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le couteau


Chart Korbjitti


Cette nouvelle, écrite en thaï en janvier 1983, est parue en français dans Une Histoire ordinaire de Tchât Kopjitti [Chart Korbjitti] publiée aux Éditions Philippe Picquier, Paris, 1992; ouvrage épuisé.


Du même auteur :
La Chute de Fak | Sonne l'heure

>> The personal knife | The judgment | Mad dogs & co | Time | An ordinary story (and others less so)

 

 

Nous sommes arrivés à la soirée à sept heures exactement. Mon fils montrait nettement son appréhension et ma femme avait l’air plutôt pressée, ce qui lui est inhabituel et que je mis sur le compte de la faim, car ce genre de soirée, où elle m’avait accompagné maintes fois, n’était plus pour l’exciter.

La vaste salle de réception était illuminée par un chandelier central. L’assistance était assez dense. Un piano jouait en sourdine, et le brouhaha des conversations, le tintement des glaçons dans les verres et le chuintement des boissons lentement versées se mêlaient de façon discordante. L’épais tapis rouge sang étouffait les pas.

Je cherchai en vain notre hôte et, conformément à l’étiquette, présentai brièvement ma femme et mon fils à quelques-uns des invités avant de gagner notre table. En d’autres occasions, sans doute me serais-je attardé à bavarder et à boire en attendant le début du banquet. Ce soir, toutefois, il fallait que je me consacre à mon fils pour lui expliquer certaines choses et éviter tout malentendu qui pourrait gâcher cet événement d’une importance exceptionnelle pour lui, car il allait déterminer s’il était bien de ma trempe ou s’il serait ravalé au rang d’être inférieur, ce que ni ma femme ni moi ne souhaitions. Il était important que je lui soutienne le moral, afin qu’il se montre à la hauteur dans cette épreuve décisive.

« Bois un peu », lui dis-je en lui tendant un verre que je venais de prélever sur le plateau d’un des serveurs.

« Vas-y doucement », me chuchota ma femme, craignant sans doute que notre fils ne soit ivre avant le moment crucial.

Lorsque nous sommes arrivés à la table qui nous était réservée, le serveur nous salua d’une inclinaison du buste et nous fit asseoir l’un après l’autre. Ses manières courtoises et policées cachaient mal sa crainte.

Je m’installai confortablement, retirai lentement mon couteau de son fourreau et le posai à l’endroit prescrit sur la table. Ma femme sortit son propre couteau de son sac à main, remit le fourreau dans le sac et déposa le couteau devant elle sur la table. C’était un objet finement ciselé muni d’un fort beau manche en ivoire, comme il sied aux femmes qui aiment les beaux objets, et il était aussi aiguisé que le dard d’un serpent.

« Sors ton couteau », enjoignit-elle à notre fils.

Il avait toujours l’air paniqué. D’une main tremblante, il sortit lentement son propre couteau, dont l’éclat de la lame me frappa l’œil, et le déposa gauchement sur son support. Je l’avais personnellement accompagné l’acheter après qu’il avait reçu l’autorisation de posséder son propre couteau – une autorisation que peu de gens ont la bonne fortune d’obtenir. Parmi la population de toute la ville, on peut compter sur les doigts d’une main ceux qui, comme nous, ont droit à leur propre couteau, les autres étant considérés comme des êtres inférieurs.

« Prends-en bien soin : tu vas devoir t’en servir en toute occasion, où que ce soit, que tu aies faim ou non. Souviens-toi que tu ne dois jamais te séparer de ton couteau. » Je me rappelai ces propos de mon propre père et il était temps, ce soir, de les communiquer à mon tour à mon fils.

« Souviens-toi : ton couteau doit être toujours aiguisé et prêt à servir en toute occasion.

– Je… J’ai pas le courage de le faire, papa.

– Comment peux-tu dire une chose pareille ? Je suis une vraie femme et je n’ai jamais eu peur, intervint ma femme.

