LUTERGUS
Maître d’arme lettré
 
 

Fabrice Cognot


AVANT-PROPOS


Le présent article est une version retravaillée d’une lecture faite lors des Secondes Rencontres Internationales d’Arts Martiaux Européens -organisées par F. Cognot (association De Taille et d’Estoc) le dimanche 4 mai 2003 à Dijon ; lecture qui a fait suite à l’atelier pratique de M. Dave Rawlings. Ceux qui étaient présents retrouverons ici tous les éléments de la dite-lecture, augmentés de détails qui auraient été fastidieux d`énumérer en cette fin d’après-midi ensoleillée.

Ce travail vient à l’origine de ma collaboration avec André Surprenant, chargé de recherche, vivant à Montréal, avec qui, depuis 2001 (1) nous avons poursuivi l’étude du texte latin, via e-mail, contenu dans le manuscrit dit Fechtbuch I.33, un manuel allemand d’enseignement de l’escrime, daté de la fin du XIIIe siècle.
Notre but final est de produire une traduction de ce texte, pour laquelle il convient préalablement de réaliser un travail d’interprétation des données.

 

LA MÉTHODE

Nous avons opté pour une méthode de traduction progressive. En partant d’un 'premier jet' de traductions 'modernisantes', nous enrichissons progressivement celles-ci pour aller vers une version finale, débarrassée des stéréotypes actuels, qui rendra mieux compte des réalités de l’époque et du milieu d’origine.

Tout en sachant que cette méthode reste ouverte à l’évolution des interprétations au fur et à mesure de l’avancement des recherches, selon les mots d’André, dont je me fais le porte-parole, c’est un véritable processus de création de savoir!

Passé le cap de la méthode - techniquement parlant - nous étions gênés matériellement dans l’établissement du texte par la qualité médiocre du microfilm de travail. Mais grâce au travail de M. Dieter Bachmann (2), le texte latin est accessible sur Internet avec une traduction allemande.

Pour le propos de cet article, je vais m’attacher à mieux définir qui a fait ce manuel ainsi que le milieu dans lequel il a été utilisé, puis de traiter le prologue en détail avec ses ramifications dans le reste du texte.


LES GÉNÉRALITÉS

Le premier point d’interrogation à éclaircir était de cerner la personnalité de celui qui a écrit ce manuel. Puis comme second point, comment celui-ci a été conçu et réalisé. Je mets de côté les détails concernant le cheminement du codex et vous renvoie à l’article de M. Jeffrey L. Sigman écrit en 1997 (3).

Prenons toutefois le temps de décrire succinctement ce manuel. C’est un codex de parchemin, dont la partie qui nous intéresse est composée de 32 folios, chaque folio comprend 4 images (2 au recto, 2 au verso), soit 128 illustrations au total.

Presque chaque image est accompagnée d’un commentaire, du simple mot à une longue explication.

 

QUI

C’est un maître d'arme lettré, il se dit lui-même autant sarcerdos que clericus - Prêtre que clerc. Lettré, car il est l’auteur d’un manuel technique rédigé en latin. Maître d’arme, car son manuel traite de l’escrime au bocle. Nous allons mieux définir en quoi a consisté son travail exactement.

Il est certain que ce codex, qui conjugue l’image au texte, est le fruit du travail d’au moins deux personnes, peut-être même trois.

Celui qui a rédigé le texte, que l’on nommera le copiste et celui qui a peint les illustrations, l’artiste. Le texte laisse entendre clairement que ce sont deux personnes distinctes. Par contre, presque rien ne nous garantie que l’auteur du texte et le copiste ne font qu’un. Ainsi, deux possibilités s’offrent à nous: soit l’auteur a travaillé sur un ‘brouillon’ de sa main (manuscrit ou tablette) qui fut mis au propre par un scribe professionnel ; soit le texte originalement composé a été recopié de la main de l’auteur même du commentaire.

Les quelques indices contenus dans le texte permettent de dire autant que l’auteur et le copiste sont deux personnes distinctes, tout autant qu’elles peuvent être une seule et même personne : le texte présente des fautes de copie et l’auteur fait usage de la première personne pour certains verbes.

Parmi les erreurs de copies, il y en a au moins deux qui peuvent laisser penser que l’auteur n’est pas le copiste:

(1) au f° 27v : le mot custodia omis dans le texte, ajouté en marge avec signe de renvoi.

