dimanche 3 juin 2012

Le Banquet de Platon. Analyse

Le discours d'Aristophane et le discours de Socrate

Rappel du principe de l’explication de texte à l’oral

D’abord pensez à vous munir de 2 exemplaires de l’œuvre mise au programme par votre professeur, dans le respect des références (édition, traduction, année) indiquées sur la liste. Après 20 mn de préparation pendant lesquelles vous ne disposez que du texte et de quoi écrire, vous devez en 20 minutes également (au minimum 10 mn d’exposé suivi d’un entretien avec l’examinateur) expliquer un passage de longueur variable. Cette explication peut être « linéaire », à condition qu’elle soit précédée d’une courte introduction, et ordonnée (faire un « plan » manifestant les étapes principales du texte). L’introduction consiste seulement à présenter le passage : inutile d’exposer la « pensée » et encore moins la « vie » de l’auteur, en revanche vous pouvez rappeler le titre de l’œuvre et sa thématique générale. Procédez immédiatement à la mise en contexte du passage à expliquer (qu’est-ce qui le précède, quelle est son importance dans l’ensemble de l’oeuvre). Enoncez ensuite le thème, la thèse et le problème précis du texte. Finissez en annonçant votre plan. – Attention, en 20 minutes de préparation vous n’aurez pas le temps de tout rédiger au brouillon : faites l’introduction et contentez-vous de préparer un schéma d’explication aussi précis que possible, en notant les idées principales. Comme à l’écrit, il convient d’éviter deux pièges liés à l’explication : d’un côté la paraphrase vide (vous vous contentez de citer ou de répéter le contenu du texte sans rien lui ajouter, ni développement ni questionnement), de l’autre le hors-sujet (vous vous méprenez sur le sens général du texte, ou bien même vous négligez d’expliquer le texte, préférant disserter oralement et librement à partir du sujet du texte). Ces deux erreurs de méthode pourraient vous être fatales !

   

Résumé de l’œuvre


Le Banquet est un texte de Platon écrit aux environs de 380 avant J.-C. Il est constitué principalement d’une série de discours portant sur la nature et les vertus de l’amour (Eros). Le Banquet est avec le Phèdre les deux œuvres de Platon où celui-ci développe sa conception de l’amour. A l’occasion d’une fête organisée en l’honneur du jeune tragédien Agathon, un certain nombre d’orateurs sont invités à faire l’éloge du dieu Amour, ce qui n’aurait jamais été fait. Les discours qui s’enchaînent alors manifestent tous ce que Socrate s’empresse habituellement de critiquer : une certaine forme de doxa, d’opinions convenues, de préjugés, ou de théories ne faisant jamais que refléter – sans distance critique - les mœurs de la société. A cela font justement exception les discours d’Aristophane et de Socrate qui tranchent par leur originalité et leur profondeur.
C’est ainsi que Phèdre aligne dans son discours une somme impressionnante de banalités, plus respectueuses à l’égard des mœurs nobiliaires de l’époque que réellement admiratives à l’égard du dieu Amour (il est ancien, il fait autorité, il est noble, etc…). Pausanias se lance ensuite dans une série de distinctions en apparence plus philosophiques puisqu’il est question de deux Amours, l’un noble et l’autre vulgaire, de même qu’on distingue généralement deux Aphrodite, l’une Céleste l’autre vulgaire. Mais là encore il apparaît que la beauté et la noblesse de l’amour sont toujours liées au respect d’une position sociale convenable ; les vertus morales et les règles sociales que Pausanias demande de respecter au nom de l’Amour traduisent la domination d’une aristocratie conservatrice. De plus c’est une conception de l’amour et (surtout) de la sexualité fort éloignée de la nôtre qui est ici décrite. Nous nous représentons habituellement la relation sexuelle sur le mode de la complémentarité homme/femme. Or les anciens grecs la concevaient plutôt sur le mode d’une relation entre le supérieur et l’inférieur (hiérarchie), soit homme/femme, soit adulte/adolescent, soit à la limite homme libre/esclave. C’est ici qu’Aristophane, le célèbre auteur de comédies, devait prendre la parole, mais pris d’une soudaine crise de hoquet (ironie : serait-ce le discours de Pausanias qui ne « passe pas » ?), il cède provisoirement son tour au médecin Eryximaque, lequel tout en reprenant la distinction des deux Aphrodite, va littéralement « noyer » les vertus de l’Amour dans des considérations physiciennes et cosmologiques où il s’agit en toute chose d’établir une juste mesure, un équilibre, une harmonie universelle…
Le discours d’Aristophane se distingue notoirement des précédents en ceci qu’il est peut-être le premier à prendre au sérieux ce dont il s’agit, l’éloge de l’Amour, car il fait de celui-ci un élément primordial – à la fois essentiel et originel - de la nature même de l’homme. Est-ce donc Aristophane le « comique » qui va nous dire les choses les plus graves et les plus authentiques sur l’Amour et (surtout) sur la nature amoureuse des humains ? De fait Aristophane nous fait part d’une bien étrange légende (une parodie de mythe, en réalité) où l’Amour apparaît comme le remède au moyen duquel les humains cherchent à retrouver bonheur et plénitude.
Socrate prendra la parole juste après le discours d’Agathon. Ce dernier est très applaudi, et pour cause, c’est l’exemple type du discours rhétorique, gracieux et flatteur, totalement superficiel. D’ailleurs, c’est en prenant gentiment à partie Agathon, et en prenant le contre-pied de son discours, que Socrate va introduire son propre point de vue. Bien qu’il relate d’abord le récit d’une mystérieuse prêtresse (Diotime) à propos de l’origine d’Eros, Socrate s’emploie à soumettre le discours sur l’Amour aux exigences de la raison et de la dialectique ascendante qui ne vise qu’une chose : établir la vraie signification de l’Amour. Socrate se présentant lui-même comme l’amant de la sagesse, son discours semble faire triompher la doctrine de l’« amour platonique », cet amour de l’absolu qui est amour des Idées. Cependant la conclusion s’avère plus complexe et plus paradoxale. En effet dans ce dialogue, Socrate ne se pose pas vraiment en donneur de leçon, il suggère même que le savoir sur l’amour n’est pas transmissible, comme s’il s’agissait davantage de retrouver en soi-même la vérité de son désir. C’est du moins ce que son attitude ambiguë à l’égard d’Agathon et d’Alcibiade (dernier orateur qui se lance dans un éloge de… Socrate lui-même), à la fin du récit, laisse entendre…


