Lire la révolution russe
 

La radicalisation politique actuelle a produit une nouvelle génération de militants qui cherche à savoir quel type d’organisation correspond le mieux à notre colère et nos espoirs, et quel point d’appui peut servir à faire chavirer la dictature du marché. D’innombrables pistes sont évoquées - du commerce équitable au syndicalisme révolutionnaire, en passant par la reconstructiondu Parti socialiste ou du Parti communiste ou par la démocratie participative. Des organisations telles que ATTAC prônent « une nouvelle façon de faire de la politique », les idées anarchistes ont à nouveau une certaine popularité parmi les jeunes. On ne peut pas dire que les idées de Lénine aient le vent en poupe !

Mais étudier les idées et l’expérience de Lénine nous semble indispensable, même si l’opération de diffamation sans doute la plus vaste et la plus réussie de l’histoire moderne rend la tâche parfois ardue. Cet article vise à présenter les écrits les plus importants sur Lénine et la Révolution russe, qu’ils soient produits par des marxistes, des représentants d’autres courants du mouvement ouvrier, ou des historiens de droite. Certains livres ne sont disponibles qu’en librairie d’occasion ou en bibliothèque ; beaucoup peuvent être téléchargés sur internet. 

L’histoire de la vie politique de Lénine et celle de la Révolution russe sont tellement liées que nous n’avons pas cherché à les séparer. Notre sélection,par ailleurs, n’a évidemmentrien d’exhaustive. Ceux qui veulent étudier en détail un aspect de la vie de Lénine ou de la révolution russe trouveront dans certains des ouvrages cités ci-dessous des bibliographies beaucoup plus complètes.

Nous commencerons par examiner la vision stalinienne de Lénine, puis nous passerons en revue des témoignages des participants, enthousiastes ou critiques du léninisme. Par la suite, nous aborderons le travail des historiens universitaires de droite ou de gauche, et surtout les ouvrages de l’offensive anticommuniste des dernières quinze années. Enfin, nous regarderons les livres clé pour une compréhension de trois aspects cruciaux de la révolution - l’internationale communiste, la nature de la répression politique utilisée par le gouvernement bolchevique avant la mort de Lénine, et la contre-révolution stalinienne.

Lénine comme idole1

Un des éléments qui rend difficile la défense ouverte des idées de Lénine est le fait qu’il fut pendant un demi-siècle, aux côtés de Staline, l’objet d’un culte de la personnalité affligeant. Si nous voyons aujourd’hui peu d’écrits dans ce sens, onse rappelle les statues massives de « Lénine guidant le peuple » et d’autres monstruosités enEurope de l’Est. Ce culte que Staline a voulu vouer à Lénine, pour mieux enterrer toutes ses idées, a donné lieu à de très nombreux ouvrages de mauvaise qualité. Un auteur typique s’exclame : 

« Vivre à côté de Lénine ! Ce bonheur nous a été donné …il était l’incarnation même du génie de la classe ouvrière . Il est immortel parce qu’il personnifie le cœur, le cerveau, la grandeur de cette classe ascendante. Il sentait plus que tout autre les aspirations des masses. Apte à pénétrer les destinées de l’humanité, ferme comme l’acier, tendre comme un père, il savait résoudre les problèmes les plus ardus de portée mondiale tout en restant l’homme le plus simple, accessible même à un enfant. »2

Le grand écrivain russe, Gorky, converti plus tard au stalinisme, écrità la mort de Lénine

«Pour moi, Lénine est un héros de légende, un homme qui a arraché de sa poitrineson cœur brûlant pour l’élever comme un flambeau et éclairer le chemin des hommes… [un] homme excellent qui avait besoin de s’offrir en victime à l’hostilité et à la haine pour réaliser une œuvre d’amour et de beauté »3

Staline lui-même écrit sa biographie de Lénine, et, tout en faisant fusiller la quasi-totalité des proches camarades de celui-ci, cite son nom à toute occasion. En 1924, lorsqu’il organise un recrutement massif qui double la taille du parti et noie les vieux révolutionnaires dans une vague de nouveaux arrivants souvent carriéristes,il fait publier son ouvrage Les principes du léninisme. Ce livre a comme but d’établir Staline comme l’héritier théorique de Lénine. Il brille surtout par sa superficialité et sa langue de bois. Un court extrait : 

« Ce n’est que dans la période suivante, période des actions ouvertes du prolétariat, période de la révolution prolétarienne, où la question du renversement de la bourgeoisie devint une question de pratique immédiate; où la question des réserves du prolétariat (stratégie) devint une des questions les plus vitales; où toutes les formes de lutte et d’organisation parlementaires etextra-parlementaires (tactique) - se manifestèrent avec une entière netteté, - ce n’est que dans cette période que purent être élaborées une stratégie cohérente et une tactique approfondie de la lutte du prolétariat. Précisément dans cette période, Lénine ramenaau grand jour les idées géniales de Marx et d’Engels sur la tactique et la stratégie… mais Lénine ne se borna pas à rétablir tels principes tactiques de Marx et Engels. Il les développa, il les compléta par des idées et des thèses nouvelles, et réunit le tout en un système de règles et de principes directeurs pour guider la lutte de classe du prolétariat. »

Bien que les écrits de Staline ne soient peut-être pas une priorité pour les militants, Les principes du léninisme vaut le détour, car il aide à comprendre comment Staline a pu détruire toute l’oeuvre de Lénine tout en gardant le vocabulaire de la révolution.

Aux banalités s’ajoutait l’adoration.4 Voici un extrait d’un discours de Staline en 1937 : 

Les électeurs, le peuple, doivent exiger de leurs députés … qu'ils soient exempts de toute panique, de toute ombre de panique quand les choses commencent à se compliquer et qu'un danger quelconque se dessine à l'horizon, qu'ils soient aussi exempts de toute ombre de panique que l'était Lénine (applaudissements) ; qu'ils soient aussi sages et aussi étrangers à toute précipitation que l'était Lénine, quand il s'agira de résoudre des problèmes complexes, à propos desquels il faut savoir s'orienter largement et tenir largement compte de tous les inconvénients et de tous les avantages (applaudissements) ; qu'ils soient aussi droits et aussi honnêtes que l'était Lénine (applaudissements) ; qu'ils aiment leur peuple comme l'aimait Lénine. (Applaudissements.) … (Rafale d'applaudissements prolongés, qui tourne en ovation. Tous les assistants, debout, portent leurs regards vers la loge du gouvernement où est passé le camarade Staline. Des acclamations retentissent : "Au grand Staline, hourra!", "Au camarade Staline, hourra !", "Vive le camarade Staline, hourra !", "Vive le premier disciple de Lénine, candidat à la députation au Soviet de l'Union, le camarade Staline ! Hourra !")5

Le souvenir de cette adoration stalinienne, la « syphilis du mouvement ouvrier », comme la nommait Trotsky, combiné à une mauvaise compréhension de la contre-révolution en Russie ont contribué au rejet presque systématique de Lénine par les anticapitalistes d’aujourd’hui. Quant aux défenseurs du capitalisme, de la droite comme de la gauche parlementaire, ils font tout pour remplacer la légende rose montée pour Staline par une légende noire qui en fait un véritable démon. 

Mais on peut défendre Lénine sans verser dans l’idolâtrie, que par ailleurs il détestait. Ceci implique de défendre les idées clés, mais aussi de le défendre en tant que personne, car les idées de Lénine ont aussi été salies par la présentation de l’homme comme « toujours gouverné par la seule haine » (Richard Pipes) ou « un des plus grands criminels du siècle » (Hélène Carrère d’Encausse) ou « une grande nullité, un grand castrat » (Dimitri Merejkovki)!6 Il est parfois essentiel de rétablir la vérité sur sa personne et son militantisme,et pas seulement défendre ses théories.

Mémoires et témoignages

Des témoignages oculaires peuvent nous aider à comprendre la révolution vivante,la personnalité et le travail de Lénine. Parmi les mémoires les plus utiles se trouve celles de la femme de Lénine, Kroupskaïa, 7 elle-même une militante révolutionnaire infatigable bien avant de rencontrer Lénine, et une dirigeantepar la suite du parti bolchevique, responsable du cinéma soviétique et spécialiste en sciences de l’Education. C’est un ouvrage dont la plus grande partie traite de la période avant la révolution : ce travail,souvent en exil, pour former une organisation révolutionnaire, bien sûr sans aucune garantie d’un succès quelconque. 

Ses souvenirs mélangent le personnel et le politique, décrivant les rapports de Lénine avec sa famille mais aussi son travail de conférencier dans les cercles ouvriers à la fin du XIXème siècle (infiltrés par des espions tsaristes). Elle décrit les ouvriers qui venaient aux cours et leurs réactions aux professeurs marxistes. C’est une rare occasion de voir le travail concret quotidien des marxistes à cette période, bien avant que la révolution de 1905 ne leur montrâtque la révolution pouvait être plus proche que ce qu’ils avaient pensé. 