(2) au f° 32v : un mot clairement exponctué sacerdos et remplacé au-dessus par Walpurgis.

Mais même dans ces deux cas, il n’y a pas de quoi tirer un argument définitif, puisque même l’auteur, en recopiant son propre texte à pu faire des erreurs.

La seconde série d’indices provient du fait que l’auteur s’adresse directement au lecteur en employant deux verbes à la première personne : «je conseille de...» et «je dis que ...» (4). Mais là non plus cela ne prouve pas que c’est l’auteur qui recopie son texte.

Plus globalement, on peut - provisoirement- dire que les différents acteurs qui on produit le codex sont:

- le maître d’arme: sacerdos / clericus qui est l’auteur du commentaire (et potentiellement aussi le copiste).

- l’artiste et le copiste : ceux dont on a la trace directe par le codex.

- enfin, le groupe des disciples, parmi lesquels il faut peut-être compter l’artiste (et le copiste).


COMMENT

De manière plus pragmatique, demandons nous maintenant comment ces personnes ont travaillé ensemble.

On peut déjà dire que ce manuel n’a pas été fait de manière orthodoxe. D’abord, il ne semble pas s’agir de cahiers (quaternions), mais de feuillets séparés - du moins en l’état actuel-, peut-être des binions à l’origine (5).

Une fois que l’auteur a défini les illustrations à dessiner en regard du texte ‘préliminaire’, il a fait réaliser les images sur le parchemin avant que les commentaires soient transcrits ; alors que l’usage normal était plutôt l’inverse.

Ce point, à lui seul, est une preuve irréfutable que le plan a été pensé et qu’il y eut un premier texte rédigé d’abord au brouillon.

Après la livraison des images commandées il a fait, lui-même, ou par un copiste ajouter le commentaire. Ainsi, l’auteur se donne le droit de commenter - on pourrait dire, «sur le vif» - qu’il n’y a pas d’illustration de ce dont il parle (ou bien seulement une seule image), ou encore qu’il y a une erreur de l’artiste à un endroit.

C’est là encore un des indices, peut-être le plus concret, qui laisse penser que l’auteur pourrait être le copiste. Car de telles remarques ont pu naître sous la plume de celui qui avait prévu une image que l’artiste a oubliée ou ratée (6).

On peut même encore en voir une qui n’a pas été corrigée, ni relevée par le texte. Il s’agit de la main droite du sacerdos au folio 4r-1, dessinée pour une main gauche. La faute a sans doute été jugée mineure.

De plus, le maître n’a pas remplacé les planches erronées, peut-être à cause du coût élevé et/ou d'un budget limité.

On peut en déduire qu’il y avait un nombre arrêté de feuillet à la commande, donc un nombre limité de dessin. Et que le commanditaire, en terme moderne l’éditeur, est peut-être aussi le maître lui-même.

Le projet avait été mûrement réfléchit, comme on vient de le voir, malheureusement, il est probable que le manuscrit tel qu'il est actuellement relié soit lacunaire, que certains feuillets ne soient pas à la bonne place, et qu’il comporte, des inversions de recto-verso. Attention, donc à ceux qui essayent de comprendre les images telles quelles sans le texte (7) !

 

POURQUOI

Avant d’aborder le texte du prologue, posons-nous cette dernière question : «Pourquoi ce codex a-t-il été réalisé ?», tout en faisant un survol du contenu théorique de ce «livre d’escrime».

En terme moderne, c’est un manuel pédagogique. Sa fonction est d’être lui-même un outil pédagogique : par l’image autant que par le texte. Il a pu être utilisé comme aide mémoire, car il reprend et synthétise l’enseignement du prêtre à l’usage de ses disciples. Tout au moins, il est un témoin extraordinaire de l’enseignement que faisait ce maître.

Le manuel est composé, comme on l’a dit d’images et de textes en relation étroite. Le texte intègre des ‘formules mnémotechniques’, appelées versus, utilisées par le maître lors de ses cours (8). Chacune d’elle résume une situation et ce qui doit être fait. L’enseignement du maître inclut aussi la critique de ce que font certains combattants. On reviendra plus en détail sur ce point.

