Rappel du principe de l’explication de texte à l’oral
D’abord pensez à vous munir de 2 exemplaires de l’œuvre mise au programme par votre professeur, dans le respect des références (édition, traduction, année) indiquées sur la liste. Après 20 mn de préparation pendant lesquelles vous ne disposez que du texte et de quoi écrire, vous devez en 20 minutes également (au minimum 10 mn d’exposé suivi d’un entretien avec l’examinateur) expliquer un passage de longueur variable. Cette explication peut être « linéaire », à condition qu’elle soit précédée d’une courte introduction, et ordonnée (faire un « plan » manifestant les étapes principales du texte). L’introduction consiste seulement à présenter le passage : inutile d’exposer la « pensée » et encore moins la « vie » de l’auteur, en revanche vous pouvez rappeler le titre de l’œuvre et sa thématique générale. Procédez immédiatement à la mise en contexte du passage à expliquer (qu’est-ce qui le précède, quelle est son importance dans l’ensemble de l’oeuvre). Enoncez ensuite le thème, la thèse et le problème précis du texte. Finissez en annonçant votre plan. – Attention, en 20 minutes de préparation vous n’aurez pas le temps de tout rédiger au brouillon : faites l’introduction et contentez-vous de préparer un schéma d’explication aussi précis que possible, en notant les idées principales. Comme à l’écrit, il convient d’éviter deux pièges liés à l’explication : d’un côté la paraphrase vide (vous vous contentez de citer ou de répéter le contenu du texte sans rien lui ajouter, ni développement ni questionnement), de l’autre le hors-sujet (vous vous méprenez sur le sens général du texte, ou bien même vous négligez d’expliquer le texte, préférant disserter oralement et librement à partir du sujet du texte). Ces deux erreurs de méthode pourraient vous être fatales !
Résumé de l’œuvre
Le Banquet est un texte de
Platon écrit aux environs de 380 avant J.-C. Il est constitué principalement
d’une série de discours portant sur la nature et les vertus de l’amour
(Eros). Le Banquet est avec le Phèdre les deux œuvres de Platon où celui-ci développe sa conception de l’amour. A
l’occasion d’une fête organisée en l’honneur du jeune tragédien Agathon, un
certain nombre d’orateurs sont invités à faire l’éloge du dieu Amour, ce qui
n’aurait jamais été fait. Les discours qui s’enchaînent alors manifestent tous
ce que Socrate s’empresse habituellement de critiquer : une certaine forme
de doxa, d’opinions convenues, de
préjugés, ou de théories ne faisant jamais que refléter – sans distance
critique - les mœurs de la société. A cela font justement exception les
discours d’Aristophane et de Socrate qui tranchent par leur originalité et leur
profondeur.
C’est ainsi que Phèdre
aligne dans son discours une somme impressionnante de banalités, plus
respectueuses à l’égard des mœurs nobiliaires de l’époque que réellement
admiratives à l’égard du dieu Amour (il est ancien, il fait autorité, il est
noble, etc…). Pausanias se lance ensuite dans une série de distinctions en
apparence plus philosophiques puisqu’il est question de deux Amours, l’un noble
et l’autre vulgaire, de même qu’on distingue généralement deux Aphrodite, l’une
Céleste l’autre vulgaire. Mais là encore il apparaît que la beauté et la noblesse
de l’amour sont toujours liées au respect d’une position sociale convenable ;
les vertus morales et les règles sociales que Pausanias demande de respecter au
nom de l’Amour traduisent la domination d’une aristocratie conservatrice. De
plus c’est une conception de l’amour et (surtout) de la sexualité fort éloignée
de la nôtre qui est ici décrite. Nous nous représentons habituellement la relation
sexuelle sur le mode de la complémentarité homme/femme. Or les anciens grecs la
concevaient plutôt sur le mode d’une relation entre le supérieur et l’inférieur
(hiérarchie), soit homme/femme, soit adulte/adolescent, soit à la limite homme
libre/esclave. C’est ici qu’Aristophane, le célèbre auteur de comédies, devait
prendre la parole, mais pris d’une soudaine crise de hoquet (ironie :
serait-ce le discours de Pausanias qui ne « passe pas » ?), il
cède provisoirement son tour au médecin Eryximaque, lequel tout en reprenant la
distinction des deux Aphrodite, va littéralement « noyer » les vertus
de l’Amour dans des considérations physiciennes et cosmologiques où il s’agit
en toute chose d’établir une juste mesure, un équilibre, une harmonie universelle…
Le discours d’Aristophane
se distingue notoirement des précédents en ceci qu’il est peut-être le premier
à prendre au sérieux ce dont il s’agit, l’éloge de l’Amour, car il fait de
celui-ci un élément primordial – à la fois essentiel et originel - de la nature
même de l’homme. Est-ce donc Aristophane le « comique » qui va nous
dire les choses les plus graves et les plus authentiques sur l’Amour et
(surtout) sur la nature amoureuse des humains ? De fait Aristophane nous
fait part d’une bien étrange légende (une parodie de mythe, en réalité) où
l’Amour apparaît comme le remède au moyen duquel les humains cherchent à
retrouver bonheur et plénitude.
