fais pas attention à tant de semaines qui ont passé

Depuis le dernier entretien

Dans le jardin de Port-Cros Sons le figuier que connaît Michaux .

Devenu ami de Michaux par Supervielle, Gangotena avait emmené dans son baroque et majestueux pays. Dix mois durant Michaux escaladera les Andes, parcourra à dos d' âne des provinces reculées, descendra entre les lianes, la pagaïe à la main, des fleuves tourbillonnants, traversera, au retour, le Pérou.

Sur Gangotena, Michaux écrira en 1958, en retraçant son autobiographie : " Voyage d'un an en Equateur, avec et chez Gangotena, poète habité par le génie et le malheur. Il meurt jeune et après lui ses poèmes, la plupart inédits, embrasés dans un incendie d'avion disparaissent à jamais. "

Le feu, Michaux...

Avec une effroyable constance, le feu rôdera autour de lui.

Je dois anticiper, sauter les années.

Invité par Supervielle, Michaux séjournera en Uruguay en 1936. L'estancia, la langueur de la vie le ravissent. Il distingue parmi les proches de Supervielle une fascinante jeune femme. Fille d'un célèbre médecin uruguayen qui lui a lègue une immense fortune, Susana Soca - éduquée à Pans - est un vrai poète. Elle a appris le russe et traduit Pasternak. Quelle étrange et farouche beauté ! Michaux en tombe amoureux, Supervielle pousse au mariage. Catholique fervente, fille unique dévouée à sa mère, Susana Soca ne peut quitter Montevideo que pour de brefs voyages ; Michaux ne se voit pas, lui, en hacendado uruguayen... De retour en Europe, le manque de nouvelles de " S.S. " le désole. Il attendit en vain.

Il n'est pas malséant de parler aujourd'hui de cette passion de Michaux : elle est un signe.

Michaux épousera une Française. Elle mourra en 1948, victime du feu.

Susana Soca - qui ne se mariera pas - mourra dans les flammes : en rentrant de Paris à Montevideo, en décembre 1959, son avion s'écrase et brûle à Rio de Janeiro.

Michaux et le feu...

Daté de 1924, le poème de " Gravitations " que Supervielle dédie à Michaux porte le titre : " Au feu ! " ...

Leur intimité sans faille durera jusqu'à la mort de Julio. Celui-ci suivit avec inquiétude et admiration les expériences si hardies tentées par Michaux. Qui, à son tour, avait peur que l'âge n'enlève à Julio le goût des profondeurs. Finalement, tous les deux seront allés, par des chemins différents, au bout d'eux-mêmes.

L'amitié liant Supervielle à Paulhan se dessina peu à peu.

En 1926, Paulhan était déjà le " patron " de la N.R.F. et de " Commerce " . Dans son orbite, Supervielle avait lié de très affectueux rapports avec le fantasque MaxJacob et le sérieux Marcel Jouhandeau.

Max Jacob avait fait le premier pas en lui adressant son recueil d'aphorismes " Art poétique 10 " : " A Jules Supervielle pour qu'il m'écrive une jolie lettre. " Son voeu fut exaucé. Et malgré ses palinodies irritantes, ses lettres cancanières et ses sautes d'humeur, leurs relations ne se dégraderont pas.

Max Jacob apparaît dans " Gravitations "

Avec cet air de sortir comme un trois-mâts du brouillard,

Ce front qui balance un feu, ces mains d'écume marine,

Et couverts les vêtements par un morceau de ciel noir "

Julio n'a pas eu besoin d'user de patience vis-à-vis de Jouhandeau, qui professera tout de suite une vraie vénération envers lui et proclamera à maintes reprises son ff génie " .

Paulhan se tenait à distance. Les atomes crochus entre lui et Julio ne se rejoindront qu'après un détour par Port-Cros - " L'Ile de Port-Cros " , d'après le nom que lui donnaient les cartes du service de la Marine du Roi au XVIIte siècle.

Vauban y avait construit quatre forts afin de la défendre contre les incursions barbaresques. En 1925, ni les pirates ni les touristes ne la menaçaient.

Ravi par le silence, la solitude, la beauté du site, Paulhan avait obtenu que la propriétaire des lieux lui louât les bâtiments du fort de " La vigie " . Il passa le mot à la N.R.F., et l'îlot devint un repaire d'écrivains et d'artistes.

Supervielle, que Paris fatiguait, recherchait un lieu de villégiature. Il avait essayé Biarritz, Hendaye, Mougins, Grasse, La Baule, Cabourg, Marseille : il eut le coup de foudre pour Port-Cros. Il y séjournera presque tous les ans - à Pâques, en été, en automne - jusqu'à 1939.

Tandis que Paulhan, sa famille et ses amis occupent la spartiate " La Vigie " , Supervielle habite, près du port minuscule, l'ancien " Château de Porte-Cros " , alias Fort François Ier. Marcel Arland évoquera avec nostalgie le vieux fort perché sur une hauteur, ses maisons exiguës, ses casemates et son mirador. Paulhan et leurs amis y vivaient librement, " le plein ciel autour. " A une demi-heure de marche, en bas, sur l'éperon de l'île, " le bon Julio " , sa femme et sa fille avaient coutume de passer leurs vacances.

Supervielle adora Port-Cros.

Le Fort François Ier ne désemplissait pas. Quel défilé ! Michaux, Jouhandeau, Max Jacob, Gide, Lhote, Georges Rouault, Bores, Gangotena, André Gaillard, André Roussin, Louis Ducreux, Maurice Jaubert...

En 1928, Saint-John Perse y accoste pour une brève escale. Supervielle lui envoie en guise de messager une excellente nageuse, sa fille Denise. Vingt et un ans après, Léger s'en souvient : " Je n'oublierai jamais (...) ce pur et clair visage qui accompagne le vôtre, vos jeunes nageuses, aujourd'hui mères, et ces mains de fillette accrochées à mes hublots qui élevaient de bon matin un petit panier de fruits apportés à la nage "

C'était simple, exquis, royal. Et Supervielle de lui répondre : " Nous avons très souvent parlé de vous avec les miens, évoquant votre inoubliable apparition aux Iles d'Or. Depuis, nous vous attendons toujours. "

Un seul absent : Valery Larbaud. Sa mauvaise santé, ses rapports avec sa mère et sa future femme, Madame Nebbia, ses déplacements à travers l'Europe, l'empêcheront de venir. " Comme vous aimeriez l'île de la N.R.F. (si j'ose m'exprimer ainsi) " , lui écrit Supervielle, le 28 avril 1928. " Et ce fameux drapeau le hissera-t-on bientôt aux accords de l'hymne de la rue de Grenelle ? " Les directeurs de la N.R.F. avaient prié Larbaud de dessiner (il ne s'exécutera pas) un pavillon aux couleurs de leur revue...

Les vacances se prêtaient aux activités ludiques : Supervielle et Paulhan en partageaient le goût. Cela aussi les rapprocha. Et puis, Supervielle à Port-Cros travaillait autant qu'il se délassait. Il avait sous la main un critique professionnel auquel soumettre directement ses brouillons, ses projets, ses doutes...

A partir de " Le survivant " , il ne publiera rien, ne prendra aucune décision importante contre l'avis de Paulhan. " Dès 1927-28 j'ai montré tous mes écrits à Jean Paulhan et j'ai profité de ses remarques qui m'ont paru justes la plupart du temps, et fécondes toujours " , confirmera-t-il sans fard 16.

A Paris, les échanges entre lui et Paulhan seront quasi quotidiens. Prodigue en billets, facéties, dédicaces spirituelles, " Jean " aiguille Julio sur certaines pistes. Supervielle admire son mutisme ravageur : " Je me demande si ce n'est pas dans les bureaux de notre chère N.R.F. que j'ai entendu dire le plus de bêtises. Paulhan gardait le silence, ne perdant rien des non-sens et des attentats à la logique autour de lui "

Eloge révélateur chez quelqu'un de si peu logique...

Dans son introduction aux " OEuvres " de Félix Fénéon, Paulhan assassine tous les critiques, de Veuillot à Brunetière : " Il y a eu des critiques esthètes et des savants, des moralistes et des immoralistes, des voluptueux et des froids, des pesants et des volages, des solennels et des vadrouilleurs, des professeurs et des hommes du monde. Mais ils se ressemblaient tous en un point. Mais ils avaient un trait commun, qui passait de loin ces légères différences. C'est qu'ils avaient tort "

Paulhan avait, lui, raison : il était le critique. C'est du moins ce que Supervielle crut. De même qu'il avait confié son argent à son cousin- " frère " Louis, il abandonnera à Paulhan la gérance de sa carrière littéraire. Quel rêve, d'avoir comme meilleur ami le meilleur des critiques, directeur de la N.R.F. et bras droit de Gallimard ! Cette chance inestimable lui ôtait le souci de courir, intriguer, flatter ou geindre pour placer sa copie.

Paulhan fit-il un bon usage des pleins pouvoirs que Supervielle lui conféra ?


Jules Supervielle, Les amis inconnus


Fouad El Etr

1 Du déchirement poétique.

Les poèmes des Amis Inconnus sont les plus dramatiques de Jules Supervielle. Ils disent expressément l'isolement princier, et misérable de l'intériorité, et le déchirement entre tous poétique des mots des hommes, et des choses belles.

Supervielle ne provoque pas de rupture, assurément, des règles du langage. Il s'aperçoit que ce langage d'entente est sourd, et que les mots, les paroles sont muets, que ce langage qui doit unir en fait sépare. Il n'est rien cependant que le poète n'eut tenté, mais en vain, d'exprimer :l'air et l'eau, l'oiseau, l'étoile et le poisson, et l'âme, cette part de l'homme qui le rattache à l'excellence de la nature :

Il vous naît un poisson qui se met à tourner

Tout de suite au plus noir d'une lame profonde

Il vous naît une étoile au-dessus de la tête.

Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux

Que ses soeurs de la nuit les étoiles muettes.

Il vous naît un oiseau dans la force de l'âge,

En plein vol, et cachant votre histoire en son coeur

Puisqu'il n'a que son cri d'oiseau pour le montrer,

Il vole sur les bois, se choisit une branche

Et s'y pose comme les autres.

Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes

Il n'est pas de chasseur encor dans la contrée,

Et quelle peur les hante et les fait se hâter,

L'écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,

La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?

L'amitié bien entendue, n'est pas affaire de connaissance, mais de sympathie. L'ami poisson de Supervielle ne lui naît en effet qu'au plus noir d'une lame profonde, lui qui mourrait s'il quittait l'eau, le tournoiement élémentaire. Cette profondeur nous l'apparente, la profondeur de l'amitié : non point inaccessible au coeur, mais à la platitude des yeux et de la raison. Un poème de Gravitations rapproche à ce propos la profondeur et la lumière du coeur :

Les poissons des profondeurs,

Qui n'ont d'yeux ni de paupières inventèrent la lumière

Pour les besoins de leurs coeurs.

Même amitié pour les étoiles. ces homologues de l'âme, qui manifestent doucement l'obscurité des origines et de l'entente parfaite et muette. Egalement un ami, cet oiseau, s'il cache pour le moins

votre histoire en son coeur : ni dans ses yeux d'ailes superficiels, mais dans les profondeurs de l'âge et de l'envol.

S'il se pose, s'il choisit une branche on dirait, insinue Supervielle, qu'elle est comme les autres, toutes celles qu'il survole enlacées dans les bois. Celle qu'il choisit, pourtant, le destine à mourir les hommes ici-bas, diseurs de mots, chasseurs de morts, fauchent l'existence à ras de terre. Mais il y a dans la terre la ÿ véritable profondeur, dans l'eau, dans l'air, et dans le ciel qui n'allume pas toutes ses lumières..

L'oiseau, s'il n'est trop tard, peut encore s'envoler. Mais les bêtes lourdes de la terre, elles ont beau courir -, leurs pattes ne les détachent pas plus de la pesanteur. Qu'ils courent donc ces lièvres : ces belettes, dans cette inimitié, la biche et le chevreuil soudain de concertés : sitôt mis en mots, sitôt mis en joue. Et l'écureuil, le plus agile assurément, n'aspire dans sa fuite qu'à se mélanger avec. les feuilles, le bois, pour mieux confondre ceux qui le poursuivaient

Il vous naît un ami, et voilà qu'il vous cherche

Il ne connaîtra pas notre nom ni vos yeux

Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres

Et loge dans son coeur d'étranges battements

Qui lui viennent des jours qu'il n'aura pas vécus.

Et vous, que, faites-vous ? ô visage troublé,

Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,

Vous qui demandez, vous, toujours sans nouvelles,

Si je croise jamais un de ces amis lointains

Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ?

Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence

Et les mots inconsidérés.

Pour les phrases venant de lèvres inconnues

Qui vous touchent de loin comme des balles perdues

Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

Pardon pour tous ceux-ci qui ne parlent pas et pour ceux-là qui

qui parlent mal, pour ceux-ci qui n'ont pas réellement de mémoire et

qui font comme ils eussent oublié. Pan sympathique assurément et

généreux, quelque inconnu qu'il nous demeure le poète est le plus

amical : pour lui seulement l'oubli n'est pas perdu, la parole épouse le silence.

Que les inconnus soient nos plus proches, et leur profondeur étrange et taciturne efface les distances, c'est ce que Rilke également dans le poème de Vergers :

O mes amis, vous tous, je ne renie

aucun de vous ; ni même ce passant

qui n'était de l'inconcevable vie

qu'un doux regard ouvert et hésitant.

Combien de fois un être, malgré lui

arrête de son oeil ou de son geste

l'imperceptible fuite d'autrui,

en lui rendant un instant manifeste.

Les inconnus. Ils ont leur large part

à notre sort de chaque jour complète.

Précise bien, ô inconnue discrète,

mon coeur distrait, en levant ton regard.

Cette méfiance est essentielle, à l'égard du langage qu'exprime explicitement plus d'un poème de Supervielle ; ainsi dans Le Corps tragique ;

Tout est affaire de silence

Vous vous y ferez les mots, c'est encore de la révolte

Quand celle-ci est dominée vous n'avez plus besoin de l'escorte

Du vocabulaire rampant

Langage qui, mène dans la bouche du poète, éloigne quelquefois tue les amis Rilke encore, dans un autre poème français, ne dit pas autre chose :

Le mot agit et nul ne le reprend,

Soudain à certaines heures ce qu'on nomme

devient… quoi ? Un être… presque un homme

et on le tue en le nommant !