– Exactement ce que je t’ai dit la première fois. Allons, reprends donc un verre. »

Je levai mon verre sans même regarder le serveur, sachant parfaitement qu’il se devait d’être prêt à exécuter un ordre à tout instant, car c’est le genre d’individu qui n’a pas droit à un couteau et qui doit se garder d’indisposer quelqu’un comme moi.

« Méfie-toi de celui-là, dis-je à mon fils. Le moment voulu, évite de te trouver à côté de lui. C’est un tricheur.

– L’homme au costume beige, dit ma femme en le désignant du doigt à la dérobée.

– Ne le regarde pas. Écoute-moi plutôt. Quand on est rassemblés, il laisse tomber son couteau et plusieurs y ont laissé un doigt – merci. Allons, reprends un verre. Ça va être l’heure. »

Je fis servir un autre verre à mon fils.

« Même si tu fais désormais partie de ceux qui possèdent leur propre couteau, ne fais jamais confiance à personne, ajouta ma femme.

– Quand on s’assemble pour le festin, fais bien attention ; ne t’éloigne pas de tes parents.

– Bonsoir. »

Ma femme saluait mains jointes quelqu’un derrière moi et je me retournai.

« Bonsoir. »

Je me levai et nous nous serrâmes la main.

« Salue donc ton ‘oncle’. »

Mon fils salua en joignant les mains.

« Oui, c’est mon fils. Il vient juste d’être autorisé à posséder son propre couteau, aujourd’hui même. »

« Ah, ah… quel magnifique couteau ! » dit-il en jetant un regard de biais à la table. Il s’empara du couteau et en tâta la lame. « Et bigrement affûté, dit-il à mon fils.

– Mon père l’a choisi avec moi.

– Et ce soir vous allez lui apprendre à s’en servir, me dit-il en reposant le couteau à sa place.

– Oui, c’est sa première fois.

– Parfait, parfait. Assis tout près de la desserte… Bien joué. »

Il eut un rire amical à l’adresse de mon fils puis s’éloigna en passant devant le serveur, qui baissa les yeux.

« Sa compagnie exporte des êtres inférieurs dans le monde entier.

– Il doit être très riche, non, papa ?

– Comment, ‘riche’ ? intervint ma femme. Le terme ‘riche’ ne s’applique pas quand on mesure l’étendue de ses biens.

– C’est l’hôte de cette soirée.

– Il la donne en quel honneur ?

– Rien d’important. Une occasion de se distraire, rien de plus.

– Nous avons pensé que, puisque tu possèdes à présent ton propre couteau, tu te devais de l’essayer. Au début, on s’est dit que tu l’essaierais à la maison, mais, à la réflexion, on a trouvé qu’il serait mieux qu’on t’accompagne à cette soirée… »

Ma femme se fendit d’une longue explication. Mon fils l’écoutait immobile, et comme indifférent. Je me disais qu’il aurait dû manifester davantage d’enthousiasme et je commençais à me demander s’il n’allait pas s’avérer n’être qu’un être inférieur. Son regard n’avait pas cette expression affamée qui est la nôtre. Ne se rendait-il pas compte de la chance qui était la sienne de disposer de son propre couteau ? Une masse de gens faisaient en vain des pieds et des mains pour en obtenir un. Certains vendaient leurs père et mère, leurs frères et sœurs, voire eux-mêmes, pour obtenir ce droit ; d’autres allaient chercher des appuis à l’étranger ; d’autres encore enfreignaient délibérément la loi pour se procurer un couteau. Mon fils, lui, n’avait rien connu de tel : il avait suffi que je transfère à son nom deux des compagnies du groupe pour qu’il ait aussitôt le droit de posséder son propre couteau. Peut-être était-ce parce que ça avait été si facile qu’il ne manifestait pas le moindre intérêt.

« Tout se passera très bien, tu verras. Tu n’as rien à craindre. Nous serons à tes côtés pour t’aider à tout instant, conclut ma femme.

– Je ne peux pas, maman. C’est… c’est dégoûtant. C'est ignoble.