Elle décrit de nombreux épisodes fascinants, comme la rencontre entre Lénine et Gapon, le prêtre qui avait dirigé les débuts de la révolution de 1905 à Petrograd. Lénine voulait le rencontrer pour comprendre l’énorme influence qu’il avait sur les masses, et a trouvé un combattant anti-tsariste honnête, mais bien sûr englué dans ses idées religieuses. Lénine lui conseille de se mettre à étudier sérieusement la politique et l’économie, s’il veut avoir un rôle quelconque dans la révolution. 

L’œuvre de AY Badayev, élu bolchevique à la douma tsariste (Bolsheviks in theTsaristDuma)8, malheureusement disponible uniquement en anglais ou en allemand, traite en détail du travail parlementaire fait par les élus bolcheviques de 1907 à 1914. La douma, « parlement » aux pouvoirs extrêmement réduits, fut mise en place par le tsar après la défaite de la révolution de 1905. Les députés bolcheviques s’efforçaient de répandre les idées et les luttes à travers leurs interventions au parlement. Ce livre encore aujourd’hui contient beaucoup d’enseignements. Comment éviter que les députés ouvriers se fassent corrompre par les paillettes de la vie parlementaire ? Comment continuer à expliquer aux travailleurs que c’est leur action collective qui compte, bien plus que celle de leurs élus au parlement ? Une lecture importante, qui donne également un aperçu de la construction patiente et parfois désespérante du parti dans une période où la révolution semblait bien loin, et de nombreux militants laissaient tomber toute activité par démoralisation.

Ces ouvrages nous décrivent une partie du travail de préparation avant la révolution. Le livre de John Reed Dix jours qui ébranlèrent le monde9, , sans être un livre d’introduction, raconte au jour le jour la révolution d’octobre 1917 elle-même à travers les yeux d’un journaliste communiste. C’est le livre sur lequel est (vaguement) basé le film Redsde Warren Beatty. Il se lit comme un roman, et doit être considéré comme une lecture indispensable de tout militant. Reed décrit comment le peuple russe se réveille et les masses s’approprient la politique. Pendant l’été de 1917, le pays entier apprend à lire, et lit, car il veut savoir. Dans chaque ville, jusqu’à la plus petite, des milliers de journaux s’affrontent. Quantités de meetings se tiennent simultanément à Petrograd. Chaque coin de rue est une tribune politique. La discussion jaillit spontanément dans les trains, dans les tramways.

A la campagne, des paysans incendient les manoirs et s’emparent des domaines. Les grèves sont massives, et nombreuses. Au front, toujours plus de soldats « votent avec leurs pieds », ils désertent. Parfois, ils élisent leurs officiers. Les soldats, les ouvriers, les paysans s’organisent en soviets où les débats sont agités, mais forgent leurs participants. En lisant Reed on voit pourquoi la révolution a été définie comme « la fête des opprimés ».

Pour la période post-révolutionnaire, on peut lire les Souvenirs sur Lénine de Clara Zetkin, une dirigeante révolutionnaire allemande, édités en 1924.10 D’un évident enthousiasme face à celui qui a dirigé la prise de pouvoir, et arrêté la guerre, Zetkin livre des détails intéressants sur la façon de travailler de Lénine, et de sa femme. Elle relève surtoutsa modestie et sa capacité d’écoute. Ces impressions sont confirmées ailleurs par de nombreuxautres témoins.11 Elle écrit :

« je constatais que le trait caractéristique principal de Lénine était sa simplicité, son amabilité et son naturel dans ses rapports avec tous les camarades. Je dis "naturel" parce que j'avais l'impression très forte que cet homme ne pouvait pas se conduire autrement qu'il se conduisait. La façon dont il se conduit avec les camarades est le reflet naturel de son être intime...Il avait toujours une oreille attentive et complaisante pour tout ce qui concernait les questions du parti, comme pour les chagrins d'ordre personnel. » 12

Une grande partie de son livre consiste en des comptes rendus des discussions avec Lénine où de nombreux sujets sont abordés - notamment la libération des femmes, et c’est la source la plus fournie sur le point de vue de Lénine sur cette question. Ils discutent également du besoin d’élever le niveau culturel des russes pauvres. Lénine souligna que le travail venait seulement de commencer : 

« Nous installons des bibliothèques et des salles de lecture dans les villes, petites et grandes, et dans les villages. Nous organisons des cours, des représentations théâtrales et des concerts. Nous envoyons dans tout le pays des "trains de culture" et des "expositions ambulantes". Mais, je le répète: qu'est-ce que tout cela pour les millions d'hommes à qui font défaut les connaissances les plus élémentaires, la culture la plus primitive ! Tandis qu'à Moscou dix mille hommes aujourd'hui, et dix mille hommes demain, se réjouiront d'assister à une belle représentation théâtrale, le besoin de culture de millions d'hommes, c'est d'apprendre que la terre est un globe et non une étendue plate, que des lois naturelles, et non des sorcières et des enchanteurs, à côté d’un "Père céleste", régissent le monde. »

Le syndicaliste révolutionnaire qui devint communiste après la révolution russe, et qui devait plus tard militer aux côtés des trotskystes, Alfred Rosmer, écrit dans son livre Moscou sous Lénine13un récit des premières années de la révolution du point de vue des révolutionnaires du monde entier arrivés à Moscou et et cherche à comprendre et répandre la révolution. Rosmer raconte ses discussions en 1920 avec des soldats et des travailleurs, mais aussi avec différents visiteurs venus de l’étranger, hostiles aux bolcheviques pour une raison ou une autre.

Il assiste également au congrès fondateur de l’Internationale communiste, et dans son récit il présente l’état d’esprit de Lénine : 

« En cette période, son esprit était toujours dominé - comme son livre sur le “ gauchisme ” l’avait montré - par la crainte que les jeunes partis communistes considèrent la révolution comme chose facile et même inéluctable, et l’idée sur laquelle il insistait, c’est qu’il était faux et dangereux de dire qu’au lendemain de la guerre mondiale il n’y avait plus d’issue pour la bourgeoisie. Et selon sa méthode habituelle - qui donne à ses discours et à ses écrits l’apparence du décousu - après avoir formulé cette mise en garde, il y revint, la reprit, la développa en d’autres termes - des variations sur un même thème. »14

De très nombreuses vignettes sur les dirigeants révolutionnaires et les communistes de différents pays rajoutent à l’importance du livre de Rosmer.

Le livre inachevé de LéonTrotsky sur Lénine15 écrit en 1924, est également d’un très grand intérêt. Trotsky examine le rôle de Lénine dirigeant tout en critiquant l’idolâtrie ridicule qui pointe déjà son nez avecStaline. Il examine également les écrits de personnages de l’époque tels que Maxim Gorky et le philosophe socialiste anglais H. G. Wells, qui ont rédigé des portraits de Lénine. Ainsi nous pouvons voir à quoi ressemblait le dirigeant révolutionnaire pour l’écrivain romantique ou pour le socialiste très respectable. 

Victor Serge, militant révolutionnaire emprisonné en France en 1919 en tant que sympathisant bolchevique, échangé par la Russie contred’autres prisonniers, participa de tout son être aux années du pouvoir ouvrier en Russie. Il s’occupa de l’organisation de la Troisième Internationale. Ses origines anarchistes, et sa détermination à n’être le faire-valoir de personne, en font un témoin d’une valeur inestimable. Il n’hésite pas à critiquer les bolcheviquesquand il le juge nécessaire - particulièrement au sujet de la répression politique organisée pendant la guerre civile en réponse aux dangers de contre-révolution, mais il reconnaît l’acquis historique fondamental d’avoir montrél’embryon de ce que pouvait être le contrôle des travailleurs sur tout un pays. Il le paiera par des années de prison sous Staline.

L’An 1 de la Révolution russe16 est sans doute le plus essentiel de ses livres. Il y décrit la vague d’insurrection et d’espoir de 1917 et tous les débats et aléas du gouvernementsoviétique des premières années. En passant, Serge balaie le mythe d’un Lénine dictateur du parti n’acceptant aucune opposition. Lorsque Lénine veut accepter la proposition allemande de paix en échange de maintes annexions de territoires soviétiques : 

« Lénine était bien en minorité, et pas seulement au comité central. Les comités si influents de Petrograd, de la région moscovite,de l’Oural, de l’Ukraine etc., se prononçaient contre sa thèse. Les mœurs d’un grand parti discipliné étaient au fond si démocratiques que son chef reconnu s’inclinait devant la majorité, mais sans cesser toutefois de défendre son point de vue. Une fois de plus, dans son propre parti cette fois, Lénine remontait le courant. »

On peut également lire son essai La révolution russe trente ans après17 souvent considéré comme son testament politique, où il revient sur la révolution et la contre-révolution. Il essaie en particulier de répondre aux mensonges qui ont déjà cours, et qui n’ont fait que gagner en popularité depuis,sur l’insurrection de 1917 même : 

« On affirme encore que l'insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style) 1917 fut l'œuvre d'une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n'est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d'action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s'étendaient à toute la Russie. L'insubordination annihilait dans l'armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l'obéissance au gouvernement provisoire et l'intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40 000hommes refusait l'obéissance. Dans les faubourgs de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se 'e7ait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C'est pourquoi l'insurrection vainquit à Petrograd presque sans effusion de sang, dans l'enthousiasme. Que l'on relise sur le sujet les bonnes pages de John Reed et de Jacques Sadoul18, témoins oculaires. Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante. » 

Histoires de la révolution russe

Des centaines d’histoires de la révolution ont été écrites. Une place à part doit être réservée à L’Histoire de la Révolution russe de Trotsky.19 Il est extrêmement rare qu’une histoire circonstanciée d’une période révolutionnaire soit écrite par un des intervenants centraux. Et Trotsky, contrairement à Lénine, n’écrit pas pour son parti (il n’en a plus vraiment) mais pour le grand public, ce qui rend son ouvrage assez accessible. Par ailleurs, il montre un talent littéraire certain.

