X. LA MÉMOIRE DES TEMPS.
CHRONIQUES ET MÉMOIRES


1. JEAN FROISSART (1337- après 1404)


            La carrière littéraire de Froissart est représentative pour le nouveau statut de l'écrivain à la fin du Moyen Âge. Successivement au service de Philippa de Hainaut, épouse du roi Édouard III d'Angleterre, du duc Wenceslas de Brabant ou du comte de Blois, il accumule des bénéfices qui assureront son indépendance. Sa création variée comprend, outre deux recueils de poèmes lyriques à forme fixe, des dits d'inspiration courtoise (Le Paradis d'Amour - 1361-1362, Le Dit de la Marguerite - 1364, L'Horloge amoureuse - 1368), des poèmes plus amples où l'allégorie se teinte d'une coloration autobiographique (L'Espinette amoureuse - 1369, La Prison amoureuse - 1371-1372, Le Joli Buisson de Jeunesse -1373), un roman arthurien en vers (Meliador - 1365-1380). Pourtant, c'est à ses monumentales Chroniques (quatre livres composés entre 1370 et 1400) qu'il doit sa gloire. Couvrant trois quarts du XIVe siècle (de 1325 à 1400), relevant d'un esprit chevalersque et courtois dont Froissart subit la fascination, les Chroniques ne restent pas moins, par le souci de l'information, par l'effort constant de dégager le sens des événements, une des sources capitales pour l'histoire de la Guerre de Cent Ans ainsi que pour celle de l'Europe Occidentale au XIVe siècle.

            Chroniques (1370-1400)
            Prologue
            Afin que les grans merveilles et li biau fait d'armes qui sont avenu par les grans guerres de France et d'Engleterre et des royaumes voisins, dont le roy et leurs consaulz [conseillers] sont cause, soient notablement [dûment] registré et ou temps present et a venir veü et cogneü, je me voel ensonniier de [me charger de] l'ordonner et mettre en prose selonch le vraie information que j'ay eü des vaillans hommes, chevaliers et escuiers, qui les ont aidié a acroistre, et ossi de aucuns rois d'armes et leurs mareschaus, qui par droit sont et doivent estre juste inquisiteur et raporteur de tels besongnes.
            Or ai je mis ou premier chief de mon proeme [prologue] que je voel parler et trettier de grans mervelles. Voirement se poront et deveront bien tout chil qui ce livre liront et veront esmervillier des grans aventures qu'il y trouveront; car je croi que, depuis la creation dou monde et que on se commença premierement a armer [porter armes], on ne trouveroit en nulle hystore tant de merveilles ne de grans fais d'armes, selonch se quantité, comme il sont avenu par les guerres dessus dittes[73], tant par terre com par mer, et dont je vous ferai en sievant [dans ce qui suit] mention. Mais ançois [avant] que j'en commence a parler, je voel un petit tenir et demener [traiter] le pourpos [sujet] de proece, car c'est une si noble vertu et de si grant recommendation que on ne le doit mies passer trop briefment, car elle est mere materiele et lumiere des gentilz hommes, et si com la busce [bûche] ne poet ardoir sans feu, ne poet li gentilz homs venir a parfaite honneur ne a le glore [gloire] dou monde sans proëce.
            Or doient donc tout jone gentil homme qui se voellent avancier avoir ardant desir d'acquerre le fait et le renommee de proëce, par quoi il soient mis et compté au nombre des preus, et regarder et considerer comment leur predecesseur, dont il tiennent leurs hyretages et portent, espoir, les armes, sont honnouré et recommendé par leurs biens fais [hauts faits]. Je sui seürs que, se il regardent et lisent en ce livre, que il trouveront otant de grans fais et de belles apertises d'armes [exploits militaires], de durs rencontres, de fors assaus, de fieres batailles et de tous autres maniëments d'armes, qui se descendent des membre de proëce [qui composent autant de membres de la prouesse], que en nulle hystore dont on puist parler, tant soit anchiienne ne nouvelle. Et ce sera a yaus [yeux] matere et exemples de yaus encoragier en bien faisant [à faire de belles actions], car la memore des bons et li recors des preus atisent et enflament par raison les coers des jones bacelers [jeune homme aspirant à devenir chevalier], qui tirent et tendent a toute perfection d'onneur, de quoi proëce est li principaus chiés et li certains ressors [dont la prouesse est la source et l'aboutissement].
            Si ne voel je mies que nulz bacelers soit excusés de non li armer et sievir les armes [suivre la carrière des armes] par defaute de mise et de chavance [faute de moyens], se il a corps et membres ables [habiles] et propisses [aptes] a ce faire, més voel qu'il les aherde [s'y attache] de bon corage et prende de grant volenté. Il trouvera tantost de haus signeurs et nobles qui l'ensonnieront [se chargeront de lui], se il le vaut [s'il en est digne], et le aideront et avanceront, se il le dessert [s'il le mérite], et le pourveront selonch son bien fait [...]. Li noms de preu est si haus et si nobles, et la vertu si clere et si belle que elle resplendist en ces sales et en ces places ou il a assamblee et fuison [où se réunissent] de grans signeurs, et se remoustre dessus [s'élève au dessus] tous les autres, et l'ensengne on [on le montre] au doi et dist on: «Vela cesti qui mist ceste cevaucie [qui mena cette chevauchée] ou ceste armee sus, et qui ordonna ceste bataille si faiticement et le gouverna si sagement, et qui jousta de fier de glave se reddement [qui jouta du glaive si rudement], et qui tresperça les conrois [rangées] de ses ennemis par deus ou par trois fois, et qui se combati si vassaument [courageusement], ou qui entreprist ceste besongne si hardiëment, et qui fu trouvès entre les mors et les bleciés navrés [frappés] moult durement, et ne daigna onques fuïr en place ou il se trouvast.»