– Si tu veux être la brebis galeuse de la famille, libre à toi. Mais réfléchis bien, car ta vie va changer à tout jamais. Tu seras un être inférieur. Bientôt, tu auras femme et enfants et, quand vous aurez faim, tu seras forcé de les vendre dans la rue, et ceux qui ont leur propre couteau les dépècerons et les désosseront, ils boiront leur sang et suceront leur moelle – même toi. À ce moment-là, ne viens pas te plaindre à nous, nous ne pourrons plus rien pour toi. »

Je ne voulais pas le menacer mais simplement lui dire la vérité, mais sans doute mon ton trahissait-il ma mauvaise humeur.

« Rappelle-toi quand on vient nous vendre des êtres inférieurs à la maison. As-tu remarqué comment ces êtres que nous achetons un ou deux à la fois finissent par disparaître ? lui dit ma femme du ton impérieux qu’elle prenait pour s’adresser à un être inférieur.

– Je sais. C’est pour ça que je trouve que c’est répugnant et que je les plains.

– Comment peux-tu parler de la sorte quand tu n’as même pas essayé, dis-je à mon fils d’un ton plus conciliant. Ça fait longtemps que je voulais que tu essaies, mais tu n’avais pas encore ton couteau. Aujourd’hui, nous t’avons accompagné – essaie au moins. Si ça ne te plaît toujours pas, je ne t’en voudrai pas. D’accord ? »

Il ne répondit rien et resta assis là, tête basse.

« Bois encore un peu, ça t’aidera », lui dis-je.

Il leva son verre puis le reposa. Il regardait le serveur à notre table et je savais qu’il éprouvait de la compassion pour les êtres inférieurs…

Soudain, le piano cessa de jouer, la lumière baissa, les gens debout gagnèrent leur table et le silence se fit dans la pénombre. Un spot illumina l’estrade, sur laquelle notre hôte prit place. Avec la voix sonore et empreinte d’autorité qui sied aux gens de notre espèce, il dit : « Bonsoir, mesdames et messieurs. Je vous prie de m’accorder quelques instants d’attention avant qu’il ne soit l’heure du repas que j’ai fait préparer pour nous tous. »

Ma femme déplia la serviette de mon fils qu’elle avait achetée pour l’occasion et qu’elle m’avait montrée plus tôt dans la soirée. Son étoffe grise finement brodée ajoutait une note de dignité à la tenue de notre fils. Je dépliai ma propre serviette, que le serveur se tint prêt à me nouer autour du cou. Ma femme noua la serviette autour du cou de notre fils puis entreprit de nouer la sienne avec la dextérité propre aux épouses de notre condition.

Chacun nouait sa serviette dans la pénombre, comme autant de chefs de grands restaurants qui s’apprêtent à dépecer les viandes mais craignent que le sang ne gicle et macule leurs chemises impeccables.

Des bravos crépitèrent dans toute la salle et, quand ils se furent apaisés, la lumière se raviva. La porte de droite s’ouvrit et tous les regards se tournèrent vers elle. On faisait entrer un lit roulant sur lequel reposait le corps d’un jeune homme, nu à l’exception des sangles d’acier qui enserraient sa taille, ses bras et ses jambes. Sa tête était entièrement prise dans une boîte de fer carrée scellée à l’armature du lit. Nul ne pouvait voir son visage, nul ne savait qui c’était. Suivit un lit roulant identique au premier, à ceci près que le corps nu était celui d’une jeune fille.

« Pourquoi leur met-on la tête dans une boîte, papa ? demanda mon fils.

– C’est la loi. Au moment du partage, on ne doit pas se laisser émouvoir par leurs regards suppliants et leurs appels au secours.

– Pas question d’en avoir pitié, dit ma femme. Ces êtres inférieurs sont nés pour être consommés par des gens de notre condition. Si on les prenait en pitié, cela nous couperait l’appétit… »

À voir les deux corps exhibés en pleine lumière, notre hôte avait bien fait les choses. Leurs formes étaient appétissantes. On leur avait rasé tous les poils et on les avait lavés avec soin. La peau de la jeune fille était lisse et rose du sang qui irriguait sa chair. Assurément, il n’y avait rien à redire à un tel festin.

