Cahiers d'Histoire N°77
Mouvements communistes dans la France des
années 1830-1840,
Table ronde : Louis Hincker, Alain Maillard, Claude
Mazauric, Michèle Rio-Sarcey
Louis Hincker, chargé de recherches au CNRS-Paris I, Alain Maillard, maître de conférences en sociologie à luniversité de Picardie (Amiens), Claude Mazauric, professeur émérite dhistoire à luniversité de Rouen et Michèle Riot-Sarcey, professeur dhistoire contemporaine à luniversité de Paris VIII se sont réunis autour dune table ronde, le jeudi 10 février 2000, dans les locaux dEspaces Marx. La discussion a porté sur lhistoire des mouvements communistes dans la France des années 1830-1840 et en particulier sur les méthodes dapproche.
Alain Maillard
Je souhaiterais aborder le problème de la reconstruction historique du passé communiste sous deux angles : le piège dune recherche systématique de lorigine, du commencement et des filiations ; le piège des illusions rétrospectives de lhistoire du communisme.
1. Lobsession de lorigine, de la genèse et des filiations peut masquer limportance des indéterminations des protagonistes ainsi que leur créativité intellectuelle et politique.
Dans le cas des années 1830, les critères de discrimination doctrinale sont peu arrêtés : les démocrates révolutionnaires qui découvrent alors les idées de Robespierre et de Babeuf nadoptent pas, la plupart du temps, une vision aussi homogène que celle présentée par Napoléon Lebon dans ses Aphorismes sur la communauté. Pour ma part, je pense que cest en 1839-1840 que la doctrine communiste prend des contours plus définis, notamment lorsque les communistes se distinguent des écoles socialistes en cherchant à dépasser les doctrines de lassociation, jugées trop fédéralistes et conciliatrices à légard du droit de propriété, avec une doctrine de la communauté, dinspiration babouviste (1). En outre, il faut insister sur laspect multidimensionnel et contradictoire de chaque auteur, chaque courant : les fondateurs du mouvement communiste sont souvent étiquetés sous des appellations réductrices. Il est nécessaire aujourdhui de montrer les facettes méconnues des théoriciens et des mouvements : Cabet, par exemple, est trop souvent réduit à ses expérimentations communautaires aux États-Unis et son Voyage en Icarie à un résumé emblématique du communisme de caserne. Dirigeant tyrannique, Cabet a été aussi un formidable éducateur et défenseur des droits pour les ouvriers, auteur par exemple dun Guide du Citoyen aux prises avec la police et la justice dans les arrestations, les visites domiciliaires, les détentions provisoires, le secret et devant le juge dinstruction et le tribunal (1842) (2). Constantin Pecqueur passe pour lun des représentants typiques du communisme dÉtat. Cest en même temps un remarquable critique de léconomie capitaliste, qui réfléchit sur la notion de propriété collective (3). Quant à Blanqui, peut-on dire quil était communiste ? Révolutionnaire, oui ; et ses pratiques conspiratrices et insurrectionnelles ont sans doute été marquées par celles de Buonarroti et de la Charbonnerie. Mais où défend-il la doctrine de la communauté des biens dans les années 1830-1840 (4) ?
Quant à la créativité, il faut en prendre toute la mesure. Les communistes de la monarchie de Juillet « ne simmobilisent pas à Babeuf » comme le dit et le fait Théodore Dezamy. À linstar des contemporains, ils essaient de repenser les multiples dimensions de lexistence dans une science sociale, en sinspirant dune profusion décrits et de discussions orales de lépoque. Il importe donc dorienter les recherches sur ces multiples foyers intellectuels qui apparaissent dans les mouvements républicains et ouvriers. Lhistoire des premiers communismes doit continuer dapprofondir notre connaissance des rapports entre les républicanismes, les socialismes, les féminismes. Les investigations à venir devront préciser les rapports entre les différentes sensibilités. La monarchie de Juillet a été lépoque des débats, des confrontations entre des gens de métier et des gens de lettres, de statut et de stature très différents. Peut-être lheure est-il moins à lhistoire du communisme, du fouriérisme, du saint-simonisme, du proudhonisme, quà lhistoire complexe des réseaux déchanges intellectuels et politiques, des interférences entre militants, théoriciens, publicistes et propagandistes qui, en ces temps de créativité et de prophéties, cherchaient passionnément et sincèrement à convaincre leurs adversaires. Cette vision décloisonnée des socialismes et des communismes permettrait de prendre des distances avec la quête chimérique de lorigine et nous inclinerait à adopter, comme le proposait Michel Foucault, une méthode généalogique qui recherche « les commencements innombrables » (5).
2. Le second angle du problème est celui de la construction du temps historique et du piège des illusions rétrospectives. Le regard historique, qui sexerce toujours au présent, nous incite à reconstruire le passé en loccurrence le passé communiste selon une démarche finaliste. Edward Palmer Thompson écrivait : « Nous ne devons pas juger de la légitimité des actions humaines à la lumière de lévolution ultérieure » (6). Une certaine vision marxiste dun progrès intellectuel et politique à sens unique, qui partirait des « socialismes utopiques » et culminerait avec le « socialisme scientifique », est aujourdhui caduque ; même si je pense que plusieurs aspects de la critique que donnent Marx et Engels des idées et pratiques des communismes égalitaires savèrent toujours pertinents et utiles. Il me semble dailleurs que lors des rencontres organisées autour du cent cinquantième anniversaire du Manifeste du parti communiste, on nait pas suffisamment souligné à quel point Marx et Engels, malgré la reprise déléments programmatiques spécifiques à tous les communistes des années 1840, rejetaient la méthode de pensée et daction du communisme égalitaire, néo-babouviste ou icarien. (La définition du communisme dans le Manifeste, « À la vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes se substitue une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », vise en partie légalitarisme niveleur de la Ligue des communistes). Il convient donc, sur ce point, de ne pas négliger les différences considérables qui existent entre le communisme égalitaire et le communisme de Marx et Engels, sans senfermer pour autant dans le jugement rétrospectif sur la supériorité de lun par rapport à lautre.