Mais ce qui importe en poésie ce n'est pas la révolte plutôt la sou mission le consentement à ce qui est Le langage du poète aussi ! Il n' est pas éclatant, il refuse les audaces et les élans de la réthorique s' abandonne à la lenteur au murmure déjà proches du silence, d' confiés au silence qui est comme il dit un sauf-conduit

Or Supervielle rêve d'un langage inouï, d'un langage sans mots qui ne serait que silence. Il écrit s'adressant à un arbre dans Les Poèmes de la France malheureuse :

Avec un peu de feuillage et de tronc.

Tu dis si bien ce que je ne sais dire

Qu'à tout jamais je cesserai d'écrire

S' il me restait tant soit peu de raison.

Les choses, concrètes sont les plus éloquentes, et ce que nous nous efforçons

d'enfermer patiemment dans des mots inconsistants et déchirants, elles l'ont mieux que nous premièrement exprimé. Toute la poésie de Supervielle garde la nostalgie de ce langage sans mots qui est le propre de Dieu des morts et de l'enracinement :

Et nous parlerons dans une langue sûre

Qui n'est pas le français ni langue d'outremer

L'Oiseau, une des plus belles poésies du recueil, exprime encore le difficulté de dire et de saisir, la la secrète meurtrissure qui cèle chacune de nos pensées fut-elle doucement anodine.

C'est un dialogue étrange, tremblant échange entre l'homme enfermé dans sa chambre et l'oiseau, l'habitant passager des grands espaces de l'air, auxquels malheureusement nous n'avons pas accès :

" Oiseau que cherchez-vous, voletant sur mes livres,

Tout est étranger dans mon étroite chambre.

-J'ignore votre chambre et je suis loin de vous,

Je n'ai jamais quitté mes bois, je suis l'arbre

Où j'ai caché mon nid, comprenez autrement

Tout ce qui vous arrive, oubliez un oiseau.

-Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.

-Sans doute pouvez-vous rapprocher les distances

Si vos yeux m'ont trouvé ce n'est pas de ma faute.

- Pourtant vous êtes là puisque vous répondez.

- Je réponds à la peur que j'ai toujours de l'homme

Je nourris mes petits, je n'ai d'autre loisir,

Je les garde en secret au plus sombre d'un arbre

Que je croyais touffu comme l'un de vos murs.

Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles,

Je crains votre pensée comme un coup de fusil.

- Calmez donc votre coeur qui m'entend sous la plume.

- Mais quelle horreur cachait votre douceur obscure

Ah ! vous m'avez tué je tombe de mon arbre.

- J'ai besoin d'être seul, même un regard d'oiseau…

- Mais puisque j'étais loin au fond de mes grands bois !

C'est un dialogue, écrit heureusement M., Blanchot, presque terrible dans sa douceur. L'étrange questionnement de cet homme en effet, l'oiseau des bois n'a pas quitté les bois, et l'un l'autre se parlent sans pouvoir situer l'adversaire

-J' ignore votre chambre ? s'écrie l'oiseau là-bas, saisi par la douceur de cette parole fascinatrice ; de grâce,

Comprenez, autrement.

Laissez-moi dans la profondeur des églises de l'air et des bois, laissez-moi demeurer, je ne suis pas une pensée oiseau qui vole

L'homme s'est tu presque, cernant évasivement l'oiseau de ses réponses. S'il n'a pas entendu sa prière pour malheur, et sa dernière supplication, s'il n'a pu s'empêcher de répondre il a déjà porté la mort entre ses ailes, et cette expiration ne lui est pas compréhensible ! Il désirait la solitude, cette rêverie seulement dans l'étroite chambre, mais l'oiseau coeur des bois ne voulait autre ! Etrange donc de parler, étrange de penser, de jeter quelque regard superficiel sur l'oiseau qui volette, qui ne cesse de nous fuir ni de nous solliciter -, tous les êtres inconnus dans leur gravitation sereine, dont nous ne sommes jamais exactement le centre, Et se taire, est possible Il faut, nous disait autrefois Supervielle, il faudrait (se taire autant que dire.

Se taire ? Etrange privilège

Si je le pouvais, le pourrais-je ?

Sitôt les choses et les êtres saisis, comment les dire sans les

tuer, et sitôt dits comment les reconnaître, surtout si c'est des choses de l'âme qu'il s'agit…

L'Arbre qui donnera, douze ans plus tard., Le Petit Bois, précise à ce propos le poème liminaire des Amis inconnus :

Il y avait autrefois de l'affection, des tendres sentiments,

C'est devenu du bois.

Il y avait de jolis habits autour d'un coeur d'amoureuse

Ou d'amoureux, oui, quel était le sexe ?

C'est devenu du bois sans intention apparentes

Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre

Elle reste muette

Du moins pour les oreilles humaines,

Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances

Vient des fibrilles de toutes sortes où passe une petite fourmi.

Ceux-là dont l'amitié n'est que trêve et mensonge ne sont-ils pas, du reste, cernés par les mensonges ? C'est devenu du bois, dit le poète, c'est à dire de bois maintenant dit-il encore deux vers plus loin. Let bois désigne ici l'insondable intérieur, et le durcissement de l'expression en général Prenant en quelque sorte au mot le mot bois, lui-même premièrement pris dans un sens figuré, Supervielle ? Supervielle passe ainsi d'une métaphore poétique lue à la métamorphose proprement dite, d'une chose dans une autre ; c'est une démarche qui lui est familière

Ceux qui tentent maintenant de s'approcher- de nous, n'est-ce pas eux qui nous ont tout d'abord désertés ? Et ceux qui parlent qu'ont-ils, finalement, de s'expliquer ? Nous voilà séparés par ce qui devait dire, nous unir, toutes ces paroles et ces vêtements mensongers qu'il avait une trop grande politesse de paroles en effet plutôt que des paroles polies, et de jolis habits plutôt qu'habités de manière consistante Mais l'amitié, l'amour, quelque mélancolie secrète les a jetés loin des visages connus : les paroles cachent comme des vêtements, s'ils ne sont pas exacts, les êtres et les choses qu'ils doivent habiller Nous sommes loin de celle qui dort, pour Schehadé, d'une rose habillée, et de cette expression qui n'est que la dictée des choses.

C'est de ces choses que d'aucuns, même de bois, ne peuvent ni rendre compte ni s'empêcher de le faire Nul ne consent du reste à les entendre, d'ordinaire les vivants ne parlent pas avec le bois, ils sont rares les amis des arbres, des oiseaux Mais pour parler avec le bois des morts il nous faudrait, comme les morts, devenir des fibres nous-mêmes, des fibrilles.

Si le poète retrouve l'unité primitives, il n'est pas moins coupé des hommes, ses semblables, dont il fut en naissant Malheureusement ceux-ci restent encore plus sourds (le au langage des choses qu'au langage sur les choses, décidément plus éloignés des sens et de l'imagination que de la froide et lucide raison.

Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre, elle reste muette pour le regard et pour l'oreille, pas un seul mot n'en sort dans cette approche superficielle mais un langage sans silence ancré dans l'être, antérieur aux différences. La nature, elle s'exprime naturellement : elle n'a pas besoin des détours et des noeuds du discours qu'une petite fourmi tout au plus pour attester le battement du coeur universel.

Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans tous les sens

Tout en restant immobile !

Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,

Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand que nature

Parmi les autres oiseaux

Mais lui ne fait pas attention,

Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons

Et regarder, pour mieux se taire,

Ecouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,

Il faut savoir être tout entier dans une feuille

Et la voir qui s'envole.

Le visage s'efface

Les Amis inconnus disent ainsi que les visages nous manquent, que nous ne savons ni leur parler ni les atteindre ; la chaleur des visages que nous ne pouvons qu'éteindre comme si nous la battions, mais battre ici ce n'est malheureusement que mélanger :

Je bats comme des cartes

Malgré moi des visages

Et tous ils ils me sont chers

Parfois l'un tombe à terre.

Et j'ai beau le chercher

La carte a disparu

Je n'en sais rien de plus

C'était un beau visage

Pourtant que j'aimais bien

Je bats les autres cartes

L'inquiet de ma chambre,

Je veux dire mon coeur

Continue à brûler

Mais non pour cette carte

Qu'une autre l'a remplacé,

C'est un nouveau visage.

Le jeu reste complet,

Mais toujours mutilé

C'est tout ce que je sais

Nul n'en sait d'avantage.

Visages qui nous apporteraient présence, réponse, accueil s'ils se laissaient dévisager. Mais ces visages qui ne sont plus, comme dit titre du poème, déjà que des Figures.

C'est nos regards qu'ils ne peuvent même plus soutenir ni les'î mots inconsidérés que nous ne cessons de dire Est-ce à cause de cela qu'ils s'effacent tout à fait, et se retranchent au sein de leur vraie profondeur

Ce sont bien d'autres lèvres,

Un autre sourire

Si j'approche de vous.

Ah mon regard vous change

Vous rend méconnaissable

Même à vos familiers.

L'on s'étonne de vous

Au milieu de la pièce

Et prise alors de peur

Vous baissez les paupières

Sur des yeux inconnus.

Autrefois, Supervielle eût pu dire à l'épouse qu'il se serait perdu dans son regard de femme, mais il naît aujourd'hui dans un autre pays ; trop de proximité " lui a rendu méconnaissable, comme trop de distance naguère, le visage longuement préservé de l'aimée :

Et je me sens aussi

Devenir étranger.

A perdre mon tour

Moi dont vous étiez sûre

Plus encor que de vous

Et plus l'on se regarde

Plus vite on s'égare

Dans les sables de l'âme

Qui nous brûlent les yeux.

A peine un tremblement de voix dans le silence pénible : consentir, un mot que

Rilke aimait, est ici tout.

Un autre poème intitulé, si l'on peut dire, Toujours sans titre, énonce plus doucement :

N'approchez pas, le visage s'efface,

Il ne saurait vivre loin de vous

Tout au moins à distance choisie.

Et l'on n'entend qu'une voix appauvrie

Sans doute comme toutes les voix d'ici toujours à bonne distance, hors venue elle aussi d'une doublure mélancolique C'est une profondeur que le poète a consenti finalement à n'atteindre (ire qu'en silence non seulement chez les vivants morts mais aussi chez les morts, eux les vivants surtout.

Le monde est plein de voix qui perdirent leur visage

Et tournent nuit et jour pour en demander un.

Il y, a nécessairement plus de voix que de visages, et même elles se taisent en mourant peu à peu, comme ces paroles presque défuntes :

C'est beaucoup d'approcher une oreille vivante

Pour quelqu'un comme moi qui ne suis presque plus

Croyez ce que j'en dis je ne suis plus qu'un mort

Je veux dire quelqu'un qui pèse ses paroles

Ces voix, pour Supervielle, sont des présences très ordinaires, il écoute, il écrit. Parfois il pose des questions ; il interroge par exemple ces visages de la rue, qui ne manquent jamais tout à fait mais sont usés comme certains mots, anonymes et muets :

Visages de la rue quelle phrase indécise

Ecrivez-vous ainsi pour toujours l'effacer

Et faut-il toujours soit recommencer

Ce que vous essayez de dire ou de mieux dire ?

Les questions restent suspendues. Or questionner par la voix muette, intérieure du poème n'est pas exiger une réponse. Ainsi de la question, de l'exclamation un peu plaintive cette fois-ci, d'une âme qui parle toute seule :

Ah quel est donc ce pays

Où jamais l'on ne répond

L'on ne sait écouter

Une voix persuasive ?

Les paroles sans paroles, elles seules qui ne demandent rien, parviennent à leur destination qui est le silence. La parole dite est destinée, c'est à peine si elle-même résonne dans le désert.

Un homme à la mer lève un bras, crie : " Au secours ! "

Le poème Solitude rassemble toute cette expérience émotionnelle de l'absence :

Homme égaré dans les siècles,

Ne trouveras-tu jamais un contemporain ?

Et celui-là qui s'avance derrière de hauts cactus

Il n'a pas l'âge de ton sang qui dévale de ses montagnes.

Il ne connaît pas les rivières où se trempe ton regard

Et comment savoir le chiffrez de sa tête receleuse ?

Ah ! tu aurais tant aimé les hommes de ton époque

Et tenir dans tes bras un enfant rieur de ce temps-là !

Mais sur ce versant de l'Espace

Tous les visages t'échappent comme l'eau et le sable

Tu ignores ce que connaissent même les insectes, les gouttes d'eau,

Ils trouvent incontinent à qui parler ou murmurer.

Mais à défaut d'un visage,

Les étoiles comprennent ta langue

Et d' ëinstant en instant, familière des distances

Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles

Il suffit de prêter l'oreille lorsque se ferment les yeux

Oh ! je sais, je sais bien que tu aurais préféré

Etre compris par le jour que l'on nomme aujourd'hui

A cause de sa franchise et de son air ressemblant

Et par ceux-là qui se disent sur la Terre tes semblables

Parce qu'ils n'ont pour s'exprimer du fond de leurs année-lumière

Que le scintillement d'un coeur

Obscur pour les autres hommes.

Certes Supervielle se voyait autrefois paraître, dans Débarcadères, Debout dans la brousse de l'être ; mais aujourd'hui n'est pas hier. Depuis le poète non seulement s'est perdu de vue : c'est les autres aussi, de plus en plus distants, qu'il ne connaît même plus. Il reste seul avec, si je puis dire, sa solitude qu'il interpelle sans espoir : comme s'il voulait faire surgir d'elle, qui n'est presque rien, quelque chose qui fut, ou presque. Solitude, lui dit-il dans Le Poids d'une Journée, tu viens armée d'êtres sans fin dans ma propre chambre. L'absence en effet n'est rien : elle est, précisément ce qui n'est pas l'ici ni l'aujourd'hui. Elle n'est pas le néant mais l'être même sous un certain rapport : c'est ce rapport que Supervielle tente, après les précisions apportées par Le Forçat innocent, d'élargir dans Les amis inconnus.

