06.12.2007

Information générale

NB 1 / Les dissertations rendues début novembre ont fait l’objet d’une correction dont la substance est à votre disposition, sur demande de votre part à l’adresse : henry.ch@voila.fr. Dans certains cas qui se justifieront, un scan complet de la dissertation pourra vous être adressé en retour. Ce travail de préparation à l’examen doit être complété par une reprise du premier sujet pour tous les auteurs de copies notées entre 5 et 10 ou faisant l’objet d’une notation en suspens. Rappel du sujet : Histoire et (i)storia. La position de Diderot (Salon de 1759-1767) Et pour l’ensemble des inscrits au contrôle continu, un second exercice de préparation à l’examen est recommandé, sur le sujet suivant : En quoi l’étude des Salons de Diderot peuvent-ils contribuer à la connaissance de l’histoire de l’art de son temps ? Les travaux seront envoyés en pièce jointe à la même adresse.

NB 2 / Les premières versions des dossiers monographiques demandés dans le cadre du contrôle continu seront adressées à la même adresse : henry.ch@voila.fr.

NB 3 / Pour tous les étudiants qui désirent compléter les 6 premiers cours  par des lectures et recherches appropriées, un suivi est disponible au jour le jour sur demande, à la même adresse.

NB 4 / La suite du cours sera mise en ligne dans les jours à venir.

NB 5 / Le calendrier universitaire demeurant inamovible, nous ne ferons cours que les 10 et 17 décembre ainsi que le 7 janvier. L'examen aura donc lieu le 14 janvier, sur le créneau habituel (sous réserve de confirmation pour le créneau). Les cours suspendus seront mis en ligne au plus tard le 25 décembre. Les travaux exigés dans le cadre du contrôle continu pourront être rendus jusqu'au 14 janvier.

05.12.2007

Correction de la dissertation

Sujet / Histoire et (i)storia : la position de Diderot (1759-1775) 

Du point de vue de la forme, rappelons qu'une dissertation n'exige que trois choses : une analyse réelle du sujet (ce qui implique une réflexion sur les termes et leurs relations problématiques) ; un développement clair et didactique articulant quelques idées simples (Diderot lecteur d'Alberti ? Diderot et la hierarchie des genres. Diderot et l'émergence d'une peinture historique et morale) avec des exemples pertinents et cités correctement ; une certaine pondération dans les points de vue, ce qui donne aux idées de la subtilité et au sujet et auteurs que l'on traite de la profondeur. 

La méthodologie universitaire implique que l'on étudie un sujet en fonction de la signification entendue et/ou référencée des termes du sujet : ce sujet il faut s'enfouir dedans (en introduction) jusqu'à en faire sentir la légitimité. En conclusion, on attendrait aussi une sorte de "liste des réponses" qu'il est donc possible de donner, en les liant harmonieusement. Ici il faudrait donc spécifier les différentes conceptions de la peinture d'histoire que Diderot pratique.

Mais attention aux exagérations et caricatures : cela n'apporte rien de discréditer le sujet ou le domaine d'étude en le simplifiant. Vous ne pouvez pas répondre totalement, mais vous pouvez démontrer que vous saisissez l'ensemble des inflexions et subtilités. Cela vous servira bien au delà de l'art des Salons et de l'histoire de l'art même. Du point de vue du fond, certains aspects importants de la pensée de l’art des Lumières sont à mettre en exergue. En 1759 Diderot s'initie à l'exercice de la critique d'art dont il ignore une grande partie du fonds culturel.

Entre 1759 et 1767 il va en effet s’initier aux subtilités de l'idiomatique et de la culture académiques, percevant bien souvent que la pensée de l’art qu’il pratiquait de façon spontanée en 1759 recoupait en fait nombre de fondements de la théorie de l’art héritée des trois siècle précédents. C’est le cas de la conception de l’œuvre d’art qui va s’affirmer chez lui avec le temps en vertu de laquelle l’art s’exprime dans la forme à condition de convoquer la nature dans ses trois dimensions : la nature visible (celle qui est donnée à voir à l’œil instruit et sagace), la nature dans ses potentiels perfectibles (part d’une idéalisation signifiante et sensible), et la nature oeuvrante  (la natura naturans des Anciens transformée en imagination ou artistique). La perception, la sensibilité et l’imagination se retrouvent ainsi convoquée dans un effort progressif et paratactique de définition (la critique) qui s’appuie le plus souvent sur des peintures exposées qui ont rang de peinture d’histoire (c'est-à-dire qu’elles sont présentées par des peintres d’histoire) et qui recouper de plus en plus, au fir et à mesure des expositions, la notion d’(i)storia/historia développée par Alberti dans le De Pictura de 1435.

Le paragraphe 40 du Livre II est exemplaire à cet endroit : « L’histoire que tu pourras à juste titre louer et admirer sera celle qui se montrera agréable et ornée d’attraits qui lui permettront de retenir longtemps les yeux d’un spectateur savant ou ignorant par une espèce de plaisir et de mouvement de l’âme. Ce qui d’emblée fait qu’une histoire apporte du plaisir, c’est l’abondance et la variété des choses. Tout comme pour les aliments et la musique, les objets nouveaux plaisent assurément, peut-être, entre autres raisons, parce qu’ils diffèrent des objets anciens et habituels, aussi l’âme prend plaisir à la variété et à l’abondance. C’est pourquoi la variété des corps et des couleurs est agréable en peinture. Je dirai qu’une histoire est très abondante quand elle montrera en même temps chaque chose à sa juste place, des vieillards, des hommes, des jeunes gens, des enfants, des femmes, des jeunes filles, de petits enfants, des animaux domestiques, de petits chiens, de petits oiseaux, des chevaux, des moutons, des maisons, des campagnes ; et je louerai toute cette abondance si elle se rapporte à l’action. En effet, plus les spectateurs sont arrêtés par les choses qu’ils regardent, plus ils rendent grâce au peintre de son abondance. Mais j’aimerais que cette richesse soit agrémentée d’une certaine variété, pondérée et modérée par de la dignité et de la retenue. Je réprouve ces peintres qui, pour avaoir l’air abondant et pour ne rien laisser de vide, ne suivent aucune espèce de composition, mais sèment les objets confusément et sans liens, si bien que leur histoire n’a pas l’air d’accomplir une action mais de s’agiter en désordre. Peut-être que celui qui cherche avant tout de la dignité dans l’histoire devra absolument y maintenir une certaine solitude. Car de même que chez un prince la rareté des paroles ajoute à la majesté pourvu qu’elle permette de comprendre ses désirs et ses ordres, de même un nombre approprié de corps dans une histoire lui confère-t-il de la dignité. Je n’aime pas la solitude dans une histoire mais je réprouve totalement une abondance qui s’écarte de la dignité. Et dans toute histoire, j’approuve vivement le précepte, que je vois observé par les poètes tragiques et comiques, qui enjoint d’écrire une fable avec le moins de personnages possibles. Quant à moi j’estime qu’aucune histoire ne contiendra une telle variété d’éléments que neuf ou dix personnages ne suffisent à la représenter avec dignité, car je pense qu’il faut suivre ici Varron qui, afin de prévenir tout désordre, n’admettait jamais plus de neuf convives dans un banquet. Mais comme la variété est agréable dans toute histoire, la peinture qui est la plus agréable à tout le monde est celle qui présente une grande diversité dans la taille et le mouvement des corps. Que les uns soient donc debout de face, les mains levées, et remuent les doigts, un pied appuyé au sol, que d’autres aient la tête tournée, les bras pendants et les pieds joints, et que chacun ait les gestes et les flexions qui lui reviennent ; que d’autres soient assis, appuyés sur un genou ou presque couchés. Que certains, si c’est convenable, soient nus et quelques-uns, par un mélange de ces deux techniques, en partie nus et en partie vêtus. Observons toujours, cependant, la pudeur et la retenue. Que les parties honteuses du corps et toutes les parties peu gracieuses soient couvertes d’un linge, d’un feuillage ou de la main. Apelle ne peignit l’image d’Antigone que du côté du visage où le défaut de l’œil n’apparaissait pas. On dit que Périclès avait une tête allongée et difforme ; c’est pourquoi les peintres et les sculpteurs ne le montraient pas tête nue, comme les autres, mais coiffé d’un casque. Plutarque rapporte aussi que les peintres anciens avaient l’habitude, lorsqu’ils peignaient des rois, s’ils avaient quelque défaut, de ne pas donner l’impression d’avoir voulu l’omettre mais, autant qu’ils le pouvaient, ils le corrigeaient tout en maintenant la ressemblance. Je désir donc que cette modestie et cette retenue soient observées dans toute histoire afin que ce qui est choquant soit omis ou corrigé. Enfin, comme je l’ai dit, je pense qu’il faut veiller à ce qu’aucun personnages n’ait exactement le même geste ou la même attitude qu’un autre. » [Traduction de Jean-Louis Scheffer @ 1992]  

C’est en vertu de cette idée que la peinture ne constitue qu’une image faite de main d’homme qui représente quelque chose, de façon intensive (genres), extensive (sujets sacrés, mythologiques, héroïques) ou réflexive (allégorie) que les œuvres présentées au salon seront souvent jugées – mais on ignorera pourtant pas que l’exercice de la critique est aussi et surtout libératoire d’une pensée de l’art qui n’est pas donnée. En cela la révélation de la nature albertienne de la conception que Diderot se fait de l’œuvre d’art : c'est-à-dire, quelle que soit son sujet, une peinture d’histoire, est stupéfiante.

Ainsi met-on le doigt sur l'un des aspects les plus intéressants du sujet (la noblesse des genres) : sous la plume de Diderot, si un paysage de Vernet ou une nature morte de Chardin atteignent à la dignité de la peinture d'histoire, c'est parce que traités par ces deux maîtres ils renvoient à des donnés de représentation universels qui ne se laisse pas percevoir du seul point de vue de l'intelligence du sujet mais aussi de la signification universelle de la forme. Si Diderot ne se risque pas à une définition générale de la peinture d'histoire, ses réactions nous renvoient souvent à l'idée que tout sujet doit s'exprimer au travers de la révélation d'un caractère générique de l'homme ou des choses : un topos qui exprime une évidente vérité, qu'elle relève de la morale ou de la nature. D'où la passion de Diderot, qui s'affirme avec les années, pour l'allégorie - soit pour une allégorie repensée en vue de rendre compte de la nature (entendue comme témoignage de vérité) et non des préjugés ou des idées reçues en toute société. Méditer à cet égard le commentaire qu'il fait du tableau de Fragonard, Corésus et Callirhoé (1765).

Relativement à l’idée couramment répandue selon laquelle Diderot élaborerait au fil des années une véritable philosophie de l'art, elle paraît très contestable, pour au moins deux raisons : l'exigence du système esthétique auquel renvoie l'idée d'une philosophie de l'art est épistémologiquement et culturellement un fait plus tardif, et pour cause : Diderot fait parti de la première génération des philosophes à envisager qu'un système de l'art soit envisageable. Mais s'il croit encore en 1759 à un pareil système qu'il indexe sur la théorie académique du XVIIe siècle, il ne va cesser au fur et à mesure des années de se rendre compte de la faillibilité des méthodes et des principes généraux, tout à fait convaincu après 1775 que l'art et le style ne se révèle qu'au contact d'une personnalité vraie et accomplie.

Notons pour finir et à l’endroit de l’emploi par Diderot du terme Académisme (bien souvent remployé après lui par ses lecteurs un peu verts), qu’il l'utilise facilement dès qu'il se sent dépassé par la culture artistique inhérente aux oeuvres qu'il critique. C'est ainsi qu’en parcourant la totalité des Salons au moins jusqu'en 1775 on se rend compte du fait que cette notion d'académisme disparaît presque complètement avec le temps. En regard de la brutalité bête, méchante et revendiquée des premiers salons, Diderot prend de la distance à l’égard du pouvoir de destruction et de mystification critique en même temps qu’il perçoit le caractère mélioratif du système académique de son temps – qu'il serait d'ailleurs grave de confondre avec l'académisme de années 1870. Repensée en peinture d’histoire (ne pouvant en aucun cas être assimilée à la peinture d’évènements historiques qui se développera à partir du XIXe siècle dans des proportions inconnues jusqu’alors) par la théorie académique du XVIIe siècle, l’istoria/historia albertienne se devait ainsi de resurgir par nécessité dialectique dans la critique de Diderot.

Remarques sur l'analyse de l'oeuvre d'art ancienne

 

L'analyse de l'oeuvre ancienne implique une distanciation à l'endroit des modes contemporains d'appréhension de l'oeuvre d'art, pour d'évidentes raisons liées à la distance historique et culturelle : appréhendée dans le cadre d'une galerie commerciale, d'un musée ou d'un contexte privé ou amical, l'oeuvre contemporaine n'est que très rarement soumise au cadre prégnant de la commande que connurent les artistes entre le XVème et le XVIIIème siècle - pour ne parler que de l'époque moderne.

Entre la fin du patronage ecclésiastique des fabriques et des donateurs médiévaux et l'émergence d'un marché de l'art contemporain identifiant l'oeuvre d'art à une forme d'expression esthétique suprême, la commande aux artistes étaient largement conditionnée par des données d'ordre sociologique qui impliquent, de la part de l'historien et du chercheur, une prise en considération du contexte et des attendus spécifiques de la production artistique.

L'histoire de l'art est la discipline qui se propose d'étudier l'émergence et la vie des oeuvres en regard de ces conditions, de ces contextes et de ces attendus. C'est la raison pour laquelle sa méthodologie distingue grosso modo un certain nombre d'aspects ou d'angles d'attaque que l'on peut regrouper, au sein d'une analyse d'oeuvre, en cinq champs d'étude: l'artiste et le milieu, la matérialité et le statut, le sujet et la plasticité, l'idiomatique et la manière, la fortune et la réception.

Au fur et à mesure de l'approche de l'oeuvre, qui implique bien sûr une réflexion brute passant par une description préparatoire nourrie de sensibilité, on perçoit lequel de ces aspects pose le plus de questions et invite à un choix problématique personnel. Dans certains cas la question de l'attribution (artiste et milieu) ou de l'iconographie (sujet et plasticité) s'imposeront, et c'est à celle-ci, à celle-là ou à toute autre que devra se rapporter l'ensemble de l'enquête sur les autres aspects.

 Pour un dossier, une analyse systématique de tous les aspects est certes louable mais ce serait la matière d'un livre ; aussi cherchera-t-on plutôt à déterminer distinctement quel aspect de l'oeuvre nous interroge le plus (ou nous intéresse le plus). A partir de là on pourra interroger chacun des "champs de tension" de l'oeuvre en utilisant les informations collectées, fin d’établir une démonstration.

 

L'artiste et le milieu : recherches sur les fondements de l'attribution.

La paternité d'une oeuvre n'est jamais totalement prouvée. Quoiqu'elle soit signée, datée ou très bien documentée, il peut toujours demeurer un doute sur les conditions de sa réalisation. Toutes les oeuvres anciennes sont produites au sein d'un atelier et il est donc toujours possible que la main de l'artiste ne soit pas totalement souveraine, que l'oeuvre ne soit pas totalement autographe.

Pour toute étude d'oeuvre on s'intéressera donc à la place qu'elle est censée occuper dans la production de l'artiste, en interrogeant l'historiographie mais aussi la bibliographie relative à l'artiste et à son milieu. Ce sera l'occasion de découvrir et de présenter un univers de création, et de rappeler le cas échéant les doutes qui ont été émis sur la paternité de l'oeuvre étudiée.

Comprenons bien à cet égard qu’une histoire de l’art tant soit peu humaniste ne se satisfait pas d’avoir démontré la paternité (ou non) d’une œuvre. Que cela puisse ou non être établi, il sera tout aussi intéressant de comprendre pourquoi telle œuvre est sans doute une réplique ; comprendre quel usage fut celui des répliques et des copies ; comprendre comment les répliques et les copies forgent l’œuvre d’un artiste tout autant que les sacro-saintes productions autographes ; et comprendre surtout dans  quelle mesure l’œuvre étudiée, quelle que soit sa nature, documente le milieu dont elle est issue.

Envers et contre toute réduction des œuvres au mythe du génie artistique, l’histoire de l’art réaffirme quotidiennement le pouvoir de documentation des milieux historiques par les productions artistiques qui en sont issues. De ce point de vue, aucune analyse d’œuvre ancienne ne peut être pertinente si elle ignore les conditions sociologiques, économiques, politiques, spirituelles et philosophiques du milieu dans lequel émerge l’œuvre étudiée.

 

 

La matérialité et le statut: recherches sur les fins de la commande

Très rapidement, les questions que pose l'attribution nous conduisent à interroger ce que l'on appelle les conditions de la commande et de la réalisation. Mais par voie de conséquence, les recherches sur la commande conduisent à interroger la matérialité de l'oeuvre et son statut. Pour ce faire on s'intéressera tout particulièrement à la matérialité de l'oeuvre : de quels procédures et moyens techniques est-elle constituée ? Est-elle intègre ou a-t-elle été transformée ? Se situe-t-elle sur son lieu originel de destination ou bien a-t-elle été délocalisée ? Est-elle encore préhensible dans son état d'origine. Et si tel n’est pas le cas, l’état moderne dont nous tenons compte ne nous conduit-il pas à opérer de graves contresens quant à l’interprétation que nous en donnons ?

Toutes ces questions nous renseignent certes sur les différents statuts de l'oeuvre : sa fonction sociologique originelle, son instrumentalisation par le politique ou les collectionneurs, le rôle qu'elle tient dans l'histoire de l'art. Mais les réponses et informations que nous pourrons collecter ici seront aussi fondamentales dans le cadre de l’interprétation à laquelle vise toute interrogation d’œuvre ancienne. Car il est évident que si ces œuvres nous laissaient indifférentes, nous ne nous attarderions pas à les étudier. Donc : si notre envie de savoir nous conduit à les interroger, autant que cette interrogation ne soit pas perturbée dans sa progression par des donnés faux ou approximatifs. C’est dans cette perspective que l’analyse d’œuvre via la reproduction photographique trouve ses limites évidentes : comment comprendre (au sens d’appréhender) un retable de trois mètres de haut lorsqu’il est reproduit dans le coin inférieur gauche d’un format de livre de poche ?

La prise en considération des dimensions d’une œuvre d’art détermine tout ou partie du rapport qu’elle entretient, du point de vue de l’artiste qui l’élabore, avec celui qui l’appréhende. Une gravure imprimée à trois mille exemplaires pénètre la société tout autant qu’un grand décor d’hôtel de ville admiré par trois mille citoyens différents, mais les conditions du regard porté sur l’œuvre (temps du regard, concentration de l’œil dans un cadre privé ou public, intimité ou circulation internationale) vont déterminer dans chacun des cas des choix différents dans la mise en place du sujet et des différents dispositifs artistiques.

 

 

Le sujet et la plasticité : recherches sur la logique de l'histoire

Les éléments recensés dans les deux premiers champs d'analyse trouveront souvent des échos dans l'étude du sujet et de la plasticité – au sens d’ensemble des dispositifs artistiques donnant à voir et à ressentir la représentation. Dans l’art ancien, chaque sujet est généralement rapportable à une typologie iconographique (ancien et nouveau Testaments, mythologie, histoire héroïque et humaine, hiérarchie des genres, Littérature, actualité historique, etc...).

A l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècle), quand l’abstraction n’a encore que très peu de droit hors de certains contextes sacrés, les artistes prennent presque systématiquement appui sur de pareilles typologies culturelles. Ce fait général est déterminé en grande partie par la commande (le commanditaire exigeant le plus souvent de choisir le sujet de l’œuvre ou de l’avaliser sur proposition de l’artiste) mais aussi par les conditions sociologiques de la pratique artistique : l’acceptation sociale de l’œuvre est alors en grande partie déterminée par le fait que le spectateur en reconnaisse le sujet, quitte à accepter dans un second temps que l’interprétation proposée diffère et diverge des coutumes visuelles et de la tradition. Toujours est-il que la typologie iconographique demeurera jusqu’au début du XXe siècle le point de départ culturel de toute appréhension de l’œuvre d’art en Occident.

La diversification de cette typologie iconographique constitue l’une des innovations de la Renaissance, qui réintroduit la Fable (mythologie), l’histoire antique et héroïque ainsi que les typologies génériques (portrait, paysage, nature morte) dans l’espace des pratiques visuelles. Afin d’organiser les conditions d’une compréhension de cette diversité typologique, la théorie émergente de l’art moderne forgea le système de l’histoire (historia ou storia selon Alberti), qui codifie sans outrance les normes de la représentation moderne, laquelle se doit, autant que faire se peut, d’être compréhensible, proportionnée et vraisemblable.

C’est en fonction de ces trois caractères que s’est constituée le langage de la représentation artistique moderne – dans sa normalité comme dans ses divergences. Et du point de vue de la mise en œuvre, on retiendra que toute analyse d’œuvre ancienne doit nécessairement comprendre comment est installée l'histoire à fin de signification. Il faut donc en passer par une étude des procédures visuelles qui permettent la transcription de l’histoire en formes artistiques – systèmes que l’on regroupe sous la notion générique de plasticité.