Analyse du Discours d'Aristophane

 

Remis de son hoquet, Aristophane  commence son discours. Il faut voir celui-ci comme une parodie de mythe, une bouffonnerie exprimant pourtant des vérités décisives. De fait, il s’agit d’une étape importante dans la conception platonicienne de l’amour : celui-ci est synonyme de Désir. Voilà la thèse. De plus l’amour n’est plus ce gardien de l’ordre social ni cette force cosmique dont on nous a parlé jusqu’ici, mais bien le désir qu’éprouve l’être humain de se (re)trouver lui-même, notamment à travers la sexualité.




- De 189a à 189d : Eros, un dieu philanthrope

Aristophane commence par se montrer ironique envers Eryximaque, à propos de ce fameux hoquet dont le déclanchement et la résolution illustrent si bien la « mécanique » à laquelle le médecin a prétendu réduire le dieu Amour !
Puis Aristophane affirme que les hommes ne se rendent pas compte du pouvoir d'Eros, sinon ils lui auraient élevé les temples les plus imposants. Pourtant nul dieu n'est mieux disposé à l'égard des humains : « il vient à leur secours, il est leur médecin ». Le ton est donné : Eros n’est pas une affaire « entre hommes » (au sens homosexuel) mais la grande affaire des êtres humains. D’emblée Aristophane prévient qu’il ne cherchera pas à faire rire (ce serait trop facile pour lui) tout en racontant des choses « ridicules » : en effet le ridicule porté jusqu’au grotesque et à la bouffonnerie extrêmes ne dissimule-t-il pas quelque chose dont le fond pourrait être tragique ? Or justement les hommes ne se rendent pas compte de l’extrême importance que revêt pour eux Eros, ils n’imaginent pas à quel point ce dieu les aime et se tient prêt à les secourir, à quel point il leur est nécessaire. Aristophane entend par là-même réparer une sorte d’injustice tout en soulignant la méconnaissance des hommes.

- De 189e à 190e : les hommes originels et le dilemme des dieux

Qu'était la nature humaine, et que lui est-il arrivé ? Commence alors l’étrange récit. Notre nature était autrefois différente : il y avait trois catégories d'êtres humains, le mâle, la femelle, et l'androgyne. De plus, la forme humaine était celle d'une sphère avec quatre mains, quatre jambes et deux visages, une tête unique et quatre oreilles, deux sexes, etc. Les humains se déplaçaient en avant ou en arrière, et, pour courir, ils faisaient des révolutions sur leurs huit membres. Le mâle était un enfant du soleil, la femelle de la terre, et l'androgyne de la lune. Comme leur force et leur orgueil étaient considérables ils s'en prirent aux dieux. Zeus trouva un moyen de les affaiblir sans les tuer, ne voulant pas anéantir la race comme il avait pu le faire avec les Titans : il les coupa en deux !
Plusieurs motifs du récit méritent ici des éclaircissements. D’abord la forme ovale, quasi-circulaire des êtres humains peut être interprétée assez banalement comme le symbole de la totalité parfaite, ne connaissant pas le manque. C’est ce qui explique aussi la puissance hors-norme qui est prêtée à ces hommes originels. Concernant ensuite les trois genres et les caractéristiques sexuelles si particulières de ces êtres, l’erreur serait d’y voir une sorte de nature androgynique idéale parfaitement une, au-delà de la division sexuelle. Passons sur leur généalogie respective (soleil, terre, lune), symboliquement des plus classiques, à quoi l'on peut ajouter que selon d'autres sources mythologiques ces hommes auraient été fabriqués avec les cendres des Titans foudroyés par Zeus. L’androgynie ne concerne que l’un des trois genres, mais cela ne signifie pas qu’il soit au-delà de la division mâle/femelle comme c’est le cas dans une certaine conception chrétienne, angélique ou « ailée », c'est-à-dire a-sexuée de l’androgynie (cf. par exemple la nouvelle fantastique de Balzac Seraphita). Ces êtres décrits par Aristophane ressemblent bien plutôt à des hermaphrodites possédant deux natures sexuelles et deux organes distincts (y compris dans le cas où ils sont similaires). Ces êtres proprement « monstrueux » étant doubles et non pas uns, il serait inexact de les supposer d’emblée hors-désir. D’ailleurs on nous les dépeint aussi comme étant dévorés d’ambition, des êtres qui – là encore classiquement – rêvent de s’en prendre aux dieux afin de ravir leur pouvoir. D’où la décision de Zeus de les affaiblir et l’idée logique de les « couper en deux » !