Socrate prendra la parole
juste après le discours d’Agathon. Ce dernier est très applaudi, et pour cause,
c’est l’exemple type du discours rhétorique, gracieux et flatteur, totalement superficiel.
D’ailleurs, c’est en prenant gentiment à partie Agathon, et en prenant le
contre-pied de son discours, que Socrate va introduire son propre point de vue.
Bien qu’il relate d’abord le récit d’une mystérieuse prêtresse (Diotime) à
propos de l’origine d’Eros, Socrate s’emploie à soumettre le discours sur
l’Amour aux exigences de la raison et de la dialectique ascendante qui ne vise
qu’une chose : établir la vraie signification de l’Amour. Socrate se
présentant lui-même comme l’amant de la sagesse, son discours semble faire triompher la doctrine
de l’« amour platonique », cet amour de l’absolu qui est amour des
Idées. Cependant la conclusion s’avère plus complexe et plus paradoxale. En
effet dans ce dialogue, Socrate ne se pose pas vraiment en donneur de leçon, il
suggère même que le savoir sur l’amour n’est pas transmissible, comme s’il
s’agissait davantage de retrouver en soi-même la vérité de son désir. C’est du
moins ce que son attitude ambiguë à l’égard d’Agathon et d’Alcibiade (dernier
orateur qui se lance dans un éloge de… Socrate lui-même), à la fin du récit,
laisse entendre…
Analyse du Discours d'Aristophane
Remis de
son hoquet, Aristophane commence son discours.
Il faut voir celui-ci comme une parodie de mythe, une bouffonnerie exprimant
pourtant des vérités décisives. De fait, il s’agit d’une étape importante dans
la conception platonicienne de l’amour : celui-ci est synonyme de Désir. Voilà la thèse. De plus l’amour
n’est plus ce gardien de l’ordre social ni cette force cosmique dont on nous a
parlé jusqu’ici, mais bien le désir qu’éprouve l’être humain de se (re)trouver
lui-même, notamment à travers la sexualité.
- De 189a à 189d : Eros, un dieu
philanthrope
Aristophane
commence par se montrer ironique envers Eryximaque, à propos de ce fameux
hoquet dont le déclanchement et la résolution illustrent si bien la
« mécanique » à laquelle le médecin a prétendu réduire le dieu
Amour !
Puis Aristophane
affirme que les hommes ne se rendent pas compte du pouvoir d'Eros, sinon ils
lui auraient élevé les temples les plus imposants. Pourtant nul dieu n'est mieux
disposé à l'égard des humains : « il vient à leur secours, il est
leur médecin ». Le ton est donné : Eros n’est pas une affaire
« entre hommes » (au sens homosexuel) mais la grande affaire des
êtres humains. D’emblée Aristophane prévient qu’il ne cherchera pas à faire
rire (ce serait trop facile pour lui) tout en racontant des choses
« ridicules » : en effet le ridicule porté jusqu’au grotesque et
à la bouffonnerie extrêmes ne dissimule-t-il pas quelque chose dont le fond
pourrait être tragique ? Or justement les hommes ne se rendent pas compte
de l’extrême importance que revêt pour eux Eros, ils n’imaginent pas à quel
point ce dieu les aime et se tient prêt à les secourir, à quel point il leur
est nécessaire. Aristophane entend par là-même réparer une sorte d’injustice
tout en soulignant la méconnaissance des hommes.
