Tintin chez les petits Blancs
COUVREUR,DANIEL
Page 35
Vendredi 7 décembre 2007
Bande dessinée Hergé et la politique
De retour du Pays des Soviets, quand le petit reporter fait ses malles pour « un reportage sensationnel » au Congo belge, Hergé s’inspire des thèses officielles de Notre Colonie. Ce livre rend hommage à « l’œuvre éminemment civilisatrice » des missionnaires belges. Les pères ont concouru « puissamment aux progrès de la civilisation » dans un pays de « populations assez arriérées », où les Noirs « ont recours aux maléfices des sorciers ».
Dans les livres des missionnaires, les Noirs seront assimilés jusqu’en 1955 à des « victimes de la décadence humaine », tandis que les Blancs forment une « race dépassant toutes les autres en intelligence ». Le manuel de la Géographie officielle de la Belgique et du Congo assure que le « développement intellectuel de l’enfant noir s’arrête assez tôt ». L’image est partout condescendante : « Le Noir est indolent, peu prévoyant et n’a que de très faibles besoins. »
En 1946, Hergé gommera certains clichés dans la nouvelle version en couleur de l’album que nous connaissons aujourd’hui. Mais ses efforts resteront insuffisants à évacuer l’image de « méchant colon » que Bienvenu Mbutu-Mondondo, l’auteur de la requête en faveur de l’interdiction de la vente de l’album en Belgique, reproche à Tintin. Si Hergé a, par exemple, substitué une leçon de calcul à la leçon de géographie sur « notre patrie, la Belgique », Tintin ne parvient pas à arracher à ses élèves noirs la réponse à « Combien font deux plus deux ? » Aux yeux de Mbutu-Mondondo, c’est plus grave encore que de ne pas savoir où se trouve la Belgique.
« Tous mes albums portent la trace du moment où ils ont été dessinés », s’excusait Hergé dans une interview accordée à Henri Roanne en 1974. A Numa Sadoul, il précisait : « Pour Tintin au Congo, tout comme pour Tintin au Pays des Soviets, j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais. Si j’avais à les refaire, je les referais tout autrement, c’est sûr. »
Peut-on pour autant taxer Hergé de racisme ? Le colloque international, organisé par le Musée israélien du cartoon, l’Institut français de Tel Aviv, les ambassades de France, de Belgique et la Communauté Wallonie-Bruxelles, a dernièrement exploré la question à Jérusalem. Pour éclairer les rapports entre Hergé et la politique, Pierre Assouline, écrivain et auteur d’une biographie d’Hergé, Plantu, caricaturiste du Monde, Kichka, le Kroll israélien, ou Didier Pasamonik, conseiller du Musée du Judaïsme de Paris pour l’exposition De Superman au Chat du Rabbin, ont remis Hergé dans le contexte historique de la création des albums de Tintin.
Assouline : « Tintin diffuse de l’idéologie »
Bande dessinée Hergé et la politique
C'est l'abbé qui décide d'envoyer Tintin chez les Soviets en 1929, puis au Congo en 1930. Ce Tintin reporter, catholique et belgicain, a-t-il été trop loin dans la caricature ? Pierre Assouline relativise : « A la même époque, le fameux journaliste Albert Londres écrivait dans L'Excelsior, à son retour de Russie, que les gens de Moscou vivent “dans le froid et la saleté”, que “ce sont des bêtes”, et qu'après la 3e Internationale, à la 4e, les Russes marcheront “ à quatre pattes”, avant “ d'aboyer” à la 5e. Si Hergé avait écrit ça… Quant au Congo, ce n'est pas un album raciste mais paternaliste. Il est le reflet exact de l'air du temps. Tintin est colonialiste comme la Belgique. Plus tard, dans Le Lotus bleu, il avouera à Tchang que “ les peuples se connaissent mal”. »
Sur l'attitude d'Hergé pendant la guerre et la controverse du financier juif Blumenstein de L'Etoile mystérieuse, un album paru fin 1942, Pierre Assouline se veut très clair. « L'Occupation a agi comme un révélateur. L'attitude générale des Belges a été de s'accommoder des Allemands. Hergé, en raison du milieu dont il était issu, s'en est accommodé mieux que d'autres. Il a travaillé au Soir volé. Il a dessiné L'Etoile mystérieuse, qui débutait par une Apocalypse où deux caricatures de Juifs se réjouissaient de la fin du monde, et où l'expédition rivale de Tintin était financée par un banquier juif. »
L'Etoile n'était cependant pas celle des nazis mais un aérolithe tombé de l'espace. « L'étoile jaune imposée aux juifs par l'Occupant ne fera son apparition qu'après la fin de l'aventure de Tintin, précise Assouline. Et le personnage de Blumenstein doit beaucoup à Lowenstein, un financier en vue qui a tenté de racheter la Banque de Bruxelles et que l'abbé Wallez avait décrié dans l'un de ses livres. »
Pour Didier Pasamonik, la caricature de Blumenstein est aussi un héritage culturel de la représentation du juif dans la bande dessinée franco-belge. Hergé ne l'a pas dessiné autrement que ses confrères mais le succès de Tintin a fait que l'image de Blumenstein a traversé le XXe siècle, à l'inverse des cases de Jijé, Franquin, Hubinon, Peyo, Jacobs ou Vandersteen… « Au XIXe siècle, les images d'Epinal du Juif errant ont été vendues à cent millions d'exemplaires ! Caran d'Ache, le fondateur de la BD française, a caricaturé les juifs impliqués dans le scandale du canal de Panama. En 1939, Jijé, père de l'Ecole belge de la BD, croque d'affreux trafiquants à l'accent yiddish dans Trinet et Trinette dans l'Himalaya. Un an après, il reprend Spirou, où un certain Isaac Godsak veut empêcher le héros de faire du cinéma. En 1945, Franquin signe un abominable tailleur juif dans La Maison préfabriquée de Spirou. Il redessinera cette case en 1973, disant que “c'était l'influence imbécile d'une caricature que les nazis faisaient des juifs pendant l'Occupation”. »
Didier Pasamonik cite d'autres amalgames navrants chez Blake et Mortimer, Buck Danny, Johan et Pirlouit ou Bob et Bobette. En 1948, les méchants du Secret de l'Espadon de Jacobs portent une étoile juive au ton rouge bolchévique. Chez Les gangsters du pétrole de Charlier et Hubinon, en 1953, le mauvais se nomme Samuel Bronstein, patronyme de Trotsky ! Ici encore, l'anticommunisme se pique d'antisémitisme. Au Pays maudit de Peyo, l'esclavagiste des Schtroumpfs les fouette en hébreu dans la version originale de 1964. Quant au Mini-monde de Vandersteen, les Arabes y font commerce des femmes et les Juifs de l'argent, en 1967.
Entretemps, Hergé aura eu la clairvoyance de couper, en 1942, dès la première édition de L'Etoile mystérieuse, les trois cases sur les vendeurs d'apocalypse juifs parues dans Le Soir volé. En 1954, il remplacera Blumenstein par Bohlwinkel (boutique de bonbons, en bruxellois). Cela n'éteindra pas toutes les critiques. « Tintin diffuse de l'idéologie, constate Assouline, même si Hergé n'a jamais été un militant politique. Le problème d'Hergé, c'est qu'il a signé une œuvre non intellectuelle aujourd'hui disséquée par des intellectuels. » A l'arrivée, ses héros nous renvoient à nos propres défauts et aux faiblesses de l'Occident. Mais Tintin sort indemne de l'aventure, « le trait pur et politiquement correct » pour reprendre l'expression de Plantu.
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