Fondée sur un substrat narratif, l’histoire implique en effet composition et perspective, disposition des protagonistes et délinéation des corps et des objets, répartition chromatique et organisation lumineuse, effets de matière et répartitions des pleins et des vides – autant de dispositifs simples à appréhender dans leurs effets propres mais que l’œuvre ancienne associe avec une telle virtuosité qu’elle en finit par susciter chez le spectateur moderne l’illusion d’une magie photographique – à laquelle on ne cèdera évidement pas.

 

 

L'idiomatique et la manière : recherches sur la personnalité du style

Mais il va de soi que l'intentionnalité multiple et complexe que recèle l'oeuvre d'art ancienne ne se réduit pas à la mise en scène plastique/visuelle d'un fonds littéraire. L'artiste, le commanditaire et le milieu ont pris appui sur cette mise en scène (et en oeuvre) pour signifier différents protocoles idéologiques. L'iconographie, étudiée du point de vue du contexte, peut ainsi donner lieu à une iconologie qui se doit de convoquer au moins deux autres aspects de l'oeuvre : l'ensemble des références artistiques et culturelles mises à la disposition de l'artiste, c'est à dire les référence à l'Antiquité ou à la tradition médiévale, à la théorie de l'art et aux grands maîtres, mais aussi à toutes les images ou symboles disponibles dans l'univers visuel.

C'est en insérant progressivement ces références que l'artiste a finalement transformé son oeuvre en un système porteur d'un sens plus vaste que celui que circonscrit la pensée commune, la conviction religieuse ou philosophique ou les idées ambiantes - en même temps que chaque référence insérée dans la matière de l'oeuvre l'a forcé à caractériser sa manière propre. C'est au sein de cette tension entre références et manière que le style se forge à dessein d'être décrit par celui qui sera sensible à cette expression très sincère de la personnalité artistique.

On notera à cet égard que la définition la plus récente du style de l’artiste – si l’on excepte les définitions vagues qui confondent iconographie et dispositifs de prédilection ainsi que les tics d’exécution – renvoie le chercheur à la notion de génétique. Car une fois analysée la différence entre sujet, plasticité et idiomatique, l’expertise de l’œil connaisseur se concentrera, à fin d’un établissement certain de la paternité de l’oeuvre, sur les donnés spécifiquement propres à la personnalité artistique du maître. C’est alors que l’ensemble des aspects inventoriés ci-dessus pourront faire l’objet d’un nouveau passage en revue afin de distinguer quelles récurrences observées dans les autres œuvres de l’artiste se retrouvent dans l’œuvre étudiée présentement.

 

 

La fortune et la réception : recherches sur la postérité d'un exemple

Généralement, la généalogie des grands maîtres s'est constituée de ces artistes qui transformait la matière littéraire ou idéologique issue de l'iconographie en une manière (maniera) puissante et structurée sur le fondement d'un corpus évident et organisé de références aux antécédents les plus remarquables de la tradition artistique. L’exemple d’une manière (d’un style comme on dit communément) arrivée à son plein aboutissement a toujours laissé des traces dans la postérité, immédiate (dans les ouvrages des historiographes) et différées (dans les oeuvres des écrivains, des philosophes, des historiens).

L'étude de cette fortune critique au travers de la recension des remarques et points de vue des uns et des autres peut donner lieu à l'établissement d'une réception organisée et étudiée en tant que telle. Mais il va de soi que l’établissement d’une fortune critique ne peut être comparé à une étude de réception, laquelle implique de s’intéresser aux conditions dans lesquelles chaque jugement ou point de vue a été élaboré. L’objectif n’est pas ici d’avaliser la réputation commune d’un maître mais d’expliquer les aléas de sa fortune en regard des mouvements et prostrations de l’histoire politique, culturelle, philosophique et artistique.

Surtout : toute étude de réception permet de prendre conscience de la distance notable qui s’est établie au cours du temps entre l’activité de l’artiste dans son contexte et l’image qu’en promeuvent ses exégètes. Aussi, et quoiqu’il puisse être possible que les deux schémas concordent, l’étude de réception constituera toujours un excellent exercice de déconstruction de la mythologie artistique – qu’elle concerne le maître comme l’une de ses œuvres telle la Joconde -, mythologie en laquelle se projette très communément nos fantasme psychologiques et idéologiques comme nos regrets d’artistes manqués.  

NB : L’étude d’œuvre d’art ne saurait se passer d’une documentation directe (description posée et rédigée dans une formule littéraire), bibliographique, historiographique et archivistique. Pour ces trois derniers types de sources, on se reportera, dans le cadre d’un exercice de Licence, aux informations procurées par les références bibliographiques (monographies et synthèses), en les complétant par les matériaux graphiques (esquisses, études, répliques, copies) reproduites dans les nombreux catalogues publiés sur les artistes étudiés.

04.12.2007

Historiographie, théorie et politique

Une contextualisation de la critique par Diderot des Grâces de Carle Vanloo (1765)  

 

« Je suis si flatté de l’honneur qu’on fait en Pologne à mes ouvrages, que sans aucun délais, je vais entreprendre ceux que vous me recommandez. Je n’ignore point, Monsieur, combien il serait glorieux d’obtenir les suffrages d’une Cour aussi éclairée et j’en accepte l’augure, avec d’autant plus de sensibilité, que c’est vous, Monsieur, qui voulez bien m’annoncer un heureux succès. Je serai sûr d’y être parvenu dès que vous m’aurez jugé favorablement » : C’est avec les mots placés en exergue que Carle Vanloo (Nice, 1705 - Paris, 1765) remercie le diplomate Pierre-Michel Hennin, attaché à la cour d’Auguste III, de la confiance qu’il lui témoigne en recommandant son talent auprès de la comtesse Mniszech, fille de Brühl, le favori et principal ministre de l’Electeur de Saxe et roi de Pologne. En découle la commande d’un tableau représentant les grâces de la Fable, qui sera très généreusement rétribué (7000 livres) mais jamais acheminé auprès de son légitime propriétaire. Programmée pour le 1er juin 1762, l’expédition du tableau fut en effet retardée pour permettre son exposition au Salon bisannuel du Louvre en août 1763. Pour l’historique de l’œuvre nous renvoyons au catalogue raisonné de Carle Vanloo par M.C. Sahut [Op. cit. cat. 183, p. 88-89], ainsi qu’à la petite synthèse documentaire et critique qu’avait proposé Georges de Lastic en 1973 [« Les Grâces de Carle Van Loo », Bulletin de la Société de l'histoire de l'art Français, 1973, pp. 193-198].

A cette exposition, l’oeuvre ne survivra pas. Son coloris est jugé trop faible (Mathon de la Cour), ses airs de tête communs et répétitifs, sa composition froide, statique et désertée par la vie de  « ces grâces si séduisantes qu'Anacréon nous peint plus dangereuses pour nos coeurs que la beauté même » [1763, Lettre à M. d’Yfs]. Suite à la visite de Madame de Pompadour qui, selon Bachaumont, s’exclame : « ça, des Grâces ! » [1763, Bachaumont], l’oeuvre se voit « impitoyablement immolée à la délicatesse, au caprice de l'Auteur » [1765, Dandré-Bardon, p. 35]. Sans doute l’artiste eut-il à rendre des comptes, c’est à dire qu’il s’engagea très probablement à produire une seconde version du tableau dans les meilleurs délais. Mais l’antécédent du Salon de 1763 avait irrémédiablement transformé son statut de commande princière en oeuvre de Salon. Quoiqu’il n‘existe plus de sources postérieures à 1763 qui puissent documenter l’évolution des relations entre Vanloo et la comtesse Mniszech, on est en droit de penser que ce drame critique dut mettre un terme à la commande.

C’est en tout cas ce que laisse penser le fait que la seconde version des Grâces, présentée au Salon de 1765, resta en possession personnelle de Pierre-Michel Hennin, après qu’elle eut fait l’objet d’un redoublement compulsif de critiques sinon acerbes, du moins vexantes. Bien que Mathon de la Cour en trouve les attitudes « plus heureuses, les têtes plus belles, la carnation plus séduisante », son « imagination n'en est pas pleinement satisfaite ». Car, pour « achever de caractériser les Grâces, il aurait fallu les peindre en mouvement ». Si Bachaumont réfute ces arguments, il n'en trouve pas moins les Grâces « trop maigres, trop droites, trop raides ». Et l'amateur anonyme du Journal Encyclopédique d'en conclure : « Les Grâces par Monsieur Vanloo prouvent ce que nous avons dit, combien une critique sans justesse est funeste aux artistes. Ce tableau, quelque beau qu'il soit, nous fait encore regretter la perte de celui qu'il déchira il y a deux ans sur le même sujet. Il l'emportait sur celui-ci par la force des couleurs, par la composition et par l'agrément des figures ».

Cela étant dit sans préjuger des contraintes propres au genre et au sujets choisis : c’est ainsi que Fréron attribue l'échec de la première version des Grâces au fait que Carle Vanloo « avait été trompé par le plaisir qui naît de la vigueur séductrice que prennent les couleurs en les employant avec des vernis » [1765, Fréron E.-C., "Exposition des Tableaux [...]"]. Et le Mercure de France d’invoquer jusqu’à la responsabilité de l'Antiquité elle-même, qui avait prescrit cette « position de trois figures de femmes debout, toutes trois également belles, mais dénuées du secours des reflets, & du jeu des contrastes », l’auteur ajoutant complaisamment que, dans « les arts ainsi que dans les sciences, les erreurs des grands hommes sont souvent des guides vers le but qu'ils n'ont pas atteint eux-mêmes » [1765, "Observations sur les ouvrages [...]"].

La seconde version des Grâces aurait sans doute connu le même sort que la première si l’artiste n’était mort le 15 juillet 1765 (c’est à dire quarante jours avant l’ouverture du Salon) d’une apoplexie qui est peut-être la seule cause de l’indulgence qui point dans la seconde salve de critiques. Pourtant l’oeuvre n’y gagnera pas cette part d’estime que la mort arrache quelquefois au temps qui passe, et les Grâces de Carle Vanloo, en plus d’avoir été rejetées à deux reprises par un public contemporain, le furent aussi par la postérité et par la post-modernité, animée d’un esprit pourtant des plus oecuméniques en matière esthétique. Dès 1770, Hennin, criblé de dettes, tentera d’ailleurs sans succès de revendre l’oeuvre au roi de Prusse pour 11000 livres, avant de devoir la céder à vil prix lors de la dispersion de sa collection en 1793 après qu’elle eut été refusée par la Commission des Monuments à la séance du 5 février de la même année. Remontant à la surface du commerce d’art lors d’une vente en mars 1862, le tableau ne réapparaîtra dans les collections du château de Chenonceaux que sous la Troisième République [cf. P. Rosenberg & M.C. Sahut, Op. cit, cat. 183, p. 87]

Face à un tel système de rejet, on ne pourra donc se satisfaire de l’intime conviction d’une oeuvre simplement ratée. Etant entendu que la vraie médiocrité trouve toujours d’ardents défenseurs, il faudra donc envisager que les Grâces de Carle Vanloo recèle quelque chose de spécifique, de différent, ou même d’inacceptable. Cette différence, qu’il nous a plu d’étudier ici, a certes conféré aux Grâces de Vanloo le statut officieux de plus célèbre four pictural de l’art français, mais elle leur a aussi réservé une place à part, celle que le doute esthétique et critique cultive souterrainement afin de ne pas clore trop hâtivement et classer des questions auxquelles nous ne pouvons pas encore répondre. Dans le cas des Grâces de Carle Vanloo, il est pourtant possible que les questions insolubles qu’elles posaient à leurs premiers historiens soient en passe d’être réglées.

 

Pragmatique de la grâce

C’est au rez-de-chaussée du château de Chenonceaux, loin des cimaises du musée du Louvre et de ses annexes provinciales, que l’on découvre, au détour d’un couloir, un grand tableau de deux mètres cinquante de haut sur deux mètres quatre de large et pourvu d’un cadre assez exceptionnellement ouvré pour susciter la curiosité du visiteur tant soit peu amateur d’art ancien. L’impression immédiate - insistons sur ce point - n’est pas celle qui vous saisit face au chef d’oeuvre signalé et attendu. Le sentiment est ici plutôt celui de l’archéologue qui découvre un témoin rare et fragile, éphémère, mais dont la considération esthétique apparaît soudain comme essentielle à la compréhension de la sphère culturelle envisagée. Tel est sans doute le cas de ce tableau qui doit sa survie à la mort inattendue de l’artiste. Techniquement, nous sentons rapidement que nous sommes confrontés à l’un de ces points d’aboutissement du Faire pictural classique : se présentant comme un véritable éloge de la fluidité de la touche, le tableau bénéficie d’une exécution simple et souple, les couches grasses se superposant très rigoureusement aux couches maigres, la préparation et le premier dégrossissement chromatique des formes encore perceptibles à certains endroits attestant d’un délicat souci de nonchalance. Cela n’empêche évidemment pas que le peintre ait particulièrement soigné la finition de son exécution, accordant aux glacis une importance cruciale : ce sont en effet ces légères (quelquefois infimes) ponctuations de matière picturale qui viennent insuffler ici l’animation des visages et des drapés ainsi que la vibration des feuillages. Techniquement donc, nous avons sans doute à faire à un morceau de qualité exceptionnelle, que les connaisseurs appellent « bien peint », sans préjuger de son intérêt historique ou de son intelligence conceptuelle. 

C’est sans doute quand le visiteur s’est convaincu de l’exceptionnelle qualité d’exécution de l’oeuvre, sur la piste de laquelle l’avait mis un encadrement assez soigné, que cette double question de la représentation et de la portée se pose, ainsi que la subsidiaire : celle de la légitimité. Que fait ce tableau ici ? Le château de Chenonceaux a certes besoin de meubler ses murs, mais on nous accordera toutefois que la présence d’un pareil tableau dans un pareil contexte exige une explication, d’autant plus que l’acquisition des Grâces par Chenonceaux semble s’être opérée dans des circonstances des plus mystérieuses, l’historique de l’oeuvre stipulant à cet endroit : « Apparu au château de Chenonceaux sous la Troisième République » [P. Rosenberg & M.C. Sahut, Ibidem]. Quoique nous sachions que le principe d’apparition s’impose pour des grâces, il est néanmoins de fait que le surgissement de l’oeuvre dans une visite touristique focalisée sur l’histoire et l’art de la Renaissance n’est pas sans soulever à cet égard d’immédiates interrogations : l’oeuvre appuie-t-elle ici la pédagogie subtile d’un parallèle entre l’imaginaire monarchique du XVIe siècle et la civilisation érotique des Lumières ? La présence des Grâces de Carle Vanloo à Chenonceaux appuie-t-elle l’idée d’une continuité imaginaire entre cette Renaissance considérée comme un âge d’or de l’esprit et de la culture et le règne de Louis XV  – continuité justement fondée sur la pérennité d’une figuration érotico-mythologique fonctionnant comme un simulacre de l’imago regis ? A ce moment, face au tableau, quelques souvenirs de lecture remontent pêle-mêle à la surface : les Mystères païens de la Renaissance d’Edgar Wind qui interrogeait la signification et l’idéologue de la métaphore mythologique, l’analyse par Louis Marin de l’oxymore de ontologique que compose le représentation du pouvoir et le pouvoir de la représentation dans Le portrait du roi, la dimension métaphysique de la grâce, ou encore le champ lexical gracieux et désinvolte qui distingue aussi bien l’art du peintre classique que le portrait du roi de France... Autant d’éléments épars qui nous ont paru rendre possible la confirmation d’une certaine intuition relative aux Grâces de Carle Vanloo.

Trois grâces dans un paysage, celle du centre tenant un gros bouton de rose à la main gauche : on pourrait limiter la description du sujet à cette notation lapidaire, ce qui fut trop souvent le cas pour cette oeuvre comme pour nombre de ses semblables. Pourtant, un détail nous interdira d’aller trop vite en besogne : il s’agit du ciel, et partie grisâtre et parcouru dans son tiers supérieur droit d’une sorte de déflagration lumineuse. Parcouru d’iridescences orangées qui en déchirent la tonalité générale bleu-grisâtre, ce ciel et sa conception ne tombent pas sous le sens de l’esprit décoratif si souvent attribué à la mythologie et à l’élégie picturales du XVIIIe siècle. Pareillement, les trois grâces que le peintre nous présente ici ne sauraient en aucun cas se conformer à l’idée humaniste et néo-platonicienne des charitates telle que le petit quadro de Raphaël (Chantilly, musée Condé) nous les présente – et cela qu’il s’agisse de la conception et de l’inspiration générales, du détail de la représentation ou encore de la norme iconologique, que Vanloo a transformé sans complexe en nous présentant les trois grâces de face. En outre, le peintre introduit dans sa représentation de nombreux éléments contradictoires et hétérogènes : les trois corps, pour commencer, ne se ressemblent pas, pas plus que les visages, qui, quoiqu’on ait pu dire de leur banalité, sont bien caractérisés, individualisés. Une observation plus fine mettra rapidement en évidence qu’outre cette personnalisation assez nette des trois figures, le corps de la grâce centrale est très différent de celui de ses deux compagnes. Des seins menus, un minois doux et attentif, une taille fine, un port élégant que distingue très nettement un contraposto que tout connaisseur d’iconographie monarchique connaît bien, car c’est celui, scénographique et dansant, qui, depuis le règne d’Henri II, distingue le roi de France en toute occasion, qu’il s’agisse d’un ballet pour Charles IX et Henri III, ou d’une séance de pose devant Pourbus ou Rigaud pour Henri IV ou Louis XIV. A cette différence s’ajoute plusieurs systèmes de valorisation visuelle : évidemment la centralité de la figure et la symétrie quasi-crucifère de sa pose, mais encore l’encerclement de ses hanches et de ses jambes par un drapé blanc aux reflets d’aigue marine. Quant à son minois doux et attentif, il doit être caractérisé plus avant. Dans une configuration générale de type ovale, la physionomie se structure sur la base de trois caractéristiques majeures : un front grand et dégagé, un nez long et droit, une bouche fine et presque effacée que dévore la tendance prognathe d’un bas du visage angulaire, sur lequel des joues sans relief, maladives, se plantent mal. Considéré avec attention, ce visage contredit l’impression d’idéale juvenilia qu’il donnait au départ et nous apparaît à présent très spécifique, identifiable, connu peut-être.

Reste qu’une fois cet examen réalisé, il devient encore plus radicalement impossible de rapporter ce visage au même groupe que celui dont relèvent les physionomies des grâces latérales. Ce n’est pas que nous ayons à faire dans leur cas à des physionomies idéales ; nous parlerions plutôt pour elles de physionomies topologiques. Si l’on sent la recherche de joli qui en a déterminé les grandes lignes, on sent bien aussi qu’un certain contenu générique les empreint, lequel leur confère une personnalité sans doute moins individuelle que locale. Par cette personnalité ou couleur locale dont attestent bien les coiffures d’un grand raffinement qu’elles exhibent, ces deux figures latérales participent à l’encodage socio-culturel de la représentation. Pareillement, on notera le très net différentiel proportionnel entre le corps central et les corps latéraux ? D’une belle sveltesse, la figure centrale présente des hanches fines et quasi-adolescentes qui contrastent fortement avec les hanches épaisses de ses compagnes, dotées en outre de fessiers lourds et presque tombants. La contradiction se poursuit au niveau des seins, en tout cas du profil de sein que présente la grâce de gauche : fort en chair, saillant et presque gonflé, il atteste d’un éveil sensuel très avancé en regard du hiératisme virginal des imperceptibles mamelles de la figure centrale. Cette vigoureuse organicité du sein et la noble lourdeur procréative du fessier déterminent ainsi une proportion mature qui semble caractériser les deux corps latéraux et les opposer à la figure centrale. Ainsi, les deux grâces latérales associent le suprême artifice socio-esthétique de la coiffure torsadée et tressée de perles au caractère très terrien d’une anatomie bouleversée par les lois de la procréation, association qui confère à ces deux figures une charge ludique intense et au tableau lui-même le caractère d’un paradoxe vidéo-temporel fondé sur la performation d’un modèle de représentation mythologique ou élégiaque par intégration de signes ou d’apprêts directement empruntés au présent ; les coiffures des deux grâces latérales fonctionnent ici comme les habits de ville des dandys épicuriens du Déjeuner sur l’herbe Manet.