- De 189e à 190e : les hommes originels
et le dilemme des dieux
Qu'était
la nature humaine, et que lui est-il arrivé ? Commence alors l’étrange
récit. Notre nature était autrefois différente : il y avait trois
catégories d'êtres humains, le mâle, la femelle, et l'androgyne. De plus, la
forme humaine était celle d'une sphère avec quatre mains, quatre jambes et deux
visages, une tête unique et quatre oreilles, deux sexes, etc. Les humains se
déplaçaient en avant ou en arrière, et, pour courir, ils faisaient des
révolutions sur leurs huit membres. Le mâle était un enfant du soleil, la
femelle de la terre, et l'androgyne de la lune. Comme leur force et leur orgueil étaient considérables ils
s'en prirent aux dieux. Zeus trouva un moyen de les affaiblir sans les
tuer, ne voulant pas anéantir la race comme il avait pu le faire avec les
Titans : il les coupa en deux !
Plusieurs
motifs du récit méritent ici des éclaircissements. D’abord la forme ovale,
quasi-circulaire des êtres humains peut être interprétée assez banalement comme
le symbole de la totalité parfaite, ne connaissant pas le manque. C’est ce qui
explique aussi la puissance hors-norme qui est prêtée à ces hommes originels.
Concernant ensuite les trois genres et les caractéristiques sexuelles si
particulières de ces êtres, l’erreur serait d’y voir une sorte de nature androgynique idéale parfaitement une,
au-delà de la division sexuelle. Passons sur leur généalogie respective
(soleil, terre, lune), symboliquement des plus classiques, à quoi l'on peut ajouter que selon d'autres sources mythologiques ces hommes auraient été fabriqués avec les cendres des Titans
foudroyés par Zeus. L’androgynie ne concerne que l’un des trois genres, mais
cela ne signifie pas qu’il soit au-delà de la division mâle/femelle comme c’est
le cas dans une certaine conception chrétienne, angélique ou
« ailée », c'est-à-dire a-sexuée de l’androgynie (cf. par exemple la
nouvelle fantastique de Balzac Seraphita).
Ces êtres décrits par Aristophane ressemblent bien plutôt à des hermaphrodites
possédant deux natures sexuelles et deux organes distincts (y compris dans le
cas où ils sont similaires). Ces êtres proprement « monstrueux »
étant doubles et non pas uns, il serait inexact de les supposer d’emblée hors-désir.
D’ailleurs on nous les dépeint aussi comme étant dévorés d’ambition, des êtres
qui – là encore classiquement – rêvent de s’en prendre aux dieux afin de ravir
leur pouvoir. D’où la décision de Zeus de les affaiblir et l’idée logique de
les « couper en deux » !
- De 191a à 191b : la punition de Zeus
et la naissance du désir tragique
Zeus
demanda ensuite à Apollon (considéré comme un dieu guérisseur) de retourner
leur visage et de coudre le ventre et le nombril du côté de la coupure,
comptant inculquer aux humains la conscience de leur faute et un peu de
modestie. Le nombril devenant au passage l’ultime trace de la perfection
perdue ! Ce qu’il provoqua se nomme plutôt le désespoir. En effet chaque
morceau, regrettant sa moitié, tentait de s'unir à elle : ils s'enlaçaient
en désirant se confondre et mouraient de faim et d'inaction. Il est difficile
de ne pas voir dans cette « coupure » un motif précurseur de ce que
les psychanalystes nomment la « castration », prise bien sûr au sens
symbolique et non physiologique du terme, soit l’établissement de la « loi
du désir » c’est-à-dire l’obligation d’en passer par les arcanes du désir
pour accéder à une jouissance, à jamais imparfaite. La castration au sens
symbolique du terme désigne l’interdit et plus généralement le manque qui préside à la possibilité même
du désir. Ce à quoi nous assistons avec cette division et cette séparation imposées
par Zeus, n’est en effet rien d’autre que la naissance du désir humain en tant
que fondé sur un manque. Telle est la thèse de Platon : même si le désir
se définit comme désir d’être Soi, il n’en demeure pas moins que notre être
n’est désormais accessible que par le biais du rapport à l’Autre. Le caractère
tragique, c’est qu’en l’état la réunion physique des êtres divisés s’avère
impossible ; il n’est même pas sûr que les améliorations consenties dans
la suite du récit changent quelque chose de fondamental à cet état de fait.