Toujours dans le domaine des continuités et ruptures, jai essayé de repréciser, à laide dune approche sociologique, la place quoccupèrent les différents républicanismes et leurs implications sur le sentiment national, la citoyenneté et les luttes de classes, dans la construction dune identité communiste durant les années 1840 Du coup, il est tentant de penser que le mariage du rouge et du bleu (je reprends limage de Roger Martelli (7)), qui a été au xxe siècle lun des socles idéologiques du Parti communiste français, aurait quelques rapports avec le républicanisme communiste de la première moitié du xixe siècle. Cest aller un peu vite. Car entre 1848 et disons 1948, beaucoup de choses se sont passées, bien des ruptures se sont produites, tant dans le mouvement ouvrier que dans la société globale. Il y a probablement des persistances, mais il convient, avant de chercher à les mettre à jour, de distinguer la fabrication dune mémoire collective, dune généalogie de parti, toujours friande de pères fondateurs, et les homologies, les permanences structurelles dun éventuel républicanisme communiste que peut établir lhistorien dans son étude de la longue durée. Il avait été rappelé au colloque dAmiens que la plupart des courants socialistes du tout début du xxe siècle, de droite comme de gauche, se proclamaient héritiers de Babeuf. Même chose vingt ans plus tard dans lInternationale communiste. Et dans le dossier, Didier Lemaire revient sur la façon dont le mouvement ouvrier vendômois a régulièrement commémoré lexécution de Babeuf et de Darthé. Du point de vue du travail de mémoire, on voit bien comment les filiations sont des affiliations et comment chacun sest doté dun passé honorifique (8). Mais il y a souvent des décalages entre ces repères mémoriels, symboliques, que se donne un groupement politique et son état réel (comme lexpliquait Marx dans Le dix-huit Brumaire). Car du point de vue de lhistorien, quel type de relations pouvons-nous établir entre les pratiques et les idées des républicanismes communistes des xixe et xxe siècles ? Quest-ce qui pourrait être élevé au rang dune permanence, dune récurrence, dune rémanence ?
Claude Mazauric
Voici quelques réflexions.
Premièrement, je crois quil ne faut pas mésestimer limportance de la sémantique dans lhistoire. Lapparition dun mot, son emploi, sa disparition, son retour, traduisent des choses complexes. Ce nest pas parce que le mot existe que la chose suit ou linverse. Mais lemploi des mots est un symptôme de grande valeur. Les travaux de Jacques Grandjonc montrent que laffirmation du « communisme » sobserve déjà avant 1840, dans la Société des droits de lhomme, lors de la crise de 1834 : un moment deffervescence extrême. Sans chercher une lecture rétroactive ou téléologique, je pense que le mot « communisme » prend densité dans la mesure où il apparaît au cours de ces années tournantes de la monarchie de Juillet, quand saffirment des fronts politiques qui recouvrent en même temps des tensions sociales. Il y a une apparition. Cest le moment où le mot rentre dans le champ du débat politique. Et il saffiche en 1840. Il saffiche encore un peu plus dans le champ idéologico-culturel, philosophique, entre 1840 et 1849.
Dautre part, le lieu où le mot apparaît nest pas chose négligeable. Cest Paris. Cest la France de la monarchie de Juillet qui renoue avec la Révolution française (et sa geste révolutionnaire), dans des réseaux de générations et de relations. Ce sont des milieux urbains (Lyonnais, Normandie ), cest-à-dire des régions manufacturières qui sont en train de muter. Nous sommes encore dans la configuration économico-sociale de la fin du xviiie siècle mais avec des aspects nouveaux et beaucoup de questions nouvelles se posent, notamment les questions relatives à la famille, le rôle des femmes, etc.
Ensuite (après 1850), le mot disparaît, ou bien lemploi se réduit, se singularise, alors que le Manifeste du parti communiste aurait dû lui donner une notoriété, une autorité considérable. La première traduction française paraîtra en 1872 (et celle qui sera vraiment diffusée, en 1885). Cest le moment où lemploi du mot « communisme » devient complètement marginal. On le retrouve à peine évoqué chez les guesdistes qui sont pourtant les plus proches du Manifeste, de son contenu conceptuel. Jaurès ne lévoque que comme une utopie lointaine dont Babeuf serait porteur parce quil est généreux et quil voit loin. Mais pas du tout comme un projet politique ; sous cette forme, il ne subsiste que dans des milieux libertaires. Donc, le réemploi historique du mot est complètement lié à Octobre 1917. Cet effacement du mot « communisme », dans une littérature conceptuellement communiste au sens du Manifeste, veut dire quelque chose qui doit nous faire réfléchir.