Nous avons donc à faire à une double contradiction, celle de l’intemporalité du mythe par l’artificialité du présent d’une part et celle de la personnalisation idéale de la figure centrale par la caractérisation locale des figures latérales d’autre part, sous la forme d’un oxymoron croisé, dont il faut à présent interroger le rapport au lieu - étant entendu qu’une part de l’effet pictural ou visuel que développe le groupe de ces trois figures est en partie déterminé par le rapport qu’il entretient avec le paysage sur lequel il se détache. Si nous parlons de paysage, nous aurons garde de ne pas dissimuler le caractère paradoxal de cette représentation de fond. Plus qu’au simple paysage associé ordinairement au motif historique, il s’agit ici d’une véritable composition paysagère, structurée et équilibrée. Si l’on fait abstraction des trois figures mythologiques, on remarque en effet que le second plan est constitué par un tertre dont le profil découpe obliquement le fond du tableau en deux zones pseudo-parallélépipèdiques de terre et de ciel, la zone céleste étant plus vaste que la zone terrestre d’un bon quart de superficie. Du sommet du profil du tertre, à gauche, surgit la souche d’un arbre dont les frondaisons se développent, touffues, jusqu’au dessus de la figure centrale qu’elle couronne telle un baldaquin de verdure. Entre ces frondaisons et le groupe des trois figures, jusque très en deçà de celle de gauche et très au delà des feuillages de la souche, se développe un ciel que nous avons déjà évoqué : ce ciel bleu outremer et partiellement grisâtre que parcourt dans son tiers supérieur droit une sorte de déflagration lumineuse. Miroitant par endroits dans ses zones bleutées et palpitant dans la partie lumineuse et dorée de très subtils reflets gris argentés, ce ciel cale la composition paysagère en même temps qu’il enveloppe le motif historico-mythologique - l’homogénéité de ces deux registres superposées étant curieusement assurée par la fragment de lointains (un relief légèrement accidenté) que le peintre a disposé au dessus du coin inférieur droit de la composition. Véritable rotule dans la lecture visuelle de l’oeuvre, cette zone de lointains fonctionne comme le centre générateur de la composition, puisque c’est d’ici et prenant appui sur le profil oblique du tertre que le regard s’élancera à nouveau pour tourner dans le fond du tableau avant de revenir sur le premier plan. A cet égard, on pourrait dire que le paysage soutient littéralement le premier plan et qu’il participe pleinement de l’ambition figurative. Loin de n’être donc que la toile de fond d’une représentation véritable et essentielle que constitueraient les trois grâces, notre paysage doit être considéré comme partie prenante du projet et de la signification du tableau.

 

Questions d’iconographie

Mais avant que d’être partie prenante de l’herméneutique de l’oeuvre, le paysage brossé ici est nettement déterminé par le choix du sujet lui-même. Certaines des autres communications de ce recueil soulignent bien que ce locus olympien, imaginaire et néanmoins naturel est inséparable de la mythologie des trois charitates, qu’Homère ou Hésiode, pour ne citer que deux sources majeures du thème, décrivent assez précisément comme l’univers qu’Euphrosiné, Thalia et Aglaé habitent de leurs danses, en compagnie des muses avec lesquelles elles forment ces choeurs. Rappelons que les sources principales du thème visuel sont : Apollodore, Bibliothèque, I,3,1; Hésiode, Théogonie, 64 & 907 ; Homère, Iliade, V,338,  XVIII,382 & XIV,267 ; Homère, Odyssée, VIII,362 & XVIII,192 ; Pausanias, Périégèse, IX,35,5, cf. P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, éd. PUF, 1994, p. 89.

La lettre du texte définit ainsi le paysage dans lequel évoluent les trois grâces comme un espace intemporel dans lequel la nature est le microcosme d’un cosmos exemplairement soumis aux lois de l’harmonie et de la félicité. Dans ce microcosme, les grâces répondent individuellement et métonymiquement à Charis dont l’incarnation en une seule figure est toujours impossible : car Charis ne s’incarne pas. Elle ne peut que se dispenser momentanément, d’une créature à l’autre, en conférant à chacune des trois une beauté plus belle que la beauté, et toujours différente, qu’exprime un charme aussi divin qu’éphémère. La mythographie et ses multiples chemins de traverse ont néanmoins autorisé qu’une figure à double identité incarne Charis ; c’est Charis-Vénus, la séductrice du dieu forgeron qui ploie toute volonté à l’appui d’un charme inexprimable et inaccessible. De contaminations mythographiques en concaténations iconologiques, Charis-Vénus rejoint l’allégorie ripesque de la grâce dans une synthèse figurative très bien décrite par Edouard Pommier dans une synthèse récente : « La tête est coiffée de la couronne de roses avec laquelle Vénus s’était présentée au jugement de Paris, parce que la rose contient en elle ce qui constitue la grâce :la vertu, qui réconforte l’homme (la liqueur de rose) ; la couleur qui séduit la vue (le blanc et le rouge de sang) ; la douceur du parfum, symbole de la douceur de la voix. De la main droite, elle tient un rameau d’héliotrope, la fleur qui resplendit comme l’or sous les rayons du soleil et qui donne la grâce, c’est à dire le pouvoir de plaire, à la personne qui la porte. De la main gauche, enfin, elle retient un petit oiseau, un hochequeue, dans lequel est incarné une femme, et dont le chant a le pouvoir magique d’inciter à l’amour. » [extr. De E. Pommier, « Grâce » in Dictionnaire d’iconographie occidentale, Rennes, éd. P.U.R., 2002].

Si le tableau de Carle Vanloo n’ambitionne en aucun cas de fondre en une représentation synthétique l’ensemble de ces caractérisations des grâces, de Charis-Vénus et de l’allégorie de la Grâce, on constatera en revanche qu’un choix sélectif et suggestif a été opéré. Certains détails narratifs, comme l’encerclement coutumier du groupe par la couronne  de roses de Cupidon ou bien l’articulation et la disposition symbolique des trois corps – trois jeunes femmes nues se tenant par les épaules, deux regardant dans un direction et celle du milieu à l’opposite –  ont été épargnés, dans cette version du moins. Cette épargne ne saurait être tenue pour une simple omission, voire même pour une incompréhension. C’est bien à une transformation des structures du mythe à laquelle nous sommes ici confrontés, transformation qui fait la part belle à l’échange par les trois grâces de Vanloo d’attentions gestuelles et d’accessoires tels que la rose et le rameau de myrte. Cette refonte toute sensible du programme iconographique fonctionne de pair avec la valorisation visuelle et plastique d’un accessoire constituant une constante de la figuration visuelle du mythe : le voile de gaze qui encercle et dissimule les trois corps en même temps qu’il en révèle le charme.

Dans notre tableau, la fonction équivoque de ce voile de gaze se dédouble brutalement : une formule lourde évoquant la matière d’une draperie mouillée a chu contre le tertre tandis qu’une formule plus délétère et néanmoins opaque préserve la pudeur du pubis de la grâce centrale et du fessier de la grâce de gauche. On comprend d’autant moins cet curieux sursaut de pudibonderie que le fessier symétrique se présente quant à lui intégralement au regard. Quant à la dissimulation du pubis, qui ne laisse apercevoir que sa naissance à la jonction de la cuisse et de l’abdomen, elle ne peut pas s’expliquer simplement par les normes développées par la peinture mythologique depuis la Renaissance. Un regard porté sur quelques autres interprétations picturales du thème, notamment celles de Rubens (fig.2) et de La Hyre (fig.3), témoignent de la grande liberté qu’avaient pu prendre à cet endroit les plus grands des classiques. Chez Rubens, la gaze dévoile les corps plus qu’elle ne les soustrait au regard, guidant même celui-ci sur le chemin d’une lecture charnelle et charnue du tableau. La Hyre, quant à lui, use bien d’un drapé opaque et envolé, mais pour ne finalement priver son spectateur de la vue que d’un seul pubis, l’entière anatomie de deux grâces sur trois étant largement dégagée. Au demeurant, un retour à ce que l’on considère aujourd’hui comme une esquisse par Vanloo des grâces de 1765 nous convaincra de la préoccupation qu’a pu constituer pour l’artiste ce jeu de voiles et le problème de la dissimulation du charnel auquel il conduit visuellement : l’esquisse rend compte d’une occupation plus étalée des corps par un véritable drapé blanc qui, pour être largement plus expansif que dans la version définitive, est aussi beaucoup plus érotique. Caressant des formes qu’il n’est qu’à la limite de voiler, ce drapé d’une belle blancheur organique montre avec une gracieuse impudeur les avantages certains des trois créatures. Au niveau du pubis de la grâce centrale, l’esquisse dispose pourtant, tel un infrangible peritonium profane, cette draperie suspendue qu’on croirait issue d’un registre érotico-biblique de Goltzius.

La référence ne sera pas inutile en l’occurrence, puisque le célèbre peintre et graveur hollandais du premier XVIIe siècle a réalisé sur une thématique proche un dessin auquel Vanloo, étant donné ses origines et l’estime que les élites artistiques de son temps portaient à Goltzius, ne pouvait être que très sensible. Parcourue d’amours virevoltant pour entrouvrir les lourdes tentures d’un baldaquin nuptial, ces probables noces de Bacchus et de Vénus en compagnie de Cérès présentent ces trois figures avec une grande liberté : éphèbe gracile et couronné de sensuelles feuilles de vignes, Bacchus accueille sur ses genoux une Vénus largement impudique (ses cuisses sont très largement écartées sur un pubis dissimulée par une traînée de gaze blanche) dont la main droite se perd dans la gorge de Cérès, tournée et estampée d’une coiffure tressée et entremêlée d’épis de blé. Sur la base d’une analogie formelle constituée par la répétition rythmique de trois corps dénudés, un artiste du XVIIIe siècle a toujours la possibilité d’emprunter à une autre tradition iconographique pour enrichir son parti – surtout s’il est en droit de penser qu’en l’occurrence, c’est Goltzius qui a sans doute réinventé ses noces de Bacchus et de Vénus sur la base de la tradition figurative des grâces.

Tout cela ne serait pourtant que conjectures si nous oubliions de souligner l’apport essentiel de l’analogie proposée : cette large traînée de gaze blanche qui dissimule le pubis largement exposé de Vénus, dans une oeuvre en aucun cas soumise au même conditions de visibilité qu’un tableau de Salon. Face à cet éloquent témoin, il nous faudra donc bien conclure que la gaze, chez Goltzius comme chez Vanloo, montre bien plus qu’elle ne dissimule, et qu’en un mot : elle participe activement de l’érotisation de la représentation. De ce principe, Diderot fera la satyre suivante : « Celle du milieu est raide ; on dirait qu'elle a été arrangée par Marcel  Sa tête est trop forte, elle a peine à la soutenir. Et ces petits lambeaux de draperies qu'on a collées sur les fesses de l'une et sur le haut des cuisses de l'autre, qui est-ce qui les attache là ? Rien que le mauvais goût de l'artiste et les mauvaises moeurs du peuple. Ils ne savent pas que c'est une femme découverte et non une femme nue qui est indécente. Une femme indécente, c'est celle qui aurait une cornette sur sa tête, ses bas à ses jambes et ses mules aux pieds. Cela me rappelle la manière dont madame Hocquet avait rendu la Vénus pudique la plus déshonnête créature possible. Un jour elle imagina que la déesse se cachait mal avec sa main inférieure, et la voilà qui fait placer un linge en plâtre entre cette main et la partie correspondante de la statue qui eut tout de suite l'air d'une femme qui s'essuie. », extr. De D. Diderot, Salon de 1765

Se positionnant très au-delà de la satisfaction d’un horizon pudibond de réception qu’il peut néanmoins se réserver de satisfaire, Vanloo développe à l’appui d’un jeu savant et éprouvé de draperies une dialectique de la visibilité et de l’invisibilité des corps, laquelle enrichit encore l’équivocité générale de la représentation. Dans son ekphrase méthodique, l’oeil moderne se retrouve ainsi confronté au curieux encodage d’un même sujet par différents niveaux de significations et de suggestions contradictoires (intemporalité du mythe et artificialité des accessoires, personnalisation idéale et caractérisation locale des figures, visibilité pudique et invisibilité érotique des corps), dont la diversité divertissante finit même par nous faire douter de la banalité affichée de l’oeuvre. C’est peut-être une pareille idée qui aurait pu fonder l’ambition artistique de relever le défi des grâces, c’est à dire le défi d’un sujet simplissime et mille fois traité – un sujet exemplaire de ce que le milieu du XVIIIe siècle, sous la plume militante d’un La Font de Sainte-Yenne, avait présenté comme l’exact contraire des attentes iconographiques du siècle. Dans la perspective de l’histoire conflictuelle de la peinture qu’inaugure les vitupérations civiques de cet esprit des Lumières, les Grâces de Carle Vanloo pourrait donner lieu à une lecture renouvelée de la présentation des sujets dits éculés au Salon du Louvre après 1746 – et cela avec une présomption d’autant plus forte que Vanloo avait fait sincèrement partie de la cohorte des peintres prêts à s’adapter aux nouvelles attentes. Pourtant, de 1750 à 1757 au moins, chacune des productions présentées à dessein d’aller dans ce sens (cycle de le vie de saint Augustin entre 1750 et 1755, Sacrifice d’Iphigénie en 1757, Mademoiselle Clairon en Médée en 1759) fut généralement gratifiée d’une fin de non-recevoir, c’est à dire qu’aucune de ces oeuvres ne fut considérée comme ayant satisfait totalement à la nouvelle attente. L’oeuvre critique de La Font de Saint Yenne montre qu’il appréciait les qualités générales des productions de Vanloo, mais les reproches qu’il ne se lasse pas de faire rendent néanmoins compte de son rejet profond d’une dimension chère à l’artiste : la rhétorique formelle du pouvoir du peintre et de son empire sur la représentation picturale. Comme nombre d’autres critiques, La Font récusera le fait que le peintre puisse représenter et servir autre chose que l’intérêt général de citoyens rassemblés autour des peintures du salon comme des pèlerins modernes rendant un culte édifiant aux idoles picturales de la Nation. Par le simple fait de ce postulat, les écrits et propos de personnalités aussi éminentes que ce célèbre polygraphe ne pouvait qu’alimenter un débat de fond sur la représentation picturale et sur ses fins, clairement civiques et accessoirement esthétiques, ou bien obscurément symboliques et au service officieux d’une entité mystérieuse et indéterminée. Ici encore, les effets de la rationalisation des esprits, si souvent remarquée pour l’évolution de la conscience religieuse et spirituelle au siècle des Lumières, sont bien présents.

 

Essai d’iconologie

Ce serait sans doute aller trop vite que de considérer immédiatement que l’entité mystérieuse et indéterminée en question est bien la Monarchie dont Carle Vanloo est un fidèle officier académicien. Aussi, et parce que c’est pourtant bien cette piste que nous suivons, nous emprunterons un ultime détour afin d’expliciter les conditions de réalisation effective d’un pareil projet dans le domaine de la peinture. Si une représentation des grâces est susceptible de constituer le simulacre artistique de la grâce souveraine, ce transfert ne saurait s’opérer par le simple fait de l’analogie syntagmatique. Que la mythographie des grâces en appelle imaginairement à l’entité spirituelle que constitue la Grâce implique une structuration tant soit peu idéologique de la transposition des formes en concepts, puis en principes. Dans l’hypothèse inverse d’un transfert automatique qui relèverait du sens commun ou de l’évidence, nous serions confrontés tout simplement à un transfert  vide de sens car arbitrairement lexical. L’assignation d’une dimension transcendantale à la représentation des grâces en passera donc assez logiquement par une herméneutique ramifiée qui implique chacun des acteurs de la représentation : la représentation mythologique elle-même, l’artiste et son système, l’entité spirituelle et ses multiples interprétations, et enfin la Monarchie et ses institutions. En ce qui concerne la représentation mythologique qui fait l’objet de cette étude, nous avons noté les multiples contradictions d’ordre technique, iconique, plastique ainsi que le flou iconographique, autant d’éléments qui tendent à poser cette image comme un véritable paradoxe visuel. Relativement à chacune des parties avec lesquelles un Roger de Piles tentait de penser la conception de la peinture (invention, composition, disposition), une idée claire et nette n’est jamais appliquée jusqu’au bout. Notre registre mythologique est aussi un paysage, qui plus est bouleversé par de sourdes tensions crépusculaires, alors que le décorum exigerait le rendu d’une atmosphère évocatrice de l’harmonie naturelle à laquelle est sensée présider la danse des trois grâces. Les attitudes et l’actio sont équivoques et ne se conforment pas aux sources du thème, pas plus que le système du costume, largement parasité par la mode courtisane moderne. Eu égard au dessin ou à la couleur, le parti pris reste le même : celui d’un non choix entre enveloppement des formes par le clair-obscur, de rigueur dans un sujet élégiaque, et la franche délinéation d’une part, et celui d’une hésitation entre le chromatisme atmosphérique que détermine l’insertion d’une figure dans un paysage et le chromatisme artificiel du coup de projecteur qui caractérise les carnations du modèles étudiée dans l’atelier.

Il serait trop aisé d’attribuer ce lot de spécificités iconiques et plastiques au manque de talent d’un artiste considéré au demeurant comme le premier de son temps. La perception formaliste et critique des œuvres anciennes, dont nous avons regrettablement hérité la propension à réduire tout système de représentation à une perception étriquée de qualités pseudo-esthétiques, nous ferait ainsi passer à côté de l’œuvre, comme nous passons si souvent à côté de nombreuses productions subtiles sous prétexte qu’une erreur de perspective ou de raccourci nous a convaincu de leur très probable médiocrité d’ensemble. Il en est ainsi pour l’Aglaure interrompt Mercure dans ses préliminaires amoureux avec sa sœur Hersé de Louis-Jean-François Lagrenée (Salon de 1767, Stockholm, Nationalmuseum), que Diderot et d’autres ne peuvent s’imaginer réussi, le raccourci de la cuisse d’Hersé leur paraissant décidemment trop raté. Il en va de même pour une célèbre Danaé de Tintoret conservée au musée de Lyon, dont les supposées imperfections (raccourci fautif des corps, erreur de perspective sur le luth, dysfonctionnement et discontinuité spatials de l’ensemble sans parler de la nonchalance extrême du fa presto et du non finito) ont entraîné le retranchement du catalogue du maître pendant plusieurs décennies. En fait, on ne finirait plus de comptabiliser les exemples de tableaux dont le caractère autographe ne fait aucun doute, quoique que volontairement fautifs ou largement émancipés à l’endroit des principes réglant communément, au titre de la norme de vraisemblance, la représentation artistique. Qu’est-ce à dire ? Comment interpréter correctement cette signalétique de l’incorrection ? Sans doute en considérant qu’il n’est qu’un seul biais par lequel le peintre peut exprimer éloquemment tout à la fois la fonction de sa pratique et l’étendue de son pouvoir : l’incorrection souveraine. Siégeant au cœur d’une construction parfaitement maîtrisée, l’incorrection volontaire et en particulier celle qui touche aux principes de la vraisemblance visuelle, exprime brutalement l’idée que le rôle dévolu au peintre n’est pas de se dévouer sottement à l’imitation appliquée de la nature – et que ses veilles sont bien au contraire dédiées au dépassement de la nature et à la quête de la grâce.

Cette quête, indissolublement associée à l’éloge du pouvoir du peintre, a très tôt fait l’objet d’une définition poétique, par Giorgio Vasari notamment. Sa contribution est bien connue et a fait l’objet de nombreux commentaires, parmi lesquels ceux d’Anthony Blunt et d’Antonio Pinelli se distinguent par leur recherche d’une cohérence systématique. Rappelant à bon escient que le défi du théoricien fut d’expliciter clairement le moyen d’une réussite picturale, leur lecture redéfinit avec précision l’objectif du créateur renaissant : non pas imiter la nature dans ses motifs ou égaler formellement Raphaël et Michel-Ange en les copiant obsessionnellement, mais bien atteindre au dépassement de la Nature que les grands maîtres initièrent. Selon Vasari, dépasser la Nature ne consiste pas à outrepasser mécaniquement les qualités plastiques du rendu naturel, mais bien à dédoubler artistiquement le projet divin, à l’appui d’une économie harmonieuse de la main et de l’esprit. Reformulée par l’esprit et exécutée dans une maniera savante faite d’un génie tant acquis qu’éprouvé par l’étude intelligente et sensible de l’art des prédécesseurs, l’idea mute en une invenzione homogène que caractérisent son air noble et grand ainsi que la fluidité d’un Logos riche en références et citations qui l’enrichissent sans la rendre obscure. Au sein de cette définition fulgurante du procès de la création vasarienne, la grâce est cette disposition qui permet que s’opère avec fruit l’entente cruciale de la main et de l’esprit, sans laquelle l’idea ne sera pas connue, sans laquelle la manière restera mécanique et servile. Opérant à l’exacte jonction du sensible et de l’intelligible artistiques et seule responsable d’une incarnation esthétique de qualités respectivement humaines et divines, la grâce détermine la possibilité même d’un dépassement heureux de la nature, cette grande manière ambitionnée par la grande majorité des peintres de l’époque moderne. Acteur central de l’accès à l’empirée poétique, la grâce ne limite pourtant pas son champ d’action à la seule invenzione et rayonne aussi sur l’acte artistique que sur l’être social de l’artiste - la grazia, la venustas et la sprezzatura circulant en fait des oeuvres vers le comportement et du comportement vers les qualités d’âme. Le créateur de Vasari constitue un tout indissoluble dont la grâce est en fait l’âme même.

La réception d’une pareille définition de l’art par un artiste tardif comme Carle Vanloo ne peut que très difficilement être sujette à caution, les recherches des trente dernières années sur la théorie des arts ayant bien mis en évidence ce que l’esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles devait à l’héritage renaissant. Via des théoriciens maniéristes de la deuxième moitié du XVIe siècle comme Armenini, Zuccaro et Lomazzo, l’idée vasarienne d’une grande manière déterminée par la grâce a fait souche dans l’imaginaire académique français de la fin du classicisme. Antoine Coypel reformule ainsi certaines des idées de Vasari dans les commentaires de l’Epître à mon fils qu’il dispense, en guise de conférences régulières, aux élèves de l’académie royale de peinture et sculpture de Paris entre 1708 et 1720. Le thème de la grâce surgit dans un de ces commentaires, celui du vers 60 de l´Epître : « Les ouvrages les plus recherchés, les plus réguliers, même les plus savants et les plus profonds, pourront, sans doute, se faire estimer, mais il n´auront pas toujours le bonheur de plaire, s´ils sont dénués de ce charme divin que l´on appelle la grâce, et qui embellissant, pour ainsi dire, la beauté même, gagne le cœur plus promptement que cette beauté ne touche l´esprit et la raison. » [A. Coypel in Conférences de l’Académie royale de Peinture et Sculpture, Paris, ENSBA, 1992, p. 443-444].