- De 191a à 191b : la punition de Zeus et la naissance du désir tragique

Zeus demanda ensuite à Apollon (considéré comme un dieu guérisseur) de retourner leur visage et de coudre le ventre et le nombril du côté de la coupure, comptant inculquer aux humains la conscience de leur faute et un peu de modestie. Le nombril devenant au passage l’ultime trace de la perfection perdue ! Ce qu’il provoqua se nomme plutôt le désespoir. En effet chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s'unir à elle : ils s'enlaçaient en désirant se confondre et mouraient de faim et d'inaction. Il est difficile de ne pas voir dans cette « coupure » un motif précurseur de ce que les psychanalystes nomment la « castration », prise bien sûr au sens symbolique et non physiologique du terme, soit l’établissement de la « loi du désir » c’est-à-dire l’obligation d’en passer par les arcanes du désir pour accéder à une jouissance, à jamais imparfaite. La castration au sens symbolique du terme désigne l’interdit et plus généralement le manque qui préside à la possibilité même du désir. Ce à quoi nous assistons avec cette division et cette séparation imposées par Zeus, n’est en effet rien d’autre que la naissance du désir humain en tant que fondé sur un manque. Telle est la thèse de Platon : même si le désir se définit comme désir d’être Soi, il n’en demeure pas moins que notre être n’est désormais accessible que par le biais du rapport à l’Autre. Le caractère tragique, c’est qu’en l’état la réunion physique des êtres divisés s’avère impossible ; il n’est même pas sûr que les améliorations consenties dans la suite du récit changent quelque chose de fondamental à cet état de fait. Notre imperfection est devenue notre condition même.

- De 191b à 191c : la réparation ou l’origine de la sexualité

Zeus décida donc de déplacer les organes sexuels à l'avant du corps. Ainsi, alors que les humains surgissaient auparavant de la terre, un engendrement mutuel fut possible par l'accouplement d'un homme et d'une femme. C’est ainsi que naquit la sexualité que l’on aurait tort, par conséquent d’imaginer comme étant « naturelle ». Loin d’être originelle la sexualité apparaît plutôt, à la suite de la seconde intervention (« chirurgicale ») d’Apollon, comme le résultat d’un bricolage improbable, destinée à compenser la perte d’unité. Est-elle destinée prioritairement à la reproduction de l’espèce ? Pas vraiment…

- De 191d à 192b : les nouveaux hommes et la hiérarchie des désirs

En effet si les hommes qui aimaient les femmes et les femmes qui aimaient les hommes (moitiés d'androgynes) permettaient la perpétuité de la race, en revanche les hommes qui aiment les hommes (moitiés d'un mâle), plutôt que d'accoucher de la vie, accoucheraient de l'esprit. Ces derniers sont selon Aristophane les êtres les plus accomplis, étant purement masculins. Dans tous les cas prime l'amour de deux êtres qui tentent de n'en faire qu'un pour guérir la nature humaine : nous sommes la moitié d'un être humain, et nous cherchons sans cesse notre moitié, de l'autre sexe ou du même sexe que nous. Dans ce passage Aristophane (et sans doute Platon) établit une hiérarchie des désirs et des formes d’amour qui reproduit encore les normes sociales de la société grecque. Déjà les trois genres de la nature humaine originelle avaient de quoi perturber la conception dualiste que nous nous faisons de la sexualité comme rapport exclusif d’un mâle et d’une femelle, habitude qui croyons-nous ne fait que correspondre à notre vraie nature biologique. Or l’un des effets inattendus et quelque peu subversif de la fable d’Aristophane, c’est que les trois genres demeurent effectifs une fois les humains divisés et livrés à la sexualité. L’hétérosexualité ne représente finalement qu’une possibilité parmi les trois existantes : l’hétérosexualité, l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine. Or c’est ici que l’on voit subrepticement réapparaître les hiérarchies et les mœurs propres à cette société. D’abord les amants hétérosexuels se trouvent curieusement associés à l’adultère plutôt qu’à l’« honnête » vie conjugale. C’est un fait que durant l'Antiquité la vie amoureuse et la vie conjugale étaient généralement dissociées (phénomène qui devait perdurer en réalité jusqu'à l'aube de ce que nous appelons la "vie moderne"). Cela signifie aussi que la reproduction, le fait d’avoir des enfants ne constitue absolument pas dans ce système la meilleure fin qui soit ; cela ne constitue pas non plus, comme on le voit, l’unique fin de la sexualité. Pour le philosophe Platon comme pour la haute société grecque, le fin du fin est atteint lorsque deux jeunes hommes s’aiment d’un amour sincère, car la virilité est associée non pas à la débauche mais au contraire à la vertu, au courage, et à l’esprit. Quant au lesbianisme, si cette dernière possibilité est bien évoquée, on remarquera qu’elle n’est en rien valorisée. A rapprocher du fait que les femmes n’assistent pas au fameux Banquet, comme si elles n’avaient rien à dire sur l’Amour, rien à faire valoir en tant que telles au sujet d’Eros (qui est lui-même un dieu mâle, ne l’oublions pas).

