La Théologie politique américaine
Nikolaï von Kreitor
« Cest un paradoxe apparent de lhistoire quun
nationalisme particulier (et particulièrement puissant) se constitue non seulement comme
prophétique mais aussi comme universel, se cristallisant en de nombreux actes dagrandissement
ou dinterventionnisme. »
(Anders Stephenson *)
Léminent juriste allemand Carl Schmitt a caractérisé lidéologie de limpérialisme
et de lexpansionnisme américains de théologie politique, et en même temps
totalitaire, dogmatique et pseudo-universaliste, identifiant avec le zèle et la ferveur dun
Torquemada les intérêts nationaux particuliers des Etats-Unis aux intérêts de lhumanité.
Pour lui, luniversalisme wilsonien, dans lequel confluent les doctrines américaines
dhégémonie et dexpansionisme la Doctrine de la Destinée Manifeste,
la Doctrine Monroe et la politique de la « porte ouverte » est lidéologie
totalitaire la plus réussie de lhistoire moderne.
Hans Morgenthau note que luniversalisme est une idéologie qui sert les desseins de
limpérialisme et de lexpansionnisme. Lexpansionnisme est toujours en
opposition avec lordre international prévalant et avec le statu quo existant. Lexpansionnisme
doit prouver que le statu quo quil cherche à renverser mérite dêtre
renversé et que la légitimité morale
qui dans lesprit de beaucoup est attachée à ces choses doit céder devant un
principe de moralité plus élevé appelant à une nouvelle distribution du pouvoir (1).
« Dans la mesure où les idéologies typiques de limpérialisme font usage de
concepts légaux, elle ne peuvent guère se référer à la loi internationale positive, cest-à-dire
à la loi internationale telle quelle est réellement. Dans le domaine de la loi cest
la doctrine de la loi naturelle, cest-à-dire de la loi telle quelle doit
être, qui est adaptée aux besoins idéologiques de limpérialisme
Quand la
politique impérialiste expansionniste nest pas dirigée contre un statu quo
particulier résultant dune guerre perdue, mais naît dun vacuum de puissance
invitant à la conquête,
les idéologies morales qui font de la conquête un devoir inévitable en arrivent à un
appel à une loi naturelle juste contre une loi positive injuste. » (2)
LA DOCTRINE DE LA DESTINEE MANIFESTE
Le principal objectif de lidéologie de limpérialisme est didentifier
les aspirations politiques dune nation particulière avec les lois morales qui
gouvernent lunivers, à savoir quune idéologie spécifiquement anglo-saxonne
doit revêtir des aspirations et des actions particulières avec les besoins moraux de lunivers,
une idéologie inventée par la Grande-Bretagne mais perfectionnée et absolutisée par
les Etats-Unis. « Savoir que les nations sont sujettes à la loi morale est une chose,
alors que prétendre savoir avec certitude ce qui est bien ou mal dans les relations entre
nations en est une autre. Il y a un monde de différence entre la croyance que toutes les
nations sont soumises au jugement de Dieu, impénétrable à lesprit humain, et la
conviction blasphématoire que Dieu est toujours dun coté et que ce que lon
veut soi-même ne peut pas manquer dêtre voulu par Dieu aussi. » (3)
Un exemple décole dun tel blasphème est probablement laffirmation du
président McKinley que lannexion des Philippines (et le meurtre massif de civils
qui suivit) était un signe de la providence divine, quelle avait été entreprise
après que le président ait reçu un signe providentiel. Lamiral Dewey affirma que
la conquête des Philippines était un signe
de lapprobation divine. « Je dois dire que la main de Dieu était là-dedans »
(4).
Les arguments en faveur de la conquête des Philippines étaient centrés sur des thèmes
religieux. « ces thèmes furent exprimés dans les mots Devoir et Destinée. Selon le
premier, rejeter lannexion des Philippines serait manquer à une obligation
solennelle. Selon la seconde, lannexion des Philippines en particulier et lexpansion
en général étaient inévitables et irrésistibles (5). Lexpansionnisme impérial
américain était une Destinée Manifeste sous un signe providentiel. La doctrine
calviniste devint une arme idéologique pour la guerre dagression et pour lexpansionnisme.