Le jeune peintre aura donc à cœur de bien comprendre que sa pratique doit se régler sur une économie plus subtile que celle de l´engouement passionnel, et en particulier sur une conscience claire et précise du fait que s´il est une méthode sûre, une fois de plus, c´est bien celle qui consiste à « choisir dans la simple nature par le secours des grands maîtres qui l´ont su connaître avant nous. Car leur mérite éclatant doit être le flambeau de la clarté duquel nous la devons véritablement découvrir. » [Ibidem]. Cette remarque est l´occasion pour Coypel de proposer une petite typologie comparative et critique du gracieux chez les grands maîtres, de Corrège, qui « a eu souvent le défaut de se ressembler trop à lui-même pour les airs de tête » à Titien, chez qui il consiste en l´harmonie chromatique, en passant par l´Albane, qui « s´étant dévoué, pour une place de choix, puisqu´il a su régler la grâce de ses figures sur celle des figures grecques, ce qui lui a permis d´en montrer l´infinie diversité. Le Guide s´est plutôt attaché à unir grâce et noblesse dans une « piquante douceur » qui caractérise aussi bien les mains de ses femmes que leurs draperies. Touchant aux limites de l´affectation, le Parmesan a néanmoins dépassé ce dernier et Raphaël pour les airs de tête et les attitudes.

 

Idiomatique contre métaphysique de la grâce

Pour Coypel, la grâce peut donc être considérée comme une sorte de partie de la peinture, distincte des autres car elle les concerne toutes, mais néanmoins perfectible, et donc identifiable. Une sorte de signe majeur, dont l’existence atteste du fait que la magie entre l’esprit et la main s’est opérée, à l’appui de la méditation des grands exemples. En tant que chaînon majeur entre Carle Vanloo, qui fut son élève à l’académie, et la théorie maniériste de la grâce, Antoine Coypel nous propose une actualisation très pédagogique de la thèse vasarienne. Pourtant, Notre analyse des conditions d’une lecture politiquement transcendée des Grâces de Vanloo serait sans doute incomplète si nous omettions d’évoquer l’entreprise de réduction idiomatique dont va faire l’objet la théorie de la grâce artistique durant la première moitié du XVIIIe siècle. En effet, l’idée maniériste d’une matérialisation naturelle de la grâce dans certaines dispositions plastiques particulières telles que la linea seprentina ou les figures en forme de flamme va être détournée au profit d’un système de génération plastique de la grâce, ceci s’opérant sous l’influence des thèses mécanicistes contemporaines qui préférait voir émaner la grâce de la corporalité humaine ou animale plutôt que de la sphère divine. Si, pour Lomazzo, les “ sept manières, toutes excellentes et dignes d’admiration ” des sept gouverneurs présidant au Tempio della pittura avait pour trait commun ce “ mouvement en forme de pyramide ou de flamme ”, qui évite “ les angles aigus et les lignes droites, comme on voit notamment que l’a fait en premier lieu Michelange ”, le théoricien n’oubliait cependant pas de préciser qu’ “ on ne l’acquiert pas par la seule force de l’art et de l’application, mais [qu’]on l’obtient principalement comme don de la nature ” [Lomazzo, Idea del tempio della pittura de Lomazzo (1ère éd. Milan, 1590), edition commentée et traduite par Robert Klein, Florence, Instituto nazionale du studi sul Rinascimento, 1974., X, §1, p. 108 &XII, §1, p. 116].

Pour Hogarth en revanche, la ligne serpentine constitue intrinsèquement la ligne de beauté et le principe même de la grâce qui pourra ainsi s’acquérir par simple conformation de la représentation au schémas serpentin et à ses multiples déclinaisons : “ L’oeil jouit de cette sorte de plaisir en suivant des sentiers sortueux, des rivières qui serpentent, et tous les autres objets dont les formes sont principalement composées de ce qu’on appelle lignes ondoyantes ou serpentines, ainsi que nous le verrons dans la suite. Je définis donc la complication des formes, cette disposition des lignes qui compose la surface des corps, qui fait faire à l’oeil une espèce de chasse agréable, et qui, par le plaisir qu’elle donne à l’esprit, mérite le nom de beauté, et l’on peut dire, avec vérité, que la complication renferme plus particulièrement la cause de l’idée de la grâce qu’aucun des cinq autres principes de la beauté [Convenance, Variété, Régularité, Simplicité, Quantité], à l’exception de la variété, laquelle les contient toutes ensemble. ” [W. Hogarth, Analyse de la Beauté destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût (1ère éd. Londres, 1750 & 1ère éd. française, Paris, 1753), rééd. dans la traduction de Jansen (1805) révisée, Paris, éd. E.N.S.B.A, 1991, p. 67.] Un fragment du chapitre VII consacré aux lignes est lui aussi particulièrement significatif de cette réduction formelle de l’esthétique transcendentale de la grâce: “ Enfin, que la ligne serpentine, qui semble mouvoir en différents sens à la fois, oblige l’oeil à suivre complaisamment la variété continue (si l’on me passe l’expression) de ses contours de manière que, quoiqu’elle ne soit qu’une seule ligne, elle contient néanmoins une variété d’autres lignes qu’on se saurait rendre sur le papier par une ligne prolongée sans le secours de l’imagination ou le moyen d’une figure ”. Et l’auteur de renvoyer à l’une des figures des planches qui accompagnent l’ouvrage, “ où cette ligne, proportionnée et ondoyante que j’appellerai la ligneserpentine précise, ou ligne de la grâce, est représentée par un fil d’archal délié qui se contourne autour de la forme élégante et variée d’un cône. ” [Ibidem, VII, p. 79-80]. Concernant la réduction plastique et idiomatique de la grâce à l’emploi de la ligner serpentine, on consultera notamment les chapitres V (De la complication), VII (Des Lignes), IX (Des compositions avec la ligne ondoyante), X (Des compositions avec la ligne serpentine).

Raillée par Diderot mais célébrée par de nombreux périodiques lors de sa parution en 1753, l’Analyse de la Beauté de William Hogarth est entièrement dédiée à la promotion d’une signalétique méthodique de la grâce qui existait déjà en puissance dans les oeuvres, mais qu’aucune entreprise théorique n’était venue  légitimer. Du milieu de la décennie 1750 à la fin de la décennie suivante, une signalétique figurale de la grâce doublement justifiée par la philosophie mécaniciste et la théorie de l’art est donc en droit de se développer et de rejoindre, au titre des influences probables, la fabrique d’un grand tableau de salon consacré aux charitates de la Fable. Les Grâces de Carle Vanloo participe-t-elle de cette réduction de la grâce artistique vasarienne ? Quoique l’on puisse identifier avec une bonne volonté forcée de très discrètes déclinaisons de la linea serpentina dans les mols enroulements de la gaze qui encercle les corps des trois créatures, on serait tenté de répondre assez par la négative la plus stricte. L’artiste a sans doute eu connaissance de l’argumentaire de Hogarth, mais s’il en a tiré profit dans ses Grâces de 1765, c’est a contrario, et sous la forme d’une négation radicale de toute signalétique gracieuse. Ainsi s’expliquerait en partie le choix de formes qui exclue systématiquement la ligne de beauté hogarthienne, privilégiant par endroit une certaine raideur. Car Au delà du simple rejet de procédure, nous croyons même toucher ici au coeur d’un débat qui anima la conscience artistique du XVIIIe siècle, débat relatif à l’impossible acquisition de la qualité artistique. Hogarth et Vanloo, sottement assimilés au même esprit rococo, ne peuvent pas être plus éloignés de ce point de vue. Pour le premier, la maîtrise artistique découle de l’apprentissage et de la connaissance expérimentale des moyens de l’art ; pour le second qui se situe dans la droite lignée de Vasari, le pouvoir du véritable peintre est conféré par Dieu lui-même, et la grâce qui anime ses productions est un don incessible, fondé préalablement sur la nécessité, pour pratiquer la peinture, “ d’être né peintre, - semblablement à ce que nous affirmons du poète ; et c’est ce point, notamment, qu’ont en commun la peinture et la poésie. ”

03.12.2007

Historiographie et iconologie philosophique : 1ère partie

L’hypothèse d’une programmation par Diderot du Corésus et Callirhoé de Fragonard (1765)

 

Ce texte est consacré à la présentation de l’hypothèse de la programmation philosophique par Diderot du Corésus et Callirhoé présenté par Jean-Honoré Fragonard au Salon de 1765. La conviction que la belle ekphrase [voir la’annexe ci-dessous] consacrée par ce dernier au tableau n’est pas une critique a posteriori de l’œuvre du Salon de 1765 mais bien un programme nous a conduit à supposer une conception à deux mains du tableau, peint dans le dessein supposé de figurer ou de transfigurer, sinon un corpus d’idées philosophiques, du moins un désir d’expression philosophique particulièrement réprouvé par le climat social et politique de la décennie 1757-67. Cette double hypothèse touchant à la conception de l’oeuvre et au scénario de la représentation picturale s’assortissait de trois comparaisons remarquables (Transfiguration de Raphaël, Erection de la Croix de Rubens, Transverbération de sainte Thérèse du Bernin), dont l’instauration plastique pouvait assez bien se comprendre du point de vue de la production de la peinture ancienne, mais aussi en termes de signification, nous y reviendrons.

Au delà du point de vue de la fabrication de l’oeuvre, ces analogies permettraient en outre de supposer dans le Corésus et Callirhoé une métaphore des mutations de la sacralité moderne, du religieux vers le profane, du théologique vers le philosophique, du spirituel vers l’esthétique. Evidemment, l’évocation de cette problématique centrale du projet philosophique des Lumières trouve des échos dans une littérature plus contemporaine, et en premier lieu chez Georges Bataille, dont la méditation “ désordonnée ” sur le sacré ne s’est jamais départie d’une réflexion sur le sacrifice et son érotique. Notre volonté de rendre grâce à la trouble profondeur dont nous sentons investi le tableau de Fragonard confine ainsi à la présentation d’une interprétation hiérarchisée, par laquelle le morceau d’agrément d’un jeune peintre de la fin de l’ancien régime s’ouvre des droits à une herméneutique inédite. Non pas celle des antétypes et des types de l’Ancien et du Nouveau Testament mais bien celle de la culture de la fin de l’époque moderne, caractérisée par l’émergence d’inédites structurations socio-politiques et psycho-esthétiques.

Face à la critique légitime que peut soulever pareille hypothèse, force est pourtant d’en renforcer le plus que possible l’argumentation historique et la documentation philosophique. Aussi avons-nous accordé une attention redoublée à l’œuvre philosophique de Diderot afin d’isoler les textes ou pièces susceptibles de documenter, à titre de réminiscences ou d’autoréférences, la programmation imaginaire de l’œuvre de Fragonard. Parmi celles-ci, c’est une œuvre dont la proximité spirituelle avec le Corésus et Callirhoé de Fragonard n’a apparemment pas été soupçonnée, à savoir La Religieuse (1760), dont Diderot écrivait, au terme d’une lettre à Meyster datée du 27 septembre 1780 : “ C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : son pittor anch’io ” [Diderot, “ Réponse à Monsieur Meyster, chez Madame de Vermenon, dans la grande maison de Monsieur Belle à Sèvres ”, cit. par André Billy in Diderot : Oeuvres, édition établie et annotée par A. Billy, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, n. 1, p. 1405]. Loin de nous l’idée de prouver la programmation philosophique du Corésus et Callirhoé par Diderot à l’appui de cette aveu autographe de la dimension pittoresque du roman qui l’aurait souterrainement inspiré ; mais il est pourtant vrai que la citation par Diderot du “ Ed io anche son pittor ” prêtée par l’historiographie de l’art à un Corrège découvrant les œuvres de Raphaël, dans sa finalité de fonder La Religieuse comme répertoire de tableaux écrits et lieu de méditation picturale, ne peut qu’inciter à pousser plus loin l’investigation.

 

  De l’approche analogique au seuil de signification

Face au chef d’oeuvre, chacun, finalement, choisit son angle d’attaque. Déduit supposément de l’historiographie ou bien déterminé par une obsession personnelle, celui-ci devrait à tout le moins concerner un objet particulier d’analyse au sein d’un sujet qui ne vaut le plus souvent qu’à titre de champ d’étude dans l’espace disciplinaire. Pour nous, ce furent les logiques de références et d’homologie formelle au sein de la peinture de la fin du classicisme qui devaient d’évidence constituer cet objet d’étude, avec toutes les difficultés problématiques et les apories méthodologiques qu’il comporte, mais surtout avec l’obligation technique d’attaquer  à chaque fois l’étude en partant de rapprochements et de confrontations plastiques, compositionnelles et éventuellement stylistiques. Dans le cas présent, s’il est une comparaison particulièrement frappante, c’est celle que nous croyons pouvoir déceler entre le Corésus et Callirhoé en le Châtiment d’Aman inscrit par Michel-Ange dans le pendentif placé à l’aplomb droit du Jugement dernier de la chapelle Sixtine. Placées en regard, les deux compositions apparaissent comme les deux interprétations qu’un même artiste aurait pu faire d’un seul et même projet pathétique : celui de la mort active du héros dans le moment de son repentir. Corésus vient de comprendre le caractère inique d’une attitude irrémédiable ; Aman vient de supplier Esther de l’épargner non sans avoir médité la gravité de sa persécution des juifs. Un rappel de la lettre de l’ancien testament sera ici nécessaire :

Le roi [Assuerus] et Haman allèrent au festin chez la reine Esther. Ce second jour, le roi dit encore à Esther, pendant qu'on buvait le vin : Quelle est ta demande, reine Esther ? Elle te sera accordée. Que désires-tu ? Quand ce serait la moitié du royaume, tu l'obtiendras. La reine Esther répondit : Si j'ai trouvé grâce à tes yeux, ô roi, et si le roi le trouve bon, accorde-moi la vie, voilà ma demande, et sauve mon peuple, voilà mon désir ! Car nous sommes vendus, moi et mon peuple, pour être détruits, égorgés, anéantis. Encore si nous étions vendus pour devenir esclaves et servantes, je me tairais, mais l'ennemi ne saurait compenser le dommage fait au roi. Le roi Assuérus prit la parole et dit à la reine Esther : Qui est-il et où est-il celui qui se propose d'agir ainsi ? Esther répondit : L'oppresseur, l'ennemi, c'est Haman, ce méchant-là ! Haman fut saisi de terreur en présence du roi et de la reine. Et le roi, dans sa colère, se leva et quitta le festin, pour aller dans le jardin du palais. Haman resta pour demander grâce de la vie à la reine Esther, car il voyait bien que sa perte était arrêtée dans l'esprit du roi. Lorsque le roi revint du jardin du palais dans la salle du festin, il vit Haman qui s'était précipité vers le lit sur lequel était Esther, et il dit : Serait-ce encore pour faire violence à la reine, chez moi, dans le palais ? Dès que cette parole fut sortie de la bouche du roi, on voila le visage d'Haman. Et Harbona, l'un des eunuques, dit en présence du roi : Voici, le bois préparé par Haman pour Mardochée, qui a parlé pour le bien du roi, est dressé dans la maison d'Haman, à une hauteur de cinquante coudées. Le roi dit : Qu'on y pende Haman ! Et l'on pendit Haman au bois qu'il avait préparé pour Mardochée. Et la colère du roi s'apaisa [La Bible de Jérusalem, éd. Desclée de Brouwer, 1975 : Ancien Testament, Les livres prophétique, Le livre d’Esther, chapitre 7, 1-10].

S’il est utile de se remémorer l’argument qui subsume la forme dont Fragonard a déplacé en partie l’esprit – ne serait-ce que pour se rendre compte de l’interprétation inattendue que fait Michel-Ange du corps sur le point d’être pendu d’Aman – on n’omettra pas de souligner quels sont les connexions vivantes entre les deux compositions. Entre toutes, la relation expressive qui se tisse entre la figure de Corésus et le corps d’Aman semble indibutable. Les deux visages renversés en arrière, les yeux fermés et la gorge offerte témoignent d’une analogie conceptuelle qui trahit le fait que l’un est à l’école intelligente de l’autre. Inversé, vêtu des lourdes draperies dont le costume antique, variant dans la position d’un des deux bras : Aman reste toujours le modèle anatomique et physionomique de Corésus. Et pour que cela ne fasse pas de doute aux yeux de celui qui a perçu le transfert, Fragonard fait surgir de sous le drapé mouvementé du péplos grec le pied du tragique antécédent testamentaire. Afin de rendre l’analogie encore plus certaine, le peintre semble avoir eu recours au déplacement de deux autres idées (il est difficile de parler ici de figures) de Michel-Ange : la parenthèse qui inclut dans la même spatialité le corps d’Aman et la figure sise à ses pieds est ainsi reformulée par Fragonard qui prostre son victimaire sur ses genoux plutôt que de l’asseoir, non sans conférer au drapé qui couvre et fait gonfler son épaule une blancheur et une voluminosité directement héritée de Michel-Ange. De même, le jeune peintre a repris du grand maître l’idée d’une scansion architecturée de sa composition ; le compartimentage de chaque scène ainsi délimitée démultiplie les possibilités de lecture locale et générale et force l’œil à rechercher les systèmes de liaison transversaux. C’est ainsi que dans la composition de Michel-Ange, la figure d’Assuérus qui ordonne le supplice est retrouvée. Fractionnant la scénographie de son tableau d’histoire, Fragonard a lui aussi créé un renvoi de l’œil vers les périphéries, et notamment vers la figure du voyant barbu que réserve la colonne de gauche, et sur lequel nous reviendrons.

Dans son extension frappante et dans sa magique nudité, Aman semble poser pour le crayon des victimaires du premier plan. La remarque fera sourire : elle abonde, à nos yeux, dans le sens de la perception tragique que Michel-Ange pouvait se faire de l’art du dessin, ce dont Fragonard pouvait juger abondamment en parcourant la poésie du maître. D’ailleurs, il semble bien que le séjour psychologiquement difficile du jeune peintre à Rome ait en partie été déterminé par la découverte de la chapelle Sixtine. Envers et contre l’exhortation de François Boucher de ne pas regarder Michel-Ange, Fragonard regarde et s’anéantit. La place référentielle qu’il accorde au châtiment d’Aman dans son morceau d’agrément, ainsi que d’autres influences revendiquées comme telles (les trois victimaires sont des décalques physionomiques des célèbres ignudi de la chapelle Sixtine) doivent-elles dès lors être perçues comme des lésions consécutives à la découverte déprimante de Michel-Ange ? Ou bien doit-on substituer à cette lecture anecdotique une lecture idiomatique, en interprétant ces références comme les tropes institués d’une authentique peinture parlante ? Car d’autres souvenirs de visite et d’étude objectivés par la référence semblent abonder dans le sens de cette proposition.

Parmi les nombreuses œuvres romaines que le peintre a médité lors de son séjour romain de 1756-1761, n’en trouve-t-on pas certaines qui se soient réfléchie d’une façon particulièrement puissante dans le morceau d’agrément censé témoigner d’un savoir-faire comme d’une mémoire artistique ? Une des œuvres notoires de celui qui prit aussi, au début du Seicento, Michel-Ange pour modèle, soulève différentes questions à cet égard : la Transverbération de sainte Thérèse du Bernin, installée, aujourd’hui comme du temps de Fragonard, dans la chapelle majeure du bas côté nord de Santa-Maria della Pace à Rome. On notera l’identité plastique existant entre le groupe central formé par Corésus et Callirhoé et le groupe de la Transverbération installée par le Bernin dans la chapelle Cornaro de Santa-Maria-della-Pace. Mais on ne remarquera pas simplement que la figure de Thérèse, une fois inversée et dénudée, force l’analogie avec la figure de Callirhoé ; on remarquera aussi que la figure profilée du voyant de gauche est distanciée du groupe central dans une proportion identique à celle qui distancie de la transverbération le profil sculpté en demi-relief de l’un des membres de la famille Cornaro, fasciné par le spectacle. Et cela doit attirer notre attention sur le fait que l’analogie majeure est ici d’ordre scénographique et, si j’ose dire, liturgique. Ce que Fragonard a déplacé, c’est une mise en scène générale gouvernée par la lumière ainsi que des positions scénographiques, extrayant ainsi de l’œuvre du Bernin le concetto qui en gouverne la révélation sacrée. On remarquera d’ailleurs que la figure de la sainte constitue idéologiquement (dans ses écrits) et plastiquement (chez Bernin) une entité chrétienne très proche de la sensibilité sacrée antique. Le récit autographe de la transverbération met en effet en oeuvre et en scène lexicalement une brûlure et un déchirement dont on a souvent noté la possible symbolique sexuelle, mais dont il faudrait aussi souligner l’ambiance dionysiaque :

Je voyais près de moi, à gauche, un ange dans sa forme corporelle. Je voyais dans ses mains un long dard en or, avec, au bout de la lance, me semblait-il, un peu de feu. Je croyais sentir qu'il l'enfonçait dans mon coeur à plusieurs reprises. La douleur était si vive que j'exhalais ces gémissements dont j'ai parlé et la suavité de cette immense douleur est si excessive qu'on peut désirer qu'elle s'apaise et que l'âme ne peut se contenter de rien moins que Dieu. C'est un duo si tendre entre l'âme et Dieu que je le supplie d'en donner un avant-goût à ceux qui penseraient que je mens. [Sainte Thérèse, Autobiographie, XXIX, 13]

La transverbération de la sainte par le dard du saint Esprit déclenche une transfiguration. Cela nous renvoie au manquement notable à la lettre du texte de Pausanias dont Fragonard se rend coupable en représentant Corésus sous les traits d’un jeune homme – manquement au demeurant fort remarqué lors de la présentation de l’oeuvre au Salon, sans que personne ne tente d’expliquer l’énigme autrement que par une supposée beauté de la jeunesse. En effet, la proximité des deux thèmes a pu permettre à Fragonard de résoudre le problème de l’incompatibilité patente de la figure d’un vieux Corésus avec la composition berninienne, qu’inspire une énergie mystique et intemporelle. De cette incompatibilité semble avoir découlé directement le rajeunissement de Corésus, qui n’est en fait pas rajeuni mais transfiguré par la réalisation d’un acte inspiré par l’amour – transfiguré en même temps qu’il se transverbère. Si le peintre a repris les grandes lignes de la composition berninienne, il en a modifié le scénario mystique, de façon à concentrer l’action spirituelle sur la figure de Corésus qui, tel le Napoléon de Rude, ne meure pas mais renaît à l’éternité.