- De 192c à 192e : naissance de l’Amour-passion et ses mystères

Quand nous rencontrons notre moitié, nous sommes frappés d'un sentiment d'affection et d'amour : nous refusons alors d'en être séparés. Qu'attendent-ils donc, ceux qui passent leur vie ensemble ? Ce n'est certes pas la jouissance sexuelle. C'est quelque chose que souhaite l'âme, qu'elle ne saurait exprimer ; et pourtant elle le devine : ce qu'elle souhaite, c'est se fondre le plus possible dans l'autre pour former un même être. C'est cela que nous souhaitons tous, nous transformer en un être unique. Personne ne le refuserait, car personne ne souhaite autre chose. Or une telle chose est impossible à réaliser, sauf dans l’acte sexuel mais de façon trop fugitive et peut-être même un peu illusoire (l’illusion de se sentir mourir pour revivre augmenté et purifié ? ne parle-t-on pas communément d’une « petite mort » à propos de l’orgasme ?). Au-delà de la sexualité existe donc l’Amour-passion. Au-delà même du désir, ou bien à son acmé, elle tient à la magie de la rencontre qualifiée parfois de « foudroyante »… Enfin au-delà même de la Passion, il y a l’expérience de mener sa vie aux côtés de la personne qu’on aime, une existence présentée ici sous la forme d’une fusion ardemment désirée (mais plutôt réservée à l’amour homosexuel, comme dit précédemment). Le texte convoque même, sous la forme d’une supposition qui a ici valeur de fantasme, le dieu forgeron Héphaïstos (« fondeur » et « soudeur » par excellence !). Vivre en commun « comme » (précision capitale) si l’on ne faisait plus qu’un, dans la vie, dans la mort et dans l’au-delà… oui mais ce n’est peut-être qu’une illusion. Si ce n’était pas le cas, le Banquet de Platon s’achèverait sur ce discours d’Aristophane non dépourvu de grandeur, certes, mais dans lequel Socrate verra finalement une impasse. Pour ce dernier le véritable Amour (qui est l’amour du vrai et du beau en soi) doit encore aller au-delà du simple rapport à l’Autre, fût-ce pour revenir à Soi. Au final, il ressort que l’Amour demeure une force bien mystérieuse, car si c’est elle qui nous motive, elle ne va pas toujours avec une conscience claire de ses buts : on ne peut que les sentir, les deviner, tant il est vrai que nous avons tous plus ou moins « oublié » notre nature première…

- De 193a à 193e : honorer les dieux en honorant Eros

A la fin de son discours, Aristophane tient des propos apparemment bien moralisateurs. En effet, il faudrait faire preuve de respect à l’égard des dieux afin de ne plus encourir une nouvelle fois leur courroux. Plusieurs fois, il insiste sur la piété nécessaire. Or à y regarder de près, ces conseils ne laissent pas d’être fort ambigus. En effet les hommes ont été châtiés une première fois parce qu’ils menaçaient les dieux, jalousant leur puissance et leur savoir. Dans leur malheur, ils peuvent compter sur l’assistance du dieu Eros, qui est par ailleurs présenté comme un dieu philosophe (voir plus loin, Socrate avec Diotime). Or les (autres) dieux ne philosophent certes pas, ils se contentent de garder jalousement leur savoir. Comment peut-on demander en même temps d’honorer les dieux et d’honorer Eros, voire d’honorer les dieux (donc obéir aux règles et aux coutumes) en honorant Eros (donc chercher une voie plus personnelle en philosophant) ? Dans ses dernières paroles, Aristophane assume néanmoins ce vivant paradoxe. Afin d’éviter une nouvelle punition divine (ce qui pourrait relever de la superstition), il convient en effet de respecter les dieux ; or le meilleur moyen reste d’honorer l’Amour ainsi qu’il a été dit, en recherchant sa moitié et en vivant heureux auprès d’elle. C’est ainsi que l’éthique traditionnelle de la vertu heureuse est sauve malgré tout, à une inversion près : ce n’est plus le respect des règles sociales et religieuses et donc la vertu qui mène nécessairement au bonheur, c’est le bonheur dans l’amour et le culte de l’amour qui mènent à la vertu et garantissent la paix sociale.