« Les victoires rapides remportées par les armes américaines renforcèrent les
positions psychologiques des impérialistes. Le sentiment quon puisse avoir tort
peut être accentué quand lacte contestable est suivi par ladversité.
Inversement, il peut être minimisé par lexécution réussie dune action. La
mauvaise fortune est interprétée comme une punition de la Providence ; mais le succès,
comme dans le schéma calviniste, est pris pour un signe extérieur dun état de
grâce intérieur
Le Devoir, dit le président McKinley, détermine
la destinée. Alors que le devoir signifie que nous avions une obligation morale, la
Destinée signifie que nous le remplirions certainement, que la capacité à le remplir
était inhérente en nous. La nôtre avait été une histoire continue dexpansion ;
elle avait toujours réussi auparavant, par conséquent il était certain quelle
réussirait dans le futur. Lexpansion était un héritage national et racial,
une profonde et irrésistible nécessité intérieure
La Providence a été si
indulgente pour nous, en nous donnant une telle abondance de succès, que nous serions
coupables si nous nacceptions pas les responsabilités quelle nous a demandé
dassumer. » (6)
Limpérialisme américain développa une puissante théologie de lélection. Lidée
américaine de lélection providentielle ou historique, inhérente à la Doctrine de
la Destinée Manifeste, fusionne Dieu et la géopolitique et apporta la « légitimité »
pour la conquête et lexpansionnisme.
Le charabia moral et religieux de la doctrine de la destinée manifeste, si typiquement
américaine dans son profond primitivisme, est facile à écarter en tant quabsurdité
idéologique. Et pourtant, cette répugnante absurdité devint un fondement de la
théologie politique et de la politique étrangère américaines. Lexpansionnisme
impérialiste fut élevé
au niveau dune obligation positive, dun devoir. Plus lexpansionnisme
était impitoyable, plus lapprobation divine était attachée à lui. La volonté
des expansionnistes américains fut identifiée avec la volonté de Dieu. Limpérialisme
devint « un signe de lappel de Dieu ».
Renoncer revenait à « rejeter la direction divine ». Le sénateur Albert J. Beveridge
déclara : « Dieu na pas préparé les peuples de langue anglaise depuis mille ans
juste pour une vaine et futile contemplation et auto-admiration. Non ! Il a fait de nous
les maîtres organisateurs du monde pour établir un système là où règne le chaos. Il
a fait de nous des adeptes du gouvernement que nous devrions établir parmi les peuples
sauvages et séniles. » (7)
« Le thème de la Destinée était un corollaire du thème du Devoir. Maintes fois, il
fut déclaré que lexpansion était le résultat dune tendance cosmique,
que la destinée arrive toujours, que cétait linexorable
logique des événement, et ainsi de suite. La doctrine selon laquelle lexpansion
était inévitable était bien sûr depuis longtemps familière aux Américains ; nous
savons tous combien souvent la Destinée Manifeste fut invoquée pendant tout le
dix-neuvième siècle. Albert Weinberg a remarqué, cependant, que cette expression prit
un nouveau sens dans les années 90. Précédemment, la destinée signifiait
principalement que lexpansion américaine, lorsque nous la voulions, pouvait être
refusée par dautres qui pouvaient souhaiter se mettre sur notre chemin. Pendant les
années 90, elle en vint à signifier que lexpansion ne pouvait pas être
refusée par les Américains eux-mêmes, pris dans la spirale du destin, quils le
veuillent ou non. Une certaine répugnance de notre part était impliquée. Ce nétait
pas tellement ce que nous voulions faire ; cétait ce que nous devions faire. Notre
agression était implicitement définie comme obligatoire le produit non de notre
propre volonté mais de la nécessité objective (ou de la volonté de Dieu) » (8). La
Destinée avait toujours une Destination et cette Destination était identifiée à lexpansionnisme
géopolitique, et donc la source de limpérialisme américain était la volonté de
Dieu donné
à lélu, en tant que Destinée.
