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N° 19 Octobre 2002

Petite île (extraits)

par Jamaica Kincaid

Si vous allez à Antigua en touriste, voici ce que vous verrez. Si vous arrivez en avion, vous atterrirez à l'aéroport international V. C. Bird. Vere Cornwall (V. C.) Bird est le Premier ministre d'Antigua. Vous êtes peut-être le genre de touriste à vous demander pourquoi un Premier ministre s'aviserait de souhaiter qu'on donne son nom à un aéroport - pourquoi pas à une école, pourquoi pas à un hôpital, pourquoi pas à quelque grand monument public? Vous êtes touriste et vous n'avez pas encore vu une école, à Antigua, vous n'avez pas encore vu l'hôpital d'Antigua, vous n'avez pas encore vu de monument public à Antigua.

Tandis que votre avion descend pour atterrir, vous vous direz peut-être, Quelle belle île, Antigua - plus belle qu'aucune des autres îles que vous avez vues, et elles étaient très belles, à leur façon, mais elles étaient bien trop vertes, bien trop riches en végétation, indication à vos yeux de touriste qu'elles recevaient une bonne petite quantité de pluie, et la pluie est précisément ce que vous, en ce moment, ne souhaitez pas, car vous songez aux dures, aux froides, aux sombres, aux longues journées que vous avez passées à travailler en Amérique du Nord (ou, pis, en Europe), pour gagner quelque argent de manière à pouvoir séjourner en ces lieux (Antigua) où le soleil brille toujours et où le climat est délicieusement chaud et sec, pendant les quatre à dix jours que durera votre séjour; et, puisque vous êtes en vacances, puisque vous êtes touriste, la pensée de ce que cela peut être pour quelqu'un qui doit vivre jour après jour en un lieu qui souffre constamment de la sécheresse, et doit donc surveiller soigneusement chaque goutte d'eau douce utilisée (tout en étant en même temps entouré par une mer et un océan - la mer des Caraïbes d'un côté, l'océan Atlantique de l'autre), ne doit jamais vous traverser l'esprit.

Vous débarquez de l'avion. Vous passez la douane. Comme vous êtes touriste, Américain du nord ou Européen - soyons francs, blanc - et pas un Noir d'Antigua revenant d'Europe ou d'Amérique du Nord à Antigua avec des cartons de vêtements bon marché et de produits alimentaires destinés à des parents qui en ont le plus grand besoin, vous passez la douane en un clin d'œil, vous passez la douane sans difficulté. Vos bagages ne sont pas fouillés. Vous sortez de la douane dans l'air chaud et pur: immédiatement vous vous sentez purifié, immédiatement vous vous sentez comblé (c'est-à-dire pas comme les autres); vous vous sentez libre.

Vous voyez un homme, un chauffeur de taxi; vous lui demandez de vous emmener à votre destination; il vous annonce un prix. Vous pensez immédiatement que le prix est en monnaie locale, car vous êtes touriste et ces choses vous sont familières (les taux de change), et vous vous sentez plus libre encore, car tout semble si bon marché, mais alors votre chauffeur termine par ces mots, «en dollars». Vous dites peut-être: «Hmmmm, avez-vous la liste officielle des prix et des destinations?» Votre chauffeur, obéissant à la loi, vous montre la feuille et présente ses excuses pour l'incroyable erreur qu'il a commise en vous annonçant le premier prix qui lui est passé par la tête et qui diffère si énormément (en sa faveur) de celui qu'indique la liste.

Vous êtes conduit à votre hôtel par ce chauffeur de taxi, dans son taxi, véhicule flambant neuf de fabrication japonaise. La route sur laquelle vous roulez est une très mauvaise route, qui aurait bien besoin de réparations. Vous vous sentez si bien que vous dites: «Oh, comme ces mauvaises routes me changent merveilleusement des magnifiques autoroutes auxquelles je suis habitué en Amérique du Nord.» (Ou, pis, en Europe.) Votre chauffeur est imprudent; c'est un homme dangereux qui conduit au milieu de la chaussée quand il croit qu'il ne vient pas d'autres voitures en sens inverse, qui double en côte dans des virages sans visibilité, qui roule à cent à l'heure sur des routes étroites et sinueuses quand le panneau de signalisation, vieux machin rouillé et détérioré, vestige de l'époque coloniale, limite la vitesse à soixante.

