Vous etes ici: Accueil > Droit des auteurs, droit du public > imprimer cet article

La propriété intellectuelle, c’est le vol

Publié le dimanche 8 avril 2001. Mis en ligne le dimanche 8 avril 2001.

"Les produits génériques -contre le sida- sont des actes de piraterie qui seront éradiqués comme l’avait été la piraterie au XVIIe siècle", déclarait le président d’un grand groupe pharmaceutique, avant d’offrir de fabriquer lui-même les produits incriminés. Dans le même jeu de protestation et de récupération, les industries du disque ont d’abord attaqué Napster pour distribution illicite de chansons, avant que l’un des groupes industriels concernés, Bertelsmann, ne lui propose une alliance. L’ordre des problèmes posés n’est certes pas le même. L’extrême légèreté des questions soulevées par le piratage des Rolling Stones grâce à Napster ne se compare pas à l’insoutenable douleur des victimes du sida. Mais c’est souvent le propre des révolutions que d’unifier sous un même étendard des horizons radicalement différents.

L’équation est, de fait, dans les deux cas, identique. La propriété intellectuelle rompt avec le schéma de la propriété tout court. Une chanson ou une formule chimique ne s’achètent ni ne se consomment au sens usuel du terme. Elles sont des idées, et non pas des objets, et survivent aux usages privatifs qui en sont faits. Acheter une maison ou une paire de chaussures, c’est revendiquer le monopole légal de leur usage : je suis, moi, dans mes chaussures et non pas toi, sauf si je veux bien te les prêter. Principes en vertu desquels "cordonnier est maître chez soi", et qui font figurer la propriété dans les droits "inaliénables et sacrés" de l’homme moderne.

La propriété intellectuelle est d’une tout autre nature. Lorsqu’une idée a été trouvée, rien ne fait obstacle à son usage par tous, sinon la propriété intellectuelle elle-même. Alors que la propriété tout court rend possible l’appropriation d’un objet, le droit de propriété intellectuelle la res- treint. Mourir d’une maladie dont le remède existe déjà n’est pas comme envier le propriétaire d’une paire de mocassins qu’on voudrait porter à sa place : ce n’est pas seulement injuste au sens ordinaire du terme, c’est inutile, "inefficient" au sens économique. Les jeunes qui utilisent Napster ne raisonnent pas autrement.

Pourquoi ne pas partager des biens qui ne demandent qu’à l’être ? Poussé trop loin, l’argument ne se retourne-t-il pas contre ses auteurs : si tout est gratuit, qui voudra produire les biens concernés ? La gratuité ne peut certes être totale, mais la frontière qui en cerne les contours n’est pas fixe. Longtemps, les journaux se sont inquiétés de ce que la parution en ligne de leurs contenus vampirise leurs ventes. Ils ont finalement découvert qu’elle pouvait fonctionner comme un relais leur permettant de densifier leur offre, tout en économisant sur une denrée qui est, elle, véritablement rare, le papier. De même, lorsque les magnétoscopes ont été inventés, les studios hollywoodiens ont tout d’abord pris peur. Comment gagner sa vie si les films commencent à circuler "librement" ? Aujourd’hui, pourtant, la plus grande part de leurs profits vient de la vente et de la location des cassettes.

Où est l’erreur ? Tout simplement en ceci : un film, comme une chanson ou une formule chimique, ne demande qu’à circuler librement une fois qu’il a été fabriqué. Quels que soient ses mérites, le système de distribution en salle lie, en fait, deux produits radicalement distincts : le film lui-même et une technique de présentation qui est totalement différente. Entrer dans une salle de cinéma est un acte de consommation standard : c’est mon siège et non le tien que je paie pour pouvoir m’asseoir. On continue d’aller en salle pour profiter des écrans géants ou sortir entre amis, tout comme on va encore au restaurant malgré le four à micro-ondes. Mais la vidéo a rendu possible que la consommation du film soit séparée de cette seconde composante, donnant au film la capacité d’être librement vu, revu, prêté aux voisins ou aux grands-parents. Le produit s’est trouvé un nouvel équilibre économique, plus proche de sa nature originelle.

AUTRES CRITÈRES

Dans le cas des CD qui s’échangent entre ordinateurs, la situation est a priori différente. Il est, il sera bientôt extrêmement facile de copier le produit et de le diffuser alors que, dans le cas de la vidéo, il fallait un deuxième magnétoscope, passer du temps à l’enregistrer et recommencer pour chaque copie. On ne peut donc pas exclure que l’industrie du disque subisse l’impact de technologies poussant à la gratuité. Pour autant, est-ce que la chanson en général et les chanteurs en particulier en souffriront ? On ne peut s’empêcher de noter tout d’abord que les artistes ne s’approprient qu’une part faible des recettes totales. Celles-ci sont certes élevées du fait de coûts importants, mais ce sont ceux-là mêmes qu’Internet réduirait considérablement.

Les industriels arguent qu’ils jouent un rôle de filtre, de promotion, et permettent de faire connaître et de produire les artistes. De fait, nul ne saurait croire qu’une rencontre éthérée entre l’artiste et le public puisse surgir spontanément, sans relais ni médiateurs. Rien n’empêche toutefois de penser que d’autres vecteurs rempliront ce rôle. Les revues pourront peut-être jouer mieux que par le passé le rôle principalement tenu aujourd’hui par les campagnes de promotion. Les concerts redeviendront peut-être aussi, comme ils l’étaient jadis, le moyen par lequel les artistes seront rémunérés, à l’image des scientifiques dont les œuvres circulent librement et qui vivent en accomplissant d’autres tâches : enseigner, donner des conférences, encadrer de jeunes chercheurs...

En toute hypothèse, les problèmes posés par l’aspiration à la gratuité ne seront pas résolus par une grille de lecture unique. En ce qui concerne les droits de l’artiste, il serait par exemple fort utile de distinguer droits d’auteur et droits de l’auteur. Nombre d’artistes ou écrivains dont les œuvres dorment dans les coffres de leur maison d’édition seraient favorables à ce qu’elles circulent librement, passé un temps de latence qui peut être flexible et dont il serait juge. De façon générale, la propriété intellectuelle devra apprendre à être jugée à l’aune d’autres critères que ceux qui protègent la propriété tout court. A l’image du droit de la concurrence, elle doit être rapportée à des fins et non à des principes. Ainsi, malgré les protestations qu’ils ont suscitées de la part des industriels, les produits génériques ne constituent pas un manque à gagner pour les entreprises pharmaceutiques, lesquelles n’ont jamais inclus dans leurs perspectives de profits les ventes aux pays pauvres.

Où est, en ce cas, le préjudice ? En se dépêchant, sitôt l’élection de Bush, de porter plainte contre les producteurs de produits génériques dans les pays pauvres, les firmes pharmaceutiques ont commis une erreur d’appréciation considérable. Après avoir pris parti pour les industries pharmaceutiques, le représentant commercial américain les a critiquées mezza voce, ce que la presse américaine veut désormais l’obliger à reconnaître tout haut. La démarche des firmes pharmaceutiques a mieux fait pour populariser la cause "adverse" que celle-ci n’aurait pu espérer faire par ses propres moyens.

Les artisans de la gratuité apparaissent comme tout, sauf des pirates, au sens où on l’entendait jadis. Ils ne détournent pas à leur profit personnel les richesses d’un autre mais donnent plutôt à voir qu’ils les font fructifier. Ce pourquoi ils sont si souvent rejoints, a posteriori, par ceux qui les dénoncent.

Cet article de Daniel Cohen a été publié dans le journal le Monde le 8 avril 2001.