LA MYTHOLOGIE POLITIQUE DE LA DOCTRINE MONROE
Kenneth M. Coleman définit le corollaire politique (et géopolitique) à la Doctrine de
la Destinée Manifeste la Doctrine Monroe comme une mythologie politique :
« Une mythologie politique a émergé parmi les Nord-Américains pour justifier la
réalité de lhégémonie américaine dans les Amériques. La Doctrine Monroe est un
exemple de création dun mythe politique qui a accompagné la création de lempire
américain. Il était nécessaire de trouver un véhicule rhétorique qui suggérerait non
une intention expansionniste, mais labnégation
Depuis le début, la Doctrine
Monroe fut un véhicule rhétorique conçu pour réconcilier les valeurs proclamées de
désintéressement et dabnégation avec des intentions hautement intéressées et
expansionnistes. Donc la première caractéristique définissante dune mythologie
politique est présente
Lhégémonie, tout comme lempire, requiert la
création dune mythologie légitimante
Dans les situations impériales, la
mythologie doit soutenir que nous vous dominons parce que cest votre intérêt
dêtre dominés par nous
Dans les situations hégémoniques, la
mythologie doit générer la croyance que les relations existantes sont mutuellement
bénéfiques et que ceux qui ne les perçoivent pas ainsi se trompent ou sont mauvais »
(9)
« La mythologie politique de lhégémonie est distinctive en ce quelle
nie lexistence dune domination politique et économique. Elle est similaire à
la mythologie de limpérialisme quand elle affirme que les relations existantes sont
justes, appropriées, inévitables, ou bien normativement défendables
La Doctrine
Monroe véhicule un message normatif
que les causes actuelles sont justes,
moralement défendables, et en accord avec les principes les plus élevés dun ordre
politique supérieur aux autres ordres politiques » (10) et que limpérialisme
américain sert un objectif moral plus élevé : la Destinée Manifeste pré-ordonnée par
Dieu lui-même.
Kenneth M. Coleman cite Salvador de Madariaga qui décrivit la nature de la Doctrine
Monroe dans les termes suivants : « Je sais seulement deux choses de la Doctrine Monroe :
lune est quaucun Américain que jai rencontré ne sait ce que cest
; lautre est quaucun Américain que jai rencontré ne consentira à la
critiquer
Jen conclu que la Doctrine Monroe nest pas une doctrine mais
un dogme
pas un dogme, mais deux, en fait : le dogme de linfaillibilité du
Président américain et le dogme de limmaculée conception de la politique
étrangère américaine ». (11)
La croyance que les Américains sont des gens choisis par Dieu pour lexpansion
continentale était inhérente à la fois à la Doctrine de la Destinée Manifeste et à
la Doctrine Monroe. « Lexpression qui exprimait ce sens de certitude morale de lexpansion
géographique, la Destinée Manifeste, trahissait la confortable certitude calviniste que
Dieu révélerait ceux
qui recevraient Sa grâce en les rendant prospères ». Si les Etats-Unis représentent la
Terre Promise du Peuple Elu, alors « il est presque impossible de concevoir une situation
dans laquelle les intérêts de lhumanité ne soient pas hautement similaires à
ceux des Etats-Unis. Etant donnée une telle présomption, lopposition à la
Destinée Manifeste (des Etats-Unis) nétait pas une simple opposition politique
elle ne représentait pas une simple différence dopinion. Elle était
plutôt une hérésie contre le peuple élu par Dieu Lui-même
Si les autorités
des Etats-Unis les autorités choisies par le peuple favorisé par Dieu lui-même
étaient en faveur dune politique donnée, alors critiquer la justice ou la
moralité de cette politique était impossible ». (12)
A cet égard on peut rappeler la conclusion de Werner Sombart que « le calvinisme est la
victoire du judaïsme sur le christianisme » et que « lAmérique est la
quintessence du judaïsme ». Limmoralité politique de la Doctrine de la Destinée
Manifeste, lexpansionnisme géopolitique derrière la Doctrine Monroe conquérante despace
et limpérialisme économique derrière la politique américaine de la « porte
ouverte », fusionnés ultérieurement dans le wilsonisme, sont en fait les apparences
historiquement malignes de la vieille immoralité talmudique.