Personne ici, ni rien : c'est les prisons encore terrestres, du Forçat lnnocent : saisir ni voir, et ne presque pas dire. Dans les Amis Inconnus les murs se déplacent infiniment de ces prisons, les distances de l'âme se sont tellement accrues qu'elles ne sauraient uniquement tenir dans les mesures d'espace : le Forçat Innocent aujourd'hui s'égare dans les espaces interstellaires des anciennes Gravitations dépourvues désormais même de centre il gravite amplement dans le temps. Mais sur ce versant inhabitable perdent leur identité, leur consistance, devenus pareils aux éléments impersonnels, et sans figure ce sable qui nous brûle les yeux. Un homme là-bas pourtant, intouchable mais invisible qui se dérobe. Il n'est pas nu comme le poète l'était dans Débarcadères, ni le coeur et son tourment ni même debout dans la brousse de l'être. Il s'avance au contraire, le mouvement est invisibles dans ces nouvelles gravitations, derrière de hauts cactus ; dans l'être assurément : il n'y a rien, ni personne derrière ces cactus, mais quelqu'un que nous ne voyons pas.

C'est pourquoi la douloureuse exclamation.

Il reste les étoiles, la présence amicale et scintillante des étoiles, elles-mêmes si inconnues. Elles sont les compagnes les plus proches de l'homme et quelque démunie que soit l'âme elle n'est jamais vraiment privée de ciel :

J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,

Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi.

dit un autre poème ; dans cette nuit la plume du poète, au plus, ne pose que des lointaines lumières. Mais pour l'homme égaré dans les siècles, ce jour n'est plus présent que l'on nomme aujourd'hui.

Les distances déployées dans les Amis inconnus prennent le visage plutôt de la mémoire et de l'oubli, et l'espace que sous-tendaient seulement trois dimensions s'abîme, et se prolonge dans le temps - cette nouvelle dimension

du coeur et, plus que jamais, de l'intérieur tourmente.

La plupart de ces poésies nous sont livrées à l'imparfait, qui accentue le ton extrêmement tendu de l'ouvrage ? Certaines même ont prévu Le Regret de la Terre, si l'heure n'est pas encore venue de regretter ; c'est ce qui souligne la discordance des temps dans les deux premiers vers, l'opposition d'un futur proche et d'un passé déjà lointain, d'une mélancolie prématurée et de l'attente même de cette mélancolie, encore plus douce d'être rêvée :

Un jour quand nous dirons : " C'était le temps du soleil

Vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille

Et aussi la femme âgée que la jeune fille étonnée,

Il savait donner leur couleur aux objets dès qu'il se posait.

Il suivait le cheval coureur et s'arrêtait avec lui,

C'était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre,

Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose,

Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs,

Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l'air

Et lorsque le pas de l'ami s'avançait nous le savions,

Nous ramassions aussi bien une fleur qu'un caillou poli,

Le temps où nous pouvions attraper la fumée,

Ah ! c'est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant.

Autrefois, c'était uniquement une manière de rire le poète s'adressait à lui-même quand il serait posthume en vérité, ce survivant saisi du très poignant regret de la terre, c'est ce que nous apprenent ses Notes : J'arrive à un

âge où j'ai parfaitement le droit de me considérer comme posthume d'autant plus que, si je n'ai pas leur effacement, je possède à coup sûr toute la bonne volonté et la ténacité des défunts.

La Terre, toujours écrite par Supervielle avec majuscule, et tendrement nommée souvent la vieille Terre : tout ce que nous pouvons humer, palper, sentir et désirer, le doux éclat de la lumière est l'homme dépossédé mortellement, sel et voué à la précaire mémoire, et riche d'oubli. Forçat, qui donc l'est davantage, innocent exilé dans la geôle de l'âme, là-bas nulle part précisément, à l'extrême limite ou naissait l'oublieuse, la mémoire sans fin.

Mais le problème poétique essentiel est de retirer présence, et possession du fond de la mémoire et de l'oubli :

Mais avec tant d'oubli comment faire une rose.

Avec tant de départs, comment faire un retour,

Mille oiseaux qui s'enfuient n'en font qu'un qui se pose

Et tant d'obscurité simule mal le jour.

L'oubli n'est pas le contraire ici de la mémoire, mais la mémoire elle-même la plus inavouée. Enigmatique et simple, Oublieuse Mémoire : l'oubli poétique, mémoire essentiellement cachée, nous dérobe, et qui nous livre à mots couverts parfois ces choses qui ne dépendent pas de nous :

Pâle soleil d'oubli, lune de mémoire,

Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?

L'oubli n'est pas le soleil mais lune pâle soleil ; non point obscurité pourtant, passés définitifs, mais lumière de l'hiver et de l'absence saisonnière.

L'oubli, pouvoir de nous soustraire à la surabondance des choses du passé, l'oubli qui draine libère le présent du faix des souvenirs. Jules Supervielle parle plutôt de sa mauvaise mémoire, d'une mémoire par éclipses. C'est sans doute pourquoi je l'ai appelée oublieuse, précise-t-il dans ses Notes posthumes : L'oubli colle à la mémoire, comme le diable à Dieu. Il sait pertinemment qu'elle ne ressemble pas à celle des autres hommes, qu'à la faveur seulement du maître oubli commence la poésie : J'ai souvent l'impression que mon émerveillement devant le monde me vient de passagères et imprévisibles éclipses de la mémoire qui remontent aux premières peurs de l'adolescence. C'est donc très volontiers que Supervielle se confie à tant d'absence, lui qui déclare même hardiment qu'il a beaucoup collaboré avec l'oubli en poésie : l'oubli renferme effectivement quelque retour possible de l'oublié, mais tellement changé, transformé qu'il semblerait méconnaissable.

Mais avec tant d'oubli comment faire une rose, comment faire de l'oubli, c'est-à-dire du bouton, impérissable et noir, de la mémoire la moindre poésie, et comment recueillir dans cet abîme ancien la rose claire du poème :

Avec tant de départs comment faire un retour.

Ce sont des vers à résonance rilkéenne. Voyez, par exemple, Vergers :

Tous mes adieux sont faits. Tant de départs

M'ont lentement formé dès mon enfance.

Mais je reviens encor, je recommence,

Ce franc retour libère mon regard.

Nous n'avons de cesse de délaisser ce qui fut pour nous tourner vers la douceur de l'avenir et plus avant, où n'est même plus l'ombre de la douceur, mais l'avant-goût de la mort et du dernier adieu. Mais comment avec tous ces départs qui sont notre :

existence et comment faire quelque retour unique, essentiellement retour si ce n'est, semblent nous dire Supervielle et Rilke, grâce à la poésie : car il est qui est mémoire elle seule recueille le cèdre et est parole elle seule énonce la rose et l'absence, elle qui est double mouvement, elle seule nous porte le message immobile, pointe de flamme des amis et pointe des amis et des morts.

Les chevaux du temps.

L'espace dont le poète s'est exclu sans aucun doute à la faveur essentielle que le regard, voici que c'est au coeur le retrouve avec l'ensemble des distances respectées, tous ces écarts interminables qui perdirent ses yeux. Ce ne sont guère plus qu'intervalles temporels entre l'homme et son coeur, l'âme et l'autre en elle qui fut ou qui n'est pas encore :

Quand les chevaux du temps s'arrêtent à ma porte

J'hésite un peu toujours à les regarder boire

Puisque c'est de mon sang qu'ils étanchent leur soif.

Ils tournent vers ma face un oeil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m'emplissent de faiblesse

Et me laissent si las si seul et décevant

Qu'une nuit passagère envahit mes paupières

Et qu'il me faut soudain refaire en moi des forces

Pour qu'un jour où viendrait l'attelage assoiffé

Je puisse encore vivre et les désaltérer.

D'ordinaire le temps passe, nous ne le voyons pas, en vérité nous en

prenons très rarement conscience : le temps c'est une affaire de coeur, et nous vivants manquons tellement de coeur, comme les morts qui n'ont plus que le coeur de la terre, et chevauchent immobiles. Parfois nous en prenons conscience panique : s'il s'arrête il nous glace, il nous immobilise, le mort qui veille en nous le voit et demeure, hésitant comme en face du destin. Non pas qu'il s'éternise dans quelque heureuse présence, le temps qui se repose est encore dévorant : ses chevaux sont les plus assoiffés, nous connaissons leur vraie vitesse à leurs chevilles transpirantes. S'ils s'arrêtent c'est pour mieux repartir, et mesurer dans notre face toute la distance parcourue ; c'est uniquement pour se désaltérer. Mais les chevaux du temps se désaltèrent à nos dépens, c'est nous-mêmes qu'ils diffèrent d'un oeil reconnaissant. Aussi bien boivent-ils à long traits, nous vident, nous accablent, et nous emplissent de faiblesse : c'est notre sang qu'ils boivent et nos mouvements, c'est notre vie qu'ils tuent à chaque instant, et ce mort en nous qu'ils mobilisent déjà. Et nous restons si las, sans substance et défaits et si seuls, égarés dans les siècles sans un contemporain. Si décevants aussi, l'enveloppe vide et vaine, cette ombre de celui que nous étions jadis. La nuit vient, nous espérons merveille de ses herbes c'est elles qui refont en nous des forces, elles qui nous désaltèrent. Mais serait-ce pour vivre encore à la station du temps suivante, désaltérer de nouveau l'attelage assoiffé...

Etancher notre soif et revenir à nous chaque nuit dans l'ombre, en quelque sorte, de nos paupières n'est ainsi tôt ou tard désaltérer que le temps lui-même, et nous livrer plus fiévreusement à ses arrêts mortels. L'étrange existence que la nôtre et l'insensible changement de celui que nous fûmes, que nous ne sommes plus, et de cet autre que nous serons quand nous ne serons pas : l'homme intérieur, le double enfin que nous dévisageons, celui que nous tentons vainement d'accueillir, lui toujours à l'orée de nous-mêmes, Le Hors-Venu dit Supervielle :

Il couchait seul dans de grands lits

De hautes herbes et d'orties,

Son corps nu toujours Claire

Dans les défilés de la nuit

Par un soleil encor violent

Qui venait d'un siècle passé

Par monts et par vaux de lumière

A travers mille obscurités.

Quand il avançait sur les routes

Il ne se retournait jamais.

C'était t'affaire de son double

Toujours à la bonne distance

Et qui lui servait d'écuyer.

Quel est le double, cela n'est dit que très laconiquement ici :

Ses enjambées étaient célèbres,

Mais seul il connaissait son nom

Que voici : " Plus grave que l'homme

Et savant comme certains morts

Qui n'ont jamais pu s'endormir. "

Le double se tient toujours à la bonne distance, le proche le plus lointain, lui l'inconnu par excellence que nous ne doublons qu'imparfaitement avec nos gestes, nos paroles : l'intérieur oublié, l'antérieur en nous qui n'aime, à peine, qu'on le répète - c'est ce que dit à demi-mot une autre poésie sans titre :

Ainsi parlait je sais bien qui

Mais il ne veut pas qu'on le nomme.

Parfois je ne connais que lui

Et parfois je suis étonné

Derrière mon humain abri

D'avoir tant oublié cet homme.

Son front est-il fait de la sorte,

Et ses yeux de telle couleur ?

Je ne saurais trop vous le dire

Mais quand se défait son dessin

Je connais de l'intérieur

Ce qui l'apaise ou le déchire.

Nous sommes deux, nous sommes un,

Nos pas s'embrouillent, et nos coeurs.

Nous avons même vêtement

Quand nous allons chemin faisant

Sur la route qui sort de nous

La seule que nous puissions suivre.

Cette expérience de la duplicité, un poème écrit durant les années de guerre l'explicite un peu plus :

Mon double se présente et me regarde faire,

Il se dit : " Le voilà qui se met à rêver,

Il se croit seul alors que je puis l'observer

Quand il baisse les yeux pour creuser sa misère.

Au plus noir de la nuit il ne peut rien cacher

De ce qui fait sa nuit avec ma solitude.

Même au fond du sommeil je monte le chercher,

A pas de loup, craignant de lui paraître rude

Et je l'éclaire avec mon électricité

Délicate, qui ne saurait l'effaroucher.

Je m'approche de lui et le mets à l'étude,

Voyant venir à moi ce que son coeur élude. "

La nuit le double s'apparente à tout ce que le jour nous ne faisons qu'éluder, c'est ce qu'il nous regarde faire non sans quelque ironie. Mais il campe son empire derrière nos paupières, et nous éclaire du dedans de l'insolite clarté des rêves. L'étrange douceur ici de l'électricité qui n'évoque, en effet, étincelle ni décharge, mais toutes les choses de l'âme nocturne qui se souvient. Le double est cette profondeur de ce que nous fûmes, de notre mort la plus inavouée, la plus inassouvie ; le double est ce mort qui se développe insidieusement en nous, le mort que nous serons quelque jour tout à fait :

La nuit, quand je voudrais changer dans un sommeil

Qui ne veut pas de moi, me laissant tout pareil,

Avec mon grand corps las et sans voix pour se plaindre, Ma cervelle allumée, et je ne puis l'éteindre,

Le mort que je serai bouge en moi sans façons

Et me dit : " Je commence à trouver le temps long,

Qu'est-ce qui peut encor te retenir sur terre,

Après notre défaite et la France en misère. "

Ne voulant pas répondre à qui pourtant me suit

Et cherchant plus avant un monde où disparaître,

J'étouffe enfin en moi le plus triste de l'être

Et me sens devenir

D'humble fils de ta nuit.

Sans doute le dialogue est-il très malaisé entre cet humble fils de la nuit, de plus en plus semblable à l'autre en lui qu'il double, et la paternité du jour qui l'en dédouble aveuglément : cette lumière en effet nous ne pouvons pas la voir, ni ces visages qu'elle baigne et dérobe à nos yeux ; et les voix d'ici-bas nous ne pouvons les entendre. C'est ce que nous dit un poème sans titre, qui ne propose de baume qu'un doux miroir de songe et de silence :

" Quand le soleil... - Mais le soleil qu'en faites-vous ?

Du pain pour chaque jour, l'angoisse pour la nuit.

- Quand le soleil... - Mais à la fin vous tairez-vous,

C'est trop grand et trop loin pour l'homme des maisons.

- Ce bruit de voix...- Ou bien plutôt bruit de visages,

On les entend toujours et même s'ils se taisent.

- Mais le silence...- Il n'en est pas autour de vous,

Tout fait son bruit distinct pour l'oreille de l'âme.

Ne cherchez plus. - Et pourrais-je ne pas chercher,

Je suis tout yeux comme un renard dans le danger.