Cet ouvrage, écrit après l’expulsion de Trotsky de l’Union soviétique, veut établir contre les mensonges staliniens ou anticommunistes une analyse marxiste de la Révolution. Il vise à « expliquer pourquoi le régime démocratique, tardivement arrivé dans l’histoire à remplacer le tsarisme, se trouva absolument non-viable20Les industriels russes, trop liés au tsarisme et au capital étranger, et plongés dans la première guerre mondiale, ne pouvaient pas mobiliser le peuple derrière un projet de régime parlementaire, puisqu’ils avaient plus peur de la révolte des masses que du tsarisme. Il ne pouvait plus y avoir de Robespierre. Le gouvernement de Kerenski, se présentant comme des « socialistes modérés », lance une nouvelle offensive militaire contre l’Allemagne en mai 1917, qui fera en trois jours quarante mille morts. La démoralisation de l’armée est totale, et quand viendra le renversement du gouvernement menchevique en octobre, personne ne voudra le défendre par les armes.

Trotsky suit les tactiques changeantes du Parti bolchevique, traversé par de nombreux débats souvent violents mais très largement influencés par les arguments de Lénine.21 Le parti veut juger de l’état d’esprit de toutes les classes sociales, et agir de façon à unir le maximum d’opprimés contre l’État. En juillet 1917, jugeant que le pays entier n’est pas encore prêt à suivre Petrograd, les bolcheviques freinent de toutes leurs forces la révolte des ouvriers de la ville qui veulent déjà renverser le gouvernement. Les bolcheviques se rappellent de la Commune de Paris, isolée et écrasée. En octobre, convaincus avec difficulté que c’est le moment où jamais, les bolcheviques renversent le gouvernement provisoire et le pouvoir passe au congrès des Soviets. 

Trotsky écrit « L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. » En effet, tout le long du livre, l’intérêt que Trotsky porte à l’auto-organisation et au débat le plus généralisé possible est évident.

Quelques historiens universitaires

Nous ne sommes pas obligés de lire uniquement des historiens marxistes! Certains historiens universitaires opposés à la révolution ont pu livrer des travaux très utiles. 

Hélène Carrère d’Encausse est une experte sur l’Union soviétique incontournable dans l’étude de la révolution russe. Son appartenance à l’establishment capitaliste ne peut pas être mis en doute. En 1992, elle occupa un poste de conseiller auprès de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement, participant à l’élaboration de la politique ultra-libérale mise en place en Europe de l’Est.

Mais ses œuvres représentent une vision sophistiquée, basée sur un récit précis et une analyse détaillée, chiffres et citations à l’appui.Ses livres22 sont très utiles pour comprendre les enjeux de chaque étape de la révolution, et la stratégie de Lénine et son parti. A titre d’exemple, en annexe de son livre Lénine - la révolution et le pouvoir on trouve une liste des élus au comité central du parti bolchevique dans les années révolutionnaires et après, et on peut ainsi voir de façon très frappante le destin de ces militants, pour l’essentiel fusillés par Staline ou morts dans les camps.

Carrère d’Encausse reconnaît qu’il y a rupture entre la Russie de Lénineet celle de Staline,dans tous les aspects de la vie politique, et dans le parti :

« L’esprit de sacrifice, d’égalitarisme aussi, qui dominait le parti de Lénine, a ainsi fait place [dans les années 1930] à une volonté de bien-être et de sécurité que le régime a entériné … dès 1939, la morale de la réussite, non seulement politique et intellectuelle, mais aussi sociale, se traduisant par des avantages matériels, est une des composantes essentielles de la nouvelle culture politique soviétique. »23

D’ailleurs elle ne croit pas que le stalinisme était inévitable. 

« Dans ces années qui vont de la révolution au grand tournant de 1929, tous les choix sont encore possibles pour laRussie … en 1929, au contraire, l’éventail des choix se referme soudain. »24

Mais elle considèreque le stalinisme est une variante du socialisme ; et si elle parle de « révolution stalinienne », elle considère que Staline « pousse à l’extrême l’interprétation léniniste du marxisme », une idéologie qui selon elle mettrait le volontarisme au centre de l’activité politique. Ainsi, si le stalinisme n’était pas inévitable, il viendrait quand même du léninisme. Malgré l’analyse détaillée des évolutions économiques qui caractérise les livres de Carrère d’Encausse, la force de l’idéologie est mise en avant plus que les explications matérialistes.

Ses ouvrages plus récents sont encore plus opposés à la Révolution russe que ceux du début de sa carrière. Si, dès le début, elle suggère que la révolution russe était prématurée et donc vouée à l’échec, son ouvrage récent sur Nicolas II le présente comme un réformateur frustré par l’arrivée de la guerre et la révolution. Ainsi, la révolution devient un dérapage regrettable qui aurait empêché une modernisation et une démocratisation lente mais pacifique. C’est une théorie parallèle à celles que défendent certains historiens (tels que François Furet25) à propos de la Révolution française, vue comme une interruption malheureuse dans un processus historique où tout allait bien. 

Une critique marxiste de son livre sur Nicolas II 26 explique: 

« Après la répression des années qui suivent 1905, les mouvements sociaux de plus en plus violents reprennent de plus belleet ne cessent de s'amplifier. Pour les calmer, l'auteur sous-entend qu'il aurait suffi que Nicolas II prenne, au bon moment, des mesures visant à introduire progressivement une monarchie parlementaire. La clef du problème serait donc un problème individuel. Nicolas II aurait "manqué d'intuition politique", et ce en raison de son éducation d'autocrate qui l'aurait imprégné de "restrictions mentales". Niant la désagrégation inéluctable de la Russie tsariste, l'auteur accorde aussi une importance démesurée au rôle influent des individus qui gravitent autours du Tsar, en particulier la Tsarine et son moine-conseiller-confident, Raspoutine. En fin de compte, si Nicolas II, en tant qu'individu, avait eu un comportement différent, s'il n'avait pas subit d'influences "néfastes", s'il s'était entouré en 1917 de ministres compétents, la révolution aurait pu, selon l'auteur, être évitée. »

Le même livre a reçu un accueil très positif dansla revue des hommes d’affaires,L’Expansion.

« Le dernier des Romanov était-il vraiment un despote sous influence, faible et indécis, responsable du succès de la révolution bolchevique? Non, répond HélèneCarrère d'Encausse. Nicolas II a constamment joué de malchance. Dès 1904, tout se ligue contre lui, tant à l'intérieur (la violence terroriste) qu'à l'extérieur (le désastre de la guerre russo-japonaise).
C'est le temps, plus que la volonté, qui fait défaut au dernier tsar pour accomplir la transition vers la modernité, malgré les efforts de Witte, le Colbert russe, et les réformes de Stolypine. "Laissez-nous vingt ans, demandait ce dernier quelque temps avant son assassinat, et vous verrez une Russie méconnaissable." Quatre-vingts ans plus tard, comme l'écrit l'auteur, cet "étrange pays cherche toujours à effectuer son retour dans la civilisation de l'Europe. » 

D’autres ouvrages écrits par des opposants de toute politique révolutionnaire doivent être mentionnés. Ainsi, le livre de l’historien américain Martin Malia, Comprendre la Révolution russe27, est une exposition très claire des différents types de théories sur la révolution. 

Malia classe les explications en trois familles - les explications conservatrices (les révolutions ne font rien de bien, elles ne font que ramener les anciennes oppressions sous un visage nouveau), les explications libérales (le peuple russe aurait trouvé prospérité, liberté et démocratie pas à pas, si la première guerre et la révolution n’étaient pas venues interrompre le progrès naturel de la société), et les explications révolutionnaires (la révolution était nécessaire pour briser l’autocratie tsariste et a permis la mise en place d’un État d’un type nouveau, avant-coureur d’un avenir plus humain). 

Il poursuit dans une longue et intéressante comparaison de la Révolution russe avec trois autres révolutions européennes : la révolution anglaise qui a brisé l’absolutisme monarchiste au XVIIème siècle, la révolution française, et la révolution de Bismarck en Allemagne, qui ont pu établir sur des bases solides le pouvoir de la classe capitaliste.

Malia met l’accent sur le rôle du parti, et sur la politique économique du gouvernement soviétique. Il a beaucoup plus de mal à comprendre le sens politique de la révolution dans l’esprit du mouvement ouvrier mondial. Pourtant, le gouvernement bolchevique qui arrêta la guerre, donna la terre aux paysans, publia les traités secrets, légalisa l’avortement et enleva toute discrimination légale contre les homosexuels,constituait un symbole politique d’un avenir possible, même quand sa politique économique était dominée absolument par la guerre civile et la pénurie la plus totale.