Il ne faut pas mésestimer, ni craindre daborder cette question de lapparition, de lusage, de leffacement du vocabulaire socio-politique, indépendamment de lappréciation quon porte sur sa correspondance dans un système idéologique ou des supports de locuteurs. Enfin, je voudrais souligner toujours dans la suite de ton introduction , limportance de la relation entre cette apparition dun mot nouveau, « communisme », et sa correspondance avec une sociologie. Évidemment, dans le travail de légitimation politique de lexistence dun parti communiste au XXe siècle, ou de lInternationale communiste, on a valorisé la rencontre entre la classe ouvrière les milieux ouvriers, le monde ouvrier et lemploi de ce mot. En réalité, cest une vision téléologique : on ne peut pas faire la démonstration de cette corrélation. Il ny a pas eu de mutations sociales et économiques entre les années de la fin de la Révolution française et les années 1840 qui permettent de justifier lapparition dun mot par lapparition dune nouvelle classe. Nous sommes dans le même dispositif transitionnel des économies de type ancien, mais à dominante manufacturière et marchande. Les systèmes durbanisation ne se sont pas modifiés fondamentalement, et cela jusque dans les années 1850-1860.
Qest-ce qui rend possible alors cette apparition ? Comment peut-on la concevoir ? Il faut rappeler dans un premier temps que les désignants « communiste/communisme » sont au départ péjoratifs. Cest le même processus qui avait conduit le drapeau rouge de la loi martiale à être transformé en drapeau rouge de linsurrection. Cest la valorisation positive dune accusation destinée à discréditer celui à qui on la destine. Cest très net puisque le premier emploi du mot « communiste » pour désigner politiquement ceux quon appellera les « communistes » en 1840, est attribué au substitut du procureur du roi auprès du parquet du département de la Seine, V. Poinsot. Dans son « Réquisitoire » de 1835 contre Henri Stévenot et ses co-inculpés, Poinsot affirme que ceux-ci appartiennent à « une secte de Communistes ou radicaux [sic] » (9). Or, ce qui est intéressant, cest de voir que, par la suite, des gens reprennent cette accusation quon a portée contre eux pour en faire un drapeau et un oriflamme.
Pour quelle raison ? Comment ? Nous avons là une interrogation proprement historique. Cest le même phénomène lorsque Robespierre avec son petit jabot, sa perruque, etc., dit : « Nous sommes les sans-culottes et la canaille ». Il na rien dune canaille ni dun sans-culotte mais il affiche une prise de position idéologique, politique, sa proclamation est, au plus propre, vitale. Comme Blanqui avec le mot « prolétaire » au procès des quinze en 1832. Quels sont ceux qui les premiers font ce retournement ? Ce sont des républicains radicaux. Il ny a aucun doute sur la question. Des républicains radicaux qui sont, pour la plupart du temps, des publicistes, des étudiants. Dans le cas de Napoléon Lebon, cest presque la caricature : étudiant en médecine, devenu étudiant en droit, issu dun milieu bourgeois dieppois. Lebon sort dun milieu de bourgeoisie républicaine installée, industrielle, novatrice, moderniste, franc-maçonne. Or, cest lui qui se présente comme lintroducteur de lidée de « la communauté » à Sainte-Pélagie en 1834-1835. On en a suffisamment déléments et de preuves. Cest donc le milieu des républicains radicaux, héritiers de la tradition jacobine et babouviste de la Révolution française. Cela nous donne une indication sur le fait que dans la généalogie de lemploi du mot « communisme », la dimension politique est première. Elle est secondairement lémanation dune possible prise de conscience de classe. Elle est dabord une argumentation, idéologique et politique, destinée à donner un contenu aux exigences ou aux revendications des travailleurs. Le changement nest pas social ; il se situe dans la sphère de lemploi des mots qui reflète, dune certaine façon, une modification à caractère idéologique et politique.
Enfin, tout cela nest pas extérieur à la mise en place de formes dorganisation politique, notamment à travers lexpérience de la Société des droit de lhomme et du citoyen. Cest quand même la première formation politique qui reprend la tradition des réseaux de sociétés populaires, comme la Révolution française les a fondés, cest-à-dire des réseaux de sociétés autonomes, mais liées par une sorte de révérence à Paris-capitale et à une société-mère, pour se constituer selon un système plus ou moins hiérarchisé, organisé en une sorte de « parti », avec transfert de cotisations, définition de programmes nationaux La SDH marque un premier tournant sur le plan de lorganisation politique, Huard la bien montré (10).
Ma dernière réflexion : du fait de ces origines, lacception du mot « communisme » traîne avec lui une quantité de handicaps en même temps que des avantages (la dimension politique, le regard sur lÉtat, la question des alliances ). Les handicaps sont cependant visibles. Par exemple la surpolitisation : on a souvent limpression chez certains communistes de 1840 et au-delà que largumentation, la revendication sociales, la référence de classe, etc. est un habillage et que la vraie question est la question du pouvoir. Donc, priorité à la question du pouvoir et si possible du pouvoir dÉtat. Je trouve que ces choses pèsent lourd. On les reverra à lintérieur du mouvement guesdiste. Quant à limpasse sur la question de la famille et des femmes, elle est patente dans la littérature communiste des années 1840-1847 sauf chez les « humanitaires » ou chez Jules Gay
Michèle Riot-Sarcey
Penser la genèse du communisme suppose saisir les conditions de possibilité de son émergence. Et, avant de construire une quelconque filiation, comme Alain Maillard la fait dans son livre, il importe, me semble-t-il, danalyser lhistoricité de sa formation, cest-à-dire de restituer lélaboration de la pensée communautaire au cur des années 1840. En effet, si le débat autour de la communauté resurgit à cette époque, cest que lessentiel des enjeux du temps sexprime à propos de la propriété. Les libéraux, les autorités politiques, les hommes dordre en général, ont très peur dune déstabilisation du socle fondateur des hiérarchies sociales, à savoir, famille et propriété. Les communistes associés, délibérément, aux « utopistes », incarnent, malgré leur très faible audience, les théories subversives. Aussi, les autorités sefforcent de rejeter hors de lhistoire toutes les théories réformatrices en construisant une filiation à rebours de lhistoire : des communistes des années 1840 aux « utopistes », Owen, Fourier, Saint-Simon des années 1820-1830 jusquà Rousseau, Mably, Morelly pour le XVIIIe siècle ; et de Campanella au père fondateur de la subversion suprême : Platon. Aucun dentre eux nest épargné ; avec force démonstration historique, les moralistes des années 1840, tous courants politiques confondus, évacuent de lhistoire ces illusions dévastatrices quils nomment dans un seul ensemble « utopies », ce qui signifie non-lieu et, de fait, réussissent le renvoi de tous les projets réformateurs du côté dun ailleurs inaccessible. Pour avoir imaginé la communauté des femmes et des biens, Platon fait figure de grand Satan. Curieusement Thomas More est épargné, sans doute par ignorance des subtilités du texte de linitiateur de lutopia. Lutopie contemporaine est née de cette construction historique qui intervient au moment où linfluence des projets sociaux, auprès des jeunes « élites », risquait de déstabiliser lunité de la classe moyenne, devenue le paradigme de la liberté moderne : la même qui triomphe encore de nos jours.
