"Il est avantageux que je m'en aille!"
La mort de Jésus ouvre une ère nouvelle dans l'histoire de
notre relation à Dieu. Elle permet la venue de l'Esprit qui, dès la Pentecôte,
habite le cur des chrétiens. Cet Esprit permet de goûter à ce qui
caractérise la communion entre le Père et le Fils: l'amour. Dès les origines
de l'Eglise, l'amour est la caractéristique de la vie communautaire...
A lire au préalable Cet article porte sur Jean
15:26 à 16:15.
"Il vous est avantageux que je
m'en aille!" (Jn 16,7). Le départ de Jésus par sa mort constitue pour ses
disciples un paradoxe insurmontable. Comment pourraient-ils admettre que sa mort leur soit un gain
pour parler comme Paul, plus tard? Comme le dit l'évangile selon Jean, maintenant ils ne
peuvent pas porter certaines choses, comprendre, prendre avec eux, intégrer à leur
foi en Jésus-Christ son départ soudain, et son absence durable... Cette
compréhension, cette vision nouvelle et paradoxale de la vérité sera
l'uvre du Saint-Esprit. Nous aussi, nous avons parfois du mal à comprendre, à
admettre la tournure des événements qui affectent notre existence personnel-le,
familiale ou communautaire. Comme les disciples, nous avons besoin de l'action du Saint-Esprit pour
comprendre, accepter, pardonner, accueillir notre humanité souffrante, limitée, pour
la voir comme un lieu habité par Dieu, mystérieusement promise à
l'espérance de la gloire. "Voici mon secret, dit le Renard dans "Le Petit Prince" de
Saint-Exupéry. Il est très simple: on ne voit bien qu'avec le cur.
L'essentiel est invisible pour les yeux". Le consolateur vient nous aider à voir avec le
cur les événements de nos vies, comme la personne de Jésus, comme aussi
les Ecritures.
Alors, en quoi
consiste cet avantage? D'abord, en ce que la mort de Jésus ouvre l'humanité à
la venue de l'Esprit qui avait été promis. L'évangéliste Jean nous dit:
"L'Esprit n'était pas encore venu parce que Jésus n'avait pas encore
été glorifié" (7,39). Non seulement la Croix ouvre aux hommes
l'accès au Père, mais elle ouvre au Père l'accès aux hommes... C'est la
grâce, rien que la grâce! Accueillons-la. Ensuite, c'est un progrès
considérable. En effet, Paul déclare: "Là où est l'Esprit du
Seigneur, là est la liberté" (2 Co 3,17). Or, il s'agit de beaucoup plus que d'un
lieu ou d'une occasion de rencontre quelconque. "Là où est l'Esprit", dans ce moment
de l'histoire de l'humanité où "la foi est venue" (Ga 3,25), au travers des paroles
et des gestes de Jésus, de sa mort et de sa résurrection... En d'autres termes,
là où, enfin, l'Esprit du Seigneur a pu être donné à celles et
ceux qui relèvent du Christ, là est la liberté, c'est-à-dire, là
est la fin des médiations religieuses, tant juives que païennes. Comme
l'annonçait Jérémie: "Voici l'alliance que je ferai avec la maison
d'Israël, après ces jours-là, dit l'Eternel: Je mettrai ma loi au-dedans d'eux,
je l'écrirai dans leur cur; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Celui-ci
n'enseignera plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant: Connaissez
l'Eternel! Car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit l'Eternel;
car je pardonnerai leur iniquité, et je ne me souviendrai plus de leur
péché"(31,
33-34).
La bonne nouvelle de l'Esprit
répandu sur toute chair signale la fin des lieux saints séparateurs et fauteurs de
croisades. Elle marque la fin de la distinction entre temps saints et temps ordinaires. Elle
disqualifie les clergés médiateurs, déclasse les tabous alimentaires et autres
marqueurs d'identité, sources de tant d'exclusions. La frontière entre le
sacré et le profane change de nature. Elle se dissipe même par l'amour excessif, ce
chemin qui dépasse toute mesure (trad. possible de 1 Co 12,31) et qui pousse à
rencontrer le prochain qui n'a pas de prix. C'est d'ailleurs aussi ce que nous montre le Samaritain
en Luc 15. La première alliance a pris un "coup de vieux" face à la liberté
neuve de l'Esprit-Amour qui accomplit la Loi. Vraiment, le "départ" du Maître est un
avantage considérable.
Le
départ, et maintenant l'absence accompagné du retard de l'Epoux... Un avantage? La
foi en Jésus-Christ est foi, non vue immédiate. Et c'est aussi un avantage. Dans les
chapitres 13 à 17 de Jean, ce qu'on appelle les discours d'adieu, les disciples sont
accablés de tristesse, car ils pensent à court terme. Ils refusent la
séparation, se cabrent devant l'avenir inconnu. Ils ressemblent à ces petits enfants
qui pleurent lors de leur première entrée à l'école enfantine...