Si Malia est convaincu que la prise de pouvoir par les travailleurs est impossible, et qu’il y a « une continuité forte » entre Lénine et Staline, il explique clairement les défauts des positions conservatrices et libérales, et il considère l’explication trotskiste comme « relativement la plus satisfaisante des théories ». Cela vaut la peine de partir en vacances avec ce livre en poche.

Dans la longue biographie de Lénine par Gérard Walter28 - également l’auteur d’œuvres sur Robespierre et sur la révolution anglaise - l’auteurindique dès le début « il est question de la doctrine léniniste. Mais je tiens à prévenir que je n’entends nullement me poser en apologiste ou en détracteur de ladite doctrine ». Le livre ne se trouve plus qu’en occasion, mais se lit facilement. Surtout il comprend une annexe qui servira bien ceux qui veulent étudier l’apport de Lénine en détail : un répertoire chronologique (sur deux cents pages !) de toutes ses œuvres - livres, thèses, rapports, discours et articles. Pour beaucoup d’articles, les thèmes principaux sont résumés en quelques phrases. La liste permet une vue assez objective du travail de Lénine durant toute sa vie, étant donné que la plume était toujours son arme principale.

Nous consacrons dans cette revue un article séparé au nouveau Lénine de Jean-Jacques Marie29. Ici, il suffit de signaler que c’est une œuvre importante, écrit par un historien reconnu ayant une large sympathie pour les idées de Lénine et de Trotsky. Jean-Jacques Marie partage avec Pierre Broué le privilège d’être à la fois historien universitaire reconnu et trotskiste.

Des œuvres de Pierre Broué, la première partie de son Histoire du parti bolchevique30estpeut-être le livre à évoquer en ce qui concerne l’étude de la vie politique de Lénine. Il suit en très grand détail, et du point de vue des leçons pour les militants révolutionnaires aujourd’hui, l’évolution du parti bolchevique depuis ses débuts. Il essaie de comprendre comment le parti fut forgé, comment il organisa le pouvoir de l’État ouvrier, et comment Staline a pu le transformer en une entité tout à fait nouvelleet originale dans l’histoire - un outil du culte et de la dictature, outil qui sera copié par la suite en Chine et ailleurs.

Une introduction à la question de la démocratie dans le parti bolchevique, écrit du point de vue de la rédaction de la présente revue, peut être trouvée dans mon article Lénine fut-il un démocrate31 paru dans notre revue il y a quelques années, et disponible sur notre site web. Cet article examine aussi les tentatives pour garder après la révolution un parti soudé par une conviction révolutionnaire : 

« En 1921, 136 000 personnes étaient exclues du parti - 9% pour avoir reçu des pots de vin, 25% pour carriérisme ou alcoolisme, 34% pour passivité. Lénine pensait qu’il aurait fallu aller plus loin. En 1922, Lénine proposait d’allonger la période d’essai pour de nouveaux membres, afin d’éliminer des carriéristes… »

L’offensive idéologique depuis 1989

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1989, venant dans une période de défaites pour la classe ouvrière dans le monde (Thatcher, Reagan…) et perçu comme une défaite en soi par l’essentiel de la gauche32, une offensive anticommuniste impressionnante a gagné énormément de terrain surtout dans les milieux universitaires et de l’édition. 

Les troisœuvres les plus marquantes à cet égard publiées depuis la fin de l’URSS sont La Révolution Russe33, de Richard Pipes, le Livre Noir du communisme, un recueil de textes chapeauté par Stéphane Courtois, et Le passé d’une illusion , de François Furet. Il s’agit d’œuvres qui avaient comme premier objectif la bataille politique contre le marxisme, plutôt que la recherche universitaire.

L’ouvrage le moins sophistiqué est sans doute celui de Richard Pipes, malgré le fait qu’il fut édité chez un des éditeurs les plus prestigieux de France, et accueilli dans Le Monde des livres comme « magistral et convaincant ». 

En fait, Pipes nous met en place une démonologie en bonne et due forme : d'un côté des héros mal compris : le tsar Nicolas II (« dans le fond un brave homme... calme et timide, écoeuré par les ambitions des hommes politiques ») ou Kornilov, le fasciste qui tenta un coup d'État en août 1917, peu avant la révolution d'octobre (un homme qui « aime la liberté, mais pour lui la Russie vient en premier et la liberté en second.»), et de l'autre Lénine, véritable monstre celui-ci, dont « L'élan politique ... resta toujours gouverné par la seule haine... sa version du socialisme consista dès le début en une doctrine de la destruction. »

Ce n'est qu'un exemple. Les contresens, incompréhensions et mensonges se comptent par centaines dans ce livre de 850 pages. Ainsi selon Pipes, Trotsky ne pouvait pas remplacer Lénine car il était Juif, et les Russes par nature antisémites ! Surtout il affiche un mépris profond pour les travailleurs et les opprimés en général. La mort de 89 000 Russes en Mandchourie à cause des ambitions coloniales du tsar mérite une phrase dans le livre. Les 1.3 million de mortset 5 millions de blessés (parmi les seuls Russes) dans la première guerre mondiale prend un paragraphe, le «meurtre de la famille impériale» du tsar couvre 40 pages !! Et la révolte des soldats paysans devant le massacre dans les tranchées est traitée dans cette phrase révélatrice : « tout relâchement de la discipline dans l'armée, tout signe d'agitation dans les villages, risquait de révéler, sous l'uniforme, la racaille

Par ailleurs, toute tentative de s'opposer à cette guerre est qualifiée par Pipes de « hystérique » et « criminelle », tandis que la tentative de Kornilov de mettre en place une dictature militaire est décrite comme « frôlant l'impertinence »!

Que ce livre ait été pris au sérieux en France est un signe du vrai succès qu’a rencontré l’offensive idéologique de droite dans les années 1980 et 1990. 

Le livre noir du communisme34

Ce livre sorti en 1997 par un groupe d’universitaires et dirigé par Stéphane Courtois, fut décrit par un journaliste américain comme « à la fois une liste des crimes du communisme en Afghanistan, Afrique, Cambodge, Chine, Europe de l’Est, Corée, Amérique Latine et l’Union soviétique et une épisode dans la bataille entre ceux des intellectuels français qui ont rejeté leurs tendances marxistes, et ceux qui gardent une certaine fidélité envers les vieilles croyances. » Le bandeau en papier annonce « Centmillions de morts». C’est un livre qui a beaucoup fait avancer l’anticommunisme, et les réponses qu’a pu produire la gauche sont généralement décevantes.

Courtois présente une vision juridique de l’histoire qui tente de compterle nombre de victimes du « communisme », sans s’attarder sur sa nature et sa dynamique. Ainsi on ajoute les morts de la guerre civile en défense de la révolution, aux morts causés par les purges staliniennes, la collectivisation, l’industrialisation forcenéeet la contre-révolution. Puis on assimile une révolution basée sur la classe ouvrière en Russie aux révolutions anti-impérialistes mais aucunement ouvrières en Chineou ailleurs. C’est à n’y rien comprendre, mais cela fait partie de l’objectif. 

Dans la section du livre consacrée à l’Union soviétique, Nicolas Werth35 prétend qu’il y a trois interprétations possibles de la révolution russe - celle de droite, celle des staliniens et celle des nouveaux historiens comme lui. On remarquera que l’interprétation des révolutionnaires n’existe même pas pour Werth, ce qui lui épargne le travail d’avoir à y répondre.

A nouveau, nous replongeons dans une vision juridique où la société n’existe plus. La « terreur rouge » de répressions et exécutions pendant la guerre civile marque pour Werth« un véritable changement d’échelle par rapport à la période tsariste. Il suffit de rappeler que, pour l’ensemble de la période 1825 - 1917, le nombre de sentences de mort prononcéespar les tribunaux tsaristes (y compris les cours martiales) dans toutes les affaires qu’ils avaient à juger ‘en rapport avec l’ordre politique ‘ s’était élevé à 6 321. »

Il s’agit de la même vision de la société que celle de Sarkozy, mais en moins sophistiquée et appliquée à l’histoire. Les paysans et travailleurs morts par surexploitation ou condamnés à la misère ne comptent pas. Une comptabilité imbécile, qui balaie d’un revers de main les millions de victimes du tsarisme, ne serait-ce que pendant les guerres impérialistes contre le Japon en 1904-5 (125 000 morts russes et 85 000 morts japonais) et pendant la première guerre mondiale.

Werth défend la thèse de la continuité dans le crime entre Lénine et Staline. Le communisme serait « une idéologie criminogène » selon cette version policière de l’histoire. Il est bien sûr facile de se moquer de ce type de livre simplificateur à outrance, mais il est important de ne pas sous-estimer son influence, du livre lui-même mais aussi des milliers d’articles de journaux ou de revues qui s’en sont inspirés.

Le premier tirage du Livre noir a été épuisé en quelques jours et, deux ans après sa sortie, en 1997, chez Laffont, près de 200 000 exemplaires avaient été vendus. Une vingtaine de versions étrangères existent.Au total, toutes éditions confondues, il a été diffusé à 700 000 exemplaires. 