Les communistes se posent alors en critiques à lencontre du mode de penser dominant de lépoque. La communauté des biens apparaît comme lalternative crédible à la propriété individuelle, à lorigine des inégalités sociales. De ce point de vue, ils ne se distinguent guère de Rousseau. Et chez les communistes de La Fraternité, par exemple, il ne semble pas y avoir de contradiction entre république et communauté des biens.
Dans mon ouvrage, Le Réel de lutopie (Albin Michel, 1998), je montre limportance du débat sur la question de la propriété ; la défense de sa conservation mobilise toutes les autorités : Lamartine déploie une énergie sans pareille auprès des ouvriers, les incitant à acquérir ce bien, considéré comme condition daccès à la liberté citoyenne. La pensée communiste dalors est dabord inscrite dans cet enjeu. Bien sûr, et comme tous les contemporains, les communistes tentent de repenser lhistoire en leur faveur en bâtissant une filiation légitimatrice : de la Révolution à Babeuf, de Babeuf à Buonarroti. Cette recherche de légitimité au sein de la philosophie de lhistoire néchappe à aucun groupe. Comme on le sait, linvention de lhistoire moderne date précisément de cette première moitié du xixe siècle. Cest pourquoi, réitérer ce même processus de type téléologique dans un ouvrage contemporain ne contribue en aucun cas à renouveler lhistoire ; bien au contraire, lhistorien reproduit ainsi tout simplement les mécanismes ordinaires des hommes du XIXe siècle, et contribue à pérenniser une continuité historique toujours post-construite qui efface précisément ce qui fait sens dans un moment singulier de lhistoire.
Aussi, suis-je très sceptique sur lappellation néo-babouvistes qui enferme la diversité des communismes des années 1840 dans une catégorie dont lhistorien sinterdit dinterroger la formation. Cela devient une donnée de lhistoire. Pour ces mêmes raisons, jai dû renoncer à user du terme de féminisme dans mon livre La Démocratie à lépreuve des femmes, afin de me laisser toutes possibilités danalyser les multiples formes dexpression et de pratiques en faveur de lémancipation, formes qui toujours émanent dun moment spécifique et donc unique de lhistoire. Jajoute à cela la nécessaire mise en question de tous signes de reconnaissance des contemporains, utiles au classement des individus et donc à leur enfermement identitaire qui ne permet pas au chercheur daccéder à laspect pluriel des comportements des individus du temps.
Louis Hincker
Les méthodes denquête en histoire ne sont pas neutres, elles conditionnent lécriture de lhistorien. Les méthodes de travail véhiculent des présupposés, des connotations, et cest à la démarche critique en histoire, que la revue les Cahiers dHistoire aimerait promouvoir, de le souligner. Notre table ronde est loccasion de dialoguer autour de trois ouvrages, ceux de Michèle Rio-Sarcey, Jacques Grandjonc et dAlain Maillard (11), qui ont en partie le même objet : la formation des idéologies radicales durant la monarchie de Juillet.
Michèle Riot-Sarcey sinterroge sur les interlocuteurs du débat sur la propriété, la communauté. Elle met à jour les possibilités du discours et les conditions du discours partagées par les communistes des années 1840 et leurs contemporains. Elle insiste sur linscription de ces courants de pensée dans lespace public qui est le leur, la question des précédents et des devenirs apparaissant comme secondaire.
On peut très bien alors répliquer quil est important détudier les modes de formulation et de reformulation des traditions et des mémoires politiques pour comprendre la nature des courants politiques. Il nempêche, il faudrait savoir si ces traditions et ces mémoires sont primordiales ou secondaires. Un courant politique est-il dabord attaché à construire sa tradition et sa mémoire ou cherche t-il avant tout à sinscrire dans son temps présent ?