"Qui c'est celle-là, à qui ma mère m'abandonne?" La foi des disciples
doit devenir adulte. Elle passe par le deuil d'une relation quasi fusionnelle, immédiate,
avec Jésus. Il importe de passer du Jésus de l'histoire au Christ de la foi... Leurs
yeux ont vu, leurs oreilles ont entendu, leurs mains ont touché (1 Jean 1,1)... Il leur faut
maintenant être mis à distance et vivre son absence. Comme un enfant à
naître, ils sont arrachés à "l'enceinte" chaleureuse, pour naître
à la responsabilité, corollaire incontournable de la liberté. Il faut surtout
que naisse la Parole vive. Dans la vie intra-utérine, il n'y a pas de parole. Tout est
immédiatement et sans effort... offert! Nulle demande ("Jusqu'à présent
vous n'avez rien demandé en mon nom!"), nulle agression extérieure. C'est
après la naissance que se construit l'identité du sujet humain, par la parole, celle
qui le nomme, puis celle qui désigne l'autre... C'est ce qu'enseigne Jésus, d'une
certaine façon, dans notre texte. "Vous rendrez témoignage" au monde entier
(15,27). Votre parole proclamera comme une bonne nouvelle cette croix qui, aujourd'hui, vous
terrorise. "Ils parlaient avec assurance", précise même Luc dans les Actes des
Apôtres. Plus loin (16, 12-14), le Consolateur dira, communiquera, glorifiera, annoncera...
autant de verbes désignant la parole de disciples remplis et inspirés par le
Saint-Esprit. Plus loin encore: "Jusqu'à présent, vous n'avez rien demandé
en mon nom; demandez et vous recevrez afin que votre joie soit parfaite" (16,24).
L'absence de Jésus nous donne
la parole. Et quel formidable avantage sur les hommes du Premier Testament! Nous pouvons dire de
meilleures choses, dans la trace de Jésus. Nous pouvons dire aussi: "L'Esprit du Seigneur
est sur nous. Il nous a oints pour proclamer de bonnes nouvelles aux pauvres. Il nous envoie
proclamer aux captifs la libération, et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer
libres les opprimés, proclamer une année d'accueil par le Seigneur". Et on
"oublie", avec Luc (4, 16-21), le jour de vengeance de notre Dieu... pourtant écrit dans le
texte d'Esaïe.
Notre parole
témoigne d'une "meilleure espérance" comme dit l'auteur de la lettre aux
Hébreux (7,19). Après tout, ce que nous appelons le "Nouveau Testament" n'est-il pas
le fruit de cette action du Consolateur, et n'est-ce pas l'incommensurable avantage de l'Eglise de
partout et de toujours?
Pour finir,
le départ et l'absence de Jésus ne signifient pas séparation et abandon. Par
le Saint-Esprit, le Père et le Fils seront présents: "Si quelqu'un m'aime, il
gardera ma parole, et mon Père l'aimera; nous viendrons à lui et nous ferons notre
demeure chez lui" (14,23). C'est la tâche de l'Esprit de Vérité, le
répétiteur de tout ce que Jésus a dit. Il fera se "ressouvenir" de ses
paroles. Il éclairera aussi ce qui était resté obscur. Il y a un accent
polémique contre tous les illuminismes dont le présupposé est que l'Esprit
aurait licence de révéler de nouvelles vérités inconnues de l'Evangile.
Cette présence auprès
des croyants est aussi le propre de l'Esprit d'amour. L'uvre de l'Esprit est de nous faire
connaître que Jésus est vivant et que nous avons la vie en lui, une vie qui ne fait
qu'un avec celle du Père. Nous pouvons pénétrer dans un merveilleux cercle
d'amour. L'amour réciproque du Père et du Fils nous englobe. Cet amour nous fait
découvrir comment nous sommes aimés et il nous pousse à aimer à notre
tour. Ainsi, la demeure de Dieu n'est pas à rechercher au ciel, mais en nous-même.
Cette communion s'exprime par l'amour fraternel. L'Esprit a donc la capacité de nous
humaniser. Ce n'est pas un hasard si, au cur de son enseignement aux Corinthiens sur les dons
spirituels, Paul inclut le fameux chapitre 13 sur l'amour qui prend patience... (1 Co 12-14). Il ne
nous y est pas dit ce qu'il faut faire, mais ce qui se passe quand l'Esprit-Amour est là. Il
est le don par excellence. Loin de nous rendre surhumains, de proposer quelque évasion hors
de nos limites, le Seigneur, l'Esprit, nous renvoie à notre humanité pour y
manifester concrètement la passion du Père et du Fils pour ce monde "tellement
aimé"! L'absence de Jésus donne de l'espace à nos engagements dans un
monde désespéré. En effet, qu'y a-t-il au lendemain de la Pentecôte? Une
cité fraternelle qui s'invente et qui fait l'admiration du peuple de Jérusalem,
inspirant jusqu'au respect craintif (Actes 2, 42-47)... Tous les réveils authentiques ont
abouti à la naissance d'uvres, d'entreprises luttant pour la dignité des hommes
(l'émancipation des esclaves, la lutte contre le racisme, contre les dépendances,
pour la justice et la paix, etc.).
Rien de fondamental ne nous
sépare de nos frères et de nos surs qui vécurent le foisonnement de la
Pentecôte, sinon des kilomètres et des années. Jésus-Christ est le
même, partout, toujours. Alors, pour autant et aussi longtemps que dure l'absence - et elle
prendra fin un jour, bientôt... qui sait? - laissons-nous remplir, recherchons constamment
l'Esprit de Jésus. Qu'il fasse de nous des serviteurs, rien que des serviteurs - non des
maîtres! - uvrant à la manifestation du Règne qui vient.
Laurent Bürki Laurent Bürki est pasteur à la
Chapelle de Clarens-sur-Montreux depuis l'été dernier. Il a été
longtemps pasteur en France, dans les Assemblées de Dieu. Il est marié à
Elisabeth. Leurs 6 enfants sont aujourd'hui adultes. |
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Laurent Bürki |