Cela peut soit vous effrayer (vous êtes en vacances; vous êtes touriste), soit vous enchanter (vous êtes en vacances; vous êtes touriste), encore que, si vous venez de New York et que vous y prenez des taxis, vous êtes habitué à ce style de conduite: la plupart des chauffeurs de taxi, à New York, viennent de divers endroits du monde semblables à celui-ci. Vous regardez par la fenêtre (parce que vous voulez en avoir pour votre argent); vous remarquez que toutes les voitures que vous voyez sont flambant neuves, ou presque flambant neuves, et qu'elles sont toutes de fabrication japonaise. Il n'y a pas de voitures américaines à Antigua - pas de voitures neuves, en tout cas; aucune qui ait moins de dix ans. Vous continuez à regarder les voitures et vous vous dites, Tiens, elles ont l'air flambant neuves, mais elles font un bruit épouvantable, un bruit de vieille voiture - de très vieille voiture déglinguée. Comment cela s'explique-t-il? Bah, c'est peut-être qu'on met de l'essence au plomb dans ces voitures flambant neuves dont le moteur a été conçu pour tourner au sans-plomb, mais il ne faut pas demander à la personne qui conduit la voiture si tel est le cas, parce qu'il ou elle n'a jamais entendu parler d'essence sans plomb.

Vous examinez la voiture de plus près; vous constatez que c'est un modèle japonais que vous hésiteriez peut-être à acheter; c'est un modèle si coûteux; un modèle parfaitement extravagant pour une personne contrainte de travailler aussi dur que vous et de faire attention à chaque sou qu'elle gagne pour pouvoir s'offrir des vacances comme celles-ci. Comment font-ils pour s'offrir des voitures pareilles? Et vivent-ils dans de luxueuses demeures pour faire pendant à de telles voitures? Eh bien, non. Vous serez surpris, d'ailleurs, de voir que très vraisemblablement la personne qui conduit cette voiture flambant neuve pleine d'une essence inadaptée habite une maison qui, par comparaison, se range dans une catégorie bien inférieure à celle de la voiture; et si vous vous avisiez de demander pourquoi, on vous répondrait que le gouvernement incite les banques à rendre accessible le crédit automobile, mais le crédit immobilier nettement moins accessible; et si vous demandez de nouveau pourquoi, on vous répondra que les deux principales concessions automobiles d'Antigua appartiennent en tout ou en partie à des ministres du gouvernement.

Oh, mais vous êtes en vacances et la vue de ces voitures flambant neuves conduites par des gens qui n'ont peut-être pas vraiment passé le permis (il y a eu naguère un scandale autour de la vente des permis de conduire) a bien peu de chances d'éveiller en vous de telles pensées. Vous passez devant une bâtisse installée au milieu d'une mer de poussière et vous pensez, Voilà sans doute des toilettes publiques à l'usage des passants, mais en regardant de nouveau vous constatez que la bâtisse porte les mots PIGOTT'S SCHOLL. Vous passez devant l'hôpital, Holberton Hospital, et comme vous avez tort de ne pas y penser, car, bien que vous soyez un touriste en vacances, que se passerait-il si votre cœur trébuchait de quelques battements? Si un vaisseau venait à se rompre dans votre cou? Que se passerait-il si l'un de ceux qui conduisent ces voitures flambant neuves pleines d'essence inadaptée venait à effectuer un dépassement dangereux en côte dans un virage et que vous soyez dans la voiture venant en sens inverse?

Serez-vous réconforté de savoir que le personnel médical de l'hôpital n'a la confiance d'aucun habitant d'Antigua; que les habitants d'Antigua disent toujours des médecins: «Pas question de me retrouver entre leurs pattes»; que les habitants d'Antigua ne parlent jamais d'eux en disant les médecins mais «les trois types» (il y en a trois); que, si le ministre de la Santé lui-même ne se sent pas bien, il prend le premier avion pour New York afin de consulter un vrai médecin; que, si n'importe quel ministre du gouvernement a besoin de soins, il prend l'avion pour New York?