- Laissons cela, vous êtes si près de vous-même

Que désormais rien ne pourrait vous arriver,

Rassurez-vous, il fait un petit vent de songe

Et l'étrange miroir luit presque familier. "

Plaintes si brèves et véhémences longues, les répliques s'enjambent, s'annulent sans unité : celles-ci furent enchaînées dans des mots, hélas, trop différents de ce qu'ils voudraient dire, sans la grâce de se taire cependant ni l'espoir, eût écrit Supervielle, d'une sereine saison, celle du coeur au carrefour des quatre autres : ni trop avoisinant les nuits sans lune, et sans repos, ni l'étrangère assurément à la clarté solaire, lumière d'un autre temps, qui n'a d'éclat pour nous forçats qu'à travers notre nuit, l'angoisse plus vive de l'insomnie la nuit. Ainsi, jusqu'à la mort, le double échappe à toute coïncidence

Etrange le rapport avec l'Alter Ego, qui n'est exactement dialogue, ni monologue lyrique, poème : cet autre est en effet l'essence de nous-mêmes, mais qu'est-ce que nous savons de notre propre aînesse...

Une souris s'échappe

(Ce n'en était pas une)

Une femme s'éveille

(Comment le savez-vous ?)

Et la porte qui grince

(On l'huila ce matin)

Près du mur de clôture

(Le mur n'existe plus)

Ah ! je ne puis rien dire

(Eh bien vous vous tairez !) Je ne puis pas bouger

(Vous marchez sur la route)

Où allons-nous ainsi ?

(C'est moi qui le demande)

Je suis là près de vous)

Peut-on être si seul

(Je le suis plus que vous

Je vois votre visage

Nul ne m'a jamais vu).

Et quoi que nous disions, nos paroles d'aujourd'hui rappellent un autre sens, quelque mémoire ensevelie qui nous accueille en doux secret d'un versant de l'espace à l'autre, le temps, l'espace le plus distant : ci-gît l'alter ego comme dans des parenthèses. Et c'est ainsi que nous pénétrons sans aucun doute l'éternité, presque insensiblement : mais quoi, n'habiterons-nous jamais l'extrême coïncidence...

Grossièrement appelée notre double, l'âme nous parle de son langage sans mots, silencieux, que chaque poème nous transmet comme il peut avec les mots du corps. De qui parlerait-elle si ce n'est de ce corps qui la retient, elle fluide et fuyante, de ce corps qui la rive mais la déserte quelquefois de manière inquiétante, qu'elle maudit, chérit tout aussi bien :

" Je suis une âme qui parle

Ecoutez de votre mieux.

J'avais honte de mon corps

Qui se présentait partout

Avec moi, m'enveloppant

De sa chair à vêtements.

Je le trouvais si grossier

Avec les os et le sang

Que souvent je l'ai maudit

Sur la mer et sur la terre.

Je songeais à le noyer

Dans le fond de la rivière,

Et maintenant me voici

Agenouillée sans genoux

Sur le sol où il s'allonge

Je comprends qu'il ne me reste

Que ses souvenirs à lui...

Promesse d'une demeure et d'un séjour sur la belle Terre, le corps lui donne rarement la réplique, ou la questionne d'une langue également taciturne, la seule qu'entende L'Ame Proche :

Mon âme suit mon corps,

- La nuit comme le jour

Elle n'a pas besoin

De soleil pour être ombre.

" Ame, que voulez-vous "

Vous êtes là, tout près,

Féminine, exigeante

Et filtrant mes pensées

De votre jalousie.

Vous me bandez tes yeux

D'un mouchoir funéraire Quand c'est le tour du corps D'aller et de venir,

De croiser les passants

Et de les regarder

D'oublier les lointains

Avec leur air déçu,

De toucher les objets

Si beaux, à force d'être

A portée de la main. "

La nuit, l'homme et son double, l'âme et son corps s'entretiennent des choses de l'existence. Parfois une parole éclôt, fruit mûr d'un long silence, sur la bouche étonnée de l'un ou de l'autre : question qui ne sollicite aucune réponse puisqu'elle habite le silence, cet élément originel de l'âme qu'il nous faut seulement approcher

... sans bouder, dans cette nuit tremblante

Puisque le moindre bruit, tant qu'il dure, la tue.

Dix ans plus tard, à la suite des poèmes A la Nuit, Supervielle nous transmit Les Deux Voix dans un dialogue de mots, et la nature du rapport du corps et de l'âme, celle-ci hors venue perpétuelle ment : en elle gît toute science, derrière les paupières, toute la consistance de cette chair de notre âme, comme dit excellemment Bounoure, qui n'aspire qu'à s'éterniser :

Et mon coeur qui bat proche et toujours se rapproche

Sans jamais aboutir à ce qu'il entrevoit,

Mineur obscur dont on entend les coups de pioche,

S'efforce dans sa nuit de devenir une âme...

De Dieu, s'il existe.

Le plus inconnu de nos amis, et pourtant le plus proche : Dieu dénué de voix, de visage, cet éternel absent. Mes rapports avec Dieu ne sont pas toujours excellents, confie Supervielle dans ses Notes, et ce n'est pas toujours de ma faute. Il est terriblement susceptible, un rien le froisse. Moi aussi. Mais au sein même de la colère, je reste toujours très poli. Lui aussi. Ainsi le poète s'exprime souvent, bonhomme et même sans gêne : c'est que d'une certaine manière Dieu est de la même lignée que lui, Dieu le poète complet, notre ancien à tous et de beaucoup.

Dieu le solitaire aussi, égaré dans l'espace et dans l'éternité, dans son silence propre et cette rumeur du monde qu'il a créé. Mon idée de Dieu s'est confondue avec l'idée de puissance, j'aime mieux dire Dieu que la nature. C'est plus court, plus concis. Dieu parle, à ce propos, dans un poème d'oublieuse mémoire :

Je me dépêche avec le lièvre,

Je me mouille avec le poisson,

Je me cache avec la belette,

Je m'envole avec le pigeon,

Je m'endors avec l'homme heureux,

Je le réveille de bonne heure,

Je me cherche avec le boiteux,

J'éclate avec l'enfant qui pleure.

Et j'épouse de ma lumière

Tout ce qui boude sur la terre

Et tout ce qui ne boude plus.

Mais Supervielle hésite à voir en lui les êtres seulement, et toutes les choses de la nature : Dieu est aussi, dit-il, le Créateur par excellence, le Dieu de la lumière de La Fable du Monde. En vérité : Le mot Dieu est le carrefour de tous les malentendus. Il s'ouvre à tout le mystère du monde. Pourquoi faut-il, hélas ! qu'il se referme sur lui ? Et Dieu demeure, dans tous les cas, solitaire d'être tout à la fois : l'oiseau, l'arbre, et le vent mais rien de défini :

Moi qui suis l'univers et ne peux en jouir.

Puisque tout est en moi dans sa masse importune désespéré d'être, paradoxalement, créateur de ce tout et séparé de lui :

Je suis coupé de mon oeuvre,

Ce qui est fini est lointain et s'éloigne chaque jour.

Quand la source descend du mont comment revenir là-dessus ?

Dieu-Ombre encore plus malheureux que les ombres : s'il a créé le monde ce n'est pas tellement par bonté, s'il s'est en quelque sorte séparé de lui-même :

Secoué par les prières et les blasphèmes des hommes,

Je suis partout à la fois et ne peux pas me montrer,

Sans bouder je déambule et je vais de ciel en ciel,

Je suis l'errant en soi-même, et le grouillant solitaire,

Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même,

Je m'égare au fond de moi comme un enfant dans les bois,

Je m'appelle, je me hale, je me tire vers mon centre.

Homme, si je t'ai créé c'est pour y voir un peu clair

Et pour vivre dans un corps moi qui n'ai mains ni visage.

Voir un peu clair n'est pas loucher dans la lumière ni s'exposer, sans retenue, aux regards indiscrets.

Le Dieu de Supervielle a dit pourtant :

Et que je cesse enfin d'être mon inconnu.

Que la lumière soit...

et la lumière fut : mais seulement lui pourrait l'envisager, lui cette lumière de l'origine, cette poésie première obscure pour nous qu'il exprime, une fois pour toutes, par excellence. Pour l'homme, pour le poète en l'homme Dieu n'est qu'un chez d'oeuvre de l'obscur, Dieu Derrière la Montagne. C'est là toute la portée du fiat lux.

Parfois le poète est pris d'une tendresse très grande, et de pitié pour ce Dieu-là qui lui résiste malgré toute sa proximité, et sans doute à cause d'elle. N'est-ce pas que nous lui faisons violence au lieu d'attendre patiemment, passivement qu'il nous illumine, et nous fasse quelque grâce de sa révélation. Dieu-Le-Jour et Dieu-La-Nuit, Dieu-Puissant Dieu-Suprême, il s'est réduit à si peu de chose pour nous être, nous qui ne sommes que par lui, un peu plus accessible. O Dieu Très Atténué, l'interpelle doucement Supervielle... Dieu-Pluie, Dieu plus inconsistant qu'une goutte de pluie, et devenu lui-même cette goutte élémentaire que nos regards, non sans quelque ironie, essayent d'agrandir.

C'est cette intime détresse de Dieu que chante Supervielle : non seulement l'inaccessible, et taciturne créateur ; mais cette masse écrasée gisant éparse dans l'herbe, ou dans l'eau sans mémoire, ses créatures les plus humbles. La Fable du Monde et L'Escalier, Oublieuse Mémoire et Le Corps Tragique témoignent de la sollicitude, par une seule ou plusieurs poésies, et de la gratitude du poète pour celui qu'il appelle Mon Dieu :

O chef-d'oeuvre de l'obscur,

Dieu tant de fois difficile

Et tant de fois étouffé

Attirant, triste et hostile,

Et pourtant pas tout à fait,

Seul Dieu que j'ai mérité.

Cette attitude n'est pas chrétienne. C'est poétiquement que je parle de Dieu, dit un jour Supervielle. Je suis de famille catholique, mais je ne pratique pas depuis ma jeune enfance. J'en ai même perdu le souvenir. Mon esprit est pourtant religieux à sa fa, con. Le Dieu dont il est question dans mes poèmes, s'il a un arrière-fond chrétien du à l'atavisme, est un Dieu de poète. Et sa misère est celle des poètes, confinés dans leur silence et dans leur solitude, et même coupés de ce qu'ils ont créé.

La poésie de Supervielle est aimantée par la parole, et paradoxalement aussi par tout ce qui ne se prête pas à la parole : la solitude et le silence, la parole elle-même quand elle parle du silence, la mort, Dieu finalement : le Père, l'Epoux, l'Aimant de toutes ces choses excellentes.

Mais Dieu n'a pas besoin du véhicule bruyant de la parole. Chez lui l'acte en effet de créer se superpose infiniment à l'acte de parler, il est toute la parole ; Dieu ne cause pas sans conséquence. Créer le moue : créer l'arbre et le chien par exemple et la goutte de pluie, créer l'homme et la femme n'est autre chose que les exprimer, les appeler concrètement à l'existence. Parler, agir sont un même acte, et c'est pourquoi s'il parle ou crée Dieu n'est que silence.

Moi qui suis silence sans fin dit-il à l'homme de lui-même, ou seulement le pense, dans le silence. Eux les poètes ont tel respect des mots, des choses du monde qu'à peine on les entend parler, qu'à peine même on les écoute s'il leur arrive de parler. Dieu qui parle sans mots est le plus incompris parmi nous, c'est celui-ci qu'aime et jalouse Jules Supervielle, Dieu le poète par excellence qui dit le langage-baume de la séparation.

Dieu-Le-Solitaire assurément, depuis le chaos l'impénétrable, L'origine sans histoire de l'histoire de la poésie. Et nous restons privés de lui, sans la mémoire de sa lumière et de sa parole denses - les poètes, même eux, ne l'approchent qu'à demi. Lui-même, créant l'homme, l'oppose constamment à lui par le sensible, par la parole et par le désir, et par la mort qui sont les caractères apparemment de notre finitude. Certes lui-même accuse, dans sa tristesse, la couronne d'Ombre et de lumière qui l'auréole au coeur des hommes, le brasier mystérieux de la cendre et du feu :

Et moi je reste l'invisible, l'introuvable sur la Terre,

Ayez pitié de votre Dieu qui n'a pas su vous rendre heureux, Petites parcelles de moi, ô palpitantes étincelles,

Je ne vous offre qu'un brasier où vous retrouverez du feu.

Et que l'homme lui demande asile et protection, le silence reste entier, et la demande son unique recours. C'est peut-être ce qui reste de la femme en nous qui doit prier Dieu, alors que l'homme garde le silence devant lui. Comment du reste le toucher, et comment lui parler pour qu'il nous parle aussi-s'il nous est plus inaccessible que les morts, eux que nous connûmes naguère au moins.

C'est ainsi que Supervielle, dans sa très douce Prière à l'Inconnu, s'adresse à Dieu : sans même l'assurance de l'atteindre, ni croire en lui, seulement empli de détresse et d'espérance lourdes :

Voilà que je me surprends à t'adresser la parole,

Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes,

Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes,

Je regarde les autels, la voûte de ta maison

Comme qui dit simplement : " Voilà du bois, de la pierre,

Voila des colonnes romanes, il manque le nez à ce saint

Et au dedans comme au dehors il y a la détresse humaine. "

Le ton rappelle, évidemment, le pathétique Portrait des Gravitations : poème qui s'adressait à douce proximité, coupé d'une morte à l'origine, sa mère que le poète n'avait guère connue. C'est beaucoup moins durement sans doute qu'il sollicite ici le Père, dont il naquit anciennement brisé, lui rappelant qu'à l'aube des guerres, lui que toute parole appelle imparfaitement, même la poésie risquerait de se taire, et lui demandant protection contre un silence plus funeste, qu'en 1937 lui-même pressentit dans La Fable du Monde.

Tant de choses se préparent sournoisement contre nous,

Quoique nous fassions nous craignons d'être pris au dépourvu,

Et d'être comme le taureau qui ne comprend pas ce qui se passe.

Mais quelle nécessité de croire pour engager quelque dialogue, est-ce qu'il est nécessaire de croire aux morts pour les entendre... Et il n'est pas plus difficile de s'adresser à notre Dieu, s'il n'est pas nôtre absolument, qu'à l'étoile de l'âme et de la nuit mêlées, cette part muette en nous de toutes les choses du monde :

Mon Dieu, je ne crois pas en toi,

je voudrais te parler tout de même ;

J'ai bien parlé aux étoiles bien que je les sache sans vie,

Aux plus humbles des animaux quand je les savais sans réponse,

Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe.