            Pour préparer l'étude du texte:
            - Selon le Prologue, quelle serait l'intention première du chroniqueur? Quels seraient les destinataires des Chroniques?
            - Quelles sont les valeurs élogiées par Froissart?

            Mort héroïque de Jean de Luxembourg

            Le premier Livre des Chroniques rappelle les causes de la Guerre de Cent Ans et le début des opérations. La bataille de Crécy (1346) est un désastre pour l'armée française. C'est la que trouve la mort Jean de Luxembourg, roi de Bohême.

            Le vaillant et noble roi de Bohême, qui s'appelait messire Jean de Luxembourg car il était fils de l'empereur Henri de Luxembourg, apprit par ses gens que la bataille était engagée; car quoiqu'il fût là en armes et en grand appareil guerrier, il n'y voyait goutte et était aveugle.

            Informé par ses gens du cours désastrueux que prend la bataille pour les Français, le vieux roi se décide d'intervenir.

            Alors le vaillant roi adressa à ses gens des paroles très valeureuses: «Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons. En cette présente journée, je vous prie et vous requiers très expressément que vous me meniez assez avant pour que je puisse donner un coup d'épée.» Et ceux qui étaient auprès de lui, songeant à son honneur et à leur avancement, lui obéirent. Il y avait là, tenant son cheval par le frein, Le Moine de Basèle[74], qui jamais ne l'eût abandonné de son plein gré; et il en était de même de plusieurs bons chevaliers du comté de Luxembourg, tous présents à ses côtés. Si bien que, pour s'acquitter [de leur mission] et ne pas le perdre dans la mêlée, ils se lièrent tous ensemble par les freins de leurs chevaux; et ils placèrent le roi leur seigneur tout en avant, pour mieux satisfaire à son désir. Et ils marchèrent ainsi à l'ennemi.
            Il est trop vrai que, sur une si grande armée et une telle foison de nobles chevaliers que le roi de France alignait, bien peu de grands faits d'armes furent accomplis, car la bataille commença tard, et les Français étaient très las et fourbus dès leur arrivée. Toutefois les hommes de coeur et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchaient toujours en avant, et aimaient mieux mourir que de s'entendre reprocher une fuite honteuse. Il y avait là le comte d'Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d'Harcourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d'Auxerre, le comte d'Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Sarrebruck, et un nombre infini de comtes, barons et chevaliers. Il y avait là messire Charles de Bohême, qui se faisait appeler et signait déjà «roi d'Allemagne» et en portait les armes, qui vint en très belle ordonnance jusqu'à la bataille. Mais quand il vit que l'affaire tournait mal pour eux, il s'en alla: je ne sais pas quelle route il prit.
            Ce ne fut pas ainsi que se conduisit le bon roi son père, car il marcha si avant sus eux ennemis qu'il donna un coup d'épée, voire trois, voire quatre, et se battit avec une extrême vaillance. Et ainsi firent tous ceux qui l'escortaient; et ils le servirent si bien et se jetèrent si avant sur les Anglais que tous y restèrent. Pas un seul n'en revint et on les trouva le lendemain, sur la place, autour du roi leur seigneur, leurs chevaux tous liés ensemble.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - L'intérêt de ce texte est-il purement historique? En quoi les considérations morales et esthétiques se mêlent-elles aux considérations historiques?
            - Y a-t-il une correspondance entre ce récit et les idées exprimées dans le prologue?

