DIALOGUE DE LA DANCE ET MANIERE DE DANCER
Par Thoinot arbeau, demeurant à Lengres
Capriol.
MOnsieur Arbeau, je vous viens saluer, vous ne me cognoissez plus, il
y à six ou sept ans que je partiz de ce lieu, de Lengres pour aller
a Paris, & de lá à Orleans: je suis vostre disciple à qui vous
aprinstes le compot.
Arbeau.
Certes de premier front je vous ay mescogneu, parce-que vous estes
devenu grand depuis ce temps là: & croy que vous avez aussy agrandy
vostre esprit par vertuz, & sciences: Que vous semble de l'estude
des loix? j'y ay estudié aultresfois.
Capriol.
Je treuve que c'est un art fort beau & necessaire a la chose
publique, mais je me repens qu'estant à Orleans j'ay negligé
d'apprendre la civilité, de laquelle plusieurs escoliers se
munissent, pour accompaigner leur scavoir, car estant de retour, je
me suis treuvé ez compaignies, óu je suis demeuré tout court sans
langue & sans piedz, estimé quasi une buche de bois.
Arbeau.
Vostre reconfort a esté que les vieux docteurs vous ont excusé
faisant ce pendant compte du scavoir que vous avez acquis.
Capriol.
Il est ainssy, mais j'eusse bien acquis lá dexterité de dançer,
aux heures que lon intermect l'estude grave, chose que me rendroit
voulontiers veu d'un chacun.
Arbeau.
Ce vous sera chose facile à acquerir en lisant les livres françois
pour vous aguiser le beq, & aprenant l'escrime, la dance, & le jeu
de paulme, pour avoir familiarité avec les hommes, & les dames.
Capriol.
J'ay prins plaisir en l'escrime & jeu de paulme, ce qui me rend
bien voulu & familier des jeusnes hommes: Mais j'ay deffault de la
dance pour complaire aux damoiselles, desquelles il me semble que
depend toute la reputation d'un jeusne homme à marier.
Arbeau.
Vous le prenez fort bien, car naturellement, le masle & la femelle
se recherchent: & n'y a chose qui plus incite l'homme à estre
courtois, honneste, & faire acte genereux que l'amour: & si voulez
vous marier, vous debvez croire qu'une maistresse se gaigne par la
disposition & grace qui se voit en une dance, car quant à
l'escrime & au jeu de paulme, les dames ny veuillent assister de
craincte d'une espée rompue, ou d'un coup d'estœuf, qui les
pourroit endommager: vous souvient il pas des vers virgilians
parlans de Turnus, & de la belle Lavinia fille du Roy Latinus sa
maistresse.
Illum turbat amor, figitque in virgine vultus:
Ardet in arma magis. &c.[b]
Il y a bien plus, car les dances sont practiquées pour cognoistre si
les amoureux sont sains & dispos de leurs membres, à la fin
desquelles il leur est permis de baiser leurs maistresses, affin
que respectivement ils puissent sentir & odorer l'un l'aultre, silz
ont l'alaine souesve, & silz sentent une senteur malodorant, que
l'on nomme l'espaule de mouton: de façon que de cêt endroict oultre
plusieurs commoditez qui reüsissent de la dance, elle se treuve
necessaire pour bien ordonner une societé.
Capriol.
J'ay bien consideré quelquesfois ce que venez de dire, & que
non sans cause, ez republiques on avoit admis les jeux & les dances,
mais ce que m'en a degousté, c'est que plusieurs ont vituperé les
dances, voires mesmes treuvé deshonneste de les regarder comme
estant acte muliebre, indigne de la gravité de l'homme, j'ay leu
que Ciceron fit reproche a Gabinius consulaire qu'il avoit dancé.
Tiberius chassa de Romme les danceurs. Domitian osta du nombre des
senateurs, aulcuns qui avoient dancé. Alphonse roy d'arragon
blasmoit les gaulois parce qu'il les voioit delecter aux dances. Le
S. prophete Moyse se courrouça voyant dancer les enfans d'Israel.
Arbeau.
Pour un qui les â blasmées, une infinité d'aultres les ont louées &
estimées. Le S. prophete royal david dança au devant de l'arche de
Dieu: Et pour le regard du S. prphete Moyse, il ne se courrouça pas
de veoir dancer, mais il estoit marry que ce fust a-lentour d'un
veau d'or, qui estoit une ydololatrie: Quant a Ciceron il avoit des
varices & jambes enflées, & blasmoit ce qu'il n'eust sceu faire,
disant qu'il ne voioit guieres dancer ceulx qui estoient á jeun.
