Chroniques
(1370-1400)
Prologue
Afin
que les grans merveilles et li biau fait d'armes qui sont avenu par les grans
guerres de France et d'Engleterre et des royaumes voisins, dont le roy et leurs
consaulz [conseillers] sont cause, soient notablement [dûment] registré
et ou temps present et a venir veü et cogneü, je me voel ensonniier
de [me charger de] l'ordonner et mettre en prose selonch le vraie information
que j'ay eü des vaillans hommes, chevaliers et escuiers, qui les ont aidié
a acroistre, et ossi de aucuns rois d'armes et leurs mareschaus, qui par droit
sont et doivent estre juste inquisiteur et raporteur de tels besongnes.
Or
ai je mis ou premier chief de mon proeme [prologue] que je voel parler et trettier
de grans mervelles. Voirement se poront et deveront bien tout chil qui ce livre
liront et veront esmervillier des grans aventures qu'il y trouveront; car je
croi que, depuis la creation dou monde et que on se commença premierement
a armer [porter armes], on ne trouveroit en nulle hystore tant de merveilles
ne de grans fais d'armes, selonch se quantité, comme il sont avenu par
les guerres dessus dittes[73],
tant par terre com par mer, et dont je vous ferai en sievant [dans ce qui suit]
mention. Mais ançois [avant] que j'en commence a parler, je voel un petit
tenir et demener [traiter] le pourpos [sujet] de proece, car c'est une si noble
vertu et de si grant recommendation que on ne le doit mies passer trop briefment,
car elle est mere materiele et lumiere des gentilz hommes, et si com la busce
[bûche] ne poet ardoir sans feu, ne poet li gentilz homs venir a parfaite
honneur ne a le glore [gloire] dou monde sans proëce.
Or
doient donc tout jone gentil homme qui se voellent avancier avoir ardant desir
d'acquerre le fait et le renommee de proëce, par quoi il soient mis et
compté au nombre des preus, et regarder et considerer comment leur predecesseur,
dont il tiennent leurs hyretages et portent, espoir, les armes, sont honnouré
et recommendé par leurs biens fais [hauts faits]. Je sui seürs que,
se il regardent et lisent en ce livre, que il trouveront otant de grans fais
et de belles apertises d'armes [exploits militaires], de durs rencontres, de
fors assaus, de fieres batailles et de tous autres maniëments d'armes,
qui se descendent des membre de proëce [qui composent autant de membres
de la prouesse], que en nulle hystore dont on puist parler, tant soit anchiienne
ne nouvelle. Et ce sera a yaus [yeux] matere et exemples de yaus encoragier
en bien faisant [à faire de belles actions], car la memore des bons et
li recors des preus atisent et enflament par raison les coers des jones bacelers
[jeune homme aspirant à devenir chevalier], qui tirent et tendent a toute
perfection d'onneur, de quoi proëce est li principaus chiés et li
certains ressors [dont la prouesse est la source et l'aboutissement].
Si
ne voel je mies que nulz bacelers soit excusés de non li armer et sievir
les armes [suivre la carrière des armes] par defaute de mise et de chavance
[faute de moyens], se il a corps et membres ables [habiles] et propisses [aptes]
a ce faire, més voel qu'il les aherde [s'y attache] de bon corage et
prende de grant volenté. Il trouvera tantost de haus signeurs et nobles
qui l'ensonnieront [se chargeront de lui], se il le vaut [s'il en est digne],
et le aideront et avanceront, se il le dessert [s'il le mérite], et le
pourveront selonch son bien fait [...]. Li noms de preu est si haus et si nobles,
et la vertu si clere et si belle que elle resplendist en ces sales et en ces
places ou il a assamblee et fuison [où se réunissent] de grans
signeurs, et se remoustre dessus [s'élève au dessus] tous les
autres, et l'ensengne on [on le montre] au doi et dist on: «Vela cesti
qui mist ceste cevaucie [qui mena cette chevauchée] ou ceste armee sus,
et qui ordonna ceste bataille si faiticement et le gouverna si sagement, et
qui jousta de fier de glave se reddement [qui jouta du glaive si rudement],
et qui tresperça les conrois [rangées] de ses ennemis par deus
ou par trois fois, et qui se combati si vassaument [courageusement], ou qui
entreprist ceste besongne si hardiëment, et qui fu trouvès entre
les mors et les bleciés navrés [frappés] moult durement,
et ne daigna onques fuïr en place ou il se trouvast.»