Carl Schmitt a remarqué que la transformation de la Doctrine Monroe, dun Grossraum
[Grand Espace] concret en un principe universel, cest-à-dire la théologisation dun
impérialisme américain particulier en un Monde universel et en Pouvoir du Capital,
servant soi-disant les intérêts du genre humain, est le début de la théologisation des
objectifs de la politique étrangère américaine (13). Ce processus de théologisation
commença pendant la présidence de Théodore Roosevelt, mais cest le président
Woodrow Wilson qui éleva pour la première fois la Doctrine Monroe au niveau dun
principe mondial (Weltprinzip). Dans la moralité talmudique de Woodrow Wilson, le
Weltherrschaft [règne mondial] devint la substance de sa promotion dune Doctrine
Monroe pour le monde entier.
IMMORALITE WILSONIENNE
Un cas décole est le slogan américain de la « Destinée Manifeste » qui servit
à lexpansion de la Doctrine Monroe, ou le principe dauto-détermination que
le président Wilson utilisa à la Conférence de la Paix de Paris pour étendre la
sphère dinfluence anglo-saxonne et pour créer un Cordon Sanitaire autour de lAllemagne
et de la Russie Soviétique en Europe, sous la forme dEtats-tampons. Naturellement
le président Wilson, en salivant sur le droit à lauto- détermination, ne
dénonça jamais la Doctrine Monroe, qui incarne la négation absolue du droit même quil
proclamait. Ce quil entendait par droit à lauto-détermination apparut
clairement en 1914, quand les Etats-Unis, corrompant le gouvernement élu du Mexique,
bombardèrent la cité mexicaine de Vera Cruz, tuant des centaines de civils. Après le
bombardement, qui conduisit finalement à la chute du gouvernement mexicain et à linstallation
dune marionnette américaine, le président Wilson, soulignant lidentité de
la politique américaine et de la justice universelle, assura au monde que « les
Etats-Unis étaient allés au Mexique pour servir lhumanité » (14) (sic !). Le
président Wilson crut vraiment dans le rôle assigné aux Etats-Unis par la Providence
pour diriger le monde.
Aujourdhui, si lon regarde la situation en Yougoslavie, on peut voir à
nouveau que le principe pseudo-universel du droit à lauto-détermination est
utilisé comme une formule idéologique pour renverser un statu quo existant, à savoir la
frontière en Europe obtenue par les Accords dHelsinki, ainsi que pour légitimer
les atrocités des premiers groupes armés bosniaques et ensuite kosovars-albanais, en
réalité un équivalent européen des dénommés Contras du Nicaragua, entraînés et
financés par les Etats-Unis.
Lironie historique est que lAllemagne nazie emprunta de nombreux concepts
idéologiques américains. Ainsi lAllemagne nazie fonda ses demandes pour la
révision du traité de Versailles principalement sur le principe dégalité que le
traité de Versailles avait violé. Comprenant que la loi internationale existante nétait
rien dautre que luniversalisation de lhégémonie anglo-saxonne ainsi
que la théologisation dun intérêt national particulier, les juristes allemands
parlèrent dune nouvelle loi internationale qui servirait lintérêt national
allemand et utilisèrent également le concept dun « Juste Nouvel Ordre Mondial »
comme justification pour lexpansionnisme et la préparation au renversement du statu
quo international existant au moyen de la guerre.
Les principes de base de la théologie politique américaine peuvent être résumés comme
suit :
Lintérêt national des Etats-Unis est universalisé jusquà être lintérêt
universel du
genre humain ou de la communauté internationale. Par conséquent lexpansionnisme
impérialiste est alors vu comme le progrès de la race humaine, la promotion de la
démocratie, la lutte contre le totalitarisme, etc. Les intérêts américains, la loi
internationale, et la moralité internationale sont identifiés. Ce qui sert les
intérêts
américains est décrit avec assurance comme faisant progresser la loi et la moralité
dans tous les cas. (15)
En conséquence de luniversalisation de lintérêt national américain et de
sa légitimation transnationale dans les institutions de lhégémonie qui servent de
façade de supra-légitimité, survient la délégitimation visible des intérêts
nationaux des autres pays. Du fait de la Doctrine Monroe, les pays dAmérique Latine
se virent nier tout intérêt national distinct ou opposé à lintérêt national
américain, bien quune analyse historique objective montre clairement que lauthentique
intérêt national des pays dAmérique Latine soit par nécessité opposé à lintérêt
national des Etats-Unis. Leffet de la Doctrine Monroe fut que les pays dAmérique
Latine cessèrent dexister politiquement, devenant des protectorats et au vrai sens
du terme des nations captives.