Les deux corps allongés respiraient dans la lumière, cernés de regards affamés.

« L’heure est venue de festoyer ; je vous invite à commencer les agapes et je vous remercie », dit l’hôte en quittant le podium. Ces mots déclenchèrent un grand remue-ménage dans l’assistance.

« Allons-y ou il ne va rien rester, s’écria ma femme en empoignant son couteau et en se levant.

– Je… je peux pas, dit mon fils d’une voix tremblante.

– Allons, bon ! Quoi encore ? m’exclamai-je, de mauvaise humeur.

– Viens donc. Si tu n’essaies pas, tu ne sauras jamais. Regarde les autres, ils y vont tous, lui dit ma femme en le prenant par la main et en le forçant à se lever.

– N’oublie pas ton couteau, lui dis-je d’un ton menaçant.

– Regarde, si ce n’était pas bon, ils ne se précipiteraient pas tous ainsi », entendis-je ma femme lui dire à voix basse.

J’atteignis la desserte avant eux et, sans plus me soucier de rien, je pris une assiette et me dirigeai vers la couche de la jeune fille, cherchant un espace où m’insérer. On lui avait déjà tranché les deux seins et le sang coulait à flots. Le corps était secoué de spasmes mais ne pouvait se dégager du carcan d’acier.

Je choisis un morceau près des côtes. La chair à cet endroit-là tressautait et se plissait, résistant à la lame de façon amusante. Je détachai une tranche et l’étalai sanguinolente dans l’assiette.

Quelqu’un s’attaqua au poignet et le sang m’éclaboussa le visage. Je me retournai, l’homme s’excusa et me montra la main qu’il venait de détacher du bras et qui tressaillait encore, ce qui nous fit éclater de rire. Il mit la main sauteuse dans son assiette. « J’adore les doigts, ils craquent sous la dent », me dit-il avec un sourire éclatant.

Je regardai le corps qu’on dépeçait à une vitesse étonnante dans un ballet effréné de couteaux personnels. Je découpai une belle tranche dans la hanche et la soulevai pour la mettre dans mon assiette, mais une partie des viscères vint avec, mêlée de sang. Je n’aime pas les tripes et, estimant que j’en avais assez dans l’assiette, je retournai à ma table.

« Oh, elle a un petit dans le ventre ! » s’exclama une femme d’un ton ravi.

Je ne me retournai pas. Plus rien n’importait que la viande saignante dans l’assiette que je rapportais avec précaution à la table.

Ma femme et mon fils n’étaient pas encore revenus. Je fis signe au serveur de dénouer ma serviette, qui était maculée de sang. Il s’approcha, l’air plus paniqué et cauteleux que jamais. Le spectacle que j’offrais avait sans doute de quoi l’effrayer et l’inciter à filer doux avec moi s’il ne voulait pas connaître le sort des corps qu’on dépeçait à quelques pas de là.

« Remettez-moi ça », ordonnai-je une fois qu’il m’eût débarrassé de la serviette. Je pris le verre et attendis à table ma femme et mon fils, qui apparurent au bout d’un moment, ma femme devant, l’assiette pleine à ras bord de viande sanguinolente et, me sembla-t-il, d’os tendres, mon fils juste derrière elle, le visage décomposé comme s’il allait s’évanouir, avec dans son assiette en tout et pour tout un gros orteil.

« Alors, crétin, c’est tout ce que tu ramènes ? » ne pus-je m’empêcher de crier, furieux et embarrassé que mon propre fils me fît ainsi perdre la face.

« Allons, calme-toi, c’est la première fois pour lui », me dit ma femme d’une voix douce.

Je m’avisai alors que, la première fois que mon père m’avait accompagné manger de la chair humaine, je n’étais guère plus fier que mon fils aujourd’hui, ce qui eut pour effet de me calmer et de me faire prendre mon fils en pitié.

Le serveur les débarrassa de leur serviette.

« Excuse-moi – vas-y, mange, essaie donc », dis-je à mon fils d’un ton contrit. Il esquissa un sourire, hocha la tête et me regarda fixement, comme s’il était prêt à imiter ma façon d’attaquer la viande crue dans mon assiette.