Notre imperfection est devenue notre condition même.
- De 191b à 191c : la réparation ou
l’origine de la sexualité
Zeus
décida donc de déplacer les organes sexuels à l'avant du corps. Ainsi, alors
que les humains surgissaient auparavant de la terre, un engendrement mutuel fut
possible par l'accouplement d'un homme et d'une femme.
C’est ainsi que naquit la sexualité que l’on aurait tort, par conséquent
d’imaginer comme étant « naturelle ». Loin d’être originelle la
sexualité apparaît plutôt, à la suite de la seconde intervention
(« chirurgicale ») d’Apollon, comme le résultat d’un bricolage
improbable, destinée à compenser la perte d’unité. Est-elle destinée
prioritairement à la reproduction de l’espèce ? Pas vraiment…
- De 191d à 192b : les nouveaux hommes
et la hiérarchie des désirs
En effet
si les hommes qui aimaient les femmes et les femmes qui aimaient les hommes (moitiés
d'androgynes) permettaient la perpétuité de la race, en revanche les hommes qui
aiment les hommes (moitiés d'un mâle), plutôt que d'accoucher de la vie,
accoucheraient de l'esprit. Ces derniers sont selon Aristophane les êtres les
plus accomplis, étant purement masculins. Dans tous les cas prime l'amour de
deux êtres qui tentent de n'en faire qu'un pour guérir la nature humaine :
nous sommes la moitié d'un être humain, et nous cherchons sans cesse notre
moitié, de l'autre sexe ou du même sexe que nous. Dans ce passage Aristophane
(et sans doute Platon) établit une hiérarchie des désirs et des formes d’amour
qui reproduit encore les normes sociales de la société grecque. Déjà les trois
genres de la nature humaine originelle avaient de quoi perturber la conception
dualiste que nous nous faisons de la sexualité comme rapport exclusif d’un mâle
et d’une femelle, habitude qui croyons-nous ne fait que correspondre à notre
vraie nature biologique. Or l’un des effets inattendus et quelque peu subversif
de la fable d’Aristophane, c’est que les trois genres demeurent effectifs une
fois les humains divisés et livrés à la sexualité. L’hétérosexualité ne
représente finalement qu’une possibilité parmi les trois existantes :
l’hétérosexualité, l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine. Or
c’est ici que l’on voit subrepticement réapparaître les hiérarchies et les
mœurs propres à cette société. D’abord les amants hétérosexuels se trouvent
curieusement associés à l’adultère plutôt qu’à l’« honnête » vie
conjugale. C’est un fait que durant l'Antiquité la vie amoureuse et la vie conjugale étaient
généralement dissociées (phénomène qui devait perdurer en réalité jusqu'à l'aube de ce que nous appelons la "vie moderne"). Cela signifie aussi
que la reproduction, le fait d’avoir des enfants ne constitue absolument pas
dans ce système la meilleure fin qui soit ; cela ne constitue pas non
plus, comme on le voit, l’unique fin de la sexualité. Pour le philosophe Platon
comme pour la haute société grecque, le fin du fin est atteint lorsque deux
jeunes hommes s’aiment d’un amour sincère, car la virilité est associée non pas
à la débauche mais au contraire à la vertu, au courage, et à l’esprit. Quant au
lesbianisme, si cette dernière possibilité est bien évoquée, on remarquera qu’elle
n’est en rien valorisée. A rapprocher du fait que les femmes n’assistent pas au
fameux Banquet, comme si elles n’avaient rien à dire sur l’Amour, rien à faire
valoir en tant que telles au sujet d’Eros (qui est lui-même un dieu mâle, ne
l’oublions pas).
- De 192c à 192e : naissance de
l’Amour-passion et ses mystères
Quand nous
rencontrons notre moitié, nous sommes frappés d'un sentiment d'affection et
d'amour : nous refusons alors d'en être séparés. Qu'attendent-ils donc,
ceux qui passent leur vie ensemble ? Ce n'est certes pas la jouissance
sexuelle. C'est quelque chose que souhaite l'âme, qu'elle ne saurait
exprimer ; et pourtant elle le devine : ce qu'elle souhaite, c'est se
fondre le plus possible dans l'autre pour former un même être.