C'est une bonne chose que vous ayez apporté des livres, car il ne vous serait pas possible d'aller tout simplement en emprunter à la bibliothèque. Antigua avait autrefois une bibliothèque magnifique, mais pendant Le Tremblement de terre (tout le monde en parle de cette façon - Le Tremblement de terre; nous, les gens d'Antigua, car j'en suis, avons un grand sens des choses, et plus la chose est significative, plus insignifiante nous la rendons) le bâtiment de la bibliothèque fut endommagé. C'était en 1974, et peu après un écriteau fut placé devant le bâtiment, disant: CE BATIMENT A ÉTÉ ENDOMMAGÉ PENDANT LE TREMBLEMENT DE TERRE DE 1974. LES RÉPARATIONS SONT IMMINENTES. L'écriteau est accroché là, il est accroché là depuis plus de dix ans, avec sa promesse de réparations non tenue, et l'on pourrait y voir une espèce d'originalité charmante de la part de ces insulaires, de ces descendants d'esclaves - leur bizarre, leur inhabituelle perception du temps - LES RÉPARATIONS SONT IMMINENTES, et c'est encore là, bien des années après, mais dans un monde de dix-neuf kilomètres de long sur quatorze kilomètres de large (les dimensions d'Antigua), douze ans, douze minutes et douze jours sont peut-être la même chose. La bibliothèque est un de ces vieux bâtiments splendides de l'époque coloniale, et l'écriteau annonçant les réparations est un vieil écriteau splendide de l'époque coloniale. [...]

L'Antigua que j'ai connue, l'Antigua dans laquelle j'ai grandi, n'est pas l'Antigua que vous, touriste, verriez aujourd'hui. Cette Antigua n'existe plus. Cette Antigua n'existe plus en partie pour la raison habituelle, le passage du temps, et en partie parce que les gens malintentionnés qui y régnaient naguère, les Anglais, ont cessé de le faire. (Mais les Anglais dans leur ensemble sont devenus si pitoyables de nos jours, ne sachant plus que faire d'eux-mêmes maintenant qu'ils ont cessé de disposer d'un quart de la population humaine de la terre pour leur faire des courbettes. Ils n'ont pas l'air de savoir que cette histoire d'empire était totalement abusive et qu'ils devraient, à tout le moins, se vêtir de bure et se couvrir de cendre en pénitence symbolique des torts qu'ils ont causés, du caractère irrévocable de leurs mauvaises actions, car nulle catastrophe naturelle imaginable ne saurait égaler le mal qu'ils ont fait.

La mort pure et simple eût peut-être mieux valu. Et tous ces bavardages sur l'empire - ce qui a mal tourné par-ci, ce qui a mal tourné par-là - me rendent toujours absolument folle de rage, car je peux leur dire ce qui a mal tourné: ils n'auraient jamais dû partir de chez eux, de leur chère Angleterre, ce pays qu'ils aimaient tant, ce pays qu'ils devaient quitter mais ne pouvaient jamais oublier. De sorte que, partout où ils allaient, ils transformaient le pays en Angleterre; et que tous ceux qu'ils rencontraient, ils les transformaient en Anglais. Mais nul pays ne pourrait jamais être vraiment l'Angleterre et nul être qui ne leur ressemblait pas trait pour trait ne serait jamais anglais, on imagine donc les ravages sur les gens et les terres qui en ont résulté. Les Anglais se haïssent les uns les autres et ils haïssent l'Angleterre, et la raison pour laquelle ils sont si malheureux aujourd'hui est qu'ils n'ont nulle part ailleurs où aller et plus personne à qui se sentir supérieurs.) Mais que je vous montre l'Antigua que j'ai connue autrefois.

Dans l'Antigua que j'ai connue, nous habitions une rue qui portait le nom d'un criminel des mers anglais, Horatio Nelson, et toutes les autres rues alentour portaient le nom d'autres criminels des mers anglais. Il y avait Rodney Street, il y avait Hood Street, il y avait Hawkins Street et il y avait Drake Street. Il y avait des flamboyants et des acajous tout le long d'East Street. Government House, demeure du gouverneur, la personne qui représentait la reine, était dans East Street. Government House était entourée d'un haut mur blanc - et, pour montrer à quel point la crainte devait nous subjuguer, personne n'y inscrivait jamais de grossièretés; il restait propre, blanc et haut. (Un jour, j'ai passé des heures debout sous le chaud soleil pour apercevoir une princesse au teint de mastic, venue d'Angleterre, disparaître derrière ce mur. J'avais sept ans à l'époque et j'ai pensé, Elle a la figure en mastic.)