De la main gauche, je plantai ma fourchette dans la viande et, la main droite étreignant mon couteau, je découpai un morceau, le portai à ma bouche et me mis à le mâcher lentement pour en déguster toute la saveur.

« Tendre, si tendre, on l’a sans doute engraissée longtemps, dis-je à ma femme.

– Que dis-tu ? » me demanda-t-elle en relevant la tête. Je voyais bien qu’elle n’avait pas saisi ce que je lui disais. Sa bouche était rouge comme celle d’une mâcheuse de bétel d’antan.

« Je disais que la chair est bien tendre.

– Mm, oui, oui, dit-elle en hochant la tête avant d’enfourner une nouvelle bouchée. Je me suis choisi les côtes les plus tendres, dit-elle tout en mastiquant. Je voudrais me rallonger le nez, qu’en dis-tu ?

– Fais comme tu veux.

– Dis donc, fiston, pourquoi tu ne manges pas ? Arrête de bayer aux corneilles et essaie de manger, tu vas voir comme c’est délicieux », dit-elle, la bouche encore pleine.

Mon fils atermoya encore. Lentement, il détacha la peau au bout du gros orteil, la souleva un peu, puis laissa retomber sa main.

« Vas-y, goûte. Ne t’embarrasse pas de morale. La morale, c’est bon pour les êtres inférieurs.

– Mange, je t’en supplie », dit ma femme.

À contrecœur, il leva la fourchette où était piquée la peau du gros orteil et la porta à sa bouche. Aussitôt que sa langue en enregistra le goût, je vis son visage se transformer, comme s’il venait d’assister à un miracle qu’il n’attendait plus. Ses yeux brillèrent d’un éclat féroce. Il jeta un regard affamé au gros de l’orteil dans l’assiette.

Je souris à ma femme, qui dévisagea notre fils à son tour avec un sourire satisfait.

Mon fils piqua l’orteil de sa fourchette et l’engouffra tout entier dans sa bouche. Il le mâcha voracement. Il connaissait désormais le goût de la chair humaine. Plus rien dans son expression ne reflétait une quelconque compassion pour les êtres inférieurs.

« Ne t’avais-je pas dit qu’il fallait le temps de s’y faire ? » me dit ma femme d’un ton fier. Je ne répondis pas et me contentai de regarder mon fils d’un air satisfait.

Il dévora la chair, en savourant tout le goût, puis recracha un à un les os complètement rongés, sans le moindre lambeau de chair ni trace de sang, toute moelle sucée. Il recracha aussi l’ongle et continua de remâcher la viande sans se résoudre à déglutir et à faire ainsi disparaître le goût exquis de la chair humaine.

« Je t’avais bien dit que tu ne serais pas déçu – et c’est seulement un orteil ! » lui dis-je en riant.

En guise de réponse, il me regarda avec une expression contrite, comme s’il regrettait de ne pas m’avoir cru dès le début, ce qui lui aurait sans doute valu davantage de viande. Ses yeux s’embuèrent, et je ne saurais dire si c’était dû au remords ou à la saveur extraordinaire de la nourriture. Il finit par avaler, comme à regret.

« Je vais me resservir, dit-il en repoussant son siège.

– Trop tard, mon fils, à cette heure il ne reste plus que les os. »

Je lui donnai un peu de ma viande et le regardai mastiquer sans plus d’inquiétude.

« Prends bien soin de ton couteau, c’est lui qui te donne le droit de manger de la chair humaine avec nous autres », lui dis-je, tandis qu’il découpait la viande dans son assiette.

« Maman, donne-m’en encore un peu », dit-il d’un ton implorant qui faisait plaisir à entendre.

Je le regardai à la dérobée. Il avait fait un sort à la viande, mais il continuait de serrer fermement son couteau dans son poing et fixait le serveur d’un air qui ne laissait aucune ambiguïté sur ses intentions.

Je me souris à moi-même, replongeai le nez dans mon assiette, découpai la viande en fines lamelles et me remis à mâcher lentement, en chef de famille comblé.

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