D’un point de vue logique, l’idée de sublimer la mort pitoyable de Corésus par une référence formelle à la transverbération a donc pu se voir enrichie dans un second temps par l’idée d’une transfiguration du héros, laquelle appelle tout ou partie de la Transfiguration de Raphaël à jouer un rôle dans la composition en train de se faire. L’idée pittoresque, en fait, se construit d’analogie en analogie, et en même temps que s’élabore une image inédite, le sujet lui-même révèle toute la profondeur de ses attendus : la souffrance et l’angoisse de Callirhoé deviennent, par confrontation avec l’œuvre du Bernin, extase et muette jouissance, de même que le suicide scrupuleux de Corésus mute, dès lors que le peintre a dans l’œil et s’imprègne de la Transfiguration de Raphaël, en un exemplum de beauté et de vertu christique à vocation universelle. Dans sa Naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche avait été l’un des premiers auteurs modernes à noter la proximité avec le registre dionysiaque :

Raphaël, qui est lui-même l’un de ces immortels ‘naïfs’, nous a représenté par une analogie picturale cette dépotentialisation de l’apparence en apparence qui est le procédé le plus fondamental de l’artiste naïf  et, par là même, de la civilisation apolinienne. Dans sa Transfiguration, la partie inférieure du tableau nous montre, dans l’enfant possédé, les porteurs en proie au désespoir, les disciples désemparés et pris d’angoisse, l’image éternelle de l’éternelle douleur originaire, de l’unique fondement du monde : l’ « apparence » est ici le reflet de l’éternel antagonisme qui est le père de toutes choses. Mais de cette apparence s’élève, comme un parfum d’ambroisie, un nouveau monde d’apparences semblables à une vision, mais dont ceux qui restent prisonniers de la première apparence ne voient rien – vaste et radieux suspens de la lumière dans la plus pure des félicités, dans cette contemplation libre de toute douleur que soutiennent des yeux grands ouverts. Là s’offent à nous, dans le suprême symbolisme de l’art, à la fois le monde apolinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse de Silène, et de telle manière que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle nécessité. [Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, éd. française de référence Gallimard 1977, ch. 4, p. 39-40]

D’un point de vue figuratif, c’est sans doute l’analogie entre l’état mental du jeune possédé et celui de Corésus qui a pu déterminer ici le remploi de certaines expressions et positions déterminantes de la composition de Raphaël. Mais le processus de déplacement semble plus complexe que dans les deux cas précédents : Corésus, hérité de l’Aman de Michel-Ange pour son expression physionomique et anatomique des passions, est ici additionné d’un drapé enveloppant inspiré du Christ pour sa tonalité et des apôtres de gauche pour sa volumétrie. Si d’autres analogies restent vagues (comme la mère instablement agenouillée qui semble préluder à la figure de Callirhoé ou le groupe central des trois apôtres qui sont traduits en deux prêtres et un victimaire), une citation est instaurée sans équivoque : celle de l’apôtre Luc assis en bas à droite et appuyé sur son livre, dont Fragonard a déplace le buste pour forger la figure de son voyant barbu. Sorte d’admoniteur rappelant le portrait du scribe enfermé dans le studiolo narratif de la tapisserie du XVe siècle, cette figure, qui est réservée tel l’Assuérus de Michel-Ange et positionnée tel le Cornaro du Bernin  se voit ici déduite d’une figure du saint Luc d’après Raphaël. La prétérition référentielle incite légitimement à penser qu’elle joue donc un rôle figuratif clé. Est-ce là une façon d’indiquer que c’est ce voyant qui ordonne la représentation, comme Assuérus ordonne le châtiment, Cornaro l’extase et saint Luc l’acte apostolique ? Mais qui donc est ce voyant ordonnateur et narrateur que Pausanias ne mentionne pas ? En fait, une seule source – si l’on accepte d’accorder à l’ekphrase de Diderot ce statut – pourrait permettre de l’identifier : mais il faudrait alors supposer que cette psalmodie fut écrite avant que le tableau ne soit peint, et que cette figure-clé signe la programmation de ce dernier, sur laquelle nous reviendrons.

La quatrième analogie qui pourrait compléter la documentation référentielle du tableau de Fragonard consiste dans ce détail du volet gauche d’un célèbre triptyque de Rubens qui montre le petit groupe d’une femme avec son enfant qui lui glisse des bras – l’idée étant reprise très fidèlement dans la spectatrice effrayée au premier plan du tableau de Fragonard, que l’ekphrase de Diderot épingle subtilement, en plaçant dans la bouche de Grimm cette remarque :

Pour la femme qui tenait l’enfant sur ses genoux, nous l’avons trouvée supérieurement peinte et ajustée, et le rayon de lumière échappé qui l’éclairait, à faire illusion ; le reflet de la lumière sur la colonne antérieure, de la dernière vérité ; le candélabre, de la plus belle forme et faisant bien l’or. Il a fallu des figures aussi vigoureusement coloriées que celles de Fragonard pour se soutenir au-dessus de ce tapis rouge bordé d’une frange d’or.[ Extr. de par Marie-Catherine Sahut et Nathalie Volle dans le catalogue de l’exposition Diderot et l’art de Boucher à David. Les Salons : 1759-1781, catalogue de l’exposition de l’Hôtel de la Monnaie de Paris (Paris, éd. Réunion des Musées Nationaux, 1984-1985), p. 210]

Certes beaucoup d’éléments diffèrent, ce qui est conforme aux principes d’imitation savante des grands maîtres par un jeune peintre du milieu du XVIIIe siècle. Mais l’enfant qui glisse semble “ caler ” l’analogie, la rendre ici aussi indubitable. En outre, ces deux femmes présentent aussi une analogie de fonction : elles sont toutes deux spectatrice d’un sacrifice sacré, l’un dans l’ordre païen, l’autre dans l’ordre chrétien. En effet, notre jeune mère de Rubens ne contemple dans son effarement rien d’autre que l’Erection de la croix, à l’extrémité gauche d’un triptyque ornant le maître autel de la cathédrale d’Anvers. Il me semble que lorsque l’on prend conscience de cette analogie, notre perception du Corésus et Callirhoé se modifie immédiatement en vertu d’un processus cognitif difficile à comprendre. Tout d’un coup, le morceau de maestria académique devient l’équivalent païen du moment le plus grave et le plus tragique du mythe chrétien, l’expression physionomique et corporelle de Corésus correspondant assez exactement à celle du Christ crucifié de Rubens. Et comme nous parlons d’un équivalent païen, nous n’oublierons pas de mettre en évidence une ultime source formelle qui, pour être légitimée par la lettre de Pausanias, n’en souligne pas moins la conscience extrême que le peintre semblait avoir d’une construction analogique de son œuvre ; car le furieux génie sous la menace duquel s’ordonne le retournement du sacrifice contre le grand prêtre n’est autre que Dionysos lui-même, emprunté pour l’heure au magique Bacchus et Arina du Titien aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres.

La mise en évidence des analogies instaurées par le peintre au sein de sa composition sème le doute dans l’esprit, et dans l’oeil, du spectateur concentré – surtout quand on les raisonne dans la mosaïque référentielle ainsi induite par les différents enprunts. Devant quoi sommes-nous, en fait ? Que regardons-nous, en somme ? Un registre mythologique ? Un tableau d’histoire ? Une métaphore philosophique ou une représentation mystique ? Le Corésus et Callirhoé de Fragonard tente-t-il de reformuler le principe spirituel contenu dans les oeuvres de Michel-Ange, du Bernin, de Raphaël et de Rubens, mais à quelle fin ? A quoi visait la synthèse mythographique d’un châtiment, d’une transverbération, d’une transfiguration et d’une crucifixion, dans l’esprit de l’artiste ? Cherchait-il à donner un équivalent profane du sacré chrétien ? Fragonard a-t-il ambitionné une modernisation picturale du sacré, une image du sacré des Lumières ? Avant que d’envisager une éventuelle validation de cette hypothèse, il sera sans doute nécessaire d’en étudier les trois conditions nécessaires, sinon suffisantes, à savoir : l’efficience d’une pratique historique d’instauration des références ; la connexion méthodologique de cette pratique avec l’épistémologie philosophique ; et enfin la probabilité documentée d’une programmation philosophique de la peinture présentée au salon de 1765.

 

  Du seuil de signification à la méthodologie de la création

Antérieurement au XIXe siècle, l’imitation savante des maîtres mobilisait en fait toute une typologie de pratiques multiples, qui, loin d’être réductible dans son ampleur créatrice à la mimétique simple de la copie et du plagiat, impliquait de s´inscrire dans un processus stimulant d´émulation et de communication. La conséquence pour l´artiste était de s´efforcer de voir et de peindre avec les yeux de ses prédécesseurs, sans pour autant les plagier. On pouvait donc distinguer l´imitation pédagogique de l´élève, de l´imitation plus élaborée du maître confirmé. Cette imitation pratiquée par le maître confirmé n´avait dès lors plus rien à voir avec l´apprentissage, mais confinait à la méditation, à la communion muette des esprits : elle seule permettait à l´artiste de distinguer les perfections engendrées par la main de ses prédécesseurs [Voir notamment les vers 169-172 de l’Epître à mon fils d’Antoine Coypel, et les commentaires qu’il en tirera quelques années plus tard in A. Mérot, Les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, Paris, ENSBA, 1996, p. 401]. Ce principe est particulièrement actif dans le Voyage d’Italie, ou receuil de notes Sur les Ouvrages de Peinture & de Sculpture, qu’on voit dans les principales villes d’Italie (Paris, Charles-Antoine Jombert, 3 vol, 1758) de Charles-Nicolas Cochin. Au-delà, l´imitation des maîtres pouvait se transformer en une véritable science de l´observation et de l’expression picturales. Car d´observation en observation, les yeux érudits de l’artiste devenaient le canal créateur d´une œuvre nouvelle qui, tout en étant nourrie des meilleurs expériences des prédécesseurs, n´en constituait pas moins un tout-ensemble homogène et créateur. Conçue comme double idéal d´invention et d’exécution, l´imitation des maîtres s’accompagne dans son procès théorique d’une signalétique savante : l´artiste qui imite savamment cherche à le démontrer, mais surtout à expliquer par des signes comment il se positionne à l´égard des maîtres qui l´ont accompagné dans sa démarche. Il s´agit pour certains auteurs anciens de clins d´œil érudits, pour d´autres de petits larcins, et pour d´autres encore de traces laissées nécessairement par l´apprentissage : Abraham Bosse évoque en ce sens une logique générale de réflection de l’étude passée sur l´œuvre présente [Abraham Bosse, Sentimens sur la disctinction des diverses manières de Peinture, Dessein & Gravure, & des Originaux d’avec leurs Copies. ensemble Du choix des Sujets, & des chemins pour arriver facilement & promptement à bien Pourtraire, A Paris, chez l’Auteur, 1649, Chapitre III : “ Sentimens sur chaque raison des precedens Praticiens & Curieux, Principalement des deux bons Peintres & du dernier Curieux ”.., p. 22-24]. Avec cette notion de réflection, qui fonde la procédure référentielle comme une mémoire de l´art en permanence intégrée à l´œuvre, nous versons dans une définition langagière de l´imitation des maîtres dont sir Joshua Reynolds proposera, un siècle après Abraham Bosse, une définition approfondie : il en fera la grammaire méthodique d´un langage pictural dont les mots ne sont rien autre que les figures subtiles forgées par ses grands prédécesseurs [Sir Joshua Reynolds, Discours sur la peinture, Paris, éd. ENSBA, 1989. Nous renvoyons notamment au dexième, au sixième et au septième discours intitulés respectivement :  “ D’une imitation profitable des maîtres ” (Ibid., p. 38-39), “ Derechef de l’imitation des maîtres ” (p. 108) et “ D’une règle universelle du goût ” (p. 228- 298)].

A cet égard, le chef d’oeuvre de Fragonard confère à l’imitation et même au culte des grands maîtres un rôle stratégique. Fonctionnant ici comme une des deux clefs, avec l’ekphrase, grâce à laquelle le spectateur peut ouvrir le tableau et accéder à son contenu iconologique, la référence aux grands maîtres permet à la picturalité de muter en un véritable Logos structuré et efficace. A cet endroit, on remarquera que le Corésus et Callirhoé constitue un tournant dans l’histoire de l’idiomatique picturale, puisqu’en instaurant de fortes références à des oeuvres de Michel-Ange, Bernin, Raphaël et Rubens, dont il transfère tout ou partie du contenu sémantique, Fragonard plaide pour une iconicité univoque : loin des subtilités quelquefois incontrôlables d’un François Lemoyne ou d’un Carle Vanloo, les références de Fragonard nous renvoient à un répertoire culturel éprouvé pour les peintres et depuis longtemps associées à la culture visuelle du public des amateurs. De ce point de vue, le peintre prend le contre-pied d’une tradition picturale qui fut celle de la Renaissance maniériste et qui accordait volontiers sa préférence à la science du peintre plutôt qu’à la culture du spectateur. Dans cet état d’esprit, structuré en profondeur par la relation privative du prince et de son artiste, la référence, en plus d’être complexe à identifier, pouvait en outre être dissimulée par la pratique de la variation sur le modèle ou sur l’exécution, un modèle conçu sur un mode très graphique ou linéaire voyant à l’occasion sa plastique transformée et même transfigurée sur le mode de l’esquisse moelleuse ou de la variante coloriste.

Quoique l’oeuvre de Fragonard transforme elle aussi ses sources, et même considérablement si l’on songe à la Transverbération de sainte Thérèse du Bernin, les célèbres modèles qu’elle instaure demeurent d’une façon ou d’une autre identifiables, et ce, grâce à un système de clés et de cales qui permettent au spectateur de confirmer son intuition de départ. Une fois cela acquis, ce même spectateur pourra encore affiner cette première identification des références à l’appui d’une procédure logique, consistant à définir la légitimité de ces analogies : il déclinera ainsi sa typologie des types d’analogies possibles en fonction du sujet : historique quand l’artiste y a recouru en raison de l’identité des sujets ; typologique, quand les deux sujets présentent des thématiques assimilables ; passionnelle ou spirituelle, si les sentiments représentés dans les deux cas sont proches ou assimilables ; poiétique, si le modèle emprunté introduit dans l’oeuvre une sémantique relative à l’art du Faire, dans l’acception la plus noble que l’époque classique donna à cette substantivation. Dans le cas du Corésus et Callirhoé, les références à quatre des artistes les plus révérés de l’époque classique sont produites en fonction d’une triple analogie typologique, passionnelle et spirituelle.

 

  De la méthodologie de la création à l’éclectisme philosophique

Il fut un temps où les écrivains d’art usait, pour qualifier globalement la méthodologie picturale dont use ici Fragonard en instaurant des références perceptibles à ses grands prédécesseurs, du vocable d’éclectisme. Pervers quand il est employé dans un état d’esprit péjoratif, le vocable peut s’avérer particulièrement judicieux pour expliquer l’art d’un temps qui sut en produire une définition positive et créatrice. C’est le cas du XVIIIe siècle et notamment de la décennie 1760, qui voient Diderot et les rédacteurs de l’Encyclopédie revendiquer pour eux-mêmes cette notion d’éclectisme, en tant que modus operandi : "L'éclectique, écrit Diderot, est un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l'ancienneté, le consentement universel, l'autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n'admettre que sur le témoignage de son expérience et de sa raison".[ L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, V, 270]

D'après son étymologie (du grec éclégéin, choisir), ce mot signifie étude de plusieurs objets pour prendre dans chacun ce qu'il y a de bon. Appliqué à la philosophie, il désigne le procédé par lequel on étudie tous les systèmes pour choisir dans chacun ce qui est vrai, et faire de la réunion des parties adoptées un système complet, qui serait l'expression exacte de la vérité. L'éclectisme se distingue donc du syncrétisme, qui n'est qu'un mélange de tous les systèmes, et qui confond tout, le vrai et le faux, le bien et le mal. L'éclectisme se fonde sur ce principe, qu'il y a de la vérité dans tous les systèmes, son but étant de la trouver. Selon lui, la philosophie existe. Il ne s'agirait plus que de la découvrir dans l'histoire, et de l'organiser ensuite. Pour remplir la première condition, il faut interroger tous les monuments légués par les philosophes; pour la seconde, placer les questions dans leur ordre légitime avec les vérités consignées dans chaque système, de manière que le tout forme une science méthodique, où l'on puisse voir d'un coup d'oeil et ce que l'on sait et ce qui reste à trouver. L'histoire d'une part, et la psychologie de l'autre, sont les deux moyens d'arriver au but; elles doivent s'éclairer mutuellement, parce qu'en fait de lois, ce qui est vrai de l'individu l'est de l'espèce. Ainsi l'éclectisme a cela d'excellent, qu'il proclame l'indépendance de la raison, en admettant le libre examen et la tradition ; ce procédé naturel à l'esprit humain, Diderot l’appelait la philosophie de tous les bons esprits depuis le commencement du monde. Pour une bibliographie plus développée, on se reportera à l’article que Barbara de Negroni consacre au thème dans le Dictionnaire européen des Lumières [ss. dir. M. Delon, éd., Presses Universitaires de France, 1997, p. 362-364].

Est-il vraiment possible de placer sur le même plan l’éclectisme philosophique de Diderot et l’imitation savante des grands maîtres que pratique Fragonard, en vertu d’une hypothétique communauté d’esprit d’époque ? Peut-être, si l’on tient compte du fait que Diderot nourrit, au moins depuis le milieu des années 1750, une relation de proximité et dans certains cas d’osmose avec les peintres - de nombreuses études ayant souligné d’ailleurs ce que sa pensée et ses oeuvres des années 1760 doivent à la pratique et à l’esthétique picturale. Loin de son image littéraire un peu fripée de critique dilettante, le Diderot des arts nous apparaît de plus en plus nettement comme un patron d’artistes partageant avec ceux-ci nombre de valeurs et de points de vue. C’est au cours des années 1750 que le philosophe rend régulières ses relations avec les peintres, leur procurant des commandes et des idées. On consultera à ce sujet les étonnantes mémoires du peintre bipontin Johann Christian von Mannlich, qui rend compte de façon très précise de la façon dont le philosophe inspectait très méticuleusement l’atelier des artistes, afin de mettre en relation ceux qui pourraient avoir à s’instrure mutuellement, mais aussi afin de se procurer des artistes « montants » à destination de son réseau européen ; vers 1765, il semble même user même de ce réseau pour tenter de trouver un parti intéressant à sa fille dans la clientèle savante des princes européens [J. Chr. von Mannlich, Histoire de ma vie, Spee Verlag, Trier, 1993, vol. 2, p. 87-88, p.95-96, p.127-129]. Un système de convictions comme celui qu’il entretenait à l’endroit de l’éclectisme habite le philosophe depuis ses premiers essais et peut de ce point de vue être considéré comme une de ses antiennes constantes. Qu’il n’ait pas conçu l’application que l’on pouvait en faire dans les arts, et qu’il n’ait pas perçu le lien qui apparentait méthodologiquement l’éclectisme philosophique et l’imitation savante des maîtres semble donc très improbable.