Pour
préparer l'étude du texte:
-
Selon le Prologue, quelle serait l'intention première du chroniqueur?
Quels seraient les destinataires des Chroniques?
-
Quelles sont les valeurs élogiées par Froissart?
Mort héroïque de Jean de Luxembourg
Le premier Livre des Chroniques rappelle les causes de la Guerre de Cent Ans et le début des opérations. La bataille de Crécy (1346) est un désastre pour l'armée française. C'est la que trouve la mort Jean de Luxembourg, roi de Bohême.
Le vaillant et noble roi de Bohême, qui s'appelait messire Jean de Luxembourg car il était fils de l'empereur Henri de Luxembourg, apprit par ses gens que la bataille était engagée; car quoiqu'il fût là en armes et en grand appareil guerrier, il n'y voyait goutte et était aveugle.
Informé par ses gens du cours désastrueux que prend la bataille pour les Français, le vieux roi se décide d'intervenir.
Alors
le vaillant roi adressa à ses gens des paroles très valeureuses:
«Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons. En
cette présente journée, je vous prie et vous requiers très
expressément que vous me meniez assez avant pour que je puisse donner
un coup d'épée.» Et ceux qui étaient auprès
de lui, songeant à son honneur et à leur avancement, lui obéirent.
Il y avait là, tenant son cheval par le frein, Le Moine de Basèle[74],
qui jamais ne l'eût abandonné de son plein gré; et il en
était de même de plusieurs bons chevaliers du comté de Luxembourg,
tous présents à ses côtés. Si bien que, pour s'acquitter
[de leur mission] et ne pas le perdre dans la mêlée, ils se lièrent
tous ensemble par les freins de leurs chevaux; et ils placèrent le roi
leur seigneur tout en avant, pour mieux satisfaire à son désir.
Et ils marchèrent ainsi à l'ennemi.
Il
est trop vrai que, sur une si grande armée et une telle foison de nobles
chevaliers que le roi de France alignait, bien peu de grands faits d'armes furent
accomplis, car la bataille commença tard, et les Français étaient
très las et fourbus dès leur arrivée. Toutefois les hommes
de coeur et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchaient toujours en
avant, et aimaient mieux mourir que de s'entendre reprocher une fuite honteuse.
Il y avait là le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte
de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d'Harcourt, le comte de Saint-Pol,
le comte de Namur, le comte d'Auxerre, le comte d'Aumale, le comte de Sancerre,
le comte de Sarrebruck, et un nombre infini de comtes, barons et chevaliers.
Il y avait là messire Charles de Bohême, qui se faisait appeler
et signait déjà «roi d'Allemagne» et en portait les
armes, qui vint en très belle ordonnance jusqu'à la bataille.
Mais quand il vit que l'affaire tournait mal pour eux, il s'en alla: je ne sais
pas quelle route il prit.
Ce
ne fut pas ainsi que se conduisit le bon roi son père, car il marcha
si avant sus eux ennemis qu'il donna un coup d'épée, voire trois,
voire quatre, et se battit avec une extrême vaillance. Et ainsi firent
tous ceux qui l'escortaient; et ils le servirent si bien et se jetèrent
si avant sur les Anglais que tous y restèrent. Pas un seul n'en revint
et on les trouva le lendemain, sur la place, autour du roi leur seigneur, leurs
chevaux tous liés ensemble.
Pour préparer l'étude du texte:
-
L'intérêt de ce texte est-il purement historique? En quoi les considérations
morales et esthétiques se mêlent-elles aux considérations
historiques?
-
Y a-t-il une correspondance entre ce récit et les idées exprimées
dans le prologue?