            Les six bourgeois de Calais

            C'est peut-être le fragment le plus célèbre des Chroniques de Froissart. Après la victoire de Crécy, Édouard III met le siège devant Calais. Au bout d'une courageuse résistance de onze mois, les assiégés sont réduits à négocier. Le roi fait connaître ses conditions: il épargnera la ville à condition que les six principaux bourgeois de la cité lui en apportent la clé, vêtus d'une simple chemise et la corde au cou.

            Alors messire Jean de Vianes[75] quitta les créneaux, gagna la place du marché et fit sonner la cloche pour assembler les gens de toute condition dans la halle. Au son de la cloche ils vinrent tous, hommes et femmes, car ils désiraient vivement savoir les nouvelles, comme des gens si accablés par la famine qu'ils étaient à bout de forces. Quand ils furent tous venus et assemblés sur la place, hommes et femmes, messire Jean de Vianes leur communiqua, le moins brutalement possible, les conditions, dans les termes mêmes où elles ont été exprimées ci-dessus, et leur dit bien que c'était la seule issue et qu'ils eussent à délibérer et à donner prompte réponse à ce sujet. Quand ils entendirent ce rapport, ils se mirent tous à crier et à pleurer, si fort et si amèrement qu'il n'aurait pu se trouver coeur assez dur au monde pour les voir et les entendre se lamenter de la sorte sans les prendre en pitié; et ils furent sur le moment hors d'état de répondre et de parler. Et messire Jean de Vianes lui-même était si apitoyé qu'il en pleurait avec grande affliction.
            Un moment après, le plus riche bourgeois de la ville, qu'on nommait sire Eustache de Saint-Pierre, se dressa et parla ainsi devant eux tous: «Seigneurs, ce serait grande pitié et grand malheur de laisser périr une si nombreuse population, par famine ou autrement, quand on y peut trouver remède. Et au contraire ce serait grande charité, et grand mérite devant Notre-Seigneur, si on pouvait la préserver de pareille calamité. Pour ma part, j'ai si grande espérance de trouver grâce et pardon auprès de Notre-Seigneur, si je meurs pour sauver cette population, que je m'offre le premier. Et je me remettrai volontiers, vêtu seulement de ma chemise, nu-tête, nu-pieds et la corde au cou, à la merci du noble roi d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut prononcé ces mots, chacun alla l'entourer d'une vénération attendrie, et plusieurs hommes et femmes de se jeter à ses pieds en pleurant à chaudes larmes; c'était grande pitié d'être présent, et de les entendre et regarder.

            Cinq autres bourgeois s'offrent à leur tour. Ils se mettent tous dans la tenue exigée par le roi.

            Quand ils furent dans cet appareil, messire Jean de Vianes, monté sur une petite haquenée [jument], car il pouvait à grand'peine aller à pied, se mit en tête et prit la direction de la porte. En voyant alors les hommes et leurs femmes et leurs enfants pleurer, se tordre les mains et pousser de grands cris de détresse, il n'est coeur si dur au monde qui n'eût été pris de pitié. Ils avancèrent ainsi jusqu'à la porte, escortés de plaintes, de cris et de pleurs.

            Les bourgeois sortent de la ville pour se présenter devant le roi d'Angleterre.