En résumé : le bonheur de l'espèce humaine, c'est de retourner à son ancienne nature grâce à l'amour. Mais comment parvenir au bonheur puisque la réunion effective de l’être est impossible ? Par la rencontre de l’autre. Un amour bien dirigé doit viser l’Unité par l’union de deux êtres ; et cette règle concerne les hommes aussi bien que les femmes. Il est clair que la solution prônée par Aristophane donne une importance inédite à la sexualité, non comme pratique d’appartenance sociale (homosexuelle), mais comme éthique personnelle et recherche du bonheur. Disons que la sexualité, si  elle n’est pas la « solution » au drame de la division de l’être, fournit une compensation appréciable. Ceci ouvre à un autre argument proposé plus loin par Diotime, à savoir que l’engendrement participe du désir d’immortalité qui caractérise l’homme.


Analyse du discours de Socrate


Retour sur le prologue (de 174a à 178a)

On peut constater que Socrate arrive en retard (c’est son disciple Aristodème qui annonce sa venue) comme s’il désirait rester en retrait, voire se faire… désirer. Quand Socrate daigne se joindre aux convives, il est accueilli par Agathon qui lui demande de venir se « coucher » près de lui. Pourquoi ? « Afin que je profite moi aussi du savoir qui t’es venu lorsque tu était dans le vestibule »… Agathon semble supposer que la simple promiscuité avec le maître (supposé) suffit à faire « couler » la connaissance d’une personne vers une autre ! Idée absurde, que raille Socrate lui-même sur le mode de l’ironie : il répond que s’il en était ainsi, lui, Socrate aurait bien de la chance de fréquenter quelqu’un d’autre glorieux et d’aussi admiré qu’Agathon ! Cependant, cette naïveté d’Agathon reflète bien une croyance directement liée à la pédérastie en vigueur chez les anciens grecs. En effet, la transmission de savoir était imaginée sur ce mode du « transvasement » d’une âme vers une autre, voire d’un corps vers un autre corps. Comme si les contacts sexuels autorisés alors entre un maître et son disciple participaient directement à la transmission (transfusion) du savoir. Si Socrate refusait ces coutumes (comme l’atteste Alcibiade à la fin du Banquet), c’est bien parce que son mode de penser philosophique s’opposait radicalement à ces coutumes d’un autre âge. Pour Socrate, l’éducation n’est pas pensable sur ce mode viril de la semence ou de l’éjaculation ; elle relève davantage du mode féminin de la procréation (Socrate l’accoucheur). C’est pourquoi il fait appel à une femme, Diotime, pour énoncer la vérité sur Eros. Car cette femme lui a enseigné le savoir, non pas en le lui donnant gratuitement, mais en faisant appel à ses facultés intellectuelles, en l’aidant à réfléchir rationnellement et à enfanter la vérité par lui-même. C’est pourquoi aussi Socrate rapporte une discussion avec Diotime. Contrairement à ce qui se passe avec les autres orateurs, ce n’est pas l’ampleur du savoir qui importe mais la vérité de ce savoir. L’éducation doit prendre la forme d’une conversion du sensible vers l’intelligible, de l’apparence vers l’essence. On comprend aussi pourquoi à travers Diotime Platon fait indirectement référence au « mystères » religieux, à l’aspect ésotérique de la religion, pour se dégager nettement des discours les plus convenus. Enfin, juste avant que Phèdre ne prenne la parole, Socrate fait un aveu assez paradoxal. Il approuve d’abord la décision de faire l’éloge d’Eros, et déclare ensuite « ne rien savoir sauf sur les sujets qui relèvent d’Eros ». Etant donné la manière dont il présente ensuite Eros, comme le désir et le manque incarnés, on comprend que cette apparente vantardise revient en réalité à faire l’aveu d’un non-savoir. Socrate, chercheur de vérité et maître es-non-savoir!

 

- De 198b 199b : Dialogue avec Agathon (1) – Socrate ironise et pose une question de méthode

 

D’emblée Socrate se montre fidèle à sa méthode habituelle : l’ironie. L’ironie socratique se veut pédagogique, elle consiste à renvoyer à l’interlocuteur une image ridicule de son propre discours  pour l’amener à réviser son jugement. Ici il souligne l’élégance du discours d’Agathon en feignant de penser que la beauté de la chose dépend de la beauté du discours, croyance qui sous-tend implicitement tout éloge. Socrate pose une question de méthode : faut-il faire un éloge élégant et inconditionnel de l’Amour (quitte à exagérer ou même à mentir), ou faut-il dire la vérité sur l’Amour, c’est-à-dire sur ce que signifie vraiment être amoureux ? Dans le premier cas, le discours ne relèverait pas seulement de la vaine rhétorique, il rejoindrait l’art condamnable des sophistes (c’est pourquoi Socrate fait référence explicitement à Gorgias).