C’est une oeuvre de 'théorisation du combat' produite par un lettré, dont tout le système est basé sur l'organisation des parties (ou postures) du combat. Système dans lequel il ordonne rationnellement les postures, en suivant un enchaînement logique d’apprentissage, sur le fondement d’opposition entre des positions de custodiae et d’obsessiones - défenses contre assauts - (en traduction «modernisante»). Nous devons penser, en une version plus «médiévalisante», à une opposition de «gardien contre assiégeant» (rector custodiae ; obsessor).

Nous favorisons évidemment l’idée que le principe du système «garde contre assiégement» préexiste et nous posons dès maintenant la question de savoir si le mot ‘garde’ qui a survécu dans le vocabulaire technique (du Moyen Âge jusqu’à nos jours), contrairement à l’obsessio «l’assiégement», ne sont pas des innovations récentes (c. 1295), fruits de cet enseignement latin de l’escrime.

Ces deux termes techniques (et au moins custodia) n’ont peut-être même pas eu un succès immédiat. De même qu’une bonne part du reste du vocabulaire technique latin.

Voici ce qu’en a dit J. Sigman (1998: 134) :

«the fairly well-developed Latin technical vocabulary and the didactic verses suggest that the text represents not an ad hoc Latinization of a vernacular fencing tradition, but a milieu in which this fencing was actually conducted in Latin.»

«Le vocabulaire latin particulièrement bien développé et les formules didactiques employées suggèrent que le texte n’est pas la latinisation ad hoc d’une tradition escrimale vernaculaire, mais qu’il est bien issu d’un milieu dans lequel l’escrime était pratiquée en latin».

Ainsi, parmi les actions en usages à son époque, l’auteur en sélectionne un certain nombre. Il privilégie certaines postures et réactions, tandis qu’il en met de côté d'autres, critiquant les agissements de certains combattants.

Mais, cela pose les questions de la diffusion et de la réception du texte, que nous n’aborderons pas ici.

Résumons-nous : au moins deux personnes, peut-être trois, ont travaillé à la réalisation d’un manuel d’enseignement d’une escrime d’un nouveau genre, du moins celle pratiqué par une école dans la Franconie de la fin du XIIIe siècle.


LE PROLOGUE

À ce stade il est temps de vous soumettre notre traduction du prologue (9) :

f°.1r-v : Il faut noter que de façon générale tous les batailleurs, sinon tous les hommes qui ont une épée en mains, fussent-ils ignorants de l’art du combat, recourent à ces sept gardes au sujet desquelles nous disposons de sept vers :
«Il y a sept gardes, à commencer par la garde sous le bras.
On attribue la suivante à la garde de l’épaule droite,
la troisième à celle de l’épaule gauche.
Assigne la quatrième à la garde de la tête,
à la garde du côté droit la cinquième.
A la garde de la poitrine attribue la sixième.
Que ta garde finale soit la longue pointe».

Il faut noter que l’art du combat se décrit ainsi : un combat est une suite
ordonnée de coups différents et se décompose en sept parties, comme c’est le cas ici.
Il faut noter <aussi> que le noyau de l’art du combat réside en entier dans cette ultime garde qu’on nomme la longue pointe. En outre, toutes les actions des gardes ou de l’épée se définissent par rapport à elle : c’est-à-dire, en effet, qu’elles n’ont pas leur aboutissement dans les autres gardes. En conséquence, accorde-lui plus d’attention qu’à la susdite première garde.
[versus] «Il y a trois gardes qui prévalent, les autres sont maintenant en désuétude. Ces sept gardes sont pratiquées par les combattants généralistes, le clerc soutient un système opposé et Lutegerus (*) un point de vue intermédiaire».

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(*) Le mot Lutegerus a pour l’instant posé des problèmes à tous les traducteurs. Nous allons y revenir en fin de commentaire.

Pour un bref commentaire du prologue :

Cette introduction contenue dans le 1er folio nous apprend beaucoup, je vous propose de revenir sur certains points.

Les sept vers - ou formules - dont il est question sont en fait, il me semble, deux séries : une 1er série de 4 vers, au folio 1 recto et une seconde de 3 vers au verso du même folio. Dans la 1er série, nous avons la description des gardes en fonction des parties du corps à couvrir. La seconde série fait mention de trois visions de la pratique escrimale, que l’on peut résumer ainsi : generales: thèse — clerici : antithèse — Lutegerus : synthèse.