Commençant avec le pacte Briand-Kellog, les Etats-Unis entreprennent létape
suivante de la mondialisation de leur théologie politique. Les guerres menées pour des
intérêts nationaux opposés à ceux des Etats-Unis sont dénoncées comme des guerres dagression,
alors que les guerres dagression menées par les Etats-Unis sont décrites comme des
« guerres justes ». Les réserves américaines concernant le pacte Kellog sont dune
importance particulière : les Etats-Unis se réservent le droit dêtre le seul juge
de ce qui constitue une guerre dagression. La doctrine américaine de reconnaissance
et de non-reconnaissance des Etats est aussi significative : les Etats-Unis se réservent
le droit dêtre le seul juge de savoir quel Etat doit être reconnu ou pas, et les
raisons pour lesquelles les Etats-Unis veulent reconnaître un Etat sont identiques aux
intérêts nationaux des Etats-Unis. A quel degré dabsurdité dangereuse mais aussi
ridicule cela peut conduire, on peut le voir dans lexemple de la non-reconnaissance
de la Chine après la Seconde Guerre Mondiale et dans la reconnaissance correspondante du
régime fantoche de Tchang Kaï Tchek, installé et maintenu par les Etats-Unis. Les
Etats-Unis utilisèrent leur doctrine de non-reconnaissance, bloquant ladmission de
la Chine aux Nations Unies, pour saboter les Nations Unies et aussi pour contrôler deux
sièges au Conseil de Sécurité de lONU.
Lappropriation idéologique du concept de guerre et des principes de reconnaissance
et de non-reconnaissance conduit aussi à la déshumanisation des adversaires des
Américains : dennemis ayant des intérêts nationaux équivalents, ils deviennent
des hors-la-loi internationaux.
La conséquence finale du développement de la théologie politique américaine est lidentification
de la loi internationale la Loi des Nations avec le système de limpérialisme
américain, sa source étant, dans le Nouvel Ordre Mondial, seulement la volonté des
Etats-Unis. Une telle loi internationale nest manifestement pas la Loi des Nations
mais la Loi de la Terre une incarnation de lhégémonie et de lexpansionnisme
américain. Dans le Nouvel Ordre Mondial, lintérêt national des Etats-Unis a été
universalisé jusquà être lintérêt de la communauté internationale, et,
de plus, les Etats-Unis eux-mêmes, en tant que sujet transnational, omnipotent, ont été
universalisés en tant que communauté mondiale elle-même.
La théologie politique américaine est intrinsèquement incompatible non seulement avec
le principe de légalité des Etats et de leur souveraineté, mais aussi avec toute
organisation qui prétend être une organisation internationale authentique, telle que les
Nations Unies. Dans le Nouvel Ordre Mondial, un Etat ne peut exister que comme une entité
non-politique, les prérogatives de lêtre politique, selon la terminologie de Carl
Schmitt, étant réservées aux Etats-Unis. Et une organisation internationale ne peut
exister que si elle est un équivalent fonctionnel de lOEA (Organisation des Etats
Américains), à savoir seulement une façade multilatérale pour la légitimation de la
volonté hégémonique américaine.
Lhistorien britannique Edward Hallett Carr remarqua dans son livre « La Crise de
Vingt Ans, 1919-1939 », publié en 1939, que peu avant lentrée des Etats-Unis dans
la Première Guerre Mondiale, dans un discours au Sénat sur les buts de la guerre, le
président Wilson, expliquant dabord que les Etats-Unis avaient été « fondés
pour le bénéfice de lhumanité » (16) (sic !), affirma catégoriquement : « Ce
sont les principes américains, la politique américaine
Ce sont les principes de lhumanité et ils doivent prévaloir » (17). Carr remarque
qu« on observera que des déclarations de ce genre proviennent presque
exclusivement dhommes dEtat et décrivains anglo-saxons. Il est vrai que
lorsquun éminent national-socialiste affirmait que tout ce qui bénéficie au
peuple allemand est juste, tout ce qui cause du tort au peuple allemand est faux, il
posait simplement la même identification de lintérêt national avec le droit
universel qui avait déjà été établi pour les pays de langue anglaise par Wilson ».