Alain Maillard et Jacques Grandjonc, en parlant tous deux de l« émergence » posent encore différemment, mais en réalité chacun à sa manière, la question de lhistoricité. Alain Maillard sinterroge sur ce qui a rendu possible lémergence de ce mouvement communiste des années 1840. De son côté, Jacques Grandjonc étudie lémergence dun langage, dun mot, dun énoncé-rupture, il traque les néologismes. Il écrit : « [...] tout langage humain [...] nest ni un donné éternel ni une structure abstraite, mais un outil dappréhension et de transformation du réel, continuellement transformé lui-même, abandonné, repris, diversifié, recréé par les hommes » (12). Pour Jacques Grandjonc, ce nest pas tant lidée que le mot, quand il émerge, qui importe. Son livre traite des modalités du débat et précise à tout moment qui parle. Cette médiation du langage et le pouvoir dinstitution du langage politique sont précisément les objets que privilégient aujourdhui les études de sciences politiques (13). Dans le même sens, Michèle Riot-Sarcey propose de travailler sur linteraction entre le pouvoir dimposition du discours politique et les conditions de production de ce discours. Sur lhistoricité de la parole politique et des porte-parole, on peut se reporter aux travaux de Jacques Guilhaumou (14). Il me paraît important de citer ici un passage de la contribution dEric Walter au colloque dAmiens, Présence de Babeuf, à loccasion duquel il tente de dresser ce quil appelle « un portrait rhétorique » de Babeuf : « Ne pas restreindre Babeuf a un rôle didéologue, mais lenvisager comme un écrivain à part entière. Ne pas réduire le texte à son contenu doctrinal, mais porter attention aux formes de production du sens. Un tel choix conduit à prendre en compte tout un travail décriture et à considérer les talents variés dun publiciste polygraphe ». Eric Walter pose ces questions : « par quelles voies le sujet Babeuf est-il devenu un protagoniste de la Révolution ? Par quels choix décriture, et surtout par quels actes de langage, a-t-il produit ce discours de rebelle ? Dans quelles conditions lécrivain « plébéien » a-t-il inventé son uvre et sest-il vu, en retour, engendré par cette uvre ? Ces questions amènent à mettre laccent sur les procédés dune rhétorique de léthos, cest-à-dire sur une mise en scène de soi par soi qui, dès les premiers textes, vise à légitimer une prise de parole, à valoriser une énonciation, à construire un autoportrait décrivain politique soucieux de persuader et dagir » (15). Travailler sur lhistoricité, cest se pencher sur le langage politique, sur les mots, cest rendre compte de larticulation énoncé/énonciation.
Claude Mazauric
Sur le plan de la méthode, je vais marquer une différence avec ce quont dit Louis Hincker et Michèle Riot-Sarcey. Une différence et non une contradiction. Dabord, parce que je crois que lhistoricité nest pas seulement la configuration structurelle à un moment donné. Ce moment, dailleurs, lui-même, est toujours évolutif, surtout dans une période aussi mouvementée (culturellement, idéologiquement et politiquement) que la monarchie de Juillet : un moment dexplosion, de créativité intense et dexpérimentations multiples sur le plan social et sur le plan politique. Donc, la configuration de 1840 nest plus celle de 1835. Et celle de 1847, expérience faite de ces presque vingt ans, nest pas non plus, lorsque Marx et Engels écrivent le Manifeste, celle du début. Certaines locutions ont disparu. Des mots comme « associé », « association », « co-associé », qui sont dans le vocabulaire babouviste, ont connu une inflation considérable et sont complètement en recul chez les communistes des années 1840 et ils vont être mis au compte du socialisme réformiste pour parler vite. Mais cest une expression que les gens de 1848 auraient très bien comprise. Donc, jai toujours beaucoup dinquiétude quand on parle de ces configurations structurelles comme des étages successifs.
En outre, il y a un caractère cumulatif de lemploi de certains désignants socio-politiques et des expériences. Du jour où le mot « communisme » est utilisé, il tend à évacuer tous les autres (babouvisme, communauté .) qui ne deviennent plus que des compléments discursifs. Cet aspect cumulatif dans lemploi des mots traduit dune certaine façon le caractère cumulatif dans les expériences historiques. Cest un peu comme dans lhistoire des sciences. Il y a ceux pour qui les sciences sont une configuration à un moment donné qui na de valeur que relative à la période et qui ne porte en elle aucune vérité fondamentale : les périodes se suivent, qui saccumulent les unes derrière les autres. Il faut prendre en compte comment cette expérience cumulative conduit à des modifications et à des réemplois, à un travail permanent sur le nouveau, les réalités nouvelles, la redéfinition de ce qui est tenu pour « vrai » au regard de ce qui est rejeté, sous leffet, peut-être, des pratiques sociales qui sajustent.
Enfin, lidée daller rechercher, par une lecture rétrospective (et non pas téléologique), la constitution dune généalogie politique à travers lemploi des termes et à travers ce que, à chaque instant, ces termes peuvent recouvrir, entre 1830 et 1848, me paraît quelque chose dutile : un travail sur lhéritage, le patrimoine spécifique. Et pour bien comprendre comment les héritages sont actifs, comment le mort saisit le vif, encore faut-il sengager dans cette lecture rétrospective. Tout un courant, aujourdhui, très marqué par la politologie conteste même cette démarche et y voit une resucée dun vieil empirisme qui aurait survécu à travers des formes abâtardies de marxisme. Je pense quil faut saisir lhistoricité dans les procédures dévolution qui seffectuent selon des rythmes chronologiques qui sont différenciés. Il y a des moments où les choses vont vite. Cest le cas précisément de ces années-là.
Michèle Riot-Sarcey
Tous les politiques de lépoque (communistes, libéraux, républicains ) privilégient le mode de penser le passé, le présent et lavenir en termes politiques. De ce point de vue, chacun déploie une réflexion dans le temps sur la base de doctrines (avec la philosophie du progrès, la doctrine est une des règles sur lesquelles se fondent les dispositifs politiques). Ce processus discursif, inscrit dans la philosophie de lhistoire, est à lorigine des continuités historiques ainsi construites. Cest pourquoi lhistorien est conduit à mettre en doute ces constructions dont la réalité, dordre discursive, sert de légitimité à ceux qui sen servent, Il est vrai que se défaire de la tradition linéaire est difficile, dans la mesure où, pour lessentiel, nos sources sont des traces de discours et donc des représentations quil importe dinterroger.