Les six bourgeois de Calais
C'est
peut-être le fragment le plus célèbre des Chroniques
de Froissart. Après la victoire de Crécy, Édouard III met
le siège devant Calais. Au bout d'une courageuse résistance de
onze mois, les assiégés sont réduits à négocier.
Le roi fait connaître ses conditions: il épargnera la ville à
condition que les six principaux bourgeois de la cité lui en apportent
la clé, vêtus d'une simple chemise et la corde au cou.
Alors
messire Jean de Vianes[75]
quitta les créneaux, gagna la place du marché et fit sonner la
cloche pour assembler les gens de toute condition dans la halle. Au son de la
cloche ils vinrent tous, hommes et femmes, car ils désiraient vivement
savoir les nouvelles, comme des gens si accablés par la famine qu'ils
étaient à bout de forces. Quand ils furent tous venus et assemblés
sur la place, hommes et femmes, messire Jean de Vianes leur communiqua, le moins
brutalement possible, les conditions, dans les termes mêmes où
elles ont été exprimées ci-dessus, et leur dit bien que
c'était la seule issue et qu'ils eussent à délibérer
et à donner prompte réponse à ce sujet. Quand ils entendirent
ce rapport, ils se mirent tous à crier et à pleurer, si fort et
si amèrement qu'il n'aurait pu se trouver coeur assez dur au monde pour
les voir et les entendre se lamenter de la sorte sans les prendre en pitié;
et ils furent sur le moment hors d'état de répondre et de parler.
Et messire Jean de Vianes lui-même était si apitoyé qu'il
en pleurait avec grande affliction.
Un
moment après, le plus riche bourgeois de la ville, qu'on nommait sire
Eustache de Saint-Pierre, se dressa et parla ainsi devant eux tous: «Seigneurs,
ce serait grande pitié et grand malheur de laisser périr une si
nombreuse population, par famine ou autrement, quand on y peut trouver remède.
Et au contraire ce serait grande charité, et grand mérite devant
Notre-Seigneur, si on pouvait la préserver de pareille calamité.
Pour ma part, j'ai si grande espérance de trouver grâce et pardon
auprès de Notre-Seigneur, si je meurs pour sauver cette population, que
je m'offre le premier. Et je me remettrai volontiers, vêtu seulement de
ma chemise, nu-tête, nu-pieds et la corde au cou, à la merci du
noble roi d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut prononcé
ces mots, chacun alla l'entourer d'une vénération attendrie, et
plusieurs hommes et femmes de se jeter à ses pieds en pleurant à
chaudes larmes; c'était grande pitié d'être présent,
et de les entendre et regarder.
Cinq autres bourgeois s'offrent à leur tour. Ils se mettent tous dans la tenue exigée par le roi.
Quand ils furent dans cet appareil, messire Jean de Vianes, monté sur une petite haquenée [jument], car il pouvait à grand'peine aller à pied, se mit en tête et prit la direction de la porte. En voyant alors les hommes et leurs femmes et leurs enfants pleurer, se tordre les mains et pousser de grands cris de détresse, il n'est coeur si dur au monde qui n'eût été pris de pitié. Ils avancèrent ainsi jusqu'à la porte, escortés de plaintes, de cris et de pleurs.
Les bourgeois sortent de la ville pour se présenter devant le roi d'Angleterre.
Le
roi se trouvait à cette heure dans sa chambre, en grande compagnie de
comtes, barons et chevaliers. Il apprit alors que ceux de Calais arrivaient
dans la tenue qu'il avait expressément prescrite; il sortit donc et parut
sur la place, devant son logis, avec tous ses seigneurs derrière lui;
il y vint en outre une grande foule, pour voir les gens de Calais et comment
les choses allaient tourner pour eux. Et la reine d'Angleterre en personne suivit
le roi son seigneur. Or voici venir monseigneur Gautier de Mauni[76]
et avec lui les bourgeois qui le suivaient; il descendit de cheval sur la place,
s'en vint vers le roi et lui dit: «Monseigneur, voici la délégation
de la ville de Calais, selon votre volonté.» Le roi ne dit pas
un mot mais jeta sur eux un regard plein de fureur, car il haïssait terriblement
les habitants de Calais pour les grands dommages et les contrariétés
que, par le passé, ils lui avaient causé sur mer.