On doit comprendre que l'auteur s’appuie sur la tradition ‘commune’ et sur celle ‘cléricale’ - pratiquée par les membres du clergé - pour formuler un enseignement qui synthétise ces deux visions du combat.

Ainsi, le prêtre n’invente pas une technique, mais il utilise les techniques contemporaines qu’il ordonne dans un système. Il les critique. Son enseignement vise, comme il le dit explicitement, à contrer la façon de combattre des dits généralistes (cf. infra).

D’un côté, il y a la multitude des combattants, que l'on nomme 'généralistes' ailleurs et les ignorants. Sont-il à distinguer ? Je cite le texte :

«generaliter omnes dimicatores, sive omnes homines habentes gladium in manibus, etiam ignorantes artem dimicatoram, utuntur hiis septem custodiis».

Sive signifie-t-il «c’est-à-dire» ? Si oui, les generales sont les ignorantes. S’il a au contraire un sens disjonctif, alors les generales ne sont pas les ignorantes.
De l’autre le prêtre et ses disciples (les 'spécialistes' instruits). Puisque même l’ignorant du combat utilise de manière naturelle certaines positions, on peut dire qu’elles préexistent dans une sorte de background martial.

En somme, ces postures sont quasi des archétypes. Mais on peut tout de même poser une question : si generales, ignorantes et discipuli sacerdotis pratiquent tous les sept gardes dans l’Europe du XIIIe-XIVe, c’est peut-être qu’il s’agit d’éléments profonds conservant des techniques très anciennes (germaniques ou celtiques) ?

Il est possible maintenant de revenir au milieu où se prodiguait l’enseignement du prêtre : on s’interrogera sur ce que le texte même du manuel nous apprend de ce milieu latin en question.

Il est fait constamment référence à l’enseignement du maître, selon la formule «hic docet sacerdos...» qui est omniprésente. Le prêtre parle de lui à la troisième (hic sacerdos...)- mais aussi à la première - personne: «je conseille de...» ou «je dis que ...».

Il emploie les termes docere, edoceri , mais ne dit jamais docti en parlant de ceux à qui il a prodigué son enseignement. Ils sont nommés scholares, discipuli, clientuli, iuveni

A titre d’exemple concret et significatif, voici ce que dit le maître lors de son enseignement de la second garde (f. 9v-1) [Nous en proposons toujours une traduction ‘modernisante’ sujette à modification (10)] :

«Ici, l’écolier, instruits par les conseils du prêtre, exécute une manœuvre appelée passage (durchtrit, en all. dans le texte). Il peut alors donner un coup de taille tant de gauche, qui est la pratique des combattants généralistes, que de droite, qui est la pratique habituelle de la part du prêtre et de ses jeunes. La défense contre ces deux passages consistera pour le prêtre à aller avec l’épée sous le bras : celui-ci, à ce moment, atteint les mains laissées sans protection de celui qui exécute les coups de taille mentionnés ci-dessus, quoique cette défense ne soit dépeinte par aucun modèle illustré. »

On saisit de suite la relation avec le prologue : la maître propose les deux attaques possibles, qualifiées par le type de combattant qui les pratique, et explique comment son enseignement permet de s’en défendre.

Toujours à travers cet exemple, on voit comment l’escrime est enseigné par le prêtre: lui et son élève assument des positions; il explique les possibilités offertes, en fonction des réactions de l’adversaire et de sa rapidité d’action. De sorte que celui qui est instruit ainsi soit capable de choix tactiques en cours de combat pour arriver le plus rapidement et sans encombre à la touche.

Cette méthode pédagogique caractérise bien la scola sacerdotis, ‘l’école du prêtre’, véritable regroupement de disciples (discipuli) autour d’un seul maître qui dispense son enseignement avec un élève, devant un groupe d’autre élèves. Cette notion de scola découle du fait que le texte parle de démonstration avec un scolaris dont il est possible de déduire qu’elle était faite devant d’autres scolares. Il est très probable qu’il ne s’agissait pas d’un tutorat individuel. Le cours ainsi prodigué prend la forme d’une pratique sportive que l’on peut qualifier de ludique.

On peut penser par ‘contexte ludique’, une situation non sans danger, car il s’agit d’armes réelles, mais une situation sportive, réglementée à l’ancienne (avec peut-être des blessés et des morts ?), comme cela pouvait être le cas lors d’un tournoi, par exemple.