C'est cela que nous souhaitons tous, nous transformer en un être unique.
Personne ne le refuserait, car personne ne souhaite autre chose. Or une telle
chose est impossible à réaliser, sauf dans l’acte sexuel mais de façon trop
fugitive et peut-être même un peu illusoire (l’illusion de se sentir mourir
pour revivre augmenté et purifié ? ne parle-t-on pas communément d’une
« petite mort » à propos de l’orgasme ?). Au-delà de la
sexualité existe donc l’Amour-passion. Au-delà même du désir, ou bien à son
acmé, elle tient à la magie de la rencontre qualifiée parfois de « foudroyante »…
Enfin au-delà même de la Passion, il y a l’expérience de mener sa vie aux côtés
de la personne qu’on aime, une existence présentée ici sous la forme d’une
fusion ardemment désirée (mais plutôt réservée à l’amour homosexuel, comme dit
précédemment). Le texte convoque même, sous la forme d’une supposition qui a
ici valeur de fantasme, le dieu forgeron Héphaïstos (« fondeur » et
« soudeur » par excellence !). Vivre en commun
« comme » (précision capitale) si l’on ne faisait plus qu’un, dans la
vie, dans la mort et dans l’au-delà… oui mais ce n’est peut-être qu’une
illusion. Si ce n’était pas le cas, le Banquet de Platon s’achèverait sur ce
discours d’Aristophane non dépourvu de grandeur, certes, mais dans lequel
Socrate verra finalement une impasse. Pour ce dernier le véritable Amour (qui
est l’amour du vrai et du beau en soi) doit encore aller au-delà du simple
rapport à l’Autre, fût-ce pour revenir à Soi. Au final, il ressort que l’Amour
demeure une force bien mystérieuse, car si c’est elle qui nous motive, elle ne
va pas toujours avec une conscience claire de ses buts : on ne peut que
les sentir, les deviner, tant il est vrai que nous avons tous plus ou moins
« oublié » notre nature première…
- De 193a à 193e : honorer les dieux en
honorant Eros
A la fin
de son discours, Aristophane tient des propos apparemment bien moralisateurs.
En effet, il faudrait faire preuve de respect à l’égard des dieux afin de ne
plus encourir une nouvelle fois leur courroux. Plusieurs fois, il insiste sur
la piété nécessaire. Or à y regarder de près, ces conseils ne laissent pas
d’être fort ambigus. En effet les hommes ont été châtiés une première fois parce
qu’ils menaçaient les dieux, jalousant leur puissance et leur savoir. Dans leur
malheur, ils peuvent compter sur l’assistance du dieu Eros, qui est par
ailleurs présenté comme un dieu philosophe (voir plus loin, Socrate avec
Diotime). Or les (autres) dieux ne philosophent certes pas, ils se contentent
de garder jalousement leur savoir. Comment peut-on demander en même temps
d’honorer les dieux et d’honorer Eros, voire d’honorer les dieux (donc obéir
aux règles et aux coutumes) en
honorant Eros (donc chercher une voie plus personnelle en philosophant) ?
Dans ses dernières paroles, Aristophane assume néanmoins ce vivant paradoxe.
Afin d’éviter une nouvelle punition divine (ce qui pourrait relever de la
superstition), il convient en effet de respecter les dieux ; or le
meilleur moyen reste d’honorer l’Amour ainsi qu’il a été dit, en recherchant sa
moitié et en vivant heureux auprès d’elle. C’est ainsi que l’éthique
traditionnelle de la vertu heureuse est sauve malgré tout, à une inversion
près : ce n’est plus le respect des règles sociales et religieuses et donc
la vertu qui mène nécessairement au bonheur, c’est le bonheur dans l’amour et
le culte de l’amour qui mènent à la vertu et garantissent la paix sociale.