Je me suis parlé à moi-même quand je ne sais pas bien si j'existe.

Qu'est-ce en effet que la réponse, l'appel seulement est l'essentiel.

C'est ce que nous poètes n'ignorons guère : nous ne pouvons pas plus

nous empêcher de le dire, comme si nous en eussions douté, nous avons charge de le dire et nul n'a plus que nous douté de ce qu'il dit. Faut-il que nous soyons mal assurés pour demander qu'on nous entende, mal assurés de nos demandes pour demander quelque réponse. Dieu est muet, dit Supervielle : nos paroles l'éloignent, nos silences l'approchent comme les morts ; mais la prière vulgaire que la demande. Qu'est-ce de lui demander donc de se départ ir de son silence, et de ses distances vénérables, nous qui nous acclamions déjà nous menacions de guerre. L'étrange prière en effet. Nos paroles appauvries n'atteignaient plus les hommes nos semblables, ni les oiseaux de l'air sans les tuer, nos paroles perverties n'atteignaient pas les voûtes, et n'élevèrent la voix qu'à l'automne mort des mots. C'est pourquoi la prière, la plus demandeuse de nos demandes, n'appelle que le silence, et le mépris sur elle du silence : c'est là toute la réponse, elle ne peux plus l'entendre, qu'elle détruisit par sa demande :

Ah ! si tu existes, mon Dieu, regarde de notre côté,

Viens te délasser parmi nous,

la Terre est belle avec ses arbres,

Ses fleuves et ses étangs, si belle que l'on dirait

Que tu la regrettes un peu.

Mon Dieu ne va pas faire encore la sourde oreille,

Et ne va pas m'en vouloir si nous sommes à tu et à toi,

Si je te parle avec tant d'abrupte simplicité

Mais leur dialogue est impossible, l'incertitude ici tragique, la différence inexprimable des hommes et de leur transcendance ; et ce n'est pas autrement. Ainsi Dieu parle à l'homme, qu'il met en garde notamment contre toutes les erreurs de l'anthropomorphisme, il n'est pas plus question de diviniser l'homme que d'humaniser Dieu :

Quand je dis " mes bras " ne va pas croire

Que ce sont des bras comme les tiens,

Quand je dis " mes yeux " comprend que rien

Ni autour de toi, ni ta mémoire

Ne t'en révèle un seul regard.

Je me sers des mots qui sont à toi.

Ils n'ont pas plus de choses communes, hormis cette parole de Dieu tout n'est que silence, et dans ce clair silence toutes les paroles se désavouent. Dieu pourtant n'exclut pas le rapport, bien au contraire tout se rapporte à lui, et se recueille dans l'âme du Tout comme les âmes individuelles dans les étoiles grandes, comme les vivants défunts dans les morts précédents. Et ceux que le silence a tenu longtemps séparé ne peuvent s'unir qu'en long silence, le silence des hommes secrètement accordé au silence de Dieu :

Si tu ne me saisis pas bien Restons taciturnes ensemble.

Que mon secret touche le tien, Que ton silence me ressemble.

La lumière luit en Dieu qui nous aveugle, la parole est également

à lui, mais nous n'entendons pas la voix de son très haut mutisme :

elles n'ont qu'un sens pourtant d'un terme à l'autre infiniment ou

vertes et directes. Il suffirait d'écarter les paupières de la femme

et de l'âme sourdes, il y a dit Schehadé trop de poésie dans la

cendre, il suffirait de consentir au brasier de la mort pour étinceler

vraiment dans l'ancien feu. Sans aucun doute nous pensons trop pour être des poètes.

Jules Supervielle


Lettres à Valery Larbaud


Le Fonds Valery Larbaud à Vichy possède 70 lettres de Jules Supervielle écrites entre 1923 et 1935. Si les lettres de 1923 commencent par " Cher Monsieur " ou " Cher Maître " très vite le < Cher ami " remplace ces formules plus solennelles. L'amitié profonde qui unit les deux- écrivains apparaît tout au long de cette correspondance. Supervielle. avec des mots et des images de poète exprime à Larbaud son admiration pour son oeuvre, son érudition et la générosité dont il a fait preuve en tant que traducteur. Il écrit l'émotion et la joie que lui donne Larbaud en appréciant son oeuvre. Son jugement lui est précieux il considère Larbaud comme un maître. Si l'océan est parfois entre eux, cela donne matière à une grande ouverture sur la littérature sud-américaine et leurs amis communs. Ricardo Guiraldes, Pedro Leandro Ipuche, Gervasio Guillot-Munoz Carlos Sabat-Ercasty. Et c'est d'au-delà de l'océan de Montevideo que Jules Supervielle informe délicatement Valerv Larbaud qu'il souhaite lui dédier Gravitations. L'exemplaire de Larbaud porte en outre la dédicace manuscrite suivante :

" Vous êtes l'inventeur du plus beau jeu de cartes que l'on donne

d'un pays à l'autre à la hâte sur le tapis des Continents "

A Valery Larbaud

Maintenant que l'ouvrage est bien séparé de moi je me trouve fort audacieux mon cher maître et ami de vous l'avoir dédié aux yeux de tous.

Puissiez -vous voir dans cet hommage le signe de ma gratitude et de mon admiration les plus émues.

Jules Supervielle

Le 9 décembre 192 3

Mon cher Maître,

Que je voudrais pouvoir remercier, un peu comme vous savez écrire, avec ces mots de tous les jours que votre plume émerveilla ! On vous entend penser, songer dans votre livre. Mystère de cette prose aérienne qui laisse de si profondes traces ! et comment ne pas être amoureux de vos " petites mortelles >,. Quennie, Quennie ! Je voudrais vous envoyer une poésie pour elle. Si j'ai la chance pour moi je vous demanderai de me la laisser publier. Elle est commencée... Mais j'ai peur de Quennie " comme d'une abeille.

Amants, heureux amants. Mon plus secret conseil... Vos pages

semblent écrites " pour nous empêcher d'être tristes " et nous donner de la mélancolie. pour nous révéler des âmes et nous les voiler sous une soyeuse, une voluptueuse discrétion

Merci, encore merci. Veuillez me croire cher Maître, votre très vivement dévoué

Jules Supervielle

Je n'oublie pas vos Paraguayens. On s'en occupe. J'espère qu'on ne tardera pas trop à me les envoyer.

Sarandi 37 2

Montevideo, le 14 oct. 1924

Cher ami.

Et voici de nouveau l'Océan entre nous. Du moins tout me porte à le croire. En réalité ce qu'il y a surtout entre nous (et pour mieux nous unir) c'est un ami de plus : Ricardo Guiraldes dont je viens de faire la connaissance à Buenos Aires. Vous étiez notre sujet d'entretien favori et rapprochiez singulièrement de notre plaisir la rue du Cardinal-Lemoine et celle de l'Odéon, la Seine aussi, étonnée de ce beau voyage. Avec quelle joie ne vous verrions-nous pas débarquer sur ces terres lointaines où certains de vos héros vous ont précédés et vous promener dans les rues Florida, Callao. Charcas. Ayacucho, Santa Fé... Tous ces beaux noms me donnent du courage. Je vous supplie de m'aider. J'ai besoin de vous dire quelque chose qui a pour moi infiniment plus d'importance, Ce livre n'est que pour vous et qu'il vous sciait difficile de deviner par ce qui précède. Je voudrais vous dédier mon prochain livre de poèmes. Ce serait pour moi une merveilleuse façon de voyager avec vous. Mon recueil s'intitulera Gravitations (à moins que ce ne soit Loin de l'humaine saison) paraîtra aux éditions de la N.R.F dans les premiers mois de l'année 19 25 (avril sans doute. Je ne sais pas la date exacte mon manuscrit ne devant être prêt que dans trois ou quatre mois). Il contiendra une soixantaine de poèmes. Dès qu'il sera au point, à mon point de voyageur je vous enverrai une copie.

En même temps que cette lettre vous recevrez un livre Dudaondo contenant tous les uniformes de l'armée argentine, de la conquête espagnole à nos jours. Je l'ai trouvé à Buenos Aires : laissez-moi espérer que vous ne le connaissez pas encore ! Les documents du Paraguay ne me sont pas encore parvenus mais je les attends et ne quitterai pas l'Uruguay sans les avoir.

Fargue m'avait demandé des poèmes pour Commerce. Je vous on soumettrai à tous deux par un très prochain courrier, dans une quinzaine de jours. Votre nouvelle revue nous a donné un formidable premier numéro - et fort intimidant pour moi.

Je vous remercie de m'avoir signalé le livre de Hudson. Il m'intéresse beaucoup et je pense bien écrire un jour quelque chose sur les guerres civiles de ces pays. Votre suggestion m'est précieuse et je vous en remercie profondément.

Veuillez croire, cher ami. à toute mon admirative sympathie.

Jules Supervielle

Je pense quitter l'Uruguay en février prochain.

P.S. 15 oct. Je reçois ce matin une lettre d'Asuncion contenant les documents ci-joints que m'envoie mon ami Ritter. Voici la lettre aussi où vous trouverez quelques Enseignements.

47, boulevard Lannes Le 31 janvier 1925

Cher Monsieur,

On m'a remis ces jours-ci les Echantillons par Gomez de la Serna que vous avez eu l'exquise attention de m'envoyer avec la complicité de Mademoiselle Pomès. Me permettez-vous de vous dire combien j'aime votre façon de reculer jusqu'aux pôles les frontières qu'une tradition mal comprise voudrait toutes proches (au nord la forêt de Saint-Germain, au sud celle de Rambouillet). Ô tenêtres de Ramon à Madrid " comme un feu de navire à l'avant de l'Europe " !

Je m'émerveille que des écrivains tels que vous qui ont encore tant d'aspects de leur talent à nous revéler se donnent la peine de traduire des auteurs étrangers et, excuserez-vous cette confidence, je ne puis m'empêcher d'être environné de confusion à la pensée que je

n'ai encore rien fait dans ce sens où j'aurais peut-être enfin trouvé une assez bonne raison d'écrire.

Voulez-vous agréer, cher Monsieur, l'hommage de ma gratitude très véritable et d'une admiration mûrie sous de lointains soleils.

Jules Supervielle

Le 18 mars 1929

Mon cher ami,

Bref, ce qui m'attriste surtout c'est de vous avoir laissé si longtemps sans nouvelles et votre carte de Rome m'éclaire sur mes véritables sentiments. Par des amis communs à qui je demandais s'ils savaient ce que vous deveniez, j'étais au courant : votre santé, vos déplacements, vos prochains ouvrages. J'étais renseigné aussi par tout ce que l'on dit de soi entre les lignes de ce que l'on publie. Et votre admirable Nonnain m'a aussi donné de vos nouvelles. L'énorme Ulysse de Joyce m'en apporte de votre générosité, de votre grande patience. Je sais que cette révision vous a demande six mois de travail !- et de vos immenses connaissances.

J'étais de ceux qui avaient reculé devant les difficultés du texte anglais. Et je suis bien surpris d'entrer, agora si merveilleusement dans ce bloc de basalte.

Je suis vraiment heureux que vous ayez aimé Saisir. Quand nous nous reverrons je vous demanderai si vous estimez que j'ai bien fait de ressusciter Bigua dans Le Survivant.

Savez-vous que depuis quelques semaines j'ai un enfant de plus ! En chair et en os cette fois - la - Henri, Denise, Françoise, Jean. Jacques et... Anne-Marie. Quand je pense que vous, Léger, Fargue et les 3/4 des écrivains que j'aime le mieux n'ont pas d'enfants, je suis terriblement confus de mon insistance. Je me suis souvent demandé - dans l'absolu, évidemment, car j'adore les miens- s'il convenait qu'un artiste eût des enfants. Mais cette question digne du Salon de Madame Amel ne mérite pas de réponse.

Je vous recopie, à titre documentaire, comme on dit dans l'administration. les vers ci-joints que m'a inspirés Anne-Marie. Ce n'est pas un texte definitif mais plutôt l'extrait d'un poème qui est encore en moi dans sa plus grande partie.

Su amigo de siempre,

Julio

1. Un simple billet de faire part. Je ne sais à la suite de quel mystère Anne- Marie est devenue du masculin dans ce poème.

NAISSANCE

Le jour démêle mal encore ce bruit nouveau

Les murs ne savent pas qu'un un enfant est éclos.

Le fracas de la rue en cherchant son oreille

Veut pénétrer en lui comme une noire abeille

Puis s arrête et se tourne ailleurs comme effrayé

Par cette chair encore trop près de son secret

Au sortir d'un voyage où ses yeux étaient clos

Dans un pays toujours nocturne sans échos

Et dont le souvenir est dans ses mains serrées.

0 Ne les desserre pas laisse - lui sa pensée.

Quand il les ouvrira ses yeux-y verront clair

Alors il comprendra le langage de l' air

Il tournera la tête et me verra debout

Comme un arbre qui fait son ombre et qui l'écoute.

Jules Supervielle

Note de la rédaction : Ces lettres inédites de Jules Supervielle sont présentées par Monique Kuntz. Qu'elle trouve ici l'expression de notre reconnaissance, ainsi que Denise Bertaux. Françoise Galland-Tunali et Claude Malhuret. Le poème de Jules Supervielle est la première ébauche connue de " L'enfant née depuis peu " , publié en 1930 dans Le F (Forçat innocent.

Ces mots tremblants de voir le monde

Eugénio Montale

traduit de l'italien par Nathalie Combe

Dans l'entre-deux-guerres, Eugenio Montale donna à plusieurs reprises sa collaboration à Solaria. Fondée à Florence en 1926, cette relue se distinguait par une ouverture véritablement européenne dans un temps où le cri du fascisme prônait l'autarcie dans tous les domaines. On pouvait lire dans Solaria des critiques des derniers livres de Paul Valéry, Hemingway, Gide Malraux, à coté de traduction de TS. Eliot, Rilke ou Joyce. Eugenio Montale né à Gênes en 1896 avait publié Os de seiche, son premier livre, en 1925. En 1927, il s'installait à Florence et c'est en novembre de cette même année qu'il écrivit pour Solaria ce compte rendu d'Oloron-Sainte-Marie de Jules Spervielle fraîchement paru aux éditions des Cahiers du Sud, à Marseille.