Si l’on nourrissait encore de sérieux doutes quant à la possible connexion d’un éclectisme philosophique et de l’imitation savante des grands maîtres, on pourrait encore recourir au témoignage d’un autre témoin du siècle, Jean-Jacques Rousseau, dont les Confessions fourmillent littéralement de notations concernant les avantages de la méthode éclectique assortis de remarques inattendus chez lui concernant l’imitation des maîtres. C’est que le philosophe le plus aimé du siècle est aussi un artiste, ce qui confère à son témoignage une certaine valeur probatoire, et cela d’autant plus que la formation qu’il reçut décline les différents types et modes de l’apprentissage classique, de celui de l’artisan à celui du séminariste. C’est d’ailleurs à l’évocation de son apprentissage chez un graveur que nous devons sa première notation concernant le rôle et les pratique de l’imitation des modèles des grands maîtres : "Dans le cabinet commun, mon maître avait un autre cabinet à part qui fermait à clef ; je trouvais le moyen d’en ouvrir la porte et de la refermer sans qu’il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu’il affectait d’éloigner de moi. Dans le fond, ces vols étaient bien innocents, puisqu’ils n’étaient faits que pour être employés à son service ; mais j’étais transporté de joie d’avoir ces bagatelles en mon pouvoir ; je croyais voler le talent avec ses productions". [J.-J. Rousseau, Les confessions, première partie : éd. Le Livre de Poche, Librairie générale française, Paris, 1972, livre I, p. 51-52] 

Voler le talent avec ses productions : on retrouve ici une formule que l’on aurait pu découvrir sous les plumes de Coypel ou de Reynolds, mais qui ne concerne encore qu’une question d’apprentissage technique et d’initiation à un répertoire formel. Bien plus conséquente pour nous est la description que Rousseau propose de sa méthodologie du savoir, développée aux Charmettes à l’appui de la prise de conscience des contradictions internes à la généalogie philosophique : on se reportera notamment à la première partie des Confessions, livreVI, p. 368-369]

La notion de répertoire formel ne saurait être tenue pour vaine ou dénuée de fondement chez le philosophe. En effet, il est un des rares praticiens du savoir et de l’art des Lumières qui rende compte à la fois de la pratique artisanale de la méditation sur les modèles des maîtres, de l’assimilation méthodique des grands auteurs dans le cadre de l’apprentissage intellectuel et enfin de l’intense pratique de la citation rhétorique et didactique des textes de la tradition dans le cadre de la disputatio théologique – ces trois cadres constituant incontestablement à l’époque classique les grandes structures d’avalisation idéologique et culturelle d’une méthodologie artistique de l’imitation des maîtres. Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que Rousseau artiste, en l’occurrence compositeur de ballets et d’opéra, s’en remette à une méthodologie de la création naturellement reçue et perfectionnée tout au long de son apprentissage artisanal et intellectuel, et légitimée par la théorie contemporaine de la peinture. Dès sa prime production, celle des Muses galantes, l’auteur-compositeur travaille, à l’instar de Fragonard en 1764-1765, sur le principe d’un assortiment des grands modèles poétiques : "Cette fois, avant de mettre la main à l’oeuvre, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détaches, chacun dans un différent caractère de musique ; et, prenant pour chaque sujet les amours d’un poète, j’intitulai cet opéra Les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse ; le second, en genre de musique tendre, était Ovide ; et le troisième, intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m’essayai d’abord sur le premier acte, et je m’y livrai avec une ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition". [Ibidem, deuxième partie, VII, p. 366]

Artisan graveur et autodidacte de formation pour les lettres et la musique, Jean-Jacques Rousseau constitue ainsi un bel exemple d’écrivain et d’artiste dont la méthodologie philosophique, poétique et musicale force l’analogie avec l’art de Faire des peintres de son temps - et qu’il ait tenu la peinture d’histoire pour le paradigme absolu de la création esthétique est tout à fait envisageable, comme en attestent de nombreux passages de sa correspondance et du Discours sur les sciences et les arts.

 

  De l’éclectisme philosophique à la programmation poétique

Mais la comparaison Fragonard/Rousseau, aussi grinçante qu’elle soit, ne doit pas s’arrêter là. Car c’est dans le Confessions, encore une fois, que nous découvrons un cas exemplaire de programmation par un philosophe d’une oeuvre d’artiste, à savoir la Princesse de Navarre de Voltaire, opéra destiné à devenir, sur une musique de Rameau et à l’avantage des corrections du jeune compositeur genevois, Les Fêtes de Ramire [Ibid., p. 413]. De La Princesse de Navarre au Corésus et Callirhoé et de Voltaire à Diderot, il n’y a qu’un pas (de deux) que nous proposons évidemment de franchir avec allégresse, étant bien entendu que nous demeurons, comme le Mangogul des Bijoux indiscrets, dans le royaume des hypothèses. Et notons bien qu’en l’occurrence, notre hypothèse d’une programmation du Corésus et Callirhoé par Diderot ne repose ni sur l’analogie des méthodes philosophique et picturale, ni sur l’attribution à Fragonard de ce qui valut pour Rousseau, car il n’agit ici que de deux présupposés conditionnels – mais bien sur un réseau d’indices qui semblent se coordonner assez vraisemblablement. Rappelons qu’au seuil de l’ekphrase critique que le philosophe consacre au Corésus et Callirhoé de Fragonard, Grimm est sensé être le seul à avoir vu le tableau. Diderot, quant à lui, se contente de raconter qu’il a fait un rêve, dont le récit scénarise un à un les différents moments dramatiques de la composition. Progressivement, Grimm se rend compte que son ami a rêvé l’œuvre même que le peintre a présenté au Salon, dans ses moindres détails.

“ GRIMM. – C’est qu’il n’y avait rien de plus à voir, que ce sont là tous les personnages du tableau de Fragonard, et qu’ils se sont trouvés dans votre rêve placés tout juste comme sur sa toile.

DIDEROT. – Si cela est, o le beau tableau que Fragonard a fait ! ”

La mise en scène littéraire et de cette fiction critique des plus élogieuses laisse entendre clairement que Diderot est partie prenante de l’invention de l’oeuvre. Oublions donc pour un temps qu’il s’agit là d’une ekphrase, d’une description rédigée après la production de l’œuvre, et imaginons plutôt qu’il puisse s’agir d’une sorte de programme antérieur à la production. Ou du moins d’un reflet de l’échange que le peintre et le philosophe purent avoir préalablement à la réalisation, dans le cadre de l’un de ses entretiens privés avec les peintres que Diderot affectionnait tout particulièrement. Donc : un chef d’oeuvre à deux mains,  que pourrait légitimer a posteriori le Paradoxe sur le comédien, rédigé en 1773, dans lequel Diderot plaide assez clairement pour une théorie de l’acteur qui rejoint le principe d’une pareille collaboration : le génie de l’acteur ne réside pas à son avis dans une capacité à éprouver naturellement les passions qu’il joue, mais bien dans une capacité exécutoire, dans une technique aboutie qu’il hausse au rang d’art si tant est qu’il se laisse guider par le génie du poète. L’acteur ne raisonne pas, il exécute, de même que le contemplateur de cette exécution ne doit pas chercher à ratiociner, mais simplement à se rendre sensible. Il faut noter que cette conception abonde dans le sens d’une certaine pensée artistique du XVIIIe siècle, qui ne concevait pas que le savoir du peintre relève des humanités et qu’on le jugeât sur autre chose que ce qui constituait sa science propre, à savoir son pouvoir de mettre en oeuvre un sujet. Et que ce sujet soit historique, mythologique ou religieux, qu’il ait donné lieu, tel le grand Cyrus, à l’écriture de dizaines de tomes ou qu’il soit résumé en dix lignes par Pausanias, importe d’ailleurs assez peu, puisque le savoir du peintre ne réside finalement que dans sa capacité à produire l’image d’une idée ; le peintre est jugé sur la peinture, et non sur ce qu’il en dit ou ce qu’il en sait. De fait, si Diderot et Fragonard ont réalisé à deux mains leur chef d’œuvre, ils ont agi en vertu d’une répartition des rôles absolument fondée par la pratique classique de la peinture, quoiqu’elle ait prêté le flanc, au moins depuis 1747, à la critique des polémistes et de certains théoriciens. Je pense évidemment à La Font de Sainte Yenne et à son éloge outré du peintre savant, qu’il reconnaît en Jean-Baptiste-Marie Pierre [Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture en France. Avec un examen des principaux Ouvrages exposés au Louvre le mois d'Aout 1746 (La Haye, chez Jean Neaulme, 1746) récemment rééditées : La Font de Sainte-Yenne, Oeuvre critique, éd. établie et présentée par Etienne Jollet (Paris, éd. De l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, coll. Beaux-Arts Histoire, Paris, 2001].

02.12.2007

Historiographie et iconologie philosophique : 2ème partie

L’hypothèse d’une programmation par Diderot du Corésus et Callirhoé de Fragonard (1765)

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Qu’une éventuelle collaboration entre Fragonard et Diderot ait donné naissance au Corésus et Callirhoé, et que cette collaboration soit fondée en partie par l’esthétique de Diderot et une partie de l’opinion contemporaine sont deux faits qui doivent aussi nous conduire à interroger la finalité extra-artistique d’un pareil montage. En premier lieu, on interrogera la possibilité d’une finalité philosophique. Assortie de sa programmation dialogique, le tableau de Fragonard peut en effet prendre place dans la lignée de ces grands dialogues oniriques qui permettent à Diderot de développer sa “métaphysique matérialiste”. Certaines connexions de l’ekphrase avec la pensée de Diderot d’ailleurs sont évidentes : le texte résonne magistralement de la condition matérielle de l’humain, partagé entre l’élan mystique vers l’improbable transcendance et le retour à la bestialité, et figure poétiquement le combat qu’il mène tragiquement pour s’en émanciper. Mais il ne fait pas de doute que Diderot n’a pas forcément besoin d’un tableau de salon pour donner libre cours à sa pensée. En revanche, c’est la visibilité de cette pensée qui pose problème vers 1765. Comme le rappellent ses éditeurs scientifiques, l’année 1765, qui voit l’achèvement de l’écriture de l’Encyclopédie, constitue un tournant pour le philosophe. En sept ans, il a rompu avec Rousseau, perdu son père, subi les attaques haineuses de Palissot et de ses pareils,  et connu l’échec au théâtre avec Le fils naturel. En 1764, il a découvert avec indignation que le libraire Le Berton, par crainte de la censure, avait mutilé ses contributions à l’Encyclopédie, ce qui ne l’engage pas à continuer des publications philosophiques risquant en outre de le reconduire à Vincennes. Réservant à la postérité la majorité des œuvres qui font de lui un grand philosophe aux yeux de nos contemporains, Diderot se contente de participer à la Correspondance littéraire, recopiée à la main pour le loisir de quelques princes francophiles [Michel Kerautret, La Littérature française au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1991, p. 77]. Dans ces conditions, il paraît possible d’imaginer que le philosophe ait désiré figurer, au travers d’une peinture programmée par lui, la quintessence d’une pensée qui, pour avoir toujours cours, n’avait plus de débouchés - si l’on nous passe cette gracieuse métaphore toute contemporaine. Cet état des choses ne peut que nous conduire à supposer dans le tableau de Fragonard, et à cause de la dimension spéculaire de l’ekphrase de Diderot, une possible représentation historico-métaphorique de Diderot lui-même, et en premier lieu de sa condition de philosophe ? Son introduction peut d’ailleurs être relue dans cette optique :

 

“ L’Antre de Platon. Il me semble que j’étais renfermé dans le lieu qu’on appelle l’antre de ce philosophe. C’était une longue caverne obscure. J’y étais assis parmi une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous avions tous les pieds et les mains enchaînés et la tête si bien prise entre des éclisses de bois qu’il nous était impossible de la tourner. Mais ce qui m’étonnait, c’est que la plupart buvaient, riaient, chantaient, sans paraître gênés de leurs chaînes et que vous eussiez dit, à les voir, que c’était leur état naturel ; il me semblait même qu’on regardait de mauvais oeil ceux qui faisaient quelque effort pour recouvrer la liberté de leurs pieds, de leurs mains et de leur tête, qu’on les désignait par des noms odieux, qu’on s’éloignait d’eux comme s’ils eussent été infectés d’un mal contagieux, et que lorsqu’il arrivait quelque désastre dans la caverne, on ne manquait jamais de les en accuser.. ”

Lue à l’appui de l’information biographique procurée ci-dessus, ce fragment ouvre quelques droits à la validation de l’hypothèse. Et au-delà, c’est toute la Psyché et l‘environnement socio-amical du philosophe qui pourraient faire l’objet d’une mise en scène picturale, démultipliant les figures de la schizophrénie, de l’angoisse et de la paranoïa et les faisant résonner avec les groupes et les personnages du tableau, et notamment avec le groupe des prêtres au second plan dont les faciès étrangement connus demeurent curieusement inidentifiables. Le tableau ferait-il ainsi référence, de façon voilée mais perceptible, à cette secte angoissée des encyclopédistes, ce “ corps d’initiés ” sur lequel régnait un état d’esprit dionysiaque et au sein duquel Diderot se faisant appeler “ frère Platon [Michel Kerautret, Op. cit., p. 52 & 75]. Pour qualifier cette schizophrénie quasi-religieuse, l’hérétique Rousseau inventera la formule de “ coterie holbachique ”, narquoisement formée sur le patronyme du célèbre baron, mécènes des Encyclopédistes chez lequel ils se réunissaient. Et c’est chez le baron d’Holbach que le dialogue dont hérite notre ekphrase devint d’ailleurs le mode d’écriture et de recherche privilégié de Diderot, dont Jean-Jacques Rousseau a donné une description très amusée et sans doute caricaturale du cénacle dans Les confessions [Op. cit., deuxième partie, VIII, p. 453]. Pensant de façon dialectique, il a besoin d’interlocuteurs pour multiplier les points de vue et faire le tour d’une question – et c’est tout naturellement qu’il adopte la forme du dialogue dans presque toutes ses oeuvres, affirmant à qui veut l’entendre : “ Nous ne composons pas, nous causons ”. Dans son commentaire du tableau de Fragonard, la forme dialogique structure ainsi la prose poétique, toute entière gouvernée par le mode onirique du songe littéraire. Depuis les Bijoux indiscrets (1748), le rêve, composante majeure de l’ekphrase consacrée au tableau de Fragonard, fonctionne chez Diderot comme un système stimulation de l’imagination : en l’occurrence, il montre, dans le “ Rêve de Mangogul ou voyage dans la région des hypothèses ”, l’ancien palais de la philosophie ruiné par le jeune colosse Expérience. Et dans la Lettre sur les aveugles (1749), c’est le “ délire ” du rêve qui permet de palier les lacunes (provisoires) de l’expérience et d’atteindre à l’intuition d’un matérialisme plus métaphysique qu’expérimental, vision d’un monde en constante évolution, où l’ordre momentané n’est dû qu’au hasard et où “ le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière jusqu’à ce qu’ils aient obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent persévérer ”. Le rêve permet donc à l’imagination de formuler des hypothèses hardies et de se déployer en une vision de la nature à l’oeuvre au cours de “ milliers de siècles ”, essayant sans cesse de nouvelles combinaisons de molécules : tout est dans un flux perpétuel. Comment ne pas seulement envisager l’hypothèse d’un Corésus et Callirhoé (dont la verbalisation est littéralement structurée par le rêve et le dialogue) conçu tel une image de la Psyché et de la techné du philosophe, mais aussi forgé avec les outils mêmes de la philosophie ? Comment, même, ne pas envisager que cette tragédie de la philosophie enchaînée et conséquemment sectariste ne s’associe pas, dans la même représentation, avec le drame contemporain et strictement comparable de l’“ état ” de la peinture ?

Car si la possible collaboration des deux hommes engage à l’interprétation philosophique et politique, elle ouvre aussi des droits à l’interprétation esthétique. Et en l’occurrence, la psyché du philosophe pourrait très bien de former qu’une seule entité avec celle du peintre, que traumatise violemment la triste actualité artistique. Le contexte pictural immédiatement antérieur à 1765 est en effet celui d’une crise complexe au centre de laquelle se trouve la critique des Salons. Si l’on s’en tient aux années 1747-1763, qui sont celles de la formation de Fragonard au métier de peintre, on peut décompter huit grandes dépressions salonnières, à savoir le surgissement de la critique dialectique de La Font de Saint Yenne en 1747 et la crise conséquente de la cessation du Salon en 1748, l’absence de salon en 1749, l’obscur salon de 1750 qui voit des toiles repartir à l’atelier pour révision et notamment le Sacre de saint Augustin de Carle Vanloo, maître de Fragonard à l’Ecole royale des Elèves protégés. Et la critique de se cristalliser, sur ce Carle Vanloo, phare de l’Académie royale, pour s’acharner méticuleusement, après l’accalmie de 1751-1755, sur son Sacrifice d’Iphigénie en 1757, sur sa Madeleine de 1761, et surtout sur ses Grâces en 1763 : la Madeleine est aujourd’hui perdue, tandis que les Grâces de 1763 furent lacérées par le peintre lui-même à la clôture du Salon – acte qu’il faut évidemment garder à l’esprit étant donné sa forte analogie avec le thème du sacrifice de Callirhoé retourné par Corésus contre lui-même. En 1765, quelques voix basses attribuent à la critique le coup de sang qui a mis fin aux jours de Carle Vanloo. Cette année-là, le sentiment qui prime chez les peintres, c’est évidemment celui d’un hiatus fondamental entre l’émergence du chef d’œuvre et l’exercice de la critique. Et les peintres d’invoquer les grands maîtres des siècles précédents, qui ont justement pu atteindre au génie parce qu’ils n’étaient pas entravés dans leur pratique par l’action déprimante de la critique. Fragonard et Diderot auraient-ils programmé leur tableau pour en faire subsidiairement le manifeste de cette réaction des peintres ? Soit un brûlot visuel plaidant, à bon entendeur salut, pour une conception essentialiste de la peinture, que n’entrave aucune critique et que rendent seuls possible l’énergie, la phantasia et l’irrationnel du génie, notion chère à Diderot.

 

De la programmation poétique à la spéculation romanesque

A dessein d’étayer encore un peu notre argumentation, nous aimerions mettre en relation le montage Tableau de Fragonard/Ekphrase de Diderot avec un texte majeure que ce dernier conçut et rédigea dans sa première version au tout début des années 1760, et qui nous a semblé présenter une analogie majeure avec l’oeuvre présentée au salon de 1765. Originellement élaboré comme une farce servie au marquis de Croismare entre janvier et avril 1760, La Religieuse devint dans la foulée un roman épistolaire, avant de faire l’objet d’importantes retouches beaucoup plus tardivement. En 1765, c’est une de ses oeuvres secrètes que Diderot a bien à l’esprit. Suzanne, fille de Maître Simonin, avocat, a deux sœurs à l’avantage desquelles se conçoivent des unions avantageuses. Quant à elle, jolie, douée d’une belle voix et dotée d’une excellente éducation musicale, elle est destinée par ses parents à l’état religieux, sans qu’elle en ait jamais émis la vocation ni le désir, et sans même qu’elle puisse savoir pourquoi. Lors de la cérémonie publique des vœux, Suzanne, qu’interroge le vicaire, nie alors être céans de plein gré, de même qu’elle refuse de promettre à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance [Diderot : Oeuvres, édition établie et annotée par A. Billy, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 245-246]. Le voile tombe sur la grille de clôture du chœur et la jeune fille essuie les reproches religieuses et des officiants, avant que d’être reconduite dans sa cellule. Rendue à ses parents, elle est cloîtrée dans sa chambre. Privée de tout, et en tout premier lieu de l’affection de ses parents, elle n’obtient qu’avec peine une entrevue avec son confesseur, lequel lui révèle qu’elle est le fruit de la seule faute conjugale qu’ait jamais commise sa mère, faute dont le père ne doute plus. Après un ultime conciliabule avec ceux-ci, Suzanne accepte finalement d’être le moyen par lequel cette faute sera expiée, c’est à dire le sacrifice (le mot revient sans cesse) de sa vie mondaine que consommera son entrée en religion.

Je fus conduite à Longchamp ; ce fut ma mère qui m’accompagna. Je ne demandai point à dire adieu à M. Simonin ; j’avoue que la pensée ne m’en vint qu’en chemin. On m’attendait ; j’étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents : on ne me dit rien de l’une ; mais on fut très pressé de voir si l’acquisition qu’on faisait en valait la peine. Lorsqu’on se fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui m’était arrivé, vous pensez bien qu’on ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et qu’on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit : “ Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez ; nous avons un clavecin ; si vous vouliez, nous irions dans notre parloir… ” J’avais l’âme serrée mais ce n’était pas le moment de marquer de la répugnance ; ma mère passa, je la suivis ; la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité avait attirées. C’était le soir ; on m’apporta des bougies ; je m’assis, je me mis au clavecin ; je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans la tête, que j’en ai pleine, et n’en trouvant point ; cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres, etc. Je ne sais ce que cela produisit ; mais on ne m’écouta pas longtemps : on m’interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d’avoir mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et s’en retourna. 

A Longchamp, Suzane se lie d’amitié et d’estime avec Madame de Moni, supérieure attentionnée et compréhensive qui, ne pouvant rien contre l’obligation qui est faite à la jeune fille de prendre l’habit, l’écoute et la comprend du moins. Lucide et résignée face aux déshonnêtes circonstances de la vie, Madame de Moni développe une piété vivante et fraîche que la description de Diderot donne pour directement issue, dans l’esprit et la lettre, de l’exemple de Thérèse d’Avila :

"Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d’onction, d’éloquence, de douceur, d’élévation et de force, qu’on eût dit que l’esprit de Dieu l’inspirait. Ses pensées, ses expression, ses images pénétraient jusqu’au fond du cœur ; d’abord on l’écoutait ; peu à peu on était entraîné, on s’unissait à elle ; l’âme tressaillait, et l’on partageait ses transports. Son dessein n’était pas de séduire ; mais certainement c’est ce qu’elle faisait : on sortait de chez elle avec un cœur ardent, la joie de l’extase était peinte sur le visage ; on versait des larmes si douces ! c’était une impression qu’elle prenait elle-même, qu’elle gardait longtemps, et qu’on conservait. Ce n’est pas à ma seule expérience que je m’en rapporte, c’est à celle de toutes les religieuses. Quelques unes m’ont dit qu’elles sentaient naître en elles le besoin d’être consolées comme celui d’un très grand plaisir ; et je crois qu’il ne m’a manqué qu’un peu d’habitude pour en venir là."