Carr donna deux explications alternatives à luniversalisation dun intérêt
national particulier. La première, prévalant dans les pays continentaux, est que les
peuples de langue anglaise sont passés maîtres dans lart de dissimuler leurs
intérêts nationaux égoïstes sous le masque du bien général, et que ce genre dhypocrisie
est une particularité spéciale et caractéristique de lesprit anglo-saxon. La
seconde explication était plus sociologique : les théories de moralité sociale sont
toujours le produit dun groupe dominant qui sidentifie à la communauté dans
son ensemble, et qui possède des facilités déniées aux groupes ou aux individus
subordonnés pour imposer sa vision de la vie à la communauté. Les théories de
moralité internationale sont, pour les mêmes raisons et en vertu du même processus, le
produit de nations et de groupes de nations dominants. Pendant les cent dernières
années, et plus particulièrement depuis 1918, les peuples de langue anglaise ont formé
le groupe dominant dans le monde; les théories actuelles de moralité nationale ont été
conçues pour perpétuer leur suprématie et ont été exprimées dans un idiome
particulier à eux. (18)
LE VOCABULAIRE DE LEMANCIPATION
Un aspect de la théologie politique est la mythologisation et lidéologisation de lexpansionnisme
américain en une moralité internationale universelle. Et quelles sont les
caractéristiques de la mythologie universaliste ? Transformer le sens de la réalité
politique en une illusion répressive et neutraliser et délégitimer le langage ou les
actes de résistance.
En dautres mots, la mythologie politique est toujours un vol de la réalité. Et le
langage articulé ou les actes de résistance, volés par la théologie politique, offrent
peu de résistance. Pour paraphraser Roland Barthes (19), la théologie politique est
expansive, elle sinvente elle-même sans cesse. Elle sempare de tout, tous les
aspects des relations internationales, de la diplomatie, de la loi internationale. Les
pays opprimés ne sont rien, ils ont seulement un langage, celui de leur
émancipation, et cette émancipation a déjà été délégitimée ; loppresseur,
les Etats-Unis, est tout, son langage a été élevé au niveau dun dogme. En dautres
mots, dans le cadre de la théologie politique, les Etats-Unis ont le droit exclusif à
un métalangage qui vise à pérenniser lhégémonie américaine. En tant que
mythe, la théologie politique nie le caractère empirique de la réalité politique ; par
conséquent, la résistance à cette théologie doit viser à reprendre et à émanciper
cette même réalité empirique.
Durant le cours de lexpansionnisme américain, inhérent à la Doctrine Monroe et à
ses diverses extensions, et en particulier pendant la Guerre Froide et sa justification
idéologique dans des documents comme le NSC-68, une destruction et une idéologisation du
langage furent accomplies. Lhistoire de la Guerre Froide est lhistoire de leffondrement
de langlais américain en un jargon pan-américain, avec son penchant pour les
slogans, les simplifications, les mensonges et les clichés pompeux comme le
totalitarisme, la défense de la démocratie, le danger rouge. Lexpansionnisme
américain et les machinations coloniales de la perfide Washington firent ressortir dans
le langage précisément ce dont ils avaient besoin pour faire parler leur sauvagerie,
déguisée en universalisme servant lhumanité ; pour délégitimer la résistance
et légitimer la conquête et lhégémonie. Ils imposèrent une grande subversion du
langage avec lequel lAmérique contemporaine a été éduquée.
Pour paraphraser Georg Steiner, les dirigeants de lAmérique ont élevé entre lesprit
américain et la réalité empirique un mur de mythes. Progressivement, les mots ont perdu
leur sens dorigine et ont acquis le contenu de la théologie politique. Le langage
est devenu une tromperie au point où le langage na plus été capable de rendre ou
dexprimer la vérité.
Les mots sont devenus des instruments de mensonge et de désinformation, des convoyeurs de
tromperie et dhégémonie. « Le langage na pas seulement été contaminé par
cette grande bestialité. Il a été appelé à imposer dinnombrables mensonges »
(20), pour persuader et endoctriner les Américains que les nombreux actes de subversion
des nations et de la loi internationale, de lagression militaire et des crimes de
guerre en Corée, au Vietnam et plus récemment au Panama, en Irak et en Yougoslavie,
servaient les principes de lhumanité.