Dans Oloron-Sainte-Marie, comme dans les poèmes publiés naguère par Jules Supervielle, il est possible de reconnaître une sincérité de sentiments que la poésie française récente, à l'exception peut-être de Fargue, semblait avoir égarée parmi des moulages néo-classiques et de froides alchimies d'imagistes. A l'instar du Fargue des Poèmes - puisque le dernier Fargue semble s'être adonné à des expériences plus constructives dont on ignore encore les résultats. Supervielle est avant tout soucieux de préserver l'authenticité de son propre " timbre " expressif. S'il se refuse à des transpositions tonales, à des condensations dans des " moules " , plus connus, c'est que la poésie n'en saurait tirer aucun avantage architectonique sans quelque sacrifice d'une autre nature. Dans Oloron, brève rhapsodie lyrique inaugurée par une méditation du poète revenu au pays de ses ancêtres, désormais " guéris de voir la mer, le ciel et les bois " " Comme au temps de mes pères, les Pyrénées écoutent aux portes... " -, l'inspiration est évocatrice plutôt que mélodique, mais il n'est pas facile de la reconduire à des modèles connus.

J'ai cité le nom de Fargue, en raison d'une affinité qu'il convient de ne pas forcer, tout comme j'ai autrefois rappelé, à propos de Gravitations que la leçon de Whitman et des symbolistes français n'a pas été sans profit pour Supervielle. Or le poète lui-même, aujourd'hui, en dédiant Oloron à la mémoire de Rainer Maria Rilke, prend soin de nous indiquer discrètement ses préférences idéales. Des prédilections, et rien de plus. Il serait vain de chercher chez ce poète franco-uruguayen qui montre si peu de goût pour un ton pur, local, reconductible à un seul temps, un seul lieu. une seule tradition, mais qui offre en compensation quelque chose de plus rare peut-être ; il serait vain, dis

je, de chercher chez lui des traces sérieuses d'influents littéraires. En outre, si nous étions tentés de lui reprocher la peu évidente rigueur constructive de ses poésies, nous trouverions un secours dans le souvenir du Violeur d'enfants livre très limpide et d'un réel accomplissement. mais aussi dans ces passages d' ëOloron où l'agencement naturel des mots les plus simples crée un relief solide et fort éloigné des schémas habituels :

Moi qui " le suis parmi les hommes

Qu'un homme de plus ou de moins

Tant le vivant ressemble au mort

Et l'arbre à l'ombre qui le tient

Et le joue toujours poursuivi

A la voleuse nuit.

Une matière poétique, donc, livrée dans un état presque fluide pour que rien ne soit perdu du pressentiment qu'elle contient ; pressentiment ou, comment l'appeler ?, frisson de coexistence avec nos morts message de décomposition, saveur amère dans la bouche, goût de cendres... Il serait vain de le définir. C'est un sentiment avant tout humain, même si le poète semble parfois le rapporter à des choses inanimées ou à des animaux :

L'air demeure angoissé de mollettes immobiles

Et leur est une " le de glace sous les plumes

Le coeur de l'homme, sans doute : pour le suivre dans ses mouvements avec fidélité, cela vaut la peine de s'aventurer dans cette savane grise qui semble alors fourmiller et se consteller d'irisations fiévreuses Certes, dans Oloron tout ne peut paraître ferme et net à un lecteur imprégné d'une autre tradition ; mais pour s'en tenir aux

résultats les plus sûrs, il me semble difficile d'aller plus loin dans cette sensation de froid intérieur qu'agitent seulement des tressaillements obscurs et de plus en plus rares ; difficile de mieux communiquer la certitude de sa propre dépendance fatale, de son propre caractère instrumental :

Qu'attends-tu de celui qui se sert de tes yeux

Et de ta droite pour écrire

Ces mots tremblants de voir le monde

Pour la première fois

Il est difficile aussi de poursuivre avec un abandon plus confiant cette intime conversation avec l'humanité déchue qui est celle des Ombres, puisque

Les morts sont maladroits

Et gênés par les astres

et que si quelque chose d'eux filtre jusqu'à nous, c'est à peine plus que l'éclair d'un regard :

Ils n'ont que leur regard qui brille

Connue l'argent de la faucille

Qui un jour leur trancha le corps...

Il est difficile enfin d'attendre avec une plus grande obstination l'apparition de ce présage auquel on ne peut donner de nom sans le voir s'évanouir, quand bien même serait-il nommé par la parole, un peu " déguisée " cette fois, d'un poète :

Il ne faut pas le dire

Ni même le murmurer

Il ne faut pas en écrire

Il défaut pas y songer

Même dans le délire


Il ne faut le regarder

Qu'à travers deus yeux bandés

Et surtout ne 1'approcher

Qu'avec des gants de fer

forgé


La poésie et ses environs

Georges-Emmanuel CLANCIER

(Essai) NRF Gallimard (1973)


SUPERVIELLE DANS LA DISTANCE


La mort presque jamais n'a cessé de hanter la poésie de Supervielle, presque jamais elle n'a cessé d'apparaître ou de se laisser deviner dans le corps du poème.

Que voulez-vous que je fasse du monde

Puisque si tôt il m'en faudra partir

demandait-il. Maintenant qu'il est parti, ses vers répondent à ses vers.

Il me faut mettre de l'ordre

Parmi toutes ces étoiles

Que je vais abandonner

Ces étoiles avant de les abandonner, avant de nous abandonner, il les a mises en ordre dans son langage ; il a fait qu'après lui le monde et les étoiles continuent à être, à vivre ou à luire pour nous, selon l'ordre, la vie, la lumière que ses mots ses images, ses mythes, ses rythmes leur ont donnés pour mieux nous faire don de l'univers.

Un grand poète du chaos, des êtres, des choses, des astres, tire l'ordre vivant du poème et nous permet ainsi à notre tour de prendre possession du monde.

" Je pense encore le monde...î Claude Roy nous rappelait ces mots envoyés par Rilke agonisant à Supervielle, et la lettre ne parvint qu'après la mort de Rilke. De même l'oeuvre de Supervielle pense encore le monde pour nous. Il n'est guère d'oeuvre plus peuplée : d'espace et de temps, de nuit et de jour, de songe et de réel, comme elle est peuplée de pays, d'océans, d'arbres, d'animaux.

Sa solitude fraternelle, Supervielle l'a étendue à la terre entière, à l'univers ; d'où ce paradoxe apparent d'un nombre considérable de passagers dans cette oeuvre de solitude : les passagers du cosmos, qu'ils soient hommes, rêves, bêtes, plantes, soleil, pierres, galaxies ou gouttes d'eau ou globules du sang. La solitude de chacun de ces passagers ne dément pas leur fraternité du restant de l'univers dont ils sont à la fois exilés, tributaires et créateurs.

Supervielle, orphelin dès l'enfance, sensible à son isolement et à l'espace autour de lui : l'espace de la pampa, de l'Océan, du ciel nocturne confondu avec cette terre et cette mer, n'a-t-il pas plus tard puisé dans sa conscience enfantine ce sentiment d'un monde sans père, d'un monde qui garde la nostalgie du père : et le cheval, l'arbre, les vagues, le corps sont ces enfants orphelins qui ont besoin du poète, de son regard, pour échapper un peu à la solitude et au silence.

Le poète est leur compagnon, il est le compagnon de la création, mais, en même temps qu'il est s'est senti concerné, appelé par la nostalgie de chaque être et de chaque chose, il a compris que son premier compagnon à lui c'était son corps aussi proche et aussi inconnu que le reste du monde, semblable au corps du monde, habité, irrigué comme lui, comme lui voué à l'alternance de la nuit et de la lumière, comme lui au flux du temps.

Le Corps tragique est le titre du dernier recueil de Supervielle. J'y relève cette interrogation :

L'univers est un faible bruit

Est-ce bien à lui à mon oreille ?

Ainsi, jusqu'à la fin, Supervielle aura-t-il écouté, comme nul autre poète, battre son coeur et celui de l'univers. Plus exactement, ces pulsations menacées, précieuses et décevantes étaient-elles celle du coeur ? étaient-elles celles du monde ? Les unes et les autres se confondaient sans doute, donnant à l'oeuvre de Supervielle son unité. Le poète se montrait infiniment respectueux et amoureux des êtres, attentif à leur pouvoir secret de métamorphose qui témoignent en chacun d'eux de la source commune des origines.

Chacun a toujours en lui

De quoi devenir autrui.

Cette métamorphose est clef de poésie ; en particulier la métamorphose qui est implicite dans toute métaphore. Ce qui caractérise en ce domaine la méthode de Supervielle, c'est la façon qu'il a de montrer tout être proche d'un autre, prêt à se muer en l'autre, de montrer tous les êtres proches du poète, prêts à se changer en lui et lui-même en eux, et cependant de maintenir les distances. Sans doute, à son expérience d'enfant des deux continents, de l'Europe et de l'Amérique Latine, à sa découverte de l'espace des pampas, de l'Océan, dut-il ce sens de la distance : sur une immense et plate étendue, qu'elle soit de terre ou d'eau, toute apparition, fût-elle très lointaine, prend une extrême importance, une extrême présence, en même temps qu'elle reste consciente, parfois même jusqu'à la douleur, la notion de la distance qui nous sépare du signe apparu à l'horizon. Ainsi en va-t-il dans l'oeuvre de Supervielle où les êtres comme les choses évoqués sont à la fois présents et maintenus dans la distance ou la profondeur. Ce sentiment de l'éloignement, et la nostalgie qui l'accompagne, se doublent d'une exaltante confiance dans la plénitude de l'univers, car il n'est solitude si totale qu'elle ne trouve son écho, tout là-bas, aux confins de l'inconnu. A cette question que se posera par exemple le poète, que se posera à elle-même la vie du poète, répondra l'image de quelque oiseau des Andes, ou d'une vague au rivage américain ; et cette double distance, celle d'un continent à un autre continent, et celle d'une espèce animale à une autre, ou plus encore celle de la vie à la matière, cette double distance, sous son apparente et discrète mélancolie, affirmera la beauté de la vie comme le pouvoir du poème, beauté et pouvoir qui permettent ces simples et miraculeuses noces entre deux solitudes se rejoignant enfin " dans une ténébreuse et profonde unité " .

" Je suis d'une famille d'horlogers, je tiens à ca que mes poèmes soient bien agencés " , déclarait Jules Supervielle. Horloger ? Peut-être, lui qui guettait avec une tendre vigilance la marche incertaine de son coeur et du coeur du monde, et cette façon qu'ils avaient de compter et de conter le temps.

C'est vrai, ses poèmes sont bien agencés. Peut-être, n'est-ce pas de cela qu'il eût dû se montrer le plus fier : cette pudeur, déguisée sous les souci de l'artisan, a pu parfois laisser la poésie déserter çà et là la machinerie du poème.

Mais il est tant d'admirables preuves contraires dans l'oeuvre de Supervielle : ce sont elles dont on se souviendra. Et qu'il se soit " toujours refusé pour (sa) part, à écrire de la poésie pour spécialistes du mystère " nous a valu ce chant si simple et si humain, simple mais d'une grande diversité, humain mais chargé comme l'arche d'animaux, de plantes et de planètes, ce chant où le mystère n'est certes pas spécialité mais bien présence essentielle et vivante.

Poète de la distance, toi qui fis se retrouver dans la même note nostalgique de leur chant, l'homme tenu au piège de sa solitude et tel oiseau, qui sans le savoir, lance son cri aux antipodes, te voilà maintenant aux prises avec la distance absolue : la mort ; ta voix en est rendue étrangement proche, puisse t-elle faire toujours plus nombreux tes amis inconnus.


Poète de la nostalgie

A. Rousseaux

Dans le monde en désarroi du printemps 1940, Jules Supervielle se trouva en Uruguay. Ce n'était pas un hasard. Il est né à Montevideo, comme Laforgue et Lautréamont. Pour un Béarnais comme lui, ce n'est rien d'exceptionnel qu'une famille qui est allée " aux Amériques " , et dont les racines y ont fait marcotte. Mais, dans le lot des souffrances que nous avons eu à partager, l'exil involontaire allait attribuer à Supervielle la part qui était dans son destin : " la France au loin " , comme sa douleur a si bien dit, et la nostalgie, non seulement d'une patrie malheureuse, mais d'une âme prisonnière, qui reçoit du poète inquiet une pensée fidèle obstinément.

Nous ne pourrons jamais oublier, parmi nos souvenirs de quarante et un, quarante-deux, ces poèmes qui nous arrivaient d'un autre bord du monde, comme les mains d'un aveugle qui se tendraient vers un visage chéri :

Je cherche au loin la France Avec des mains avides, Je cherche dans le vide li de grandes distances.

Leur expression avait la douceur tendre, la calme simplicité, le ton de mi-voix et de caresse mesurée par où la poésie de Supervielle nous séduit. Sous cet art uni, il y avait une plainte déchirante. Supervielle disait de la France :

Qu'est-elle devenue Qu'elle ne répond plus A mes gestes perdus Dans le fond de la nue.

La France malheureuse hantait son sommeil, passait comme une grande ombre dans ses rêves. Elle était devenue comme une présence lointaine, captive, quasi inaccessible, et pourtant d'une nécessité qui ne tolérait ni la

- séparation ni l'exil. Il y avait au loin, et enfermée, l'âme de la France comme il y a toujours eu pour Supervielle l'âme de toutes choses en ce monde auxquelles il est uni d'un grand amour.