Il y a eu plusieurs tentatives de répondre au Livre Noir. Le siècle des communismes 36 qui était vendu en librairie portant un bandeau « et si le Livre noir n’avait pas tout dit … » s’attache à expliquer que « c’est plus complique que ça ». Loin d’être analysable comme un crime ou un totalitarisme, les différents communismes seraient surgis, expliquent les auteurs, de l’histoire de chaque peuple. Le livre se pose la question de savoir

« Comment de l'idéologie de l' " avenir radieux ", creuset de l' " homme nouveau ", est donc né le " culte de la personnalité " avec son cortège de purges et de crimes, menés de manière " impériale " depuis le " Vatican soviétique " ? Pourquoi le " socialisme réel " qui, pendant un temps, régnait - dans ses différentes versions régionales - sur un bon tiers de l'humanité est-il " mort de vieillesse ", victime d' " une déperdition de croyance " ? »

Si les auteurs affirment donc qu’il y a bien des variantes du communisme, celle dont on parle très peu est justement le trotskisme, resté révolutionnaire et refusant d’accepter que le « socialisme réel » existait. Ceux qui ont rappelé que la « dictature du prolétariat » n’est réelle que si les travailleurs contrôlent démocratiquement et collectivement l’économie ont presque disparu de cette histoire. Et cette absence enlève du débat l’essentiel de la question de l’avenir du capitalisme et de l’anticapitalisme, malgré l’utilité éventuelle de certains des récits.

Le livre noir du capitalisme sorti en 2001 par un collectif d’auteurs assez disparate37 est aussi paru en réaction à l’autre livre Noir, et son récit des massacres, très documenté, est bien utile. Il décrit lesmillions de morts et les souffrances inouïes de la traite des esclaves, le massacre des indiens d’Amérique, les guerres mondiales et le nazisme, tous des effets directs de la dictature du profit que nous connaissons sous le nom de capitalisme.

Ces deux tentatives de répondre au Livre Noir du communisme ont néanmoins d’énormes défauts - surtout elles nous laisse sans solutions. Aucune de ces deux réponses ne permet de nourrir l’enthousiasme anticapitaliste - le fait qu’il y ait plusieurs variantes du communisme, certaines plus meurtrières que d’autresou que le capitalisme ait sur ses mains tout autant de sang - ne peut pas en soi donner confiance dans le projet d’une nouvelle société contrôlée par les travailleurs.

La « Réponse au Livre Noir du communisme » de Daniel Bensaïd38 - une brochure éditée par la LCR- fait bien mieux et doit être considérée comme une lecture indispensable. Elle est la seule à affirmer que « le stalinisme n’est pas une variante du communisme, mais le nom propre de la contre-révolution bureaucratique.» Il explique bien l’enjeu du débat historique : « Un retour critique sur la Révolution russe .. soulève quantité de questions, d’ordre tant historique que programmatique. L’enjeu est de taille. Il en va ni plus ni moins que de notre capacité à un avenir ouvert à l’agir révolutionnaire, car tous les passés n’ont pas le même avenir. »

Il attaque le Livre noir en tant qu’entreprise idéologique. L’ouvrage, dit-il,« révèleen réalité une grande peur refoulée : la crainte de voir les plaies et les vices du système [capitaliste] d’autant plus criants qu’il a perdu, avec son double bureaucratique, son meilleur alibi. Il importe donc de procéder à la diabolisation préventive de tout ce qui pourrait laisser entrevoir un autre avenir possible. »

Après une caractérisation ironique et tranchante de l’utilité de l’exercice idéologique entrepris par Stéphane Courtois, avec la collaboration plus ou moins volontaire des autres auteurs, 39Bensaïd répond aux trois arguments les plus courants contre la révolution russe - d’abord qu’il s’agirait d’un coup d’État par un petit cercle de bolcheviques, et pas d’une révolution du tout ; deuxièmement que les crimes et les massacres du stalinisme ont découlé directement, consciemment ou inconsciemment mais en tout cas inévitablement, de l’organisation et des idées de Lénine ; troisièmement, que la révolution russe, bien que surgissant peut-être de bonnes intentions, était « prématurée » et donc ne pouvait qu’aboutir à une dictature dans un monde pas encore prêt pour le renversement du capitalisme.

Bensaïd revient sur la question des erreurs bolcheviques qui auraient accéléré et aidé la dégénérescence bureaucratique de l’État. Il affirme que 

« Il ne fait aucun doute que l'héritage du tsarisme, les quatre années de boucherie mondiale pendant lesquelles furent mobilisés plus de quinze millions de soldats russes, les violences et les atrocités de la guerre civile, ont pesé infiniment plus lourd sur l'avenir du régime révolutionnaire que les fautes doctrinales de ses dirigeants, si graves soient-elles. »

Il poursuit en accusant les bolcheviques d’avoir sous-estimé l’importance de la démocratie, le pluralisme et la décentralisation. Nous trouvons là pourtant que Bensaïd tombe dans un piège. Critiquer les bolcheviques est tout à fait légitime. Mais quand les critiques sont extrêmement vagues, comme cela nous semble être le cas ici, elles ne permettent pas de clarifier l’avenir, elles ouvrent simplement la porte aux conclusions anti-révolutionnaires de nos adversaires. Les critiques que nous faisons de Lénine doivent être précises, et nous croyons qu’une présentation précise permet de défendre la ligne générale du gouvernement bolchevique dans les premières années après la révolution. 

On peut également regretter la diffusion ridiculement réduite de la brochure de Bensaïd, et son ton parfois excessivement universitaire (la citation de Kant contient une phrase de 72 mots). L’extrême gauche a sous-estimé l’importance de cette bataille idéologique. Il est déjà à noter à quel point l’anticommunisme a avancé quand on voit les défenseurs du marxisme devant écrire des brochures de réponse, à petite diffusion, à des best-sellers anticommunistes. On aurait préféré que la droite soit obligée de répondre à un best-seller « En défense de Lénine » !

Ceux qui connaissent la tradition théorique d’où sort la présente revue ne seront pas surpris de nous entendre ajouter un argument supplémentaire. Et si les crimes de Staline ou de Mao en Chine ou de Hoxha en Albanie…, et les horreurs décrites dans Le livre Noir du capitalisme avaient la même cause ? En effet, la définition des États de ce type comme une nouvelle variante, non de communisme, mais du capitalisme, le capitalisme d’État, peut permettre d’éclairer le lien entre dictature et conditions économiques. Les camps de travail, le massacre des opposants, la collectivisation forcée et le stakhanovisme sont tous des phénomènes liés entre eux et causés par la décision de Staline de permettre à l’économie d’être entièrement dominée par la concurrence - le ‘besoin’ de ‘rattraper, puis dépasser’ les économies occidentales.40

Le livre noir du communisme est évidemment une partie d’une campagne idéologique qui vise à défendre le capitalisme. Mais son succès est aussi en partie le prix que paie la gauche radicale pour avoirdéfendu une analyse fausse des États dits communistes.

François Furet, intellectuel bien plus prestigieux que Courtois, et qui écrit bien mieux, dans son livre Le passé d’une illusion41 s’attaque à l’idée du communisme, pour lui identique chez Lénine et chez Staline. « L’idée léniniste …est et restera étroite, fanatique, presque primitive. » Il défend l’idée que le « communisme » et le nazisme sont fondamentalement de la même nature, nés de la folie collective de vouloir transformer le monde. Il explique que Marx et ses successeurs se sont servis des capitalistes comme « bouc- émissaire des malheurs du monde ».

Son histoire est fondamentalement idéaliste, et ne lui permet pas d’expliquer même les évènements les plus centraux de l’histoire. Ainsi, il explique que « la première guerre mondiale reste un des évènements les plus énigmatiques de l’histoire moderne » car « l’Europe avant 1914 apparaît comme un monde si civilisé et si homogène »…

Son incapacité d’expliquer la guerre surgit d’une incapacité plus générale, que son style littéraire impressionnant ne peut cacher. Ainsi, pour lui, Lénine : 

« a construit au fil des ans, à force d'excommunications, une petite avant-garde de militants ...Il a inventé le parti idéologique à fidélité militaire, mêlantà doses fortes l'idée d'une science de l'histoire d'une part, celle de la toute puissance de l'action de l'autre et promettant ainsiaux initiés le pouvoir absolu au prix de leur obéissance aveugle au Parti. »

Furet pense que les travailleurs n’ont pas de volonté propre, ni de conscience de leurs intérêts. Il prétend montrer que les gens agissent par stimulus au « charme » ou à la « passion » que produit une idéologie politique. Il en vient à une vision mécaniste et déterministe de l’histoire - qu’il prétend rejeter pourtant, en en faisant le reproche aux marxistes.42

Comme bien d’autres auteurs du nouvel anticommunisme, Furet a besoin surtout d’exorciser son propre passé stalinien. Et son livre a été très bien accueilli par d’autres qui ressentaient des besoins similaires. Comme l’a dit Furet : « Ce qui m'étonne, et qui d'ailleurs me fait plaisir, c'est que la gauche fasse bon accueil [à mon livre]»43

Nous nous sommes concentrés sur les trois livres récents qui ont eu le plus d’influence. Les ouvrages contre Lénine ne manquent pas. Même les titres suffisent parfois pour signaler leur contenu - Paul Mourousy a écritLénine. Autopsie d'un dictateur,44Tandis que Vladimir Volkoff nous a livré La trinité du mal, ou Réquisitoire pour servir au procès posthume de Lénine, Trotsky, Staline.45 Pour compléter cette section n’oublions pas la BD classique Tintin au pays des Soviets de Hergé, dans laquelle Tintin découvre « le trésor caché de Lénine et de Trotsky », trésor qu’ils ont volé et caché pour pouvoir s’enrichir secrètement… !