Nos
six bourgeois se mirent sur-le-champ à genoux devant le roi et parlèrent
ainsi en joignant les mains: «Noble sire et noble roi, nous voici tous
les six, d'ancienne bourgeoisie de Calais et importants négociants. Nous
vous apportons les clés de la ville et du château de Calais et
vous les rendons pour en user à votre volonté; nous-mêmes
nous nous remettons, en l'état que vous voyez, à votre entière
discrétion, pour sauver le reste de la population de Calais; veuillez
donc avoir de nous pitié et merci dans votre haute magnanimité.»
Certes
il n'y eut alors sur la place seigneur, chevalier ni homme de coeur qui se pût
retenir de pleurer de franche pitié, ou qui pût parler d'un long
moment. Le roi fixa sur eux un regard très irrité, car il avait
le coeur si dur et en proie à un si grand courroux qu'il ne pouvait parler;
et quand il parla, ce fut pour ordonner qu'on leur coupât la tête
sur-le-champ. Tous les barons et chevaliers présents priaient le roi
en pleurant, et aussi instamment qu'ils le pouvaient, de vouloir bien avoir
d'eux pitié et merci; mais il ne voulut rien entendre.
Alors
parla messire Gautier de Mauni, disant: «Ah! noble sire, veuillez refréner
votre ressentiment. Vous avez renom et réputation de souveraine noblesse
et magnanimité. Gardez-vous donc à présent de faire chose
par laquelle ce renom serait tant soit peu diminué; qu'on ne puisse rien
dire de vous qui ne soit à votre honneur. Si vous n'avez pas pitié
de ces gens, tout le monde dira que ce fut grande cruauté de faire périr
ces honorables bourgeois qui, de leur propre volonté, se sont remis à
votre merci pour sauver les autres.» Sur ce, le roi se mit en colère
et dit: «Messire Gautier, n'insistez pas; il n'en sera point autrement:
qu'on fasse venir le coupe-tête. Les gens de Calais ont fait mourir tant
de mes hommes qu'il est équitable que ceux-ci meurent aussi.»
Alors
la noble reine d'Angleterre intervint avec beaucoup d'humilité; et elle
pleurait avec une si chaude pitié qu'on ne pouvait rester insensible.
Elle se jeta à genoux devant le roi son seigneur et dit: «Ah! noble
sire, depuis que j'ai fait la traversée en grand péril, vous le
savez, je ne vous ai adressé aucune prière ni demandé aucune
faveur. Mais à présent je vous prie humblement et vous demande
comme une faveur personnelle, pour l'amour du Fils de Sainte Marie et pour l'amour
de moi, de bien vouloir prendre ces hommes en pitié.»
Le
roi attendit un instant avant de parler et regarda la bonne dame, sa femme,
qui, toujours à genoux, pleurait à chaudes larmes. Son coeur en
fut touché, car il eût été peiné de la chagriner.
Il dit donc: «Ah! Madame, j'eusse mieux aimé que vous fussiez ailleurs
qu'ici. Vous me priez si instamment que je n'ose vous opposer un refus, et,
quoique cela me soit très dur, tenez, je vous les donne: faites-en ce
qu'il vous plaira». La bonne dame dit: «Monseigneur, très
grand merci.»
Gentilhomme chargé par Édouard III de faire connaître ses
conditions aux habitants de Calais.Alors la reine se leva, fit lever les six
bourgeois, leur fit ôter la corde du cou et les emmena avec elle dans
sa chambre; elle leur fit donner des vêtements et servir à dîner,
bien à leur aise; ensuite elle donna six nobles[77]
à chacun et les fit reconduire hors du camp sains et saufs.
Pour préparer l'étude du texte:
-
Relevez l'art du récit. Qu'est-ce qui le rend particulièrement
saisissant?
-
La tonalité des deux derniers paragraphes est-elle différente
de celle du reste du texte? Quel en est l'effet?
© Universitatea
din Bucuresti 2002.
No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page. Comments to: Mihaela VOICU; Text editor: Laura POPESCU; Last update: July, 2002 |