La discontinuité dont je parle est ailleurs : dans ces années 1839-1840 où la pratique sociale se pose comme une interférence au sein des éléments de discours qui disent la réalité politique. Les grèves de 1840, massives alors dans la région parisienne, ne sont comprises par aucun des courants politiques du moment. Des milliers douvriers réussissent, malgré les interdits, à coordonner leurs efforts, à manifester, à se regrouper afin dobtenir les droits élémentaires pour améliorer le sort « de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Comment ont-ils réussi à contourner les interdits ? Comment ont-ils pu se concerter ? Les autorités restent perplexes à ce sujet et personne ne comprend laspect massif de ces grèves dans une conjoncture difficilement comparable à celle des années 1830. Là se situe la séparation du politique et du social. Tout ce qui nest pas explicable dans les règles du système ordinaire de la politique, cest-à-dire dans le dispositif de la représentation des hommes libres, est évacué du côté du social. Les communistes, comme les fouriéristes dalors, mais différemment, tentent de répondre aux attentes par lidée de communauté des biens - je le rappelle, la propriété étant au centre des polémiques du temps. Les républicains, aussi démunis que les libéraux quant aux demandes concrètes des ouvriers, renvoient les impatients à la réforme politique, jugée seule à même de résoudre la question sociale : ils invitent tous les ouvriers à rejoindre le mouvement en faveur de lextension du suffrage, jusquà sa dimension universelle, au sens masculin du terme, sentend (y compris Louis Blanc). Létude de lhistoire à travers les discontinuités permet tout simplement de saisir le moment de rupture où une pratique, un projet entrent en contradiction avec le mode de penser dominant. Ici la séparation entre politique et social se révèle par lincapacité de ceux qui parlent au nom des autres à entendre ou à comprendre les acteurs de lhistoire dont les traces ne sont pas toujours directes, et peu discursives. Le malentendu perdure en 1848. Les acteurs de la Révolution sont précisément les mêmes que ceux qui, en 1840, réclamaient leurs droits. Leur espoir nest pas dans la République tout court mais dans la République démocratique et sociale. Par là, ils relient le social au politique, indissociables à leurs yeux. Lhistoricité des événements de 1840 permet de mettre au jour cette dissociation illisible dans les constructions politiques du temps ; les événements du passé ne sont plus alors des données, mais des faits mouvants situés, entre continuités et discontinuités. Or, ce décalage est rarement lisible dans les discours. Limiter la connaissance du passé à leur analyse ne permet pas dappréhender la spécificité du moment qui, alors, échappe à lhistorien. Si le rapport au passé est immédiatement saisi par les contemporains dont la plupart sont soucieux dinscrire lévénement présent dans la continuité historique, lévénement, dans sa diversité, introduit une discontinuité dans cette vision de la philosophie de lhistoire. Or, si la continuité donne le sens, dominant, de lhistoire, la discontinuité éclaire son mouvement.
Cest pourquoi il me semble impossible de traiter de la genèse du communisme sans dabord en comprendre les conditions démergence dans le mouvement des années 1840, même si le lien entre la situation sociale et le projet politique nest pas directement établi par les textes programmatiques des différents courants communistes qui saffrontent alors. Lhistoire du communisme a trop souvent privilégié les idées au détriment de lhistoricité de leur formation.
Dans les associations de 1848, on retrouve dailleurs le souci des grévistes des années 1840. Cest la raison pour laquelle, il me semble hâtif de distinguer, hors contexte, cest-à-dire uniquement dun point de vue idéologique, les partisans de lassociation et ceux de la communauté. Aucun des courants politiques du temps nest en mesure dapporter des réponses concrètes aux ouvriers grévistes des années 1840, si ce nest dans la perspective dun changement politique. Les « utopistes », en fait les réformateurs de lépoque, sont les seuls à mettre laccent sur limpossibilité de séparer le politique du social. Comment comprendre autrement le succès de Cabet et de son Voyage en Icarie ? Les prolétaires qui suivent lexpérience concrète de la colonie dAmérique pensent la transformation des rapports sociaux dans limmédiateté du projet. De leur point de vue, « lutopie » est bien réelle car elle semble répondre aux attentes de ceux qui nont rien et dont les libéraux contestent le statut dhommes libres.
Ces simples considérations permettent daccéder à ce que je nommerais limpensé de lhistoire du communisme : de la Révolution française à la pratique de la dictature du prolétariat. En privilégiant lidéologie, les discours de porte-parole, en négligeant la question politico-sociale soulevée par les prolétaires, il fut alors possible de projeter lidée de dictature du prolétariat en labsence des prolétaires eux-mêmes. Cest pourquoi jinsiste sur le traitement de lhistoricité.
Il serait bon dailleurs de réfléchir sur la façon dont le parti communiste - au sens large du terme, de 1840 au xxe siècle - a reconstruit toute une filiation discursive, en manquant lessentiel, à savoir lanalyse de la séparation entre social et politique. Ce que Marx, grand lecteur dOwen, Saint-Simon, Fourier, avait très bien compris, peu en historien mais en penseur du devenir social. Ressaisir la généalogie dun communisme à partir de Babeuf peut être utile, à condition de réintégrer ce qui fut alors impensé au sens fort du terme. Limpensé se situe notamment dans le lien, pas toujours explicite, entre les acteurs de lhistoire - cest-à-dire le mouvement de lhistoire - et les discours qui disent le sens de lhistoire. Le mouvement de lhistoire nest accessible que dans les discontinuités, tandis que le sens de lhistoire sélabore, dans la continuité, par les constructions discursives.