Madame de Moni succombe-t-elle pour avoir perdue la foi au contact de Suzanne, ou bien sa mort est-elle un effet de la culpabilité légitime qu’elle ressent en tant que supérieure passive et complice d’une entrée forcée en religion? Toujours est-il qu’elle quitte le monde d’ici-bas quelques jours après que sa protégée ait prononcée ses voeux, disparition que suit de près celle des parents inflexibles. Et soeur Sainte-Christine, intolérante et superstitieuse, succède à la soeur de Moni. Sur fond de tiraillements jansénistes et constitutionnaires, Longchamp entre alors dans un âge de macération et de processions ou les blessures du cilice et de la discipline remplacent les joies douces du coeur ardent et de l’extase émue. Evidemment, Suzanne devient la bête noire de la nouvelle supérieure, qui, non contente de la faire comparaître régulièrement devant le grand vicaire et l’archevêque, la prive de tout ce dont il est impossible de se passer : nourriture, hygiène, changes, couche et même de ses effets personnels, jusqu’à ses Testaments et son crucifix. Se trouvant tous les jours coupable de ne pouvoir respecter un règle et des constitutions auxquelles elle n’a plus le moyen de se conformer, Suzanne est punie sans fin, jusqu’à passer plusieurs semaines dans un cachot, vêtu du seul cilice, nourrie au pain humide et couchée sur une paillasse.

Avec la complicité de soeur sainte Ursule, protégée par sa naissance, Suzanne réussit à faire parvenir un mémoire à un habile avocat, Monsieur Manouri, qui obtient l’assignation du couvent de Longchamp. S’ensuit un procès devant le Parlement de Paris, qui conclut à la validité des voeux de Suzanne. Condamnée par le Palais, la jeune fille est contrainte de faire amende honorable au sein du couvent dont elle a bafoué la réputation, litanies et macérations à l’appui. Pourtant, les efforts conjugués de Manouri et des supérieurs ecclésiastiques du couvent, dans la personne de l’archidiacre Hébert, procurent à Suzanne un sauf-conduit pour le couvent de Sainte-Eutrope, près d’Arpajon – un couvent dont les moeurs et la discipline sont à l’opposite de celles de Longchamp. La supérieure surtout, dite anonymement Mme*** et donnée pour un être d’une sensibilité rare, eu égard à la beauté de la musique autant qu’à celle des jeunes filles, n’a rien en commun avec soeur Sainte-Christine : c’est un esprit assez libre, raisonneur, casuiste quand cela sert ses goûts et ses envies, dogmatique s’il le faut vraiment, mais surtout gourmande de friandises et de liqueurs qui ajoutent chaque jour à l’embonpoint riant de sa quarantaine et à ses charmantes et multiples fossettes. Tout de suite, elle fait de Suzanne sa nouvelle favorite, délaissant soeur Sainte Thérèse qui précédait notre héroine dans ses faveurs. Au redoublement des scènes de jalousie de Thérèse, on comprend que les caresses que prodigue Mme *** dans l’intimité de ses appartements ne sont pas d’innocents témoignages d’amitié. Mais devant la complaisante incompréhension de Suzanne, la supérieure s’échauffe :

"Ah ! soeur Suzanne, vous ne m’aimez pas ! - Je ne vous aime pas, chère mère ! - Non. - Et dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous le prouver. - Il faudrait que vous le devinassiez. - Je cherche, je ne devine rien. Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge ; elle se taisait, je me taisais aussi ; elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m’invitait à lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche ; et je lui obéissais : je ne croyais pas qu’il y eût du mal à cela ; cependant son plaisir s’accroissait ; et comme je ne demandais pas mieux qe d’ajouter à son bonheur d’une manière innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu’elle avait posé sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, depuis l’extrémité de mes pieds jusqu’à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ; elle m’exhortait en bégayant, et d’une voix altérée et basse, à redoubler mes caresses, je les redoublais ; enfin, il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort ; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses lèvres se pressèrent d’abord, elles étaient humectées comme d’une mousse légère ; puis sa bouche s’entr’ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement ; je crus qu’elle se trouvait mal ; je voulais sortir, appeler. elle entr’ouvrit faiblement les yeux, et me dit d’une voix éteinte : Innocente ! ce n’est rien ; qu’allez-vous faire ? arrêtez... [...] - Mais est-ce que vous n’avez pas souffert ? - Non. - Je l’ai cru. - L’innocente ! ah ! la chère innocente ! qu’elle me plaît ! ”.

Confrontée à son confesseur, Suzanne doit bien avouer l’étrangeté de ces caresses, qui la laisse dans un état inédit, et dans l’incapacité de prier. Questionnée encore, elle s’en tient à la promesse faite à la supérieure de ne pas tenir ces séances pour objet de confession, mais ne peut s’empêcher de répondre aux questions d’un ecclésiastique que d’autres religieuses moins obéissantes informent des émotions de leur supérieure. Ce n’est pourtant pas la justice ecclésiastique qui aura raison de Mme *** mais elle-même. Rendue folle de passion par la réserve que Suzanne affecte à son égard, conformément à l’ordre reçu de son confesseur, la supérieure s’enfonce lentement dans la démence d’un mortel mea culpa : “ Mon père, je suis damnée ! ” sont les derniers mots que Suzanne entendra de sa bouche, au seuil d’un confession complète à laquelle la chère mère ne survivra pas.

Contrairement à ce qu’il ressort d’une lecture quelque peu laïque et républicaine, La Religieuse n’est pas un pur brûlot anticlérical, et encore moins le fruit amer d’une pensée agnostique et matérialiste. La narration que fait ici Diderot des malheurs de Suzanne n’en identifie jamais la cause dans l’existence d’un clergé avide de subsides et d’âmes pour entretenir son pouvoir, et encore moins dans l’absence de providence, et donc de Dieu. Dieu est bien présent dans ce récit, au travers des belles âmes comme Madame de Moni, mais aussi dans la piété simple et honnête de Suzanne, sans laquelle le roman n’aurait ni raison d’être ni signification philosophique. En fait, la cause des malheurs de Suzanne, comme Sade le comprit et le radicalisa dans sa Justine, c’est le désir, la chair et la concupiscence : Suzanne est sacrifiée pour un péché commis par sa mère, et comme si l’origine de son être devait la marquer à jamais, elle ne cesse de susciter ce désir charnel, qu’il soit sublimé ou libéré, dans toutes les circonstances où la placent son besoin sincère de ne pas tromper Dieu en se donnant à lui inconséquemment. Au terme de ce calvaire érotique, la créature pieuse parvient, malade et désespérée, souffrante des blessures qu’ont occasionnées son ultime fugue - mais qu’à cela ne tienne : même travestie en lingère et cachée par une âme charitable, elle continue de susciter cette violente concupiscence qui la dégoûte. Et pourtant, elle ne suicide pas - comme elle l’a maintes fois médité au cours du récit - en se jetant, à l’instar de Callirhoé, au fond d’un puits :

"Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois j’y suis allée ! combien j’y ai regardé de fois ! Il y avait à côté un banc de pierre, combien de fois je m’y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines !"

Car le geste anéantirait la logique du récit (c’est parce Que Suzanne a la foi qu’elle refuse les voeux) ; Diderot préfèrera donc omettre sa fin. Mais à ce détail près, Suzanne et Callirhoé constituent un seul et même Être dont la vie est réduite à une souffrance atroce déterminée par le désir érotique, mais aussi par sa propre nature. Dans les mêmes années qui voient se rédiger La Religieuse et s’exposer le Corésus et Callirhoé, Diderot rédige d’ailleurs un court mais monumental essai Sur les femmes, qui convoque les mystiques, sainte Thérèse d’Avila, Madame Guyon et les indiennes des rives de l’Orénoque « afin de suggérer dans cette femme qu’il adore une réserve inexploitée d’énergie, un gisement de grandeur et de subversion dont les hommes ne maîtrisent pas la violence » [Cf. M. Delon pour l’Album Diderot , Paris, éd. Gallimard, coll. La Pléiade, p. 141]. Et de fait, cet essai, écrit à bout de souffle, un peu comme si Diderot craignait, en s’arrêtant d’écrire, de ne plus respecter la loi qui voudrait que pour parler de la femme il faille l’imiter dans son énergie et dans son courage, de peur, en allant à la ligne, de retomber comme elle dans la langueur, cet essai donc, pose en tout cas la femme comme un être (c’est le mot de Diderot) déraisonnable et conséquent, irrationnel et prévoyant, merveilleux et commun. Soit une fabuleuse banalité sans laquelle rien ne serait, car c’est elle qui contient le principe sacré (d’où cette surnaturelle vitalité et ce génie obscur), que la société, pour ne pas pouvoir lui ôter, gauchit et écrase, mais qui resurgit et s’exprime en permanence dans les formes sœurs de l’abandon complet, de la jouissance extatique ou de l’hystérie :

« La femme porte au-dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle, et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce. C’est dans le délire hystérique qu’elle revient sur le passé, qu’elle s’élance dans l’avenir, que tous les temps lui sont présents. C’est de l’organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires. La femme, hystérique dans la jeunesse, se fait dévote dans l’âge avancé ; la femme a qui il reste quelque énergie dans l’âge avancé, était hystérique dans sa jeunesse. Sa tête parle encore le langage de ses sens lorsqu’ils sont muets. Rien de plus contigu que l’extase, la vision, la prophétie, la révélation, la poésie fougueuse et l’hystérisme » [D. Diderot : Œuvres, édition établie et annotée par André Billy, Paris, éd. Gallimard, 1951, p. 952-953]

 

  De la spéculation romanesque au paradigme poétique

“ C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : son pittor anch’io ” écrivait donc Diderot à son ami Meister, après qu’il eut revu et amplifié le texte de La Religieuse [Diderot, “ Réponse à Monsieur Meyster”, Op. cit., p. 1405]. Si cette coïncidences ainsi que de nombreuses autres autorisent à considérer comme possible l’hypothèse d’une programmation philosophique du tableau de Fragonard par celui qui tente de se faire passer pour son seul critique inspiré, on ne saurait pour autant échapper à la question de la finalité principale d’un tel projet ; (car l’éventualité d’une métaphorisation de la condition et de la pyché du philosophe, pour être intéressante, ne peut être tenue que pour subsidiaire lorsque l’on garde à l’esprit les sublimes analogies christiques dont le peintre a usé pour mettre en forme, s’il l’a mise forme, la pensée du philosophe). A l’appui des différents matériaux d’ordre philosophiques, méthodologiques, contextuels et littéraires dont nous disposons à présent, reposons donc la question qu’impliquait la mise en relation du Corésus et Callirhoé de Fragonard avec les antécédents de Michel-Ange, Bernin, Raphaël et Rubens : l’artiste, aidé du philosophe, a-t-il tenté de reformuler le principe spirituel contenu dans les œuvres de ses antécédents remarquables ?

Le XVIIIe siècle prend conscience du fait que le christianisme n’est jamais qu’une formule parmi d’autres du sacré et du religieux. Familiers de la culture antique, les esprits du XVIIIe siècle sont conscients du caractère limité de l’interprétation chrétienne du sacré, et en appellent ouvertement à une religion qui outrepasse le christianisme, et qui, à l’appui de l’exemple antique, aspire à une conception universelle du sacré - mais d’un sacré redéfini de façon critique et distanciée comme principe d’interdit mortel. A la sacralité de la religion fondé sur la peur eschatologique, les Lumières substitue une sacralité à sphères multiples qui sont chacune source d’un pouvoir, à tout le moins d’une inquiétude : le religieux dans ses acceptions formulations mystiques (sainte Thérèse et saint Jean de Dieu mais aussi Borromée) ; le politique dans sa puissance mêlée de charisme et de coercition ; le psychique dans sa fulgurance de zone mentale inexplorée et pour cela crainte et fascinatoire ; l’esthétique dans son incompréhensible principe kantien d’universellement plaisant sans concept ; et bien sûr l’érotique, dans sa mortelle attraction et sa sensualité sublime, qui ramène l’homme dans l’animalité tout en lui faisant découvrir, dans et par ce mouvement même, ces passions et joies surréelles après le ressentiment desquelles tout peut s’éteindre, sans regret. 

Plus que toute autre sphère du sacré, l’Eros doit être tenu pour son moteur principal : principe de vie en même temps qu’adducteur de la mort, il est générateur du temps et de toute chose. Car selon les anciens qui furent en cela plus logiciens que poètes, Eros est fils de Gaïa et Ouranos, troisième entité fondamentale après le Masculin et le Féminin, et si Ouranos et Gaïa sont les grands parents de toute créature, Eros en est le seul géniteur direct. D’où la valorisation extrême que prennent ses représentants terrestres dans la mythologie classique, et notamment Dionysos [Cf. Dionysos, le mythe et le culte de Walter Otto (1ère. éd. Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main 1960), trad. De l’allemand par Patrick Lévy, Paris, Mercure de France, 1969) ]. Dans sa fascination pré-nietszchéenne pour le mythe de Dionysos et ses nombreuses figurations mythologiques, le XVIIIe siècle aurait-il affirmé visuellement sa conscience retrouvée du caractère sacré – et mortel – de l’Eros ? Et l’opaque chef d’oeuvre de Fragonard serait-il dès lors susceptible de fonctionner comme un témoin majeur de cette compréhension néoclassique (le terme s’impose ici) du paradigme érotique ? Car l’obscur sujet tiré de Pausanias prend alors un sens très précis. Son historicité grecque et païenne déplace le spectateur en un temps où le monde était normalement gouverné par Eros, et non par une religion conventionelle et des règles de vie en société déconnectées de leurs principes originels. Cette scène de culte dionysiaque pouvait apparaître de ce point de vue comme l’image rêvée – et néanmoins angoissante – d’une authentique sacralité, au sein de laquelle le mythe et le culte célèbrent symboliquement des figures divines et des puissances abstraites seules à même d’expliquer l’ordre de la création. Et l’histoire de Corésus et Callirhoé d’exemplifier à un niveau local l’essence du mythe de Dionysos, ce fils de Jupiter et de la mortelle Sémélé, qui passe, dans l’imaginaire grec, pour l’incarnation suprême de cette tragédie qu’est la vie humaine. Née d’une mère foudroyée par l’apparence irradiante d’un dieu cédant à son désir de le voir au naturel, Dionysos finit sa gestation dans la cuisse de son père, qui le confie à des nymphes qui le nourrissent et l’élèvent. Jusqu’à ce qu’il soit pourchassé par Lycurgue, qui assassine les nourrices et contraint Dionysos a se réfugier dans l’océan. Plus tard, il sera lui-même entredéchiré par des nymphes rendues ivres par la vigne, avant de renaître comme dispensateur des écartèlements rituels et des sacrifices [cf. René Girard : La violence et le sacré, éd. Albin Michel, 1990]

De tout point de vue, Dionysos est cette figure de la condition humaine, dont s’inspirera tant celle du Christ, à la différence près qu’en Dionysos est avant tout exaltée la trilogie de l’art (la tragédie, de trageoi : chant du bouc), de l’ivresse et de l’Eros. Les trois fonctionnent ensemble, l’Eros donnant à l’homme l’envie de créer l’oeuvre d’art, part divine de l’homme qu’il ne saurait atteindre sans l’ivresse, la furor et l’energeia. Et bien sûr sans la menace de la mort. Car ce qui explique la nécessité du cruel sacrifice exigé par le dieu – en l’occurrence pour sauver la région d’un fléau – c’est bien, comme l’explique Georges Bataille dans sa Théorie de la religion, le fait que le mythe de la vie est inséparable du culte de la mort. En d’autres mots, le sacrifice rituel permet à la mort immanente d’exister en tant qu’Être, le temps de la cérémonie, en même temps qu’il vivifie par la terreur et l‘angoisse l’obligation qui est faite à chacun de profiter à satiété du temps qui lui est concédé. Le paragraphe intitulé L’association ordinaire de la mort et du sacrifice  propose d’ailleurs une lecture anthropologique de ce rite étrange qu’est le sacrifice, lequel s’explique avant tout par le fait que :

"la négation la plus grande de l’ordre réel est la plus favorable à l’apparition de l’ordre mythique. D’autre part, la mise à mort sacrificielle résout par un renversement la pénible antinomie de la vie et de la mort. En effet, la mort n’est rien dans l’immanence, mais du fait qu’elle n’est rien, jamais un être n’en est véritablement séparée. Du fait que la mort n’a pas de sens, qu’il n’y a pas de différence entre elle et la vie, qu’il n’y a contre elle ni crainte ni défense, elle envahit tout sans avoir suscité de résistance [...]. Mais la mort [par le sacrifice : la mort commandée et mise en scène] montre soudain que la société réelle mentait [...]. La mort révèle la vie dans sa plénitude et fait sombrer l’ordre réel."

Et l’auteur de préciser dans son Erotisme : “ Dans le sacrifice, la victime était choisie de telle manière que sa perfection achevât de rendre sensible la brutalité de la mort. ” [Georges Bataille, Théorie de la religion (texte établi et présenté par Thadée Klossowski, Paris : Gallimard, 1974 ; « L'Érotisme » (Oeuvres complètes, vol 10, Paris : Gallimard, 1987)]. Par une logique d’antiphrase caractéristique de la pensée et de la mythologie antiques, le sacrifice dionysiaque de l’Eros n’a de sens que parce qu’il exalte la vie de manière suprême. Par la même, et comme l’a bien vu Friedrich Nietzsche, le sacrifice dionysiaque et le mythe de Dionysos en général métaphorisent magistralement la création, et notamment la création artistique, qui produit un objet, cette oeuvre d’art qui défie la mort, le néant et la disparition matérielle des corps. Ainsi, ce ne serait pas une compassion sensible de midinette qui ferait trembler les spectateurs du suicide de Corésus, mais bien l’effroi que suscite le “ chant du bouc ”, la tragédie, holocauste paradoxale de l’Eros nécessaire au surgissement de l’oeuvre d’art. Une oeuvre d’art qui n’est plus du tout conçu comme le produit d’une technicité virtuose selon le legs antique et médiéval, mais bien comme le résultat d’une transsubstantiation du corps de l’artiste dans la matière de l’oeuvre – transsubstantiation poétique qui me paraît comme l’équivalent illuminé de la transfiguration christique et de la transverbération sainte, et dont le tableau de Fragonard est peut-être, avec le Châtiment d’Aman de Michel-Ange, l’une des images métaphoriques les plus convaincantes. A l’endroit de cette transsubstantiation poïétique qui fonde peut-être secrètement le projet du Corésus et Callirhoé, rappelons le commentaire délicieux que Merleau-Ponty faisait, dans L’Oeil et l’esprit, d’une pensée de Paul Valéry : "Le peintre apporte son corps. Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement" [Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit, chapitre II, p. 16]

Au delà du répertoire référentiel de formes artistiques cultivées, au delà de l’icône méthodologique à destination des peintres et des philosophes, au delà de la métaphorisation du processus philosophique et de sa psyché et au delà de la spéculation sur l’essence érotique du sacré, il y aurait donc peut-être, dans ce logos hiéroglyphique qu’est le Corésus et Callirhoé de Fragonard, la représentation d’un paradigme poétique qui impliquât le sacrifice du peintre lui-même. Un peintre christique et dionysiaque qui n’a d’autre moyen de faire surgir le chef d’oeuvre qu’en se l’arrachant de ses propres entrailles, déterminé en cela par une concupiscence incontrôlable pour son propre fonds, et sans jamais s‘inquiéter de sombrer, au cours de ses songes prolifiques et délétères, dans ce précipice inévitable qu’est la mort. Mais au sein même du projet sublime par lequel les imaginations mêlées du peintre et du philosophe ont peut-être communiqué inconsciemment, cette mort fascinante par laquelle l’artiste-démiurge sauve l’homme en lui permettant d’accéder au rang d’ouvrier divin a-t-elle quelque chose en commun avec la cessation clinique du souffle, à force de fatigue et de maladie ? La mort de Corésus – du poète, du peintre, de l’artiste, qui font don de leur chair pour qu’elle mute en matière sublime – n’a rien à voir sans doute avec l’extinction de la pneuma diagnostiquée par les matérialistes.

 

01.12.2007

Historiographie et iconologie philosophique : annexe

ANNEXE : L’EKPHRASE DE DIDEROT (SALON DE 1765)

Etat du texte proposé par l’édition dite DPV des Œuvres complètes de Diderot (Paris, Hermann en collaboration avec le Centre d'Études du 18e siècle de Montpellier, 1975), tome 14 : Salon de 1765, Essais sur la peinture (Beaux-Arts I), 1984, 449 pages, p. 253-264.