ô Dans un hommage que l'organe canadien. Gants du Ciel a rendu à Supervielle et à son oeuvre, on lit cette juste définition : " L'oeuvre poétique de Jules Supervielle est une tentative d'abolition des limites qui divisent les êtres et une invitation à communier dans la sympathie universelle. : > De là les trajectoires

if que cette poésie lance dans les espaces de communication invisible de l'univers, où passent des ondes et des vibrations sensibles seulement à l'esprit des savants et aux coeurs

inspirés. " Poésie des espaces et des gravitations, dit très bien à son sujet M. Jean Wahl,

mais en même temps poésie du tout proche

et du familier. " Les poèmes de Jules Super vielle sont une suite de mouvements vers les pôles mystérieux de la vie, de la part de cet homme qui est toute modestie et toute ferveur. A mesure qu'il avance en âge et en art Supervielle ne cesse de raffiner sur l'humilité de sa technique. Son ami Etiemble nous invite à admirer tant de patientes victoires remportées sur la facilité ou la mode par la simplicité la pureté, la conscience. Cette poésie, qui semble parfois raser la prose comme une aile de martin-pêcheur effleure une eau plate, est mesurée par une honnêteté foncière. Ces laisses tranquilles d'octo ou d'hexasyllables, offertes comme un objet authentique sur une main loyalement tendue, c'est le tour que prend un homme qui essaye avant tout de parler d'une voix juste. J'ai noté, un jour, quelques propos que Supervielle m'avait tenus de sa voix grave, en marchant lentement dans Paris. " J'aimerais, disait-il, que le vers fût merveilleusement oublié dans le poème, et ne ressortit pas en trompe-l'oeil. J'aime aussi que la rime, ou l'assonance, ou leur absence même, se posent avec le naturel d'un oiseau à l'extrémité d'une branche et seulement pour ajouter à la confiance, à l'aveu. : > La poésie de Supervielle fuit les violents bombardements d'images par lesquels il semble que maints poètes, de nos jours, désintègrent leur propre substance. Elle cherche la limpidité d'autant plus qu'elle chemine, non sans trouble, parmi des mystères assez opaques : les mystères de ce monde dont Supervielle voudrait relier les sensibles apparences à ses foyers profonds de vie et d'amour. Entre les affectueux visages du monde, astres, plantes, animaux, et les secrets de la vie, cette poésie cherche des passages : les portes qui mènent du mystère visible au mystère invisible, et par où les rêves tentent d'aller au-devant des révélations.

Ces années récentes, années de vie nostalgique, douloureuse, et - Supervielle ayant été gravement malade - suspendue un moment au bord de la mort, ont achevé d'établir le poète dans l'approximation anxieuse, mais contente en somme

D'avoir senti la vie

Hâtive et mal aimée,

De l'avoir enfermée

Dans cette poésie.

C'est beau, murmure le poète, oui c'est beau

D'avoir donné visage à ces mots : femme, enfants,

Et servi de rivage, A d'errants continents,

Et d'avoir atteint l'âme

A petits coups de rame

Pour ne l'effaroucher

D'une brusque approchée.

Ce n'est pas que Supervielle ne se sente encore gauche, embarrasse de son grand corps, comme il dit, quand les mouvements qu'il fait en marchant ou en dormant correspondent de façon si malhabile à la grâce qu'il voudrait voir sourdre de la nature. Il envie les arbres, ses amis les arbres, grands témoins de la vie intense et silencieuse, de dire si bien par leur mutisme immobile ce qu'il voudrait ne pas taire. Il écoute, dans le grand silence des espaces interstellaires, le petit bruit de chair et de lait que fait un enfant qui tette, tandis que la Grande Ourse et Bételgeuse regardent passer le train terrestre < qui n'a pas l'air de bouger, bien qu'il avance toujours " . Que ce soit, en somme, par les chemins que la vie parcourt à travers nos ténèbres organiques, ou par les pistes de lumière où les astres sont lancés dans le ciel noir, ce poète, comme tous les poètes, est un homme en instance d'éternité. Mais c'est encore par une approche, combien touchante de modestie, de scrupule, d'attachement fidèle à la vie animale et pulpeuse.

Jules Supervielle, dans ses soixante ans d'âge, est sur le versant où tout homme voit le personnage de la mort grandir au bout de la route. Pourtant, il ne croit pas au néant, et en même temps il n'a pas dans l'immortalité la sûre espérance que donne certaine foi. Il est, disons-nous, le poète de la nostalgie. Est-ce là, toutefois, une définition ? La nostalgie d'un autre monde n'est-elle pas au fond de toute poésie, comme elle réside en secret dans tout sentiment religieux ? Ce mot, fait de désir, de regret, de douloureuse inconnaissance, et d'amoureuse inquiétude, est cependant celui qu'il faut mettre en lumière, pour bien entrer dans cette poésie dont le délicat mystère s'efforce à tant de limpidité.

Un autre monde, oui, telle est bien la patrie vers laquelle l'âme de Supervielle laisse tendre son absente et mélancolique adoration. Mais pas un autre monde conçu dans l'abstrait, selon un esprit froidement idéaliste et rationnel. La tendresse de Supervielle va vers l'autre monde qui affleure sous celui que nous touchons. Elle essaye d'atteindre le mouvement du Créateur à l'extrémité de ses créatures. On l'entend murmurer cette modeste imploration :

O Dieu très atténué

Des bouts de bois et des feuilles...

Même on pourrait voir, dans ces vers de La Fable du Monde, comme dans bien d'autres de Supervielle, une sorte de discret panthéisme. Il est plus vrai de dire que Supervielle, sans commettre la confusion du Créateur et du créé, qui fait le panthéisme proprement dit, communique de toute son âme avec ce qui est, dans la vie palpitante des créatures, comme une invisible et émouvante émanation de Dieu. Il nous le fait lui-même entendre à la fin d'un dialogue avec Jeanne d'Arc. Ce poème n'est pas des meilleurs, à beaucoup près, mais il s'ouvre, avec toute la délicatesse et toute la loyauté que nous aimons chez Supervielle, sur cette plage exquise et indécise où le coeur du poète erre en quête du ciel. Sans doute le poète s'est-il tourné vers Jeanne d'Arc parce qu'elle est accordée mieux que personne à l'âme des choses de France. Mais de l'âme des choses les plus aimées aux réalités de la vie spirituelle, dont Jeanne d'Arc possède l'accès, ne pas taire. Il écoute, dans le grand silence des espaces interstellaires, le petit bruit de chair et de lait que fait un enfant qui tette, tandis que la Grande Ourse et Bételgeuse regardent passer le train terrestre < qui n'a pas l'air de bouger, bien qu'il avance toujours " . Que ce soit, en somme, par les chemins que la vie parcourt à travers nos ténèbres organiques, ou par les pistes de lumière où les astres sont lancés dans le ciel noir, ce poète, comme tous les poètes, est un homme en instance d'éternité. Mais c'est encore par une approche, combien touchante de modestie, de scrupule, d'attachement fidèle à la vie animale et pulpeuse.

Jules Supervielle, dans ses soixante ans d'âge, est sur le versant où tout homme voit le personnage de la mort grandir au bout de la route. Pourtant, il ne croit pas au néant, et en même temps il n'a pas dans l'immortalité la sûre espérance que donne certaine foi. Il est, disons-nous, le poète de la nostalgie. Est-ce là, toutefois, une définition ? La nostalgie d'un autre monde n'est-elle pas au fond de toute poésie, comme elle réside en secret dans tout sentiment religieux ? Ce mot, fait de désir, de regret, de douloureuse inconnaissance, et d'amoureuse inquiétude, est cependant celui qu'il faut mettre en lumière, pour bien entrer dans cette poésie dont le délicat mystère s'efforce à tant de limpidité.

Un autre monde, oui, telle est bien la patrie vers laquelle l'âme de Supervielle laisse tendre son absente et mélancolique adoration. Mais pas un autre monde conçu dans l'abstrait, selon un esprit froidement idéaliste et rationnel. La tendresse de Supervielle va vers l'autre monde qui affleure sous celui que nous touchons. Elle essaye d'atteindre le mouvement du Créateur à l'extrémité de ses créatures. On l'entend murmurer cette modeste imploration :

O Dieu très atténué

Des bouts de bois et des feuilles...

Même on pourrait voir, dans ces vers de La Fable du Monde, comme dans bien d'autres de Supervielle, une sorte de discret panthéisme. Il est plus vrai de dire que Supervielle, sans commettre la confusion du Créateur et du créé, qui fait le panthéisme proprement dit, communique de toute son âme avec ce qui est, dans la vie palpitante des créatures, comme une invisible et émouvante émanation de Dieu. Il nous le fait lui-même entendre à la fin d'un dialogue avec Jeanne d'Arc. Ce poème n'est pas des meilleurs, à beaucoup près, mais il s'ouvre, avec toute la délicatesse et toute la loyauté que nous aimons chez Supervielle, sur cette plage exquise et indécise où le coeur du poète erre en quête du ciel. Sans doute le poète s'est-il tourné vers Jeanne d'Arc parce qu'elle est accordée mieux que personne à l'âme des choses de France. Mais de l'âme des choses les plus aimées aux réalités de la vie spirituelle, dont Jeanne d'Arc possède l'accès, Supervielle mesure la distance. Ce n'est pas qu'il n'oriente vers la vie invisible une sincère et chaude piété, mais ce qu'il souhaiterait appeler prière est autre chose, il le sait, que la prière d'une sainte.

Cependant, ajoute-t-il avec une humilité charmante, il y a dans chaque homme un léger grain de ce que l'on nomme divin Ce qui lui permet sans blasphème De se pencher sur ce qu'il aime, Et même quand ce qu'il chérit Luit si fort au-dessus de lui

Supervielle mesure la distance. Ce n'est pas qu'il n'oriente vers la vie invisible une sincère et chaude piété, mais ce qu'il souhaiterait appeler prière est autre chose, il le sait, que la prière d'une sainte. Ce qui lui permet sans blasphème

De se pencher sur ce qu'il aime,

Et même quand ce qu'il chérit

Luit si fort au-dessus de lui

Voilà qui formule toute la foi de Supervielle, et en même temps toute sa charité. Nous savons dès lors pourquoi il parle si bien des grands témoins de Dieu dans la nature : les arbres, les animaux, les astres dans la nuit. Et nous comprenons qu'il en parle à mi-voix, comme on fait dans un lieu sacré, ou qu'il se taise devant leur éloquence silencieuse. Tu dis si bien, confesse-t-il à un arbre,

Avec un peu de feuillage et de tronc Tu dis si bien ce que je ne sais dire.

Supervielle correspond avec ces profonds secrets naturels par toute la ferveur de son amitié créatrice. La fête étrange que mène, si l'on y songe bien, le peuple amusant des êtres innombrables, il ne saurait s'y mêler de l'extérieur sans revêtir le masque de l'humour, par où son oeuvre fait parfois réplique à la fantaisie de l'univers. Mais c'est au-delà de ce vaste divertissement, sa gravite , à la rencontre de la dignité divine de la création. C'est par l'intérieur qu'il pénètre une si étonnante merveille, comme dans les vers où il dit :

Visages des animaux

Si bien modelés du dedans à cause de tous les mots que vous n'avez pas su dire...

Ainsi Supervielle, s'il se penche au bord de l'éternel, comme font tous les poètes, c'est en se laissant retenir par mille liens et mille fibres à tout le bestiaire et à toute la flore de l'univers. Et quand on parle, à son sujet, de sentiment de l'éternel, il ne faut certes pas éviter d'en parler, mais il ne faut pas non plus mettre ce sentiment à part de la vie du temps ; pas plus qu'on ne peut séparer, chez ce poète, l'âme muette des choses et leurs sensibles apparences.

Personne mieux que le poète des Chevaux du Temps (Quand les chevaux du Temps s'arrête à ma porte...) n'a senti et exprimé le temps qui dévore notre vie cependant qu'il l'accomplit. Le temps redoutable mais aussi le temps aimé. Mais nul homme non plus ne se résout moins que lui d'aborder l'éternité comme un grand espace terrible d'où le temps serait absent.


Ah ! même dans la mort je souffre d'insomnies,

Je veux de l'éternel faire un peu de présent,

Je me sens encor vert pour entrer au néant.


Son premier maître, Valéry Larbaud


extraits du Forçat volontaire de Ricardo Paseyro


Malgré sa gloire naissante, Supervielle se sentait assez seul. Agnostique en religion et politique, il n'avait pas de certitudes ; étranger aux chapelles - la N.R.F. n'en était pas vraiment une - il n'avait pas de complices. Pour se rasséréner, il lui fallait faire fond sur une grande amitié. Celle de Valery Larbaud lui servira, durant une décennie, de guide et de caution.

Poète, romancier, conteur, essayiste, traducteur, critique, voyageur, Larbaud est en 1923 un personnage légendaire. Son double, " le richissime armateur bien connu " Archibald O (lson) Barnabooth " avait tiré, de ses périples, cette conclusion :

Fi des pays coloniaux qui n'ont pour eux

Que les merveilles de la nature, et n'ont pas su

Même se procurer un Théocrite.

Dégoût des jours entiers passés sur le hamac,

(...) Dégoût des chasses aux bêtes fauves,

des Présidences Royales des Indes et des cités d'Australasie

Où l'on ne fait que penser à toi, par toi, Europe.

Car là, dans le brouillard, sont les bibliothèques !

Oh ! tout apprendre, oh tout savoir, toutes les langues !

Avoir lu tous les livres et tous les commentaires ;

Oh ! le sanscrit, l'hébreu, le grec et le latin !

Pouvoir se reconnaître dans un texte quelconque

Qu'on voit pour la première fois.

L'hymne de Larbaud à la vieille Europe ne pouvait être plus péjoratif vis-à-vis des " pays coloniaux " . Or, Super vielle chantait les boeufs plutôt que les incunables...

Si leurs démarches divergeaient, les deux poètes avaient de commun la richesse, le goût des voyages, un cosmopolitisme de bon aloi. Larbaud s'évertuait à ouvrir la culture française à celles de l'Espagne, du Portugal et des Anglo-saxons. Le chemin les conduisant à l'amitié fut vite parcouru.

Leur correspondance s'étale de 1923 à 1935. Les archives, publiques ou privées, contiennent peu de lettres de Larbaud a Supervielle : il lui répondait néanmoins ponctuellement. Celles du " Montévidéen " ont été presque toutes récupérées et classées. On trouve, dans le " Journal " de Larbaud, huit références à Supervielle.

Leurs caractères étaient aussi dissemblables que leurs styles et dans leurs rapports ; bien que seules trois années les séparaient, Supervielle a toujours tenu à souligner son respect pour son aîné. Une même attitude envers la vie quotidienne (famille, politique, gens) les rapprochait : ils considéraient les péripéties de l'existence d'après leurs répercussions sur leur travail littéraire. Leur monde, le monde, c'est la littérature.

Cette observation ne vaut pas uniquement pour le dialogue Larbaud-Supervielle. J'ai épluché un millier de lettres de Supervielle ou à lui adressées par plusieurs dizaines de correspondants - peintres, musiciens, sculpteurs, acteurs, philosophes, romanciers, poètes, critiques. Ils parlent exclusivement du métier : la littérature, l'art, la poésie

Ils vivaient la plume à la main, ils étaient des épistoliers. Le téléphone, la radio, la télévision, n'avaient pas encore galvaudé les paroles et les images.