Les brèches ou ruptures introduites dans le cours de lhistoire autorisent à penser possible la transformation des rapports sociaux. Et au cur de ces discontinuités, les autorités réagissent face aux risques quils encourent ; de nouvelles règles sont alors élaborées pour permettre un rétablissement de lordre hiérarchique des hommes et des choses. Lhorizon des possibles sestompe et ce nest que dans le souterrain des choses que les idées subversives se nourrissent et se transforment pour réapparaître à la faveur dautres événements déstabilisateurs. Ce sont ces deux temporalités quil importe danalyser dans lhistoricité des événements, afin de comprendre ce qui est véritablement lenjeu du mouvement de lhistoire trop souvent masqué par le sens de lhistoire.
Alain Maillard
Sur la question des filiations, telle que je laborde dans mon livre et telle que Michèle Riot-Sarcey linterprète, je laisse le lecteur juger. Je reviendrai plutôt sur les grèves et le rapport entre le social et le politique.
Dans une société où les ouvriers nont ni droit de vote, ni droits sociaux, la rupture entre le social et le politique est structurelle. Et les grèves sont nécessairement incomprises des capacitaires qui défendent leurs intérêts. Mais cela ne veut pas dire que ce rapport entre le social et le politique ne bouge pas dans la trame des années 1830-1840.
Quen est-il des communistes, qui veulent une politique sociale, une république sociale ? Nous connaissons mal leur position sur les grèves de 1840. Durant la période des grandes grèves (juillet-septembre), aucun groupe na de journal (le dernier numéro de LÉgalitaire de Dezamy est publié en juin, La Fraternité, Le travail, LHumanitaire, etc. ne commenceront à paraître quen 1841). Y a-t-il incompréhension complète des grèves chez les communistes ? Il est difficile de répondre de facon péremptoire. Jacques Grandjonc note que quelques jours après le banquet de Belleville, auquel avaient certainement assisté des ouvriers allemands de la Ligue des justes, une soupe populaire pour les chômeurs et les grévistes a été organisée par Weitling, ainsi quune souscription pour soutenir les tailleurs en grève (16). Il peut donc y avoir des actes de solidarité concrets, qui plus est, entre ouvriers « politisés », français et allemands. Là où je vois une distanciation lourde de sens , cest entre lénonciation des principes de la communauté, lesquels entendent réconcilier le social et le politique, et les aspirations concrètes des couches populaires et ouvrières que les communistes prétendent représenter. Lors de la grève des charpentiers de juin 1845, La Fraternité soutient le mouvement mais rappelle que les grèves ouvrières, avec leurs revendications « catégorielles », sont illusoires, parce quelles ne conduisent pas à prendre les problèmes sociaux à leur racine, à savoir admettre lexistence de la propriété bourgeoise, la nécessité de labolir et dinstaurer une république sociale sur la communauté des biens. Cest un point de vue « doctrinaire » (au sens marxiste du terme), qui exprime une « conscience de classe » politique, subsumant le social sous le politique. Quant aux socialistes qui proposent lorganisation des ouvriers en associations (mutuelles, coopératives, phalanstères ), les communistes y voient la réintroduction de « corps intermédiaires » rappelant lAncien Régime, ce qui est contraire au principe dunité et dindivisibilité de la république, fût-elle une république des blouses. Et cest un fait que beaucoup douvriers ne suivront pas cette doctrine, puisque les pratiques dassociation connaîtront un grand succès.
Cela dit, on doit mettre en rapport le banquet communiste de Belleville qui se tient le 1er juillet de lan 1840 et les grèves ouvrières, en loccurrence celle des 3 000 garçons-tailleurs parisiens, qui intervient au tout début de juillet, juste après la tenue du banquet. Il y a là un événement politique et un événement social riches en ruptures. Le « Premier banquet communiste » est un événement politico-sémantique qui a aussi une dimension sociale : il compte beaucoup douvriers-artisans chez les orateurs et dans lassistance ; et il symbolise la rupture avec le républicanisme bourgeois. Un journaliste libéral, Léon Faucher, écrit dans le Courrier français du 3 juillet : « le parti radical est divisé [...], le schisme devient public aujourdhui [...], les disciples de Babuf [sic], les communistes, ont voulu manifesté publiquement leur doctrine et avoir aussi leur banquet [...] ». Face au rejet du National, « le parti communiste a passé outre » (17) (cest le premier usage de lexpression « parti communiste »). Ce jeu de concordances et de discordances montre le rapport infiniment complexe entre le social et le politique.
Nous avons affaire à une époque dattentes en tout genre, de recherches et de tâtonnements multiples. Les grèves de 1840 sont une expérience qui traduisent effectivement une incompréhension entre ouvriers grévistes et hommes politiques. Des formes de rupture sobservent par la suite : le départ dune première colonie dicariens en 1847, qui sera suivie dautres dans la seconde moitié du xixe siècle, latteste. Cependant, le fait que les ouvriers aient massivement participé à la révolution de février 1848 montre quil y a aussi un désir de politique, (de république) qui nexclut pas des rapports de pouvoir.