Appius claudius ayant triumphé, les appreuva. Les indes saluent le
soleil en dançant, Et ceulx qui ont voyagé ez terres neufves
rapportent que les sauvages dancent quant ilz aperçoivent le soleil
se monstrer sur l'orizon. Socrates apprint a dancer de Aspasia. Les
saliens tresnobles prebstres de Mars dançoient en leurs sacrifices.
Les choribantes en frigie. Les lacedemoniens & ceux de Crete
n'alloient a l'assault contre leurs ennemis sinon en dançant.
Vulcan grava sur une targue une dance comme chose tresbelle a veoir.
Museus & Orpheus, voulurent que leurs hymnes qu'ilz avoient
composées en l'honneur des dieux, fussent chantées avec dances.
Bacchus conquesta les indes, par trois sortes de dances. En l'eglise
primitive la coustume continuée jusques en nostre temps, a esté de
chanter les hymnes de nostre eglise en dançant & ballant, & y est
encor en plusieurs lieux observée. Pollux & Castor, aprindrent
les Cariens à dancer. Neoptolemus filz d'Achiles enseigna une dance
appellée la pirrichie a ceulx de crete pour s'en aider en la
guerre. Epaminundas en usoit fort dextrement, au choq d'une
bataille, affin que tous ensemble marchassent contre l'ennemy.
Xenophon rapporte que lon fit dances & mascarades pour recepvoir les
capitaines de Cirus. Les Roys & princes, commandent dances &
mascarades, pour festoier, recepvoir, & faire recueuil joyeux, aux
seigneurs estrangiers. Nous practiquons telles resjouissances aux
jours de la celebration des nopces, & ez solemnités des festes de
nostre Eglise, encor que les reformez abhorrent telles choses mais
ilz meriteroient d'y estre traictez de quelque gigot de bouc mis en
paste sans lard.
Capriol.
Vous me mectez en volunté d'y apprendre & me faictes repentir que je
n'y ay appliqué quelques heures gaillardes, car on peult prendre
plaisir honneste sans se maculer de luxure & mauvaises affections.
Il me souvient que le poëte mect les danceurs entre les bien
heureux, disant en son sixieme des Æneides,
Pars pedibus plaudunt choreas & carmina dicunt.[c]
Arbeau.
Vous pouviez encor alleguer, que nostre seigneur (en Sainct Mathieu
unziesme & Sainct Luc 7) reprochoit aux Pharisiens, rebours & mal
affectionnez, Nous avons chanté & flutté, & vous n'avez pas dancé.
Je vous diray, il vous fault faire comme fit Demetrius, lequel ayant
blasmé les dances, aprés qu'il eut veu dancer une mascarade en
laquelle on representoit l'adultere de Mars & Venus, confessa qu'il
n'y avoit si belle chose au monde. Vous pouvez en peu de temps
recouvrer ceste perte considéré mesmement que vous estes
musicien, & que la dance est dependant de la musique & modulations
d'icelle, qui est un des sept arts liberaux.
Capriol.
Je vous prie donq monsieur Arbeau, m'en apprendre quelque
chose car je scay bien que vous estes musicien & qu'avez en vostre
jeunesse receu la reputation d'stre bon danceur, & fort dextre a mil
gaillardises
Arbeau.
Dance vient de dancer, que lon dit en latin Saltare : Dancer
c'est à dire saulter, saulteloter, caroler, baler, treper, trepiner,
mouvoir & remuer les pieds, mains, & corps de certaines cadances,
mesures, & mouvementz, consistans en saultz, pliement de corps,
divarications, claudications, ingeniculations, elevations,
jactations de pieds, permutations & aultres contenances desquelles
Atheneus, Celius, Scaliger, & aultres font mention: aulcunefois on y
adjouxte les masques pour monstrer les gestes d'un personnage que
lon veult representer. Lucian en à faict un traicté, ou vous
pourrez veoir ce qu'il en dit plus au long: Julius pollux en faict
semblablement un chappitre bien ample.
Capriol.
Je pense avoir quelquesfois faict lecture de ces aultheurs, &
aultres semblables: Et si j'ay bonne souvenance ilz recitent trois
sortes de dances, une grave, nommée Emmelie: une gaye, qu'ils
nomment Cordax: une aultre nommée Siccinnis, entremeslée de
gravité & gaieté: ilz parlent aussi de la dance nommeé Pirrichie &
plusieurs aultres sortes, comme il me souvient aussi qu'ilz font
mention de plusieurs sortes de mascarades, mesmement d'une qu'ils
appellóient la Tricorie, composée de trois chœurs & assemblées de
vieulx, d'adolescentz: & de jeusnes enfans, qui chantoient, nous
avons esté, nous sommes, & nous serons. Je comprends bien tout cela
en generale notion, mais je vouldrois estre apris de quelz piedz &
mouvementz cela se faisoit, aprenez le moy s'il vous plait.