- De 199c à 201c : Dialogue avec Agathon (2) – La maïeutique permet d’établir que l’Amour est désir et que le désir est manque

Dans le passage qui suit Socrate déploie la méthode de discussion dont il est coutumier, appelée maïeutique. Littéralement « maïeutique » signifie l’art d’accoucher, et Socrate aime bien rappeler que sa propre mère était sage-femme ; ici il s’agit plutôt d’accoucher de la vérité, et plus précisément d’accompagner les autres dans ce travail difficile. La maïeutique est une discussion qui consiste à avancer vers la vérité en posant des questions à son interlocuteur et en l’amenant progressivement à dépasser ses propres contradictions. Qu’est-ce que Socrate parvient à établir en utilisant cette méthode, tout en plaçant Diotime dans la position de « maître » et sa personne dans la position de disciple ? Rien d’autre que la vraie nature de l’Amour. La recherche du Vrai en soi est inséparable d’un raisonnement correct. Ainsi, en toute logique, l'amour est-il amour de quelque chose ou de rien ? Il est désir de quelque chose, et s'il éprouve ce désir, c'est sans doute parce qu'il manque de ce qu'il désire, car on ne peut désirer ce qu'on possède. Eros n'est donc ni beau ni bon, sinon il ne chercherait ni la beauté ni la bonté : il est désir, il est manque de quelque chose. Il faut cesser de louer Eros comme un dieu parfait. Cette partie de discours de Socrate vient donc confirmer le discours d’Aristophane. L’Amour ne peut pas être à la fois l’incarnation divine de la Beauté absolue (comme l’éloge voudrait nous le faire croire) et être désir de cette même Beauté.

- De 201d à 202c : Dialogue avec Diotime (1) – A nouveau, question de méthode – Des vérités « intermédiaires »

C’est alors que Socrate rapporte un entretien qu’il aurait eu avec une femme remarquable nommée Diotime, une « étrangère » probablement prêtresse et pythagoricienne. Ces qualificatifs suffisent à souligner son rôle d’initiatrice. Le fait que Diotime soit une femme n’est pas indifférent (voir remarques plus haut à ce sujet : « retour sur le Prologue »). Socrate l’accoucheur s’efface devant la source même du savoir… Avant toute chose, il semble que Diotime enseigne à Socrate la méthode philosophique, qui consiste d’abord à établir des distinctions et des définitions rationnelles. La raison ne se plaît pas dans l’exagération ni dans l’éloge inconditionnel. Par exemple il y a un intermédiaire ente le beau et le laid, comme il y a un intermédiaire entre le savoir et l’ignorance (cela s’appelle l’"opinion droite"). Diotime enseigne alors qu'Éros n'est pas un dieu, mais un « daïmon », un être mi-homme mi-dieu : il ne dispose certainement pas des qualités qu'on lui attribue généralement, comme la beauté, puisqu'il les recherche. C'est donc un être intermédiaire qui « interprète et communique aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux » (202 e). Le mot « démon » a acquis au fil des siècles un sens exclusivement négatif, proche de « perversité ». Dans les mythes antiques ils sont plutôt des protecteurs des humains, leurs ambassadeurs auprès des dieux.

- De 202d à 204a : Dialogue avec Diotime (2) – Généalogie d’Eros, le dieu philosophe

Diotime raconte alors par le menu la généalogie complexe et plutôt cocasse du dieu (ou du démon) Eros. De la part de Platon, ce nouveau recours au mythe signifie un changement de tactique intéressant. Cela marque d’une certaine façon les limites de la maïeutique et la nécessité de recourir au discours de l’Autre (« l’étrangère »)… Par là Socrate avoue une nouvelle fois sa propre ignorance. Fils de Poros et de Pénia, qui signifient respectivement Abondance et Pénurie, Eros semble né sous le signe de la contradiction et du manque, comme si ce demi-dieu, du surcroît conçu par la ruse (on raconte que sa mère Pénia a profité du sommeil de son père Poros pour se faire engrosser...), était condamné à rechercher indéfiniment  son « identité »… On nous dit aussi que, ayant été engendré lors des fêtes données en l’honneur d’Aphrodite, si Eros « est par nature amoureux du beau c’est parce qu’Aphrodite est belle ». Précision capitale au vu de ce qui va suivre. On peut remarquer l’originalité du point de vue consistant à centrer le désir au cœur d’une dualité entre la faiblesse et la force, la passivité et l’activité. Ceci tranche avec la conception développée jusqu’à plus soif dans les précédents discours, fondés uniquement sur les vertus de la virilité et de la maîtrise de soi. D’une certaine façon Eros nous est présenté ici comme un éternel adolescent, fragile et insatisfait, curieux et par-dessus tout désireux de savoir. Or cette qualité définit précisément le philosophe, selon Diotime. A ce titre il tient le milieu entre les ignorants et les dieux « savants » : les premiers ne philosophent pas puisqu’ils ignorent jusqu’à leur propre ignorance, les seconds sont omniscients et donc n’éprouvent aucun besoin de philosopher. Il est à noter que le « savoir » ici prêté aux dieux, non sans une probable ironie de la part de Platon, n’a strictement aucun rapport avec le savoir visé par le philosophe. La connaissance traditionnellement prêtée aux dieux est de l’ordre du savoir-faire possédé par l’artisan, lequel  à la fois « sait comment les choses sont faites » (puisqu’ils les a faites) et qui peut à loisir contempler son ouvrage. Tandis que le savoir philosophique, dans l’esprit de Socrate et de Platon, consiste surtout à connaître les Idées c’est-à-dire à découvrir au moyen de la raison les grands principes de l’existence (le Beau, le Bien, le Vrai).