La répression 

Venons-en à la participation de Lénine à la répression une fois le parti bolchevique venu au gouvernement. Les critiques sont très variées : à un extrême on retrouve Pipes qui considérait que l’exécution du tsar était cent fois pire que les massacres de la première guerre mondiale. Nombre d‘auteurs opposés aux révolutions ont cherché à présenter la répression comme « preuve » que toute révolution ne peut mener qu’à la dictature. Un exemple assez typique, et édité en Livre de Poche : La Terreur sous Lénine de J. Baynac46. Voici comment le présente son éditeur : 

« Pour la première fois en Europe, on va pouvoir juger sur pièces. Tour à tour, les bourreaux et les victimes vont se succéder à la barre : membres de la Tcheka ; rescapés des massacres de Leningrad ou d'Astrakhan ; anciens concentrationnaires ; insurgés de Géorgie ; condamnés à mort de Moscou. Le verdict ? Seule une différence d'intensité distingue le léninisme du stalinisme. Celui-là a commencé à dévoyer le mouvement révolutionnaire dans le sens de la dictature sur le prolétariat ; celui-ci l'a réalisée. Le léninisme est donc le premier responsable de l'anticommunisme. »

Mais la répression est loin d’être une accusation lancée seulement par la droite. Bien de militants anticapitalistes se sentent concernés par cette question et c’est un élément qui les font souvent se tourner vers les idées anarchistes. C’est pourquoi il est important d’avoir une vision assez claire de la répression et de son rôle.

Mener une guerre contre les russes blancs restaurationnistes, qui étaient soutenus par une bonne dizaine de pays capitalistes occidentaux, ne pouvait se faire sans des éléments de répression politique. Différentes oppositions au gouvernement bolchevique ont utilisé des tactiques qui variaient de la simple publication de journaux critiques à l’organisation d’attentats terroristes contre Lénine et d’autres dirigeants.47 Des sections de la paysannerie fatiguée par la guerre et les perquisitions de blé (sans lesquelles les villes auraient été dévastées par la famine) se sont révoltées et la réponse gouvernementale a mélangé concession et répression comme le fait tout gouvernement. La répression suivait les hauts et les bas de la guerre civile et la tactique des oppositions. Beaucoup de journaux oppositionnels étaient interdits quelques mois puis réautorisés (quand par exemple ils rejetèrent la tactique terroriste). Tous les historiens de larévolution traitent de cette question, et certaines des œuvres de Trotsky disponible en ligne aussi, particulièrement en ce qui concerne la répression de certains groupes « anarchistes ».48

Une guerre civile, lors de laquelle les bolcheviques pouvaient être sûrs d’être massacrés jusqu’au dernier en cas de défaite ne fait évidemment pas ressortir le meilleur de chacun, et prétendre qu’il n’y ait pas eu d’erreurs ni d’injustices commises par les forces de répression serait idiot. Mais les opposants à Lénine prétendent bien plus que cela - ils affirment que la répression représentait l’objectif réel et inavoué de Lénine et de son parti, ou que la possession du pouvoir a déclenché un processus psychologique qui les a mené à la jouissance du pouvoir absolu. Là, il s’agit aux mieux d’erreurs, et souvent de mensonges.

Pour une vision critique du gouvernement bolchevique écrite par un témoin oculaire anarchiste, vous pouvez lire Epopée d’une anarchiste, de Emma Goldman. Il s’agit de son autobiographie, et la dernière partie traite de ses années en Russie après la révolution et de sa déception avec le régime bolchevique.49 D’autres anarchistes ont également écrit leurs mémoires. Dirigeant d’une armée en Ukraine qui s’est battu d’abord aux côtés de l’armée rougeet puis contre la même armée, Nestor Makhno s’est ensuite enfui en France où il a écrit, entre autres,La révolution russe en Ukraine mars 1917-avril 191850

D’abord impliqué dans un attentat terroriste contre un patron qui avait fait tuer des syndicalistes, Alexander Berkman devenait un des dirigeants du mouvement anarchiste américain. Déporté en Russie, il est reparti à cause de son opposition politique au régime. Il écrit en 1925  Le mythe bolchevique. 51

Une des révoltes anti-bolcheviquesles plus connues est celle des marins de la forteresse de Cronstadt, qui en 1921 mirent en avant le slogan « Pour des soviets sans bolcheviques » et finirent par subir une attaque militaire frontale par les troupes soviétiques. Cette révolte est souvent utilisée aujourd’hui comme « preuve absolue » de différentes thèses anti-léninistes - ou bien, pour la droite, du fait que Lénine ne rêvait que de massacres, ou bien pour les anarchistes qu’une prise de pouvoir d’État mène inévitablement à une répression aveugle et massive.

Le plupart des débats sur Cronstadt sont menés dans une joyeuse ignorance et l’objectif y est davantage de marquer de points contre l’adversaire que de découvrir une analyse historique. Par exemple la répression de la révolte est décrite comme si le gouvernement noyait dans le sang des marins pacifiques. En fait plusieurs milliers de soldats soviétiques furent tués : c’est la nature même des forteresses. 

Un des ouvrages clé pour s’informer est celui de Paul AvrichLa Tragédie de Cronstadt52écrit par un historien universitaire sympathisant de l’anarchisme. Il tente de communiquer toute la mesure de la situation de crise dans la guerre civile en 1921 lors de l’insurrection de Cronstadt. Il conclut à des grosses erreurs de la part du gouvernement bolchevique. Mais il écarte la thèse d’une volonté dictatoriale et il souligne que la répression de l’insurrection, comme celle de beaucoup d’autres révoltes la même année, reçut le soutien de forces politiques bien plus larges que le gouvernement. Il conclut également que la motivation première du gouvernement bolchevique venait de la menace d’une prise de Cronstadt par la flotte étrangère contre-révolutionnaire.

Le livre de AlfredRosmer cité ci-dessus consacre un chapitre au soulèvement de Cronstadt.53 Lénine a écrit un article dessus. Trotsky a écrit sur cette révolte en 1921, mais aussi, en 1938, alors que Cronstadt était (déjà) devenu une cause célèbre pour des traditions politiques qui avaient par ailleurs peu en commun. Il est revenu sur la question dans l’article « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »54

Même parmi les révolutionnaires qui se revendiquent de la révolution russe, la question peut être controversée. Dans la presse de la Ligue Communiste Révolutionnaire, il y a eu un débat contradictoire qui éclairece sujet.55

L’internationale

Lénine a toujours considéré que l’idée même du «socialisme dans un seul pays » était un non-sens anti-marxiste. Seules des révolutions dans des pays plus industrialisés auraient pu sauver la révolution russe de son triste sort. En Allemagne en 1919 et en 1923, une révolution ouvrière était possible, mais a échoué avant parce qu’il manquait une organisation révolutionnaire suffisamment consciente des enjeux.56

L’organisation de la troisième Internationale en 1919 constitua donc un élément clé de la stratégie du parti bolchevique pour organiser les révolutionnaires des autres pays. La meilleure histoire détaillée de l’Internationale est sans doute celle de Pierre Broué (mille pages quand même !)57. Il trace l’histoire de l’internationale révolutionnaire de ses origines à sa transformation en marionnette de la dictature de Staline avant que celui-ci la dissolve à l’orée de la seconde guerre mondiale.

Les résolutions des quatre premiers congrès, avant la dégénérescence stalinienne, révèlent une capacité impressionnante de synthétiser l’expérience du mouvement ouvrier et des luttes des opprimés dans des dizaines de pays et d’en sortir une tactique intelligente. C’est dans ces documents qu’on trouve une explication détaillée de la tactique du front unique, et aussi de l’attitude des révolutionnaires envers les luttes de libération nationale. On peut télécharger les documents des sixpremiers congrès sur internet - ainsi, on peut également suivre la première phase de la stalinisation de l’organisation.58

Trotsky a écrit au moins deux longs ouvrages sur l’Internationale - Les premières cinq années de l’internationale communiste - un recueil d’articles, thèses et discours59 et L’internationale communiste après Lénine.60

Dans un numéro précédent de notre revue, Stéphane Lanchon trace l’histoire de la contre-révolution au sein de l’Internationale Communiste dans son article Le rêve brisé - histoire de l'internationale communiste61. Il peut être lu même par ceux qui découvrent l’histoire de l’internationale. Il explique la raison d’être de la rupture avec la deuxième internationale, considérée comme morte par Lénine à partir du moment où les partis qui la composent décidèrent en 1914 de soutenir chacun dans son pays l’effort de guerre. Dans le bain de sang qui suit, les partis de la deuxième internationale rejoignirent les gouvernements de guerre dans plusieurs pays (Angleterre, France, Allemagne…). Il semblait évident à Lénine (et à unepoignée d’autres) que les organisateurs de massacres pour le commerce ne pourraient jamais devenir la direction de l’internationalisme socialiste. Mais la nouvelle internationale attendra 1919 pour être fondée. L’importance que donnait Lénine aux congrès de l’Internationale et la préparation des débats et des résolutions, même en pleine guerre civile, est un symbole de la centralité de la révolution internationale pour lui. 