Ceci dit, on peut démontrer que le vocabulaire utilisé par l’auteur situe justement son travail dans la lignée des réflexes intellectuels de son temps et en particulier dans un effort pour éclairer la pratique des armes par l’importation des catégories mentales des théologiens.

Une des hypothèses à envisager (celle déjà plus ou moins avancée dans notre article de Histoire Médiévale en 2001), est que l’importation de méthodes rationnelles de la théologie aurait créé des pratiques martiales différentes – une culture à part. Un peu comme maintenant l’utilisation des mathématiques, de l’ergonomie et de la biomécanique créent des cultures sportives particulières.

De ce point de vue, il convient de mieux cerner le terme generales. Il pourrait s’appliquer à des experts de tradition militaire, qui ne font pas usage de la rationalisation théologienne. On notera aussi que l’auteur enseigne les différentes manières de faire. Il donne des signes évidents d’une prédilection pour le consilium sacerdotis, mais nous ne pensons pas qu’il méprise en tant que tel les generales dimicatores (11).

Il y a de nombreux autres détails en rapport avec le prologue à l’intérieur du texte - fastidieux à rappeler ici (12)- on se souviendra seulement que c’est l'enseignement du prêtre qui crée la différence generales / instructi (mediante consilio sacerdotis).

 

EN GUISE DE CONCLUSION

Les découvertes dans ce manuel n’ont pas fini de surprendre par leurs aspects novateurs dans la façon de penser l’escrime. En attendant donc de pouvoir livrer le texte complet de ce commentaire, voici les hypothèses tournant autour de la création de celui-ci.

L’auteur, celui qui a composé le texte, dirigé la création des images et peut-être même en quelque sorte financé la production du codex, c’est-à-dire le maître d’escrime (sacerdos), est peut-être aussi le copiste.

Autrement dit, un autographe : le texte conservé dans ce codex serait de la main même du maître représenté par les images. Comme peuvent le laisse supposer certains indices (l’emploi parfois de verbe à la première personne, et les commentaires sur les images fautives).

Ce maître serait allé jusqu’à laissé son propre nom (ou pseudonyme) dans les vers au verso du premier folio, et c’est là toute la nouveauté de la lecture qu’André et moi faisons du mot mystérieux ‘Lutegerus’. Ce mot serait un nom propre.

Voici la traduction que nous faisons des trois derniers vers du prologue, (je vous rappelle encore que celle-ci n’en est qu’au stade ‘modernisante’, non définitive) :

«Il y a trois gardes qui prévalent, les autres sont maintenant en désuétude. Ces sept gardes sont pratiquées par les combattants généraux, le clerc soutient un système opposé et Lutger un point de vue intermédiaire.»

Ainsi selon cette dernière hypothèse, on peut envisager de changer la dénomination de ce document, de «l’anonyme Fechtbuch I.33», en dorénavant «L’art de combattre» du prêtre Lutger.

DE ARTE DIMICATORIA LUTEGERI


F. Cinato / A. Surprenant
Beaujeu-Montréal, Mai 2003.

Edité par F.Cognot, Mai-Octobre 2003.

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NOTES
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(1) C’est à dire depuis notre article : CINATO F., SURPRENANT A., L’art du combat et le clergé, dans Histoire médiévale n°20, p. 40-49, Août 2001.

(2) Dieter Bachmann a mis en place un site Internet ( http://flaez.ch/i33.html ) dédié à notre manuscrit. Malgré quelques divergences de transcriptions du texte latin, il semble avoir eu accès au ms original au début de cette année, ce site reste très bien fait.

(3) SINGMAN J., The medieval swordsman: a 13th-century German fencing manual, dans Royal Armouries Yearbook, 2 -1997, p. 129-136, Leeds, 1998.

(4) Les emplois de la 1er personne dans le texte :

f° 2r-1: Et consulo sano consilio quod ...; f° 4r-1 : Et consulo bona fide quod...; f° 26r-2 : Et consulo bona fide quod...; f° 28r-2: Unde consulo quod quandocumque...; f° 31r-2: tunc consulo tam ...; f° 9r-1: Et dico secunda custodia quia...; f°12r-1: et dico ligacionem quia...