           « Il m’est impossible, mon ami, de vous entretenir de ce tableau, vous savez qu’il n’était plus au Salon, lorsque la sensation générale qu’il fit m’y appela. C’est votre affaire d’en rendre compte ; nous en causerons ensemble ; cela sera d’autant mieux que peut-être découvrirons-nous pourquoi après un premier tribut d’éloges payé à l’artiste, après les premières exclamations, le public a semblé se refroidir. Toute composition dont le succès ne se soutient pas manque d’un vrai mérite. Mais pour remplir cet article Fragonard, je vais vous faire part d’une vision assez étrange dont je fus tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j’avais passé la matinée à voir des tableaux et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon.

            L’Antre de Platon  

            Il me semble que j’étais renfermé dans le lieu qu’on appelle l’antre de ce philosophe. C’était une longue caverne obscure. J’y étais assis parmi une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous avions tous les pieds et les mains enchaînés et la tête si bien prise entre des éclisses de bois qu’il nous était impossible de la tourner. Mais ce qui m’étonnait, c’est que la plupart buvaient, riaient, chantaient, sans paraître gênés de leurs chaînes et que vous eussiez dit, à les voir, que c’était leur état naturel ; il me semblait même qu’on regardait de mauvais oeil ceux qui faisaient quelque effort pour recouvrer la liberté de leurs pieds, de leurs mains et de leur tête, qu’on les désignait par des noms odieux, qu’on s’éloignait d’eux comme s’ils eussent été infectés d’un mal contagieux, et que lorsqu’il arrivait quelque désastre dans la caverne, on ne manquait jamais de les en accuser. Equipés comme je viens de vous le dire, nous avions tous le dos tourné à l’entrée de cette demeure, et nous n’en pouvions regarder que le fond qui était tapissé d’une toile immense.

            Par derrière nous il y avait des rois, des ministres, des prêtres, des docteurs, des apôtres, des prophètes, des théologiens, des politiques, des fripons, des charlatans, des artisans d’illusions et toute la troupe des marchands d’espérances et de craintes. Chacun d’eux avait une provision de petites figures transparentes et colorées propres à son état, et toutes ces figures étaient si bien faites, si bien peintes, en si grand nombre et si variées, qu’il y en avait de quoi fournir à la représentation de toutes les scènes comiques, tragiques et burlesques de la vie.

            Ces charlatans, comme je le vis ensuite, placés entre nous à l’entrée de la caverne, avaient par derrière eux une grande lampe suspendue, à la lumière de laquelle ils exposaient leurs petites figures dont les ombres portées par dessus nos têtes et s’agrandissant en chemin allaient s’arrêter sur la toile tendue au fond de la caverne et y former des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies, que nous les prenions pour réelles, et que tantôt nous en riions à gorge déployée, tantôt nous en pleurions à chaudes larmes, ce qui vous paraîtra d’autant moins étrange, qu’il y avait derrière la toile d’autres fripons subalternes, aux gages des premiers, qui prêtaient à ces ombres les accents, les discours, les vraies voix de leurs rôles.

            Malgré le prestige de cet apprêt, il y en avait dans la foule quelques-uns d’entre nous qui le soupçonnaient, qui secouaient de temps en temps leurs chaînes et qui avaient la meilleure envie de se débarrasser de leurs éclisses et de tourner la tête ; mais à l’instant tantôt l’un, tantôt l’autre des charlatans que nous avions à dos se mettait à crier d’une voix forte et terrible : Garde-toi de tourner la tête ! Malheur à qui secouera sa chaîne ! Respecte les éclisses... Je vous dirai une autre fois ce qui arrivait à ceux qui méprisaient le conseil de la voix, les périls qu’ils couraient, les persécutions qu’ils avaient à souffrir ; ce sera pour quand nous ferons de la philosophie. Aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux, j’aime mieux vous en décrire quelques uns de ceux que je vis sur la grande toile ; je vous jure qu’ils valaient bien les meilleurs du Salon. Sur cette toile tout paraissait d’abord décousu, on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait, on se mordait les poings, on s’arrachait les cheveux, on se caressait, on se fouettait ; au moment où l’un se noyait, un autre était pendu, un troisième élevé sur un piédestal ; mais à la longue tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait. Voici ce que je vis s’y passer à différents intervalles que je rapprocherai pour abréger.

            D’abord ce fut un jeune homme, ses longs vêtements sacerdotaux en désordre, la main armée d’un thyrse, le front couronné de lierre, qui versait d’un grand vase antique des flots de vin dans de larges et profondes coupes qu’il portait à la bouche de quelques femmes aux yeux hagards et à la tête échevelée. Il s’enivrait avec elles, elles s’enivraient avec lui, et quand ils étaient ivres, ils se levaient et se mettaient à courir les rues en poussant des cris mêlés de fureur et de joie. Les peuples frappés de ces cris se renfermaient dans leurs maisons et craignaient de se trouver sur leur passage ; ils pouvaient mettre en pièce le téméraire qu’ils auraient rencontré, et je vis qu’ils le faisaient quelquefois. Et bien, mon ami, qu’en dites-vous ?

GRIMM. - Je dis que voilà deux assez beaux tableaux, à peu près du même genre.
DIDEROT. - En voici un troisième d’un genre différent. Le jeune prêtre qui conduisait ces furieuses était de la plus belle figure ; je le remarquai, et il me semble, dans le cours de mon rêve, que plongé dans une ivresse plus dangereuse que celle du vin, il s’adressait avec le visage, le geste et les discours les plus passionnés et les plus tendres à une jeune fille dont il embrassait vainement les genoux et qui refusait de l’entendre.

GRIMM. - Celui-ci, pour n’avoir que deux figures, n’en serait pas plus facile à faire.

DIDEROT. - Surtout s’il s’agissait de leur donner l’expression forte et le caractère peu commun qu’elles avaient sur la toile de la caverne.

Tandis que ce prêtre sollicitait inutilement la jeune inflexible, voilà que j’entends tout à coup dans le fond des habitations des cris, des ris, des hurlements, et que j’en vois sortir des pères, des mères, des femmes, des filles, des enfants. les pères se précipitaient sur leurs filles qui avaient perdu tout sentiment de pudeur, les mères sur leurs fils qui les méconnaissaient, les enfants de différents sexes mêlés, confondus, se roulaient à terre ; c’était un spectacle de joie extravagante, de licence effrénée, d’une ivresse et d’une fureur inconcevable. Ah ! si j’étais peintre ! j’ai encore tous ces visages-là présents à mon esprit.

GRIMM. - Je connais un peu nos artistes, et je vous jure qu’il n’y en a pas un seul capable d’ébaucher ce tableau.

DIDEROT. - Au milieu de ce tumulte, quelques vieillards que l’épidémie avaient épargnés, les yeux baignés de larmes, prosternés dans un temple, frappaient la terre de leurs fronts, embrassaient de la manière la plus suppliante les autels du dieu, et j’entends très distinctement le dieu ou peut-être le fripon subalterne qui était derrière la toile, dire : Qu’elle meure, ou qu’un autre meure pour elle.

GRIMM. - Mais mon ami, du train dont vous rêvez, savez-vous qu’un seul de vos rêves suffirait pour une galerie entière ?

DIDEROT. - Attendez, attendez, vous n’y êtes pas. J’étais dans une extrême impatience de connaître quelle serait la suite de cet oracle funeste, lorsque le temple s’ouvrit derechef à mes yeux. Le tapis en était couvert d’un tapis rouge bordé d’une large frange d’or ; ce riche tapis et sa frange retombaient au-dessous d’une longue marche qui régnait tout le long de la façade. A droite, près de cette marche, il y avait un de ces grands vaisseaux de sacrifice destinés à recevoir le sang des victimes. De chaque côté de la partie du temple que je découvrais, deux grandes colonnes d’un marbre blanc et transparent semblaient en aller chercher la voûte. A droite, au pied de la colonne la plus avancée, on avait placé un urne de marbre noir, couverte en partie de linges propres aux cérémonies sanglantes. De l’autre côté de la même colonne, c’était un grand candélabre de la forme la plus noble ; il était si haut que peu s’en fallait qu’il n’atteignit le chapiteau de la colonne. Dans l’intervalle des deux colonnes de l’autre côté, il y avait un grand autel ou trépied triangulaire sur lequel se feu sacré était allumé. Je voyais la lueur rougeâtre des brasiers ardents, et la fumée des parfums me dérobait une partie de la colonne intérieure. Voilà le théâtre d’une des plus terribles et des plus touchantes représentations qui se soient exécutées sur la toile de la caverne pendant ma vision.

GRIMM. - Mais dites-moi, mon ami, n’avez-vous confié votre rêve à personne ?

DIDEROT. - Non. Pourquoi me faites-vous cette question ?

GRIMM. - C’est que le temple que vous venez de décrire est exactement le lieu de la scène du tableau de Fragonard.

DIDEROT. - Cela se peut. J’avais tant entendu parler de ce tableau les jours précédents, qu’ayant à faire un temple en rêve, j’aurai fait le sien. Quoi qu’il en soit, tandis que mes yeux parcouraient ce temple et des apprêts qui me présageaient je ne sais quoi [dont] mon coeur était oppressé, je vis arriver seul un jeune acolyte vêtu de blanc ; il avait l’air triste. Il alla s’accroupir au pied du candélabre et s’appuyer les bras sur la saillie de la base de la colonne intérieure. Il fut suivi du prêtre. Ce prêtre avait les bras croisés sur la poitrine, la tête tout à fait penchée, il paraissait absorbé dans la douleur et la réflexion la plus profonde ; il s’avançait à pas lents. J’attendais qu’il relevât la tête ; il le fit en tournant les yeux vers le ciel et poussant l’exclamation la plus douloureuse, que j’accompagnai moi-même d’un cri quand je reconnus ce prêtre. C’était le même que j’avais vu quelques instants auparavant presser avec tant d’instance et si peu de succès la jeune inflexible ; il était aussi vêtu de blanc ; toujours beau mais la douleur avait fait une impression profonde sur son visage. Il avait le front couronné de lierre et il tenait dans sa main droite le couteau sacré. Il alla se placer debout à quelque distance du jeune acolyte qui l’avait précédé. Il vint un second acolyte, vêtu de blanc, qui s’arrêta derrière lui.

            Je vis entrer ensuite une jeune fille ; elle était pareillement vêtue de blanc, une couronne de rose lui ceignait la tête. La pâleur de la mort couvrait son visage, ses genoux tremblants se dérobaient sous elle ; à peine eut-elle la force d’arriver jusqu’aux pieds de celui dont elle était adorée, car c’était elle qui avait si fièrement dédaigné sa tendresse et ses voeux. Quoique tout se passât en silence, il n’y avait qu’à les regarder l’un et l’autre et se rappeler les mots de l’oracle, pour comprendre que c’était la victime et qu’il allait en être le sacrificateur. Lorsqu’elle fut proche du grand prêtre son malheureux amant, ah ! cent fois plus malheureux qu’elle, la force l’abandonna tout à fait et elle tomba renversée sur le lit ou le lieu même où elle devait recevoir le cou mortel. Elle avait le visage tourné vers le ciel, ses yeux étaient fermés, ses deux bras que la vie semblait avoir déjà quittés pendaient à ses côtés, le derrière de sa tête touchait presque aux vêtements du grand prêtre son sacrificateur et son amant ; le reste de son corps était étendu, seulement l’acolyte qui s’était arrêté derrière le grand-prêtre, le tenait un peu relevé.

            Tandis que la malheureuse destinée des hommes et la cruauté des dieux ou de leurs ministres, car les dieux ne sont rien, m’occupaient et que j’essuyais quelques larmes qui s’étaient échappées de mes yeux, il était entré un troisième acolyte, vêtu de blanc comme les autres et le front couronné de roses. Que ce jeune acolyte était beau ! Je ne sais si c’était sa modestie, sa jeunesse, sa douceur, sa noblesse qui m’intéressaient, mais il me parut l’emporter sur le grand-prêtre même. Il s’était accroupi à quelque distance de la victime évanouie et ses yeux attendris étaient attachés sur elle. Un quatrième acolyte, en habit blanc aussi, vint se ranger près de celui qui soutenait la victime, il mit un genou en terre, et il posa sur son autre genou un grand bassin qu’il prit par les bords comme pour le présenter au sang qui allait couler. Ce bassin, la place de cet acolyte et son action ne désignait que trop la fonction cruelle. Cependant il était accouru dans le temple beaucoup d’autres personnes. Les hommes, nés compatissants cherchent dans les spectacle cruels l’exercice de cette qualité.

Je distinguai vers le fond, proche de la colonne intérieure du côté gauche, deux prêtres âgés, debout, et remarquables par le vêtement irrégulier dont leur tête était enveloppée, la sévérité de leurs caractères et la gravité de leur maintien.

Il y avait presque en dehors, contre la colonne antérieure du même côté, une femme seule ; un peu plus loin et plus en dehors, une autre femme, le dos appuyé contre une borne, avec un jeune enfant nu sur ses genoux. La beauté de cet enfant, et plus peut-être encore l’effet singulier de la lumière qui les éclairait sa mère et lui, les ont fixés dans ma mémoire. Au-delà de ces femmes, mais dans l’intérieur du Temple, deux autres spectateurs. Au-devant de ces spectateurs, précisément entre les deux colonnes, vis-à-vis de l’autel et de son brasier ardent, un vieillard dont le caractère et les cheveux gris me frappèrent. Je me doute bien que l’espace plus reculé était rempli de monde, mais de l’endroit que j’occupais dans mon rêve et dans la caverne, je ne pouvais rien voir de plus.

GRIMM. - C’est qu’il n’y avait rien de plus à voir, que ce sont là tous les personnages du tableau de Fragonard, et qu’ils se sont trouvés dans votre rêve placés tout juste comme sur sa toile.

DIDEROT. - Si cela est, o le beau tableau que Fragonard a fait ! Mais écoutez le reste. Le ciel brillait de la clarté la plus pure ; le soleil semblait précipiter toute la masse de sa lumière dans le temple et se plaire à la rassembler sur la victime, lorsque les voûtes s’obscurcirent de ténèbres épaisses qui s’étendant sur nos têtes et se mêlant à l’air, à la lumière, produisirent une horreur soudaine. A travers ces ténèbres je vis planer un génie infernal, je le vis : des yeux hagards lui sortaient de la tête ; il tenait un poignard de la main [;] de l’autre il secouait une torche ardente ; il criait. C’était le Désespoir, et l’Amour, le redoutable Amour était porté sur son dos. A l’instant le grand-prêtre tire le couteau sacré, il lève le bras ; je crois qu’il en va frapper la victime, qu’il va l’enfoncer dans le sein de celle qui l’a dédaigné et que le ciel lui a livrée ; point du tout, il s’en frappe lui-même. Un cri général perce et déchire l’air. Je vois la mort et ses symptômes errer sur ses joues, sur le front du tendre et généreux infortuné ; ses genoux défaillent, sa tête retombe en arrière[,] une de ses bras est pendant, la main dont il a saisi le couteau le tient encore enfoncé dans son coeur. Tous les regards s’attachent ou craignent de s’attacher sur lui ; tout marque la peine et l’effroi. L’acolyte qui est au pied du candélabre a la bouche entrouverte et regarde avec effroi ; celui qui tient le bassin funeste relève ses yeux effrayés ; le visage et les bras tendus de celui qui me parut si beau montrent toute sa douleur et tout son effroi ; ces deux prêtres âgés dont les regards cruels ont dû se repaître si souvent de la vapeur du sang dont ils ont arrosé les autels, n’ont pu se refuser à la douleur, à la commisération, à l’effroi, ils plaignent le malheureux, ils souffrent, ils sont effrayés ; cette femme seule appuyée contre une des colonnes, saisie d’horreur et d’effroi, s’est retournée subitement ; et cette autre qui avait le dos contre une borne s’est renversée en arrière, une de ses mains s’est portée sur ses yeux, et son autre bras semble repousser d’elle ce spectacle effrayant ; la surprise et l’effroi sont peints sur les visages des spectateurs éloignés d’elle, mais rien n’égale la consternation et la douleur du vieillard aux cheveux gris, [ses] cheveux se sont dressés sur son front ; je crois le voir encore, la lumière du brasier ardent l’éclairant et ses bras étendus au-dessus de l’autel : je vois ses yeux, je vois sa bouche, je le vois s’élancer, j’entends ses cris, ils me réveillent, la toile se replie et la caverne disparaît.

GRIMM. - Voilà le tableau de Fragonard, le voilà avec tout son effet.

DIDEROT. - En vérité ?

GRIMM. - C’est le même temple, la même ordonnance, les mêmes personnages, la même action, les mêmes caractères, le même intérêt général, les mêmes qualités, les mêmes défauts. Dans la caverne vous n’avez vu que les simulacres des êtres, et Fragonard sur sa toile ne vous en aurait montré non plus que les simulacres. C’est un beau rêve que vous avez fait, c’est un beau rêve qu’il a peint. Quand on perd son tableau de vue pour un moment, on craint toujours que sa toile ne se replie comme la vôtre, et que ces fantômes intéressants et sublimes ne se soient évanouis comme ceux de la nuit. Si vous aviez vu son tableau, vous auriez été frappé de la même magie de lumière et de la manière dont les ténèbres se fondaient avec elle, du lugubre que ce mélange portait dans tous les points de sa composition ; vous auriez éprouvé la même commisération, le même effroi ; vous auriez vu la masse de cette lumière, forte d’abord, se dégrader avec une vitesse et un art surprenant ; vous en auriez remarqué les échos se jouant supérieurement entre les figures. Ce vieillard dont les cris perçants vous ont réveillé, il y était au même endroit et tel que vous l’avez vu, et les deux femmes et le jeune enfant, tous vêtus, éclairés, effrayés comme vous l’avez dit. ce sont les mêmes prêtres âgés, avec leur draperie de tête large, grande et pittoresque, les mêmes acolytes avec leurs habits blancs et sacerdotaux, répandus précisément sur sa toile comme sur la vôtre. Celui que vous avez trouvé si beau dans le tableau comme dans votre rêve, recevant la lumière par le dos, ayant par conséquent toutes ses parties antérieures dans la demi-teinte ou l’ombre, effet de peinture plus facile à rêver qu’à produire, et qui lui avait ôté ni sa noblesse ni son expression.

DIDEROT. - Ce que vous me dites me ferait presque croire que moi qui n’y crois pas pendant le jour, je suis en commerce avec lui pendant la nuit. Mais l’instant effroyable de mon rêve, celui où le sacrificateur s’enfonce le poignard dans le sein, est donc celui que Fragonard a choisi ?

GRIMM. - Assurément. Nous avons seulement observé dans le tableau que les vêtements du grand-prêtre tenaient un peu trop de ceux d’une femme.

DIDEROT. - Attendez ; mais c’est comme dans mon rêve.

GRIMM. - Que ces jeunes acolytes, tout nobles, tout charmants qu’ils étaient, étaient d’un sexe indécis, des espèces d’hermaphrodites.

DIDEROT. - C’est encore comme dans mon rêve.

GRIMM. - Que la victime bien couchée, bien tombée, était peut-être un peu étroitement serrée d’en bas par ses vêtements.

DIDEROT. - Je l’ai aussi remarqué dans mon rêve ; mais je lui faisais un mérite d’être décente, même dans ce moment.

GRIMM. - Que sa tête faible de couleur, peu expressive, sans teintes, sans passages, était plutôt celle d’une femme qui sommeille que d’une femme qui s’évanouit.

DIDEROT. - Je l’ai rêvée avec ces défauts.

GRIMM. - Pour la femme qui tenait l’enfant sur ses genoux, nous l’avons trouvée supérieurement peinte et ajustée, et le rayon de lumière échappé qui l’éclairait, à faire illusion ; le reflet de la lumière sur la colonne antérieure, de la dernière vérité ; le candélabre, de la plus belle forme et faisant bien l’or. Il a fallu des figures aussi vigoureusement coloriées que celles de Fragonard pour se soutenir au-dessus de ce tapis rouge bordé d’une frange d’or. Les têtes de vieillards nous ont paru faites d’humeur et marquant bien la surprise et l’effroi ; les génies bien furieux, bien aériens, et la vapeur noire qu’ils amenaient avec eux bien éparse et ajoutant un terrible étonnant à la scène [;] les masses d’ombre relevant de la manière la plus forte et la plus piquante la splendeur éblouissante des clairs. Et puis un intérêt unique. De quelque côté qu’on portât les yeux, on rencontrait l’effroi, il était dans tous les personnages : il s’élançait du grand-prêtre, il se répandait, il s’accroissait par les deux génies, par la vapeur obscure qui les accompagnait, par la sombre lueur des brasiers. Il était impossible de refuser son âme à une impression si répétée. C’était comme dans les émeutes populaires où la passion du grand nombre nous saisit avant même que le motif en soit connu. Mais outre la crainte qu’au premier signe de croix tous ces beaux simulacres ne disparussent, il y a des juges d’un goût sévère qui ont cru sentir dans toute la composition je ne sais quoi de théâtral qui leur a déplu. Quoi qu’ils en disent, croyez que vous avez fait un beau rêve et Fragonard un beau tableau. Il a toute la magie, toute l’intelligence et toute la machine pittoresque. La partie idéale est sublime dans cet artiste à qui il ne manque qu’une couleur plus vraie et une perfection technique que le temps et l’expérience peuvent lui donner. »