Les communistes des années 1840 pensent avoir trouvé la solution politique à la question sociale dans une société où règne une forte hétérogénéité des pratiques socio-économiques, des langages, des préoccupations individuelles ou corporatives. Car dans les débats sur la propriété, la communauté, etc., se posait un autre problème obsédant : celui de la dispersion, de latomisation engendrées par lindividualisme possessif. Les communistes rêvent de réunir la totalité du peuple autour dune volonté commune. Ce nest pas un hasard si, en 1839, Auguste Comte invente le terme « sociologie », pour désigner une science qui doit aider à instaurer une forme moderne de « sociolâtrie » et de « sociocratie ». Et ce nest pas un hasard si, aux yeux dAuguste Comte, les communistes, avec leur science sociale et leur audience dans certains milieux populaires et ouvriers, passent pour des concurrents redoutables.
Claude Mazauric
Il y a un hiatus entre le social et le politique dans les grèves de lannée 1840 ! Cela, cest très compliqué à étudier. Que voit-on ? Lorsquil y a des grèves, il y a des manifestations. Et les manifestations ne sont pas forcément celles des grévistes. Ny a-t-il pas un effort des milieux républicains avancés pour surpolitiser ces mouvements ? Nempêche que cest quand même un fait que les grèves se terminent par dénormes manifestations. Il y a comme une tentative de faire passer sous la procédure de politisation un mouvement social qui paraît quand même assez nouveau. Le gouvernement essaie de criminaliser et la grève (« coalition ») et la manifestation en les assimilant aux attentats contre Louis-Philippe La convergence vient en quelque sorte de lextérieur. Y avait-il une dynamique interne de rapprochement ? Je nen sais rien
Louis Hincker
Michèle Riot-Sarcey préfère insister sur les grèves de lété 1840 à Paris plutôt que sur le banquet communiste de Belleville du 1er juillet. Elles souligne plus précisément encore lincompréhension à lépoque de la portée politique de ces grèves, malgré que la presse sen soit fait écho. Cette incompréhension est le produit du modèle politique dominant de cette première moitié du xixe siècle, et bien entendu au-delà. Ce modèle institue une division du travail politique et structure tout lespace public en excluant les « non-instruits » et les « non-libres économiquement » du débat politique, de la capacité politique. Ce modèle de lexclusion des « non-capables » est partagé par tous les porte-parole de lépoque, y compris les néo-babouvistes. Je voudrais signaler que Rémi Gossez conclut sa grande thèse sur les ouvriers de Paris en 1848 par un constat similaire, quand il oppose la pratique ouvrière de lorganisation des travailleurs par eux-mêmes et les différentes approches doctrinales de lorganisation du travail durant la Seconde République (18).
Dune manière générale, il nest pas si aisé de qualifier les pratiques politiques et militantes de lépoque. Il y a un risque dabuser des suffixes isme et iste, tel limprécis et peu pertinent « républicanisme ouvrier ». Suffit-il de distinguer les catégories de « publiciste », « théoricien », « dirigeant » et « militant » pour rendre compte de lengagement politique ? Il faut se garder de réduire le « parti républicain » et le « parti communiste » des années 1840 à des courants dopinion. Quel est le véritable lien entre ces gens-là ? Quelles liaisons entretiennent-ils quasiment au jour le jour, au-delà des statuts organisationnels quils se donnent et quils ont bien du mal à appliquer ? Il nous manque une analyse en terme de réseaux et dinteractions. Cela na jamais été sérieusement tenté. Or une telle étude permettrait de ne pas sen tenir à la seule notion de « lien idéologique ».
1. Alain Maillard, La Communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999.
2. Reproduit dans Les révolutions du xixe siècle, 2e série, « Cabet, le communisme icarien de 1840 à 1847 », Paris, Éditions dhistoire sociale, 1979.
3. Voir Constantin Pecqueur, Théorie nouvelle déconomie politique et sociale, Paris, Capelle, 1842.
4. Voir le livre 1 des uvres de Blanqui publiées par Dominique Le Nuz, aux Presses universitaires de Nancy, en 1993.
5. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, lhistoire » (1971), dans Dits et Écrits, 1954-1988, t. II, 1970-1975, Paris, Gallimard, p. 141.
6. Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, tr. fr., préface de 1963, Paris, Gallimard/Hautes Études/Seuil, 1988 , p. 16.
7. Roger Martelli, Le rouge et le bleu. Essai sur le communisme dans lhistoire française, Paris, Les Éditions de lAtelier, 1995.
8. Voir lenquête de Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
9. Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développememt international de la termnologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes (1785-1842), Trier, Karl Marx Haus, t. II, 1989, p. 397-401.
10. Raymond Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996.
11. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de lutopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 309 p. Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes (1785-1842), Trier, Karl Marx Haus, 2 vol., 1989, 279 p. et 559 p. Alain Maillard, La Communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Éditions Kimé, 1999, 352 p.
12. Jacques Grandjonc, op. cit., t. 1, p. 25.
13. Voir à ce sujet : Christian Le Bart, Le discours politique, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1998, 128 p.
14. Jacques Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française. De lévénement à la raison linguistique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, 212 p.
15. Éric Walter, « Babeuf écrivain. Linvention rhétorique dun prophète », dans Présence de Babeuf. Lumières, Révolution, communisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 189, 191, 192.
16. Jacques Grandjonc, op. cit., t. II, p. 448.
17. Jacques Grandjonc, ibid., t. II, pp. 458-459.
18. Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris. Lorganisation, 1848-1851, Bibliothèque de la révolution de 1848, tome XXIV, Paris, Société dhistoire de la révolution de 1848, 1967, 446 p.