- De 204b à 206b : Dialogue avec Diotime (3) – L’Amour tend, à différents niveaux, vers le Bien et le Beau

Diotime laisse alors le mythe pour revenir au discours rationnel, et développe les conséquences multiples de l’Amour sur l’être humain. L’Amour correctement compris amène l’homme à se dépasser sans cesse, à se transcender, selon une voie ascendante. Il faut comprendre Amour au sens large comme au sens restreint (comme il y a « poïesis » qui désigne la création en général et la « poïesis » qui signifie simplement « poésie ») : il y a le désir ou l’amour de ce qui est bon en général,  et il y a le fait d’être amoureux d’autre part. Mais ce dernier cas ne résume pas tout, et c'est l'occasion pour Socrate de critiquer la fable d’Aristophane (205 e) : l’objet vrai du désir, ce n’est pas notre « moitié », ou quelque chose d’autre qui nous appartiendrait, c’est ce qui est bien et beau. Or posséder ceci suppose un engagement de tout son être, une recherche qui s’apparente à un enfantement. L’Amour est fécondité. L’Amour est une conversion totale de l’être.

- De 206c à 209e : Dialogue avec Diotime (4) – Le désir d’immortalité et la fécondité

On peut distinguer plusieurs étapes d’une recherche qui vise finalement l’Etre lui-même, l’essence des choses, ce qui est doté d’une valeur d’éternité. D’abord, tous les êtres cherchent à se reproduire biologiquement ; l'instinct sexuel est l'expression la plus immédiate de ce désir d'immortalité. La simple procréation représente une ouverture de l’être vers son au-delà, et c’est aussi une fragilisation, une remise en cause. D’une façon générale, la vie nous oblige à concevoir la préservation de soi à travers le changement ; il n’y a pas d’autre façon de préserver l’identité et l’unité de notre être ici-bas. C’est ainsi que les êtres mortels imitent l’immortalité, comme le temps lui-même est, selon Platon, une « image mobile de l’éternité ». C’est aussi bien ce désir d’immortalité qui explique l’attachement (si vain en apparence) aux honneurs, image de ce que serait une gloire éternelle. Donc il y a ceux qui sont féconds selon  le corps (ceux-là cherchent en général à se marier en vue de procréer) et ceux qui sont féconds selon l’âme (ce sont des créateurs). Les seconds sont les meilleurs et les plus productifs selon Diotime, car celui dont l’âme est bonne fait bien tout ce qu’il fait. On observe que la thèse de Diotime/Socrate/Platon inverse celle des précédents orateurs : ici le « bon » est attribué au sujet, comme il convient dans une démarche philosophique, ailleurs le « bon » est attribué arbitrairement à divers objets (conventionnels). Le concept d’une fécondité selon l’âme amène naturellement Platon à faire l’éloge d’une certaine forme d’homosexualité, d’une « communion plus intime » (car elle peut être aussi intellectuelle) que celle existant entre un homme et une femme. Cette précision introduit la suite du discours de Socrate car, ainsi correctement dirigée et comprise, l’homosexualité ne voit dans l’amour de la beauté physique qu’une étape vers l’amour du Bien et de la Beauté idéale.

- De 210a à 211c : Dialogue avec Diotime (5) - La beauté absolue ou l’Idée de Beauté