(5) Pour l’achèvement de notre travail, ici en cours, il conviendrait d’avoir accès au codex original de manière à en faire l’examen codicologique. La mention au folio 32 de primo quaterno au f° 32r-1, laisserait penser à un plan initial sous forme de quatrenions in-octavo. La question reste donc en suspend.

(6) Je vous livre dès à présent l’exemple du folio 23 , bien que ce problème n’ait pas encore trouvé une solution définitive. Le folio 23 a-t-il été inversé ? Or, à première vue les f. 22v-2 et 23r-1 semblent s'enchaîner assez bien avec lui... De même que 23v-2 avec 24r-1.

Mais, il y a pourtant un problème de compréhension en rapport au texte. Comme l'actuel 23r-2 est un début de séquence, ainsi que l’indique le «signe de croix» (signum crucis = initio de illo frusto) et que d'après l'auteur : «Il faut noter aussi qu’il n’y a pas d’autres illustrations de cette séquence que les deux présentes images, ce qui est la faute de l’illustrateur» (non est est plus depictum de illo frusto quam ille due ymagines, quod fuit vicium pictoris).

Qu'entend-il par 'deux images' ? Est-ce les 'deux personnages' du registre 23r-2? Oui. Sinon où est l'autre image?

Et 23v-1, commence par un signum crucis ; nécessairement il manquerait un folio et forcément l'actuelle 23r devrait être 23v... Ou bien - et c'est peut-être la bonne solution-, il veut dire qu'il manque quelque chose avant l'image 23r-2, et c'est là l'erreur du peintre: il a oublié une ou plusieurs images (positions de départ qui entraînent l'estoc au ventre) AVANT celle-ci. En somme c’est presque une erreur de copiste, qui a oublié un mot ou une phrase, mais faite par un peintre. Comme la séquence 25 traite de la longue pointe spéciale, il est possible d'imaginer que les postures de départ étaient comme suit: l'élève attaque en longue pointe contre le prêtre en langort specificata, d'où le 'hic resumitur langort' du début puisqu’en 22v il traite de l'archet... Nous nous permettons de ne pas conclure encore définitivement ce problème.

(7) Voici ce qui m'avait déjà frappé dans l'introduction au ms de Wolfenbuttel (Fechtbuch de Talhoffer), rédigé par G. Hergsell en 1901, à Prague (p. 35) : un certain Bruns écrit (Beiträge zu den deutschen Rechten des Mittelalters, Hellmstädt, 1799, p.315) qu’il existait une traduction latine du livre de Talhoffer, dans laquelle les termes techniques et les ‘expressions assez burlesques’, placées à côté de chaque figure, ont été traduites en cette langue. Or, Hergsell dit que l'auteur à un feuillet isolé où un clerc tonsuré, et un écolier coiffé s'escriment en se portant des coup de taille! Au-dessus du premier, il est écrit sacerdos, au-dessus du second, scholaris...Or selon Uckert (Anmerkung, p. 139), suivit par Hergsell, Bruns se trompe : il s'agit d'un autre ms de la bibliothèque ducale de Gotha. Manuscrit qu'Hergsell décrit ainsi : 'un ms de 32 folios, où un prêtre (sacerdos) enseigne l'escrime à un jeune homme (scolaris, discipulus, clientulus) ... (il reprend la description de Ucker p .138) «les figures, mal faites» (...) représentent des passes variées -offensives et défensives- (...) «accompagnées de remarques, en latin et mal écrites, sur chaque position: l'attaque, la parade», etc. [je cite intégralement la suite] : «Sur l'auteur ou le maître d'escrime qui parle toujours des ecclésiastiques à la troisième personne et fait valoir, en plusieurs passages, qu'il enseigne à ses élèves certaines manières d'attaquer et de se défendre qui ont un avantage sur celles que l'on apprend chez les maître d'escrime ordinaires (generales dimicatores), il ne se trouve aucune indication, non plus que sur l'époque de la rédaction de l'ouvrage. D'après les caractères, le manuscrit appartient au XVe siècle.»