Au début, Supervielle se fait petit : Larbaud l'intimide. Celui-ci répond à " Débarcadères " par des mots aimables, il lui envoie ensuite un livre qu'il a préfacé. Le 31 janvier 1923 Supervielle lui en accuse réception : " ... on m'a remis ces jours-ci les " Echantillons " par Gomez de la Serna que vous avez eu l'exquise attention de m'envoyer avec la complicité de Mademoiselle Pomès. (. . .) j'aime votre façon de reculer jusqu'aux pôles les frontières qu'une tradition mal comprise voudrait toutes proches (...). Ô fenêtres de Ramon à Madrid " comme un feu de navire à l'avant de l'Europe. " Supervielle s'émerveille que des écrivains tels que Larbaud, " qui ont encore tant d'aspects de leur talent à nous révéler, se donnent la peine de traduire des auteurs étrangers " .. . Il ajoute : " ... Excusez-vous cette confidence ? je ne puis m'empêcher d'être environné de confusion à la pensée que je n'ai encore rien fait dans ce sens où j'aurais peut-être enfin trouvé une assez bonne raison d'écrire. " Il assure Larbaud de sa gratitude " très véritable et d'une admiration mûrie sous de lointains soleils. "

Cette flatterie finale lui sert aussi d'échappatoire. En montant en épingle son éloignement (saisonnier...) de l'Europe, Supervielle justifie sa négligence à répandre en France la bonne parole hispanique. Or, il était sur ce terrain mieux placé encore que Larbaud... Et quel aveu d'égoïsme ! Il ne conçoit pas que l'on s'occupe de traduire les autres, lorsqu'on a tant de choses à dire soi-même...

Pour l'instant, une fois le contact personnel établi et consolidé, il s'intéresse surtout au hobby de Larbaud : les soldats de plomb. Il démarchera avec brio afin de pourvoir la vaste collection de Larbaud en troupes uruguayennes, argentines, brésiliennes, chiliennes, paraguayennes... Une juvénile complicité s'instaure ainsi entre eux. Et par le truchement des jouets, les deux poètes reviennent à la littérature. Bientôt " cher monsieur " laissera la place à " cher maître. " Le 9 décembre, Supervielle s'extasie devant " le mystère de la prose aérienne " de Larbaud. Comment ne pas être amoureux, s'exclame-t-il de ses héroïnes ? Ah, Quenie, Quenie ! Le post-scriptum est... incongru : " Je n'oublie pas vos Paraguayens. On s'en occupe. J'espère qu'on ne tardera pas trop à vous les envoyer. „

Ebranlé par une attaque de Paul Souday Contre " L'homme de la pampa " , Supervielle va chercher réconfort auprès de Larbaud, rue du Cardinal Lemoine. Larbaud le calme et lui offre un cadeau.

Quel cadeau !

" Je viens de lire " - écrit Supervielle à Larbaud le 29 décembre - " les pages que vous avez bien voulu consacrer à " L'homme de la pampa " . Ah ! c'est le plus beau rêve que pouvait faire Guanamiru s'il était encore de ce monde. Je tâcherai de lui envoyer votre article par la voie des songes. Avec un vent favorable peut-être aurai-je la chance de le toucher. "

Sa joie n'est pas feinte : " Vous ne savez pas assez ce que vos pages représentent pour moi ! Que de fois ne me suis-je pas dit avant de publier quelque chose : " Ah ! si Larbaud pouvait aimer ça ! Je saurais ensuite rêver tranquillement sur mes deux oreilles. " Et voilà que Larbaud non seulement " aime ça " mais il l'écrit dans sa langue merveilleuse. " Il ne finit pas de s'extasier : " Je suis si fier d'être en quelque sorte propriétaire de ces deux pages de vous. Je n'ai pas de plus suave richesse, de plus chère, de plus indispensable. Merci, mon cher maître et ami, merci de tout mon coeur franco-uruguayen que je voudrais aussi faire relier aujourd'hui : il en aurait grand besoin après ces fortes émotions. "

Tant d'exclamations, expressions de reconnaissance et superlatifs se lisent avec un certain malaise. On pourrait les prendre pour des simagrées : Supervielle se conduit comme un débutant gratifié d'un bonbon. Cependant, il n'exagère pas. Aucun grand n'a encore, publiquement, fait son éloge. A quarante ans, les lettres privées et les articles des critiques ne lui suffisaient pas.

Depuis " Débarcadères " , il commençait à être sûr de sa poésie.

Il lui fallait maintenant l'être de sa prose. Larbaud lui confirme qu'il ne bat pas la campagne, que son imagination peut se porter aussi sur le récit. Dorénavant, poèmes et proses se croiseront en route ; le même sujet surgira en vers et en prose. Mais Supervielle ne confondra pas les genres, il réserve la prose au romanesque et le vers au lyrisme.

Amicales, souriantes, les cinquante lignes de Larbaud lui donnant le feu vert n'étaient au fond qu'un salut et une présentation, elles prouvaient surtout l'étendue de ses lectures sud-américaines : " Je vais enfin avoir dans ma bibliothèque un livre relié de la façon suivante : Dos (janséniste) blanc, orné, au-dessus du titre, d'un superbe soleil d'or à figure apollinienne entouré de seize longs rayons pointus ; Plats : fond blanc coupé de quatre rayures bleues... (...) " L'homme de la pampa " de Jules (j'allais écrire : Julio) Supervielle, je ne le vois pas vêtu autrement que du drapeau uruguayen. Il représente l'entrée (sensationnelle, à mon avis) de la République Orientale dans la Littérature Française " , etc.

En même temps que Larbaud, Benjamin Crémieux couvrait, lui aussi, de fleurs le roman.

Tant d'agitation avait secoué Supervielle. Comme il le fait toujours quand il est à bout de nerfs, il quitte Paris à la recherche du soleil. Il y revient au printemps pour préparer son nouveau départ vers l'Amérique du Sud. Il aurait voulu - écrit-il à Larbaud, lui-même en déplacement - se mettre à sa disposition de vive voix avant de gagner ces pays où " Larbaud est si aimé " . (Larbaud collaborait en effet aux pages littéraires de La Nacion de Buenos Aires, les plus prestigieuses du continent.) Il lui garantit qu'il s'emparera enfin des soldats paraguayens...

Il tiendra parole. Arrivé au Rio de la Plata en juillet 1924, il remuera ciel et terre en quête de ces maudites planches. En chemin, à Rio de Janeiro, et à Sao Paulo il avait acheté une suite de modèles figurant des soldats et des officiers de l'ancienne armée impériale. Mais en octobre 1924, quand il renoue de Montevideo le dialogue postal avec Larbaud, c'est pour lui parler très gravement : " Et voici de nouveau l'océan entre nous (...) En réalité ce qu'il y a surtout entre nous (et pour mieux nous unir) c'est un ami de plus : Ricardo Güiraldes, dont je viens de faire la connaissance à Buenos Aires. Vous étiez notre sujet d'entretien favori (...) Avec quelle joie nous vous verrions débarquer sur ces terres lointaines où certains de vos héros vous ont précédé et vous promener dans les rues Florida, Callao, Charcas, Ayacucho, Santa Fe... "

Larbaud ne foulera jamais ces artères de Buenos Aires aux noms euphoniques : il avait banni l'exotisme, même celui damasquiné d'or de la capitale argentine.

Reprenons le fil de la lettre.

" Je vous supplie de m'aider " , murmure Supervielle. " J'ai besoin de vous dire quelque chose qui a pour moi infiniment plus d'importance que pour vous et qu'il vous serait difficile de deviner par ce qui précède. "

Arrivé là dans sa lecture, Larbaud a dû frémir...

" Je voudrais vous dédier mon prochain livre de poèmes. Ce serait pour moi une merveilleuse façon de voyager avec vous. Mon recueil qui s'intitulera " Gravitations " (à moins que ce ne soit : " Loin de l'humaine saison " ) paraîtra aux éditions de la N.R.F. dans les premiers mois de l'année 1925. (Avril sans doute. Je ne connais rien de la date exacte, mon manuscrit ne devant être prêt que dans trois ou quatre mois.) Il contiendra une soixantaine de poèmes. Dès qu'il sera à point, à mon point de voyageur, je vous enverrai une copie. "

La solennité de la " supplique " dépasse son objet, mais on doit prendre Supervielle au pied de la lettre. Il dramatise à souhait, fait vibrer la corde sensible de Larbaud pour lui montrer quel prix il attache à son aval. Dédicataire et parrain de son livre, Larbaud le valorise et, en outre, endosserait son éventuel échec. Les " innocents " comme Supervielle sont fort rusés...

Le 17 novembre il insiste par la bande en adressant à Larbaud trois poèmes destinés à " Commerce " , qu'il avait jugé en ces termes : " Votre nouvelle revue [ " Commerce " ] nous a donné un formidable premier numéro fort intimidant pour moi " (Larbaud assumait publiquement, en compagnie de Fargue et de Valéry, les soins de cette publication financée par la princesse Bassiano.)

Le billet joint aux poésies est rédigé en espagnol - signe de bonne humeur et de camaraderie : " Querido e ilustre amigo : Aqui van los poemas de que le hablaba en mi ultima carta. Ojalà le gusten a U. ! Es el unico deseo de su devotisimo q.b.s.m. Julio Supervielle " ( " Très cher et illustre ami, vous trouverez ici les poèmes dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Dieu veuille qu'ils vous plaisent ! C'est le seul souhait de votre très dévoué qui baise votre main, Julio Supervielle. " ) Larbaud accepta d'adopter " Gravitations " .

Le Brésil, l'Argentine et l'Uruguay jouissent d'une tapageuse prospérité. Supervielle parcourt en Argentine la vraie pampa, se lie d'amitié à Buenos Aires avec Victoria Ocampo et découvre à Montevideo le peintre Pedro Figari, qu'il fera exposer à Paris l'année suivante.

De retour en France, il informe Larbaud qu'il a enfin les documents relatifs aux uniformes de l'armée paraguayenne et le remercie d'avoir aimé a Le Portrait " , poème qui ouvre " Gravitations " .

De toute évidence, Supervielle assigne à Larbaud le rôle de " tuteur " . Il travaillera sans relâche à corriger son livre suivant les indications du maître. Il lui sacrifie sa vanité, coupe, taille, élague, modifie, il lui soumet les épreuves. Le volume tarde à être fabriqué. Bouillant d'impatience, Supervielle s'en va en Espagne avec sa femme. Mi-figue, mi-raisin, il communique à Larbaud que, malgré leur volonté de pèlerinage, ils n'ont pu atteindre Saint-Jacques de Compostelle, les fatigues du voyage et de la cuisine espagnole les ayant forcés à l'abandon à 400 kilomètres du but...

" Gravitations " paraît en octobre

Comme Larbaud l'invite à célébrer ensemble l'événement Supervielle - en compagnie d'Alfonso Reyes et Francis dé Miomandre - l'emmène au a Moulin Rouge " . Il lui confie, quelques jours plus tard, qu'il avait songé à intituler son livre " Sans murs " , mauvais titre - d'après Supervielle lui-même - bien qu' " éclairant " son désir d'abattre les murailles " et de laisser pourtant aux espaces infinis leur goût profond d'intimité " . Larbaud partageait son opinion.

Quittons ici momentanément Larbaud - sans le quitter toutefois, puisqu'il sera présent dans " Gravitations " Bon titre, celui-ci : " Gravitations " . Pluriel pétri de mystère, qui correspond exactement à l'esprit du livre.


MA DERNIERE METAMORPHOSE


Jules Supervielle : Le corps tragique

J'étais de fort mauvaise humeur, je refusais de me raser et même de me laver. Le Soleil et la Lune me paraissaient complètement stupides. J'en voulais à mes meilleurs amis tout autant qu'à Altair, à Bételgeuse et à toute la Voie lactée. Je me voulais ingrat, injuste, cherchant noise à mon prochain, à mon lointain. Pour me prouver mon existence, j'aurais foncé, tête basse, sur n'importe quoi.

Pour m'amadouer on me faisait des offres de service. Je refusais avec indignation de devenir tatou ou même tapir. Je me voulais affreux, répugnant. J'avais absolument besoin d'une corne sur le nez, d'une bouche fendue jusqu'aux oreilles, d'une peau coriace genre crocodile et pourtant

. . . . .

Je savais que Je ne trouverais aucun apaisement

du côté des sauriens. J'avais un besoin urgent de boucliers indurés aux jambes et sur un ventre de mammifère.

Soudain, je me sentis comblé. J'étais devenu un rhinocéros et trottais dans la brousse, engendrant autour de moi des cactus, des forêts humides, des étangs bourbeux où je plongeais avec délices. J'avais quitté la France sans m'en apercevoir et je traversais les steppes de l'Asie méridionale d'un pas d'hoplite qui aurait eu quatre petites pattes. Moi, si vulnérable d'habitude, je pouvais enfin affronter la lutte pour la vie avec de grandes chances de succès. Ma métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu'en ses profondeurs et tournait au chef-d'oeuvre, lorsque j'entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans ma tête dure et cornée.

Décidément, tout était à recommencer.

Le corps tragique

Le corps tragique

O lune de la solitude,

Tu prends les arbres à témoin

Et les fais venir de très loin

Pour accomplir ta plénitude

Et je te dis :

Restons ensemble

A nous tous formons assemblée

Uniques comme un champ de blé

Ou comme le feuillage du tremble.

Prenons ensemble notre envol

Juste avant qu'il ne soit trop tard

Pour l'oreille et pour le regard Et tout ce qui trouble le sol.

Dieu est viril, sa femme est la prière,

Laissez-moi seul dans leur ombre un instant

Et que chacun s'avère et persévère

Dans son poignant visage de vivant.

Je ne connais pas les mots qui délivrent

Laissez-moi seul tout de même avec eux,

Soyons patients jusque dans l'impossible,

Mettons à jour un posthume sourire

AMOUR

Venant de tours indifférentes

Les regards des guetteurs s'échappent.

L'amour de l'homme et de la femme

Naît dans des citernes sans âme.

Combien faut-il d'obscurité

Avant que s'affrontent les corps

Tâtonnant vers leur nudité

Et leurs plus obstinés trésors.

Les deux êtres soudain tout proches

Dardent leurs anguilles sous roche

Et, de feu sous les chastes cieux

Croisent le fer voluptueux.

Les deux marées mâle et femelle

Rompent les digues de leur nuit

Formant un seul torse rebelle

Qui ruisselle de barbarie

Jusqu'à ce que le long des corps

Les mains lasses miment la mort.


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