La contre-révolution

Le stalinisme n’est pas l’enfant du léninisme. Mais pour dire cela et convaincre, il faut disposer d’une explication de la contre-révolution. 

L’historien marxiste Moshe Lewin,62 a écrit une histoire des dernières années de la vie de Lénine, fondamentale pour montrer la profondeur de la rupture entre Lénine et Staline. Lewin montre que Lénine, à la fin de sa vie, tient à analyser froidement à la fois les avancées de la société post-révolutionnaire et les énormes problèmes qui restent.(D’ailleurs, même Hélène Carrère d’Encausse reconnaît qu’à la fin de sa vie « Lénine entrevoit bien dans quelles voies inattendues s’est engagée la révolution » et que « la bureaucratie galopante [et] les brutalités staliniennes … commencent à l’épouvanter ».) 

Lewin décrit l’opposition de Lénine aux agissements de Staline. Il cite son célèbre « testament », le dernier document politique qu’il a écrit : dont« Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu'il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. … Staline est trop brutal et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est-à-dire qui soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. »

Les derniers mois de la vie politique de Lénine sont également traités en détail dans la nouvelle biographie de Lénine de Jean Jacques Marie, auteur qui a utilisé des documents inconnus auparavant sur ce sujet.

Mais comme l’a fait remarquer Daniel Bensaïd, ce « testament » où Lénine essaie de mesurer les qualités des différents dirigeants du parti, est un signe de la faiblesse extrême de la révolution russe, si isolée au niveau international, et des difficultés grandissantes qu’éprouve le gouvernement à maintenir un minimum de soutien de la majorité paysanne dans le pays. 

« Le Testament de Léninetémoigne, à son agonie, de cette conscience pathétique du problème. Alors que la révolution est affaire de peuples et de multitudes, Lénine mourant en est, pour imaginer les lendemains, à soupeser les vices et les vertus d'une poignée de dirigeants dont presque tout paraît désormais dépendre. » 63

Lorsque la bureaucratie stalinienne a accompli la contre-révolution, une des tâches premières des révolutionnaires était d’expliquer cet évènement et la société qui en est sortie. Des œuvres de Trotsky, La Révolution trahie64constitue l’exposition la plus complète de sa théorie sur la contre-révolution. Trotsky examine le développement économique et politique pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’URSS ?» qui a tant agité, à raison, les révolutionnaires. Il en conclut que l’URSS est devenue un « Etat ouvrier dégénéré », gardant des acquis de la révolution (notamment la propriété nationalisée des moyens de production), mais dominée dans une violence inouïe par une couche bureaucratique parasitaire.

Une autre réponse est apportée par le livre de Tony CliffLe capitalisme d’État en URSS de Staline à Gorbatchev, texte fondateur du courant international lié au SocialistWorkersParty anglais65. Ecrit pour l’essentiel à la fin des années 1940, et publié en français en 1990, il s’agit d’une analyse économique et politique de l’URSS stalinienne des années trente. Si Trotsky maintenait qu’il s’agissait d’un État ouvrier dégénéré, il croyait aussi que le système stalinien était extrêmement fragile et ne pouvait en aucun cas survivre à la seconde guerre mondiale. Constatant que Trotsky s’était trompé sur cette question clé, Cliff travaillait à analyser la société russe du point de vue de sa nature de classe.

On ne peut faire mieux que de citer la préface de Chris Harman :

« Cliff souligne que l’État ouvrier révolutionnaire né en 1917 a dégénéré au cours des années vingt sous la pression du monde capitaliste qui l’encerclait et que la classe ouvrière, épuisée, perdait progressivement le contrôle au profit de la nouvelle bureaucratie. Le changement quantitatif devint qualitatif au cours de l’hiver rigoureux de1928-1929. Ceux qui contrôlaient l’État détruisirent les derniers vestiges du contrôle ouvrier dans les villes, réalisèrent la collectivisation forcée des paysans dans les campagnes et subordonnèrent toutes les classes de la société soviétique à une dynamique toute différente que celle qui avait été incarnée par le programme révolutionnaire de1917. Le cours vers le renversement du capitalisme à l’échelle internationale fut remplacé par la tentative, selon les termes de Staline, de ‘rattraper et dépasser’ les puissances occidentales.

Cela conduisit à reproduireau sein de l’URSS toutes les méthodes qui avaient été utilisées pour industrialiser les nations en Occident - l’expulsion des paysans de leurs terres ; la croissance forcée de villes déjà surpeuplées, insalubres et sordides ; la menace de la famine pour contraindre les hommes, lesfemmes et les enfants à travailler 12, 14 ou 16 heures par jour dans les usines ; la promulgation de lois niant leurs droits les plus élémentaires aux nouveaux travailleurs ; un système de travail forcé comme aiguillon et complément du travail salarié.Ce que le capitalisme anglais était parvenu à accomplir grâce aux clôtures et aux expulsions des terres, aux lois contre les associations de travailleurs et contre les pauvres, au commerce d’esclaves et au système de plantations, Staline voulut le reproduire par la collectivisation sous la menace du fusil, la réintroduction du livret de travail et de lois anti-grèves, l’extension massive des camps de travail ( les Goulags). Mais il tenta d’accomplir en 20 ans ce que le capitalisme britannique avait réalisé en deux siècles. Concentrée en une période historique beaucoup plus courte, l’horreur sembla bien plus grande. »

L’analyse deCliff permet de remettre l’analyse matérialiste au centre de la compréhension de l’expérience russe. Les autres analyses trotskystes du stalinisme - qu’il existait pendant plus de 60 ans un État ouvrier sans le pouvoir de travailleurs, et que ceux qui contrôlaientl’économie soviétique pendant cette période ne constituaient qu’une couche parasite, non pas une classe dirigeante - exigede mettre au centre de l’analyse des éléments idéologiques (tels que le vocabulaire « marxiste » des oligarques staliniens) ou des éléments juridiques (la forme juridique de la propriété des entreprises - propriété supposée être du peuple dans son ensemble). Ainsi, elles s’éloignent de la vie matérielle vécue par les travailleurs de l’URSS. Qui plus est, une analyse de l’URSS comme capitaliste permet de comprendre pourquoi elle est entrée en crise profonde à partir des années 1970, et a disparu sous les coups de la concurrence économique mondiale.

Suivant la même analyse, mon article Pourquoi la défaite de la Révolution russe ? 66 (dans un numéro précédent de la présente revue) décrit brièvement les différences importantes entre la société sous Lénine et celle sous Staline et en conclut : 

« … le stalinisme est le contraire du bolchevisme. C’est à dire que les deux ont en commun la détermination de se battre avec acharnement pour leur classe, mais ils se battaient pour des classes opposées. Le stalinisme russe se battait pour la nouvelle classe exploiteuse en URSS, développant l'oppression et la répression au besoin. Le bolchevisme luttait pour le pouvoir effectif de la seule classe qui peut en finir avec l’exploitation, la classe ouvrière internationale. La forme des deux partis dépend des besoins véritables des classes. Pour prendre le pouvoir, la classe ouvrière a besoin de dépasser ses divisions et de développer sa conscience - d’où la nécessité pour le parti bolchevique d’encourager le débat et de se battre contre l’oppression. La classe dirigeante d’un capitalisme d’État a besoin d’exploiter les travailleurs et les paysans, d’où la nécessité pour le stalinisme de renforcer toutes les oppressions, et d’utiliser mensonges, propagande et répression du peuple entier. »

L’article traite des politiques du gouvernement révolutionnaire, et du gouvernement contre-révolutionnaire stalinien dans divers domaines - des rapports aux classes ouvrières d’autres pays et aux peuples opprimés à l’attitude envers les femmes, les paysans, les homosexuels etles religions minoritaires. Il permet de voir dans le détail l’étendue du mensonge qui ferait de Staline le fils de Lénine.

Ceci termine notre présentation de ce qu’on peut lire sur Lénine. Bien sûr, cet article constitue une sacrée liste de lectures. Lire même une partie de ces ouvrages implique un investissement personnel considérable, pas facile à mettre en place dans la vie d’un(e) militant(e) quand resister eux dernières attaques de l’ultralibéralisme est prioritaire. Néanmoins, il est crucial de ne pas sous-estimer l’effet démoralisateur sur le mouvement ouvrier d’un manque d’explication convaincant sur Lénine, la démocratie et la révolution. La droite et la gauche gestionnaire ne cessent de mentionner la révolution et Lénine, et si les révolutionnaires se taisent sur ce sujet, c’est le rejet radical de la politique révolutionnaire qui gagnera du terrain de façon continue.