Je note donc qu’au XVIIIe, les feuillets sont détachés (au dire de Bruns), tandis que lorsque écrit Ucker et Hergsell, le codex est relié avec 32 folios. Comme l’a rappelé Singman (op. cit., p .129), au XVIIe, le ms est en possession de la bibliothèque ducale. Donc, du XVIIIe siècle à nos jours, le ms est bien composé de 32 folios. Du XIIIe au XVIe, il semble être resté dans son monastère (d'origine?), du moins sa région, en Franconie (voir la note 2 dans Sigman, op. cit.). On peut conclure de cela qu'entre la date de sa création et le XVIIIe siècle le codex n'est pas relié de la même façon (on ne sait pas le nombre exact de folio) que du XVIIIe s. à nos jours (32f.). C'est peut-être au XVIe s. (date de son transport à la bibliothèque ducale de Gotha) que des feuillets ont été égarés.

(8) On peut formuler quelques hypothèses à ce sujet. Je pense déceler la trace de versifications classiques (au sens Antique), c’est à dire qu’il s’agit parfois, d’hexamètres dactyliques. Peut-être un mélange de divers mètres, mais aussi de «rimes» ou assonances. Il faudrait s'intéresser aussi au système médiévale des cursus (?).

(9) Les illustrations en rapport :

1r-1 : Le clerc : première garde. — L’écolier : seconde garde.

1r-2 : Le clerc : troisième garde. — L’écolier : quatrième garde.

1v-1: L’élève (?) [l’image démontrant la cinquième garde est perdue, peut-être déchirée parce que fautive. Cf. 27r-1.] — Le clerc démontrant la position de la sixième garde.

1v-2 : L’écolier : septième garde.

Texte latin:

1r-1 [Col. a] « Notandum quod generaliter omnes dimicatores, sive omnes homines habentes gladium in manibus, etiam ignorantes artem dimicatoram, utuntur hiis septem custodiis, de quo habemus septem versus : [Col. b ] Septem [cust[odie sunt, sub brachio incipien[de]*. / Humero dextrali datur alera*, terna sinistro. / Capiti da quartam, da dextro lateri quint[am]. / Pectori da sextam. Postrema sit tibi la[ngort]. 1r-2 Notandum quod ars dimicatoria sic describitur : dimicatio est diversarum plagarum ordinatio et dividitur in septem partes, ut hic. 1v [Col. a] Notandum quod totus nucleus artis dimicatorie consistit in illa ultima custodia que nuncupatur langort. Preterea, omnes actus custodiarum sive gladii determinantur in ea, scilicet finem habent etiam non in aliis. Unde magis considera eam supradicta prima. [Col. b] Tres sunt que preeunt, relique tunc* fugiunt. / Hec septem partes ducuntur per generales, / oppositum clerus mediumque tenet lutegerus.»

(10) Illustration 9v-1 : L’écolier pratique le durchtrit, décroise les mains et change son engagement de côté, d’un coup de taille qui atteint le côté gauche de la tête du prêtre.

9v-1 « Hic scolaris instructus mediante consilio sacerdotis ducit actum quemdam qui nuncupatur durchtrit. Posset tunc recepisse plagam tam sinistram, que ducitur ex parte dimicatorum generalium, quam dextram, que consueuit duci ex parte sacerdotis et suorum juvenium. Contrarium illarum duarum viarum erit sacerdotis euntis cum gladio subbrachio, qui tunc attingit manus nudas ducentis plagas supradictas, licet contrarium istud non sit depictum in exemplum ymaginum ».

(11) Par exemple, sa critique de la longue pointe des généralistes (modicum valens16 r-v) est une critique technique en fonction d’une situation précise : elle est agressive, trop horizontale, et donne trop facilement prise à un saisissement manuel.

(12) Faisons un survol, à titre d’exemple, de l’emploi du terme generalis dans le codex :

Comme adjectif qualificatif, il définit une action : obsessio, custodia, plaga, fixura. Il définit aussi une sorte de combattant (generales dimicatores), employé même comme adjectif substantivé (les «generales»: 1r et 3v ).

Quand il qualifie une figure ou action : faut-il comprendre generalis (obsessio, plaga, etc.) comme un assiègement (garde, estoc, etc.) «polyvalent» ? Où plutôt ‘commun’ ? Je pense qu’il faut comprendre le terme avec ce double sens, telle ou telle action est commune, parce que polyvalente (cf. 14r). Ainsi, on peut dresser une liste de postures polyvalentes/communes : Langort, (Halbschilt), schutze, Uidilpoge, opposé à d’autres, rare ou spécifique au prêtre et à ses disciples : krucke, langort ‘spéciale’, etc.

 

 
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