En
résumé : le bonheur de l'espèce humaine, c'est de retourner à son ancienne
nature grâce à l'amour. Mais comment parvenir au bonheur puisque la réunion
effective de l’être est impossible ? Par la rencontre de l’autre. Un amour
bien dirigé doit viser l’Unité par l’union de deux êtres ; et cette règle
concerne les hommes aussi bien que les femmes. Il est clair que la solution
prônée par Aristophane donne une importance inédite à la sexualité, non comme
pratique d’appartenance sociale (homosexuelle), mais comme éthique personnelle
et recherche du bonheur. Disons que la sexualité, si elle n’est pas la « solution » au
drame de la division de l’être, fournit une compensation appréciable. Ceci
ouvre à un autre argument proposé plus loin par Diotime, à savoir que
l’engendrement participe du désir d’immortalité qui caractérise l’homme.
Analyse du discours de Socrate
Analyse du discours de Socrate
Retour sur le prologue (de 174a à 178a)
On peut constater que Socrate arrive en retard (c’est son
disciple Aristodème qui annonce sa venue) comme s’il désirait rester en
retrait, voire se faire… désirer. Quand Socrate daigne se joindre aux convives,
il est accueilli par Agathon qui lui demande de venir se « coucher » près de
lui. Pourquoi ? « Afin que je profite moi aussi du savoir qui t’es venu lorsque
tu était dans le vestibule »… Agathon semble supposer que la simple promiscuité
avec le maître (supposé) suffit à faire « couler » la connaissance d’une
personne vers une autre ! Idée absurde, que raille Socrate lui-même sur le mode
de l’ironie : il répond que s’il en était ainsi, lui, Socrate aurait bien de la
chance de fréquenter quelqu’un d’autre glorieux et d’aussi admiré qu’Agathon !
Cependant, cette naïveté d’Agathon reflète bien une croyance directement liée à
la pédérastie en vigueur chez les anciens grecs. En effet, la transmission de
savoir était imaginée sur ce mode du « transvasement » d’une âme vers une
autre, voire d’un corps vers un autre corps. Comme si les contacts sexuels
autorisés alors entre un maître et son disciple participaient directement à la
transmission (transfusion) du savoir. Si Socrate refusait ces coutumes (comme
l’atteste Alcibiade à la fin du Banquet), c’est bien parce que son mode de
penser philosophique s’opposait radicalement à ces coutumes d’un autre âge.
Pour Socrate, l’éducation n’est pas pensable sur ce mode viril de la semence ou
de l’éjaculation ; elle relève davantage du mode féminin de la procréation
(Socrate l’accoucheur). C’est pourquoi il fait appel à une femme, Diotime, pour
énoncer la vérité sur Eros. Car cette femme lui a enseigné le savoir, non pas
en le lui donnant gratuitement, mais en faisant appel à ses facultés
intellectuelles, en l’aidant à réfléchir rationnellement et à enfanter la
vérité par lui-même. C’est pourquoi aussi Socrate rapporte une discussion avec
Diotime. Contrairement à ce qui se passe avec les autres orateurs, ce n’est pas
l’ampleur du savoir qui importe mais la vérité de ce savoir. L’éducation doit
prendre la forme d’une conversion du sensible vers l’intelligible, de
l’apparence vers l’essence. On comprend aussi pourquoi à travers Diotime Platon
fait indirectement référence au « mystères » religieux, à l’aspect ésotérique
de la religion, pour se dégager nettement des discours les plus convenus.
Enfin, juste avant que Phèdre ne prenne la parole, Socrate fait un aveu assez
paradoxal. Il approuve d’abord la décision de faire l’éloge d’Eros, et déclare
ensuite « ne rien savoir sauf sur les sujets qui relèvent d’Eros ». Etant donné
la manière dont il présente ensuite Eros, comme le désir et le manque incarnés,
on comprend que cette apparente vantardise revient en réalité à faire l’aveu
d’un non-savoir. Socrate, chercheur de vérité et maître es-non-savoir!
- De
198b 199b : Dialogue avec Agathon (1) – Socrate ironise et pose une
question de méthode
D’emblée
Socrate se montre fidèle à sa méthode habituelle : l’ironie. L’ironie socratique se veut pédagogique, elle consiste à
renvoyer à l’interlocuteur une image ridicule de son propre discours pour l’amener à réviser son jugement. Ici il souligne l’élégance du discours
d’Agathon en feignant de penser que la beauté de la chose dépend de la beauté
du discours, croyance qui sous-tend implicitement tout éloge. Socrate pose
une question de méthode : faut-il faire un éloge élégant et