            Le roi se trouvait à cette heure dans sa chambre, en grande compagnie de comtes, barons et chevaliers. Il apprit alors que ceux de Calais arrivaient dans la tenue qu'il avait expressément prescrite; il sortit donc et parut sur la place, devant son logis, avec tous ses seigneurs derrière lui; il y vint en outre une grande foule, pour voir les gens de Calais et comment les choses allaient tourner pour eux. Et la reine d'Angleterre en personne suivit le roi son seigneur. Or voici venir monseigneur Gautier de Mauni[76] et avec lui les bourgeois qui le suivaient; il descendit de cheval sur la place, s'en vint vers le roi et lui dit: «Monseigneur, voici la délégation de la ville de Calais, selon votre volonté.» Le roi ne dit pas un mot mais jeta sur eux un regard plein de fureur, car il haïssait terriblement les habitants de Calais pour les grands dommages et les contrariétés que, par le passé, ils lui avaient causé sur mer.
            Nos six bourgeois se mirent sur-le-champ à genoux devant le roi et parlèrent ainsi en joignant les mains: «Noble sire et noble roi, nous voici tous les six, d'ancienne bourgeoisie de Calais et importants négociants. Nous vous apportons les clés de la ville et du château de Calais et vous les rendons pour en user à votre volonté; nous-mêmes nous nous remettons, en l'état que vous voyez, à votre entière discrétion, pour sauver le reste de la population de Calais; veuillez donc avoir de nous pitié et merci dans votre haute magnanimité.»
            Certes il n'y eut alors sur la place seigneur, chevalier ni homme de coeur qui se pût retenir de pleurer de franche pitié, ou qui pût parler d'un long moment. Le roi fixa sur eux un regard très irrité, car il avait le coeur si dur et en proie à un si grand courroux qu'il ne pouvait parler; et quand il parla, ce fut pour ordonner qu'on leur coupât la tête sur-le-champ. Tous les barons et chevaliers présents priaient le roi en pleurant, et aussi instamment qu'ils le pouvaient, de vouloir bien avoir d'eux pitié et merci; mais il ne voulut rien entendre.
            Alors parla messire Gautier de Mauni, disant: «Ah! noble sire, veuillez refréner votre ressentiment. Vous avez renom et réputation de souveraine noblesse et magnanimité. Gardez-vous donc à présent de faire chose par laquelle ce renom serait tant soit peu diminué; qu'on ne puisse rien dire de vous qui ne soit à votre honneur. Si vous n'avez pas pitié de ces gens, tout le monde dira que ce fut grande cruauté de faire périr ces honorables bourgeois qui, de leur propre volonté, se sont remis à votre merci pour sauver les autres.» Sur ce, le roi se mit en colère et dit: «Messire Gautier, n'insistez pas; il n'en sera point autrement: qu'on fasse venir le coupe-tête. Les gens de Calais ont fait mourir tant de mes hommes qu'il est équitable que ceux-ci meurent aussi.»
            Alors la noble reine d'Angleterre intervint avec beaucoup d'humilité; et elle pleurait avec une si chaude pitié qu'on ne pouvait rester insensible. Elle se jeta à genoux devant le roi son seigneur et dit: «Ah! noble sire, depuis que j'ai fait la traversée en grand péril, vous le savez, je ne vous ai adressé aucune prière ni demandé aucune faveur. Mais à présent je vous prie humblement et vous demande comme une faveur personnelle, pour l'amour du Fils de Sainte Marie et pour l'amour de moi, de bien vouloir prendre ces hommes en pitié.»
            Le roi attendit un instant avant de parler et regarda la bonne dame, sa femme, qui, toujours à genoux, pleurait à chaudes larmes. Son coeur en fut touché, car il eût été peiné de la chagriner. Il dit donc: «Ah! Madame, j'eusse mieux aimé que vous fussiez ailleurs qu'ici. Vous me priez si instamment que je n'ose vous opposer un refus, et, quoique cela me soit très dur, tenez, je vous les donne: faites-en ce qu'il vous plaira». La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.»
Gentilhomme chargé par Édouard III de faire connaître ses conditions aux habitants de Calais.Alors la reine se leva, fit lever les six bourgeois, leur fit ôter la corde du cou et les emmena avec elle dans sa chambre; elle leur fit donner des vêtements et servir à dîner, bien à leur aise; ensuite elle donna six nobles[77] à chacun et les fit reconduire hors du camp sains et saufs.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - Relevez l'art du récit. Qu'est-ce qui le rend particulièrement saisissant?
            - La tonalité des deux derniers paragraphes est-elle différente de celle du reste du texte? Quel en est l'effet?

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Comments to: Mihaela VOICU; Text editor: Laura POPESCU; Last update: July, 2002