Arbeau.
Anthoyne arena provençal à escript ce que vous demandez en vers
macaronées.
Capriol.
En ces vers que vous dictes il a parlé du mouvement qu'il
fault tenir aux bransles, & basses-dances seullement, & des
contenances que doibvent observer les danceurs, mais la necessité
des vers la rendu obscur, occasion de-quoy, je vous prie m'en
eclarcir davantage.
Arbeau.
Quant aux dances anciennes, je n'en scaurois que dire, car l'injure
du temps ou la paresse des hommes ou la difficulté de les descripre
a esté cause de nous en oster la cognoissance, & aussi vous n'en
debvez avoir soucy, parce que telles façons de dancer sont hors de
practique, voires nous avons veu du temps de noz peres, aultres
dances que celles de present lesquelles en sont de mesmes tant sont
les hommes amateurs de nouveaultez: il est vray que nous pouvons
comparer lemmelie a noz pavanes, & bassesdances: le cordax, aux
gaillardes, tordions, voltes, corantes, gavottes, bransles de
champaigne & de bourgoigne, bransles gays & bransles couppez. Le
Siccinnis aux bransles doubles & bransles simples La pirrichie a la
dance que nous appellons bouffons ou matachins.
Capriol.
Je prevoy donq que nostre posterité sera ignorante de toutes nos
nouvelles dances que venez de nommer, par les mesmes causes qui nous
ont osté la cognoissance de celles de nos anciens.
Arbeau.
Il le fault ainsi conjecturer.
Capriol.
Monsieur arbeau ne permectez cela de vostre pouvoir puis que y
pouvez remedier: mectez en quelque chose par escript cela sera cause
que j'apprendray ceste civilité, & en l'escrivant, il vous semblera
rajeunir & avoir les mesmes compaignies qu'aviez en vostre
jeunesse, & prendrez aultant dexercice d'esprit & du corps aussi,
car difficillement vous abstiendrez vous de remuer les
membres, pour m'enseigner les mouvements y necessaires: Vray est que
vostre methode d'escripte est telle, qu'en vostre absence, sur vos
theoriques et preceptes, un disciple pourra seul en sa chambre
apprendre vos enseignements. Et en premier lieu je vous veulx prier,
me dire en quelle estime la pluralité des gens d'honneur tient la
dance.
Arbeau.
La dance ou saltation est un art plaisant & proffitable, qui rend &
conserve la santé, convenable aux jeusnes, aggreable aux vieux, &
bien seant a tous, pourveu qu'on en use modestement en temps & lieu,
sans affectation vicieuse: je dis en temps & lieu, parce qu'elle
apporteroit mespris a celluy qui comme un pillier de salle y seroit
trop assidu. Vous scavés que dis l'ecclesiaste. Cum muliere
saltatrice non sis assiduus.[d]
Les enfans des senateurs romains au sortir des escolles alloient
apprendre à dancer. Homere tesmoigne la dance estre une partie &
appendice des banquets, tellement que personne ne se peult vanter
d'avoir accomply un brave festin, sil n'y à appliqué la dance
laquelle est comme un corps entier accompaigné de son bel esprit, si
on y joinct les masquarades. Quant on recitoit dedans les theatres
anciennement les tragœdies, comœdies, & bergeries, les dances &
gesticulations n'y estoient oubliées, & en la partie desdicts
theatres qui pour ceste occasion estoit appellée Orchestre: que nous
pourrions appeller en nostre langue françoise, le dançoir.
Capriol.
Puis que c'est un art, il depend donq de l'un des sept arts
liberaulx.
Arbeau.
