uel rôle avez-vous joué dans "l'affaire Lip" ?Quand, en 1973, Lip est tombée en faillite à cause de l'exécrable gestion d'un patron autocrate et que l'usine a été fermée, j'étais secrétaire national du PSU. Or parmi le groupe CFDT du comité d'entreprise de Lip, il y avait beaucoup de militants qui avaient rejoint le PSU, suite à une série de ralliements, de l'Action catholique ouvrière au Mouvement de libération populaire. A Palente, dans le Doubs, où était implantée l'usine, le PSU avait une section ; le parti a tenté de souffler aux employés de Lip que c'était le moment ou jamais de créer une coopérative ouvrière de production. Idée qu'ils ont rejetée de manière écrasante.
Ils voulaient un patron. Dirigée par Jacques Chérèque, la Fédération des métaux CFDT s'est donc affirmée solidaire et a cherché un repreneur pendant que le conflit s'exacerbait. Pour moi, que je me rende sur place (trois ou quatre fois) ou que j'agisse à Paris pour faciliter les négociations, il fallait que cela reste clandestin. Ma présence officielle aurait tout pollué. Il fallait, pour que cette recherche d'un patron aboutisse, qu'il n'y ait aucune présence politique visible.
Les ouvriers de Lip s'approprient le "trésor de guerre", pour faire de la vente directe.
J'ai été un infatigable organisateur de stands de montres à la sortie des meetings du PSU ! A ce moment-là, Lip est tiraillée entre le prophétisme bon enfant de Charles Piaget, le délégué syndical et du personnel CFDT, et le radicalisme du prêtre ouvrier Jean Raguenès qui pousse au rapport de forces, soutenu par les maos, les trotskistes. La Journée nationale d'action des Lip à Besançon est devenue un haut lieu du gauchisme.
Chérèque désapprouve cette manifestation, moi j'aimerais bien en faire autant mais je ne peux pas me défiler. Pas question de désapprouver l'assemblée générale de Lip ! Mais j'avais peur que ça dégénère. On nous annonçait des provocations. C'est alors qu'un vieux copain, paysan, vient me raconter que lors d'une fête de famille, il a entendu un type qui était membre des brigades spéciales de la police et se vantait d'avoir, en 1968, brûlé bien plus de bagnoles que les manifestants et balancé des cocktails Molotov. J'ai alors envoyé une lettre (confidentielle, mais espérant que la police en prenne connaissance) aux chefs des services d'ordre pour leur recommander d'être vigilants. Grâce à ce petit subterfuge, tout s'est bien passé ce jour-là !
Participez-vous à la mise en place du nouveau patron ?
Toujours clandestinement ! Antoine Riboud, PDG de BSN, ne tolère pas qu'on sanctionne des travailleurs au prétexte qu'il leur manque un patron convenable. Il se met d'accord avec Renaud Gillet, PDG de Rhône-Poulenc, et avec José Bidegain, vice-président du CNPF, afin d'apporter à la crise Lip une réponse patronale digne.
Bidegain propose un patron ayant le profil, et le jour où nous nous réunissons pour négocier l'accord, on nous apprend que cet homme vient de mourir d'une crise cardiaque. Bidegain propose alors Claude Neuschwander. Le gaulliste gauchiste Maurice Clavel trouvait déshonorant de briser une lutte ouvrière en rentrant dans un cadre capitaliste ! A ses yeux, j'incarnais la trahison de classe.
Comment analysez-vous la fin de Lip ?
Neuschwander a arraché à Riboud que Lip, devenue filiale de BSN, échappe aux procédures habituelles de contrôle des comptes hebdomadaires. On s'est aperçu des mois plus tard qu'il avait échoué à remettre en place un réseau commercial. C'était l'impasse financière ! La générosité de Riboud ne tenait que si la rentabilité de l'entreprise se confirmait.
C'est là que je suis en désaccord avec la conclusion du film. Riboud avait combattu le patronat réactionnaire, au nom de quoi aurait-il voulu casser Lip pour se débarrasser d'une image encombrante ? Je reconnais avoir accepté, navré, que Riboud mette fin aux fonctions de Neuschwander.
Contestez-vous l'analyse de Neuschwander qui présente Lip comme le dernier exemple d'un capitalisme dans lequel l'entreprise est au coeur de l'économie, avant la présidence de Giscard et la mise en place d'un capitalisme dans lequel la finance, l'affairisme, a remplacé l'entreprise ?
Giscard a favorisé cette transformation, génératrice d'une accentuation du chômage, de la précarité, la pauvreté. Après Lip, on passera de 250 000 chômeurs à 3 millions. Mais je nie que de telles arrière-pensées aient téléguidé qui que ce soit au moment où Lip a dû cesser. Neuschwander a remis Lip en faillite, un point c'est tout.