John Mullen (LCR Montreuil)

Notes

______________________________

1 Vous pouvez lire en ligne des discours et des articles de Staline au http://www.ceps.org/staline.html. Notablement une oeuvre, Les principes du léninismehttp://www.ceps.org/js1924c.pdf . Il y a un recueil de Textes édités en 1983 par la maison d’édition La Dispute.

2 N. Gorbounov « Lénine reçoit » dans Lénine tel qu’il fut, Editions en Langues Etrangères, 1959.

3 Cité dans Lénine de Jean-Jacques Marie, Editions Balland, 2004. 

4 Si vous avez pris goût aux discours staliniens, vous pouvez lire A la gloire de Lénine.
dans Allocution de et Discours de Jacques Duclos, Cachin Marcel(1945) ou, pour une version tardive, L'oeuvre de Lénine. vie et triomphe de Leonid Brejnev, Albin Michel, 1974.

5 Discours de Staline 1937 http://www.ceps.org/js1937.htm

6 On pourrait multiplier les citations. Jean-Jacques Marie cite Latychev dans le livre de celui-ci : Lénine dévoilé, un bon stalinien, reconverti au marché, qui écrit « Lénine dès le début de la révolution d’Octobre a planifié l’extermination d’une bonne moitié de la population de la Russie » (OpCit p9).

7 Ecrits en 1933, disponibles sur le web en anglais au http://www.marxists.org/archive/krupskaya/works/rol/index.htm . Cet ouvrage a été traduit en français, (Bureau d’édition, 1930) mais ne peut être acheté qu’en occasion.

8 Bookmarks, 1987 pour l’éditionanglaise. En allemand : A.E. Badajew: Die Bolschewiki in der Reichsduma

Dietz, 1957.La traduction française existe mais nous n’avons pas pu la localiser.

9Dix jours qui ébranlèrent le monde, John Reed, Seuil 1996 . Vous pouvez voir la critique qu’en a fait notre revue au http://mapage.noos.fr/revuesocialisme/s2reed.htm

10Souvenirs sur Lénine - Clara Zetkine http://www.marxists.org/francais/zetkin/works/1924/01/zetkin_19240100.htm

11 Voir par exemple en anglais Dispatches fromtheRevolution:Russia 1916-1918 de Morgan Price, correspondant à Moscou d’un grand journal quotidien anglais, The Guardian, ou le livre de David Shub, un sympathisant menchevique, sur Lénine (Gallimard 1972). Evidemment, la qualité des idées politiques de Lénine nous intéresse bien plus que sa personnalité, mais quand la droite n’hésite pas à diaboliser aussi sa personne, il est nécessaire de répondre.

12 Op. Cit.

13Moscou sous Lénine, Maspero, 1970.Peut être téléchargé au http://www.marxists.org/francais/rosmer/works/msl/msl00a.htm

14 Op. Cit.

15 http://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1924/04/lt1924042100.htm

16Réédité par la Découverte en 1999, 532 pages. Les autres œuvres principales de Serge sont Le nouvel impérialisme russe, Spartacus, 1972 ; Mémoires d’un révolutionnaire, Laffont, 2001 ; Vie et mort de Léon Trotsky, La Découverte, 2003.

17 A lire sur http://marxists.org/francais/serge/works/1947/07/serge_19470700.htm

18Les notes sur la révolution bolchevique du capitaine Jacques Sadoul, malheureusement quasiment introuvable aujourd’hui.

19Histoire de la Révolution russe, Léon Trotsky (2 tomes), Editions du Seuil, 1950.

20 Op. Cit. Tome 2 page 7.

21 Plus difficiles à trouver, mais également très utiles, deux livres plus courts de Trotsky : Les leçons d’octobre et L’avènement du bolchevisme.

22 Notamment Lénine : la révolution et le pouvoir (Richelieu, 1972, Flammarion, 1979), Staline : l’ordre par la terreur (Flammarion, 1979), NicolasII : La transition interrompue (Fayard, 1996).

23 Staline : l’ordre par la Terreur, page 91-92.

24 Ibid. p 7.

25 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.

26 Publiée dans Socialisme International première série, de Jeanne Menjoulet, et disponible sur notre site web www.anticapitalisme.org

27Comprendre la Révolution russe, Martin Malia, Points Histoire, Editions du Seuil, 1980.Voir mon article sur ce livre sur notre site web www.anticapitalisme.org .

28 Chez Albin Michel, 1971.

29Balland, 2004.

30 Editions de Minuit, 1971. Voir la présentation dans notre revue au http://mapage.noos.fr/anticapitalisme/broue.html

31 On peut le télécharger sur www.anticapitalisme.org .

32 Nous avons fait exception - voir notre article paru en 1992 sur Le sens de l’effondrement de l’URSS au http://mapage.noos.fr/anticapitalisme/urss92.html

33 Presses Universitaires de France, 1993.

34 Le Livre noir du communisme : crimes, terreur et répression :
St. Courtois, N. Werth, J.-L. Panné et al., R. Laffont, 1997.

35 Auteur notamment du Que sais-je sur L’histoire de l’Union soviétique de Lénine à Stalineet de Etre communiste en URSS sous Staline, Gallimard, 1981.

36 Le Siècle des communismes, sous la direction de Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Ingerflom, RolandLew, Claude Pennetier, Bernard Pudal, Serge Wolikow, Editions de L'Atelier.

37 Dont Gilles Perrault, François Chesnais et une vingtaine d’autres. Edité par Le temps des cerises, 2001.

38 Malheureusement la version papier est épuisée, mais on peut trouver ce texte indispensable sur le web au http://www.lcr-rouge.org/brochures/livrenoi.html

39 Certains des auteurs se sont sentis piégés par le texte d’introduction de Courtois, et la campagne publicitaire anticommuniste autour de la parution du livre, qui ne réfletait pas leurs opinions.

40 Bien entendu, la théorie du capitalisme d’État doit être défendue par sa cohérence et sa force explicative, et pas seulement parce qu’elle constitue un argument utile dans une polémique. Dans ce numéro de la revue nous rééditions un chapitre du livre de Tony Cliff qui tente d’expliquer les différences et les similitudes entre un État ouvrier, et un capitalisme d’État.

41Le passé d’une illusion, essai sur l’idée communiste au Xxème siècle François Furet, Robert Laffont, 1995. 

42 Voir la critique du livre par Alexandre Mamarbachi, paru dans la revue trimestrielle Socialisme par en bas en novembre 1997.

43.Le Figaro 07.03.95.

44 Editions du Rocher, 1999.

45 Editions de Fallois, 1991.

46 LGF, Livre de poche, 2003.

47 Suite à l’attentat contre Lénine par Fanny Kaplan du parti Socialiste-Révolutionnaire, la répression devint plus sévère.

48 Notamment dans la section “réponses aux questions” d’une réunion à laquelle s’est adressé Trotsky enavril 1918, qu’on peut lire http://marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1918/04/ldt19180414.htm .

49 Réédité en 2001 aux Editions Complexe.

50 Belfond, 1970 .Vous trouverez d’autres textes de Makhno sur le web http://bibliolib.net/Makhno-causetravail.htm .

51 La digitale, 1997. On me dit que la traduction n’est pas de bonne qualité.

52 Ce livre, bien qu’édité en poche, semble désormais épuisé, mais peut se trouver en bibliothèque ou dans certaines librairies d’occasion sur le web, ou en anglais (Princeton Universitypress, 1974).On peut aussi lire, en anglais, son article sur « Les anarchistes dans la Révolution russe » à l’adresse suivante : http://www.angelfire.com/nb/revhist17/avrich2.pdf . En général,Avrich représente la vision anarchiste dans sa version plus sophistiquée et documentée.

53 http://www.marxists.org/francais/rosmer/works/msl/msl2102.htm

54 http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=53

55 Le débat est paru dans l’hebdomadaire de la LCR, Rouge. Nous l’avons mis en ligne sur notre site web au

http://mapage.noos.fr/revuesocialisme/debatcronstadt.html .

56 Voir le livre de Pierre BrouéRévolution en Allemagne 1917-1923, Editions de Minuit

57Histoire de l’Internationale Communiste 1919-1943, Pierre Broué, Editions Fayard.

58 http://www.marxists.org/francais/inter_com/works.htm .

59 Dont l’essentiel est en ligne au http://www.trotsky-oeuvre.org/hors_soc/5resan_ic.html .

60 En ligne http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ical/ical.html .

61 disponible sur www.anticapitalisme.org .

62 Editions de Minuit, 1978.

63 Dans un excellent article de Bensaïd pour le 80ème anniversaire de la révolution russe: http://www2.unil.ch/GRC/docs/ain/rvlt/grc.rvlt.bensaid.txt.html

64 Editions de Minuit, 1999, ou en ligne au http://marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp.htm

65 La revue présente est surgie de cette tradition, mais n’entretient pas de liens organisationnels avec le courant. Nous publions dans ce numéro de la revue un chapitre extrait de ce livre : Traits communs et différences entre un capitalisme d’État et un État ouvrier

66 Disponible sur www.anticapitalisme.org .

Cet article est paru dans Socialisme International N° 10été 2004

 
 

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