La subversion du langage dans la théologie politique américaine na pas seulement
rendu la vérité empirique inexprimable, elle a construit un mur de silence et de
tromperie, elle a facilité leffondrement de langlais en un jargon
pan-américain. Et quand le langage « a été imprégné par le mensonge, seule la
vérité la plus drastique peut le nettoyer ». (21)
Il existe un phénomène américain très particulier quon ne trouve pas en Europe :
un homme de Dieu habituellement un prêcheur qui se révèle être un
escroc. Eh bien, dans larène politique après la fin de la Première Guerre
Mondiale, le président Wilson fut un tel homme de Dieu masquant lexpansionnisme
américain derrière de grandes quantités de salive morale. Pour Wilson, les Etats-Unis
avaient un rôle assigné par la Providence pour diriger le monde. Le wilsonisme fut lorigine
et lincarnation du totalitarisme américain universaliste.
A présent le petit Wilson, le président Clinton, dans le paysage international de laprès-Guerre
Froide et de laprès-Yalta, avec toute la salive morale dun homme de Dieu, sest
embarqué sur la route dun expansionnisme universaliste néo-wilsonien avec la même
vieille Destinée Manifeste et la même vieille théologie politique infusées dans le
Nouvel Ordre Mondial. Mais une fois de plus les concepts de la théologie politique
universaliste américaine se révèlent être un opium pour la communauté internationale.
* * * * * * * *
Notes :
* Anders Stephenson, Manifest Destiny, American Expansion and the Empire of Right (Hill
& Wang, New York 1995).
(1) Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations (Alfred A. Knopf, New York 1948), p. 64.
(2) Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations, ibid., p. 65.
(3) Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations, in Stanley Hoffman (ed), Contemporary
Theory in International Relations (Prentice Hall, Inc., Englewood Cliffs, 1960), p. 61.
(4) Louis A. Coolidge, An Old Fashioned Senator : Orville H. Platt (New York 1910), p.
302.
(5) Richard Hofstader, The Paranoid Style in American Politics (The University of Chicago
Press, Chicago 1965), p. 174.
(6) Richard Hofstader, ibid., pp. 175-177.
(7) Claude G. Bowers, Beveridge and the Progressive Era (New York 1932), p. 121.
(8) Richard Hofstader, ibid., pp. 177.
(9) Kenneth M. Coleman, The Political Mythology of the Monroe Doctrine : Reflection on the
Social Psychology of Domination, pp. 99, 100, 110.
(10) M. Coleman, ibid., pp. 97, 103.
(11) M. Coleman, ibid., p. 102. Coleman cite Salvador de Madariaga, Latin America Between
the Eagle and the Bear (Praeger, New York 1962), p. 74.
(12) Coleman, ibid., pp. 105, 109.
(13) Carl Schmitt, Grossraum gegen Universalismus in Position und Begriffe im Kampf
mit Weimar-Genf-Versailles 1923-1939 (Dunckler & Humblot, Berlin 1988), pp. 295-303.
(14) Edward Hallett Carr, The Twenty Years Crisis 1919-1939 (Harper Torchbooks, New
York 1964), p. 78 ; aussi R.S. Baker, Public Papers of Woodrow Wilson : The New Democracy.
(15) voir sur ce sujet Kenneth W. Thompson, Toynbee and the Theory of International
Politics, dans Stanley Hoffman (ed.), Contemporary Theory in International Relations,
ibid., p. 97.
(16) R.S. Baker (ed.), Public Papers of Woodrow Wilson : The New Democracy, pp. 318-319.
(17) Edward Hallett Carr, The Twenty Years Crisis, ibid., p. 79 ; aussi Toynbee,
Survey of International Affairs, 1936, p. 319.
(18) Edward Hallett Carr, ibid., pp. 79-80.
(19) Roland Barthes, Mythologies (Hill & Wang, New York 1987), pp. 131, 148-149.
(20) Georg Steiner, A. Raeder (Oxford University Press, New York 1984), p. 212.
(21) Georg Steiner, ibid., p. 219.