Dès lors Diotime annonce qu’elle va transmettre les vérités les plus hautes, l’ultime « révélation » et « contemplation » des mystères relatifs à Eros. C’est l’Idée du Beau, objet suprême de l’Amour, qui fait l’objet de tant de mystères. Là encore Diotime procède par une gradation ascendante, du sensible vers l’intelligible. D’abord la beauté multiple, qui est observable, donne l’« idée » d’une beauté esthétique « qui réside dans tous les corps ». Après, viennent la beauté des âmes, la beauté des actions, et enfin la beauté des sciences. D’une certaine façon c’est l’ascension elle-même qui est belle. Mais il existe une science unique visant la beauté considérée en tant qu’Idée ou Absolu, et bien sûr il s’agit de la philosophie. L’Idée de beauté est-elle abstraite ? L’on peut tenter sans doute de rapprocher cette Beauté idéale évoquée dans le texte de Platon et la beauté « abstraite » de certaines œuvres d’art contemporaires. Ne s’agit-il pas pour celles-ci de donner à voir - donc « sensiblement » malgré tout et non intellectuellement - l’invisible ? Le fameux tableau « Carré blanc sur fond blanc » (1918) de K. Malévitch est-il une « illustration » possible ou crédible de la beauté  absolue platonicienne ? Qu’est-ce que la Beauté absolue, le Beau en soi, l’idée du Beau ? Peut-on la représenter, au moins la symboliser ? Ou bien n’est-elle accessible qu’au moyen de la pensée et du discours, auquel cas seul le philosophe pourrait prétendre l’approcher ? Si l’on admet que la qualité propre d’une Idée est prioritairement d’être vraie, faut-il voir dans l’attrait du Beau en soi une simple variation de l’amour du Vrai ? Faut-il en déduire que rien n’est plus beau que la Vérité ? Sans doute une Idée (une « grande » Idée) est belle en soi à cause de tout qu’elle génère de grand dans l’existence, en bref parce qu’elle permet de réaliser de grandes choses. Justement il ne faut pas oublier que selon Platon, au-delà du Beau et du Vrai, en réalité au-delà de toutes les Idées, se trouve le Souverain Bien (cf. La République). Le Bien n'est pas seulement une Idée qui représenterait une chose dans sa perfection,  c'est plutôt l'Unité de l'Idée et de la chose lorsque la seconde est (rarement ici bas) conforme à son modèle. C'est en cela d'ailleurs que le Beau peut être un signe tangible du Bien. En bref la souveraineté de l'Un-Bien nous force à orienter in fine du côté l’éthique les considérations hautement « métaphysiques » sur le Beau en soi. C’est pourquoi la fin du dialogue avec Diotime prend subitement une tournure plus concrète et plus morale.

- De 211d à 212b : Dialogue avec Diotime (6) – Le sens de la vie et la vertu

D’une part il s’agit bien de considérer la beauté au moyen de ce qui la rend visible. Platon s’adresse à tout le monde, pas seulement au philosophe, même s’il veut faire prévaloir le point de vue « idéaliste » de ce dernier. D’autre part la question devient ostensiblement : qu’est-ce qui rend une vie meilleure ? qu’est-ce que réussir sa vie ? Si (et seulement si) l’on accepte le principe d’une Beauté idéale, celui qui vénère les belles choses accède manifestement à la vraie réalité. L’Idée du Beau est une Réalité éternelle, non soumise aux changements, c’est en quoi elle est également un « bien ». C’est pourquoi également seule la vision (d’abord concrète) du beau peut donner un sens à la vie, tout en apportant bonheur et vertu. Ce n’est pas une « image » de la vertu qui est ainsi produite mais une réalité, donc un bien. Si la voie des Idées, Beauté comprise, est la seule qui rendre vraiment immortel, elle permet en prime de connaître le bonheur et de pratiquer la vertu.

Remarque concernant l’arrivée et le discours d'Alcibiade (conclusion)

 

Alcibiade survient et, après une scène de jalousie, entreprend de faire l'éloge de Socrate, c’est-à-dire du philosophe, non du dieu Eros lui-même. Alcibiade fait preuve d'une certaine arrogance en prétendant être l'amant de Socrate ("tu es le seul amant digne de moi"). Socrate, dit-il, est un être excentrique qui nous trouble par sa parole : « les discours de la philosophie blessent plus sauvagement que la vipère. » Il se donne l'air de ne rien savoir, mais à l'intérieur de ce « silène » (figure monstrueuse) se cache quelque chose de divin et de précieux. Socrate répond qu'Alcibiade pourrait s'illusionner, car « je ne suis rien. » Mais Alcibiade en rajoute. Aucun humain ne peut être comparé à Socrate : tempérant, courageux même dans la déroute, il prononce des discours extérieurement ridicules mais divins et vrais. Tout au long de son discours Alcibiade nous fait la démonstration de ce qu'est l'amour platonique : caractère pur, recherche de l'idéal, dégagé de toute sensualité. L'amour est le désir de l'absolu, comme il a été dit par Diotime. Ce qu’il faut retenir du discours d’Alcibiade est la comparaison qu’il tire implicitement entre Socrate et Eros tel qu’il est dépeint dans le discours de Diotime. Tous deux sont ignorants mais tendent vers le savoir, se trouvent entre les hommes et les Dieux.
Mais il y a un enseignement à tirer qui découle cette fois de la réponse faite par Socrate. Celui-ci va se livrer à une interprétation étonnante du discours d’Alcibiade : il affirme en effet que tout ce beau discours avait pour but de « brouiller » Socrate et Agathon (n’oublions pas que Agathon flatte et courtise ouvertement Socrate depuis le début du Banquet), d’abord en relatant publiquement les « amours » passés entre Alcibiade et Socrate, puis en présentant Socrate comme « inaccessible » aux amours sensuelles. En vérité, il s’agit pour Alcibiade de dissuader Agathon de courtiser Socrate… L’on pourrait presque affirmer que ce dernier agit en psychanalyste autant qu’en philosophe : par son intervention désintéressée, il a permis le « transfert » de l’amour d’Alcibide pour Socrate vers une relation plus « réaliste » entre Alcibiade et Agathon. Ainsi, l’idéalisme de Platon est-il relativisé par le comportement même de Socrate ! Et le texte même du Banquet, pris dans son totalité littérale, et dramatique, dépasse significativement la théorie de l’« amour platonique ».