Il y avait la bibliothèque, dans le bas de High Street, au-dessus du Trésor public, et c'est dans cette partie de High Street qu'avaient lieu toutes les opérations et toutes les démarches de l'administration coloniale. Dans cette partie de High Street, on pouvait toucher un chèque au Trésor, lire un livre à la bibliothèque, poster une lettre à la poste, comparaître devant un magistrat au tribunal. (Comme nous étions gouvernés par les Anglais, nous avions aussi leurs lois. Il y avait une loi pour réprimer les propos obscènes. Imagine-t-on une telle loi parmi des gens pour qui se donner en spectacle par la parole passe avant tout? Quand des Antillais s'installèrent en Angleterre, la police dut s'y procurer un glossaire des gros mots antillais pour être à même de comprendre si le langage que les policiers entendaient était ou non grossier.)

C'est dans cette même partie de High Street qu'on pouvait demander un passeport dans un autre bureau de l'administration. Au milieu de High Street il y avait la Barclay's Bank. Les frères Barclay, fondateurs de la Barclay's Bank, faisaient le trafic des esclaves. C'est ainsi qu'ils avaient gagné leur argent. Quand les Anglais prohibèrent le commerce des esclaves, les frères Barclay se firent banquiers. Cela les rendit encore plus riches. Il est possible que, en voyant à quel point la banque les enrichissait, ils aient battu leur coulpe de s'être opposés à la fin du commerce des esclaves (car à coup sûr ils s'y étaient opposés), encore qu'après tout ils aient fort bien pu être des visionnaires et militer pour la fin de l'esclavage, car voyez comme ils se sont enrichis avec leur banque qui empruntait (leurs économies) aux descendants d'esclaves pour leur prêter ensuite.

Mais les gens à peine plus âgés que moi se souviennent encore de la première personne noire qui fut engagée pour travailler au guichet de cette même Barclay's Bank d'Antigua, et ils vous déclineront son nom et la date de son engagement. Vous arrive-t-il de vous demander pourquoi certains posent des bombes? J'imagine que, si ma vie avait pris un autre tour, on aurait retrouvé la Barclay's Bank, et l'on m'aurait retrouvée moi, l'une et l'autre en cendres. Vous arrive-t-il d'essayer de comprendre pourquoi les gens comme moi sont incapables de surmonter le passé, incapables de pardonner et incapables d'oublier? Il y a la Barclay's Bank. Les frères Barclay sont morts. Les êtres humains qu'ils trafiquaient, les êtres humains qui pour eux n'étaient que des marchandises, sont morts. Il est intolérable qu'ils aient connu la même fin. Et le paradis n'est pas une récompense suffisante pour les uns, ni l'enfer une punition suffisante pour les autres. Les gens qui réfléchissent à ces choses croient que chaque mauvaise action, voire chaque mauvaise pensée, comporte son propre châtiment. Ainsi, voyez-vous ce que les gens comme moi ont de bizarre? Parfois nous sommes les dépositaires de votre châtiment.

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Jamaica Kincaid Hates Happy Endings

Jamaica Kincaid's life reads like an American Cinderella story: born and raised in poverty on the island of Antigua, West Indies; unloved by an unresponsive and often abusive mother who shipped her off to the United States at 17 to be an au pair (Kincaid insists on the word "servant" to describe her employment status); "discovered" on the streets of Manhattan by New Yorker columnist George Trow, who brought her into the fold of the magazine by printing one of her articles in the "Talk of the Town" section; became a celebrated fiction writer (Annie John, Lucy, The Autobiography of My Mother) and gardening columnist; married the son of legendary New Yorker editor William Shawn; and moved to the idyll of North Bennington, Vermont, where she now writes, gardens, teaches, and tends to her family, which includes two beautiful children.

Why, then, does this 48-year-old woman, who speaks with an accent both lilting and sweet, feel it's her "duty to make everyone a little less happy"? Mother Jones spoke with Kincaid about her continuing obsessions and her upcoming book, My Brother (Farrar, Straus & Giroux), a nonfiction account of her youngest sibling, who died of AIDS in 1996.

Lire l'interview de Jamaica Kincaid par Marilyn Snell dans le numéro de Septembre Octobre 1997 de Mother Jones

Lire également l'interview de Jamaica Kincaid par Dwight Gardner pour le magazine Salon

Petite île

Ce texte est extrait de Au fond de la rivière suivi de Petite île de Jamaica Kincaid, traduit de l'anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Copyright Editions de L'Olivier. 176 pages. Prix : 16,77 € / 110 FF.

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