Je vous ay ja dit, quelle depend de la musique & modulations
d'icelle: car sans la vertu rithmique, la dance seroit obscure &
confuse: daultant qu'il fault que les gestes des membres
accompaignent les cadances des instruments musicaulx, & ne
fault pas que le pied parle d'un, & l'instrument daultre. Mais
principallement tous les doctes tiennent que la dance est une
espece de Rhetorique muette, par laquelle lO'rateur peult par ses
mouvements, sans parler un seul mot, se faire entendre, & persuader
aux spectateurs, quil est gaillard digne d'estre loué, aymé, &
chery. N'est-ce pas à vostre advis une oraison qu'il faict pour
soy-mesme, par ses pieds propres, en gendre demonstratif? Ne dit il
pas tacitement à sa maistresse (qui le regarde dançer honnestement &
de bonne grace) aymés moy, desirés moy? Et quant les masquarades y
sont joinctes, elle ha efficace grande de mouvoir les affections,
tantost à cholere, tantost à pitie & commiseration, tantost à la
hayne, tantost à l'amour. Comme nous lisons de la fille d'Herodias,
laquelle obtint ce quelle demanda au Roy Herode Antipe, aprés quelle
eut dancé au banquet magnifique qu'il fit aux princes de son
royaulme, à mesme jour qu'il estoit né Comme aussi Roscius le
faisoit bien paroistre à Ciceron, quant il adjançoit les gestes &
actions muettes de telle façon, qu'au jugement de ceulx qui en
estoient arbitres, il mouvoit aultant ou plus les spectateurs, que
Ciceron eut peu faire par ses elocutions oratoires.
Capriol.
Roscius estoit un histrion, & me semble que nos loix tiennent telles
gens notés d'infamie.
Arbeau.
Roscius estoit tenu & reputé (par messieurs du senat, & par tous les
romains qui assistoient ordinairement au theatre pour le veoir) fort
honneste & habille homme: tellement que quant on voulloit alleguer
quelque artisant parfaict, on disoit que c'estoit un Roscius en son
art. Ciceron plaida pour luy en une cause qu'il avoit contre
Fannius, & obtint victoire par la faveur de tout le senat, qui
l'aimoit, prisoit, & honoroit. Ceulx veritablement lesquels
pour gaigner argent, admettent un chacun indifferemment à veoir
leurs jeux & farces, sont comptez entre les infames: mais la loy
n'y à jamais compris ceulx qui s'exhibent gratuitement, pour se
donner du plaisir, & recreer les Roys, les princes, les seigneurs,
les habitans d'une ville, ou quelques compaignies particulieres:
soit par actions de tragœdies, comœdies, & bergeries, representées a
visage decouvert ou par dances qu'on faict avec musiques, ou aultres
vestures & portementz gratieux, par maniere de resjouissance: &
ainsi le resoult l'Empereur en l'unzieme du Code, au chappitre des
Jeux publiques.
Capriol.
Je croy fermement qu'il se doibt ainsi entendre. Ne tardés donc
plus davantage à exaulcer ma requeste, & me dedvisés par le menu,
comme se font les mouvements des dances, affin que je m'y exerce: &
qu'il ne me soit reproché ce que disoit Lucian à Craton, que l'aye
un cœur de porc, & une teste d'asne.
Arbeau.
Lucian n'adresse ce reproche, à ceulx qui ne veuillent, ou bien qui
veuillent, mais ne peuvent apprendre cêt art, mais il attaque ceulx
qui le veuillent blasmer & regetter, comme action mauvaise, non
considerans, qu'il en est de deux sortes: les unes servent à la
guerre, force, & deffence de la republique, les aultres sont
recreatives & ont avec soy une vertu d'attirer les cœurs & concilier
l'amour, & sont un præparatif & cautelle (comme je vous ay ja dit)
pour cognoistre si les personnes sont point maleficiées de goutes ou
loups és jambes, & si elles ont bonne contenauce & modeste. Nous
lisons que Clistenes ayant veu dançer & morguer impudemment
Hypoclide, luy refusa sa fille en mariage disant qu'il avoit dedancé
les nopces.
Capriol.
Dieu mercy, je n'ay point telles infirmités & n'ay qu'une sœur
qui est aagée de douze ans que j'y feray apprendre quant vous
m'aurés enseigne.
Arbeau.
Galien dit en son livre du regime de la santé, que toute chose
naturellement desire de se mouvoir; & que lon se doibt exercer par
mouvements doulx & temperés comme est la dance, que ceulx d'Ionie
iuventérent à cêt effect: pour ceste occasion elle sert grandement à
la santé, mesmement des jeusnes filles, lesquelles estans
ordinairement sedentaires, & ententives à leur lanifice,
broderies, & ouvrages desguille, font amas de plusieurs maulvaises
humeurs, & ont besoing de les faire exhaler par quelque exercice
temperé.
Capriol.
La dance leur est un exercice propre car elles n'ont pas liberté de
se promener, & aller ça & la dehors & dedans les villes, ainsi que
nous póuvons faire sans reprehension, tellement que n'en avons
besoing comme elles: neantmoings, je suis desireux d'apprendre cêt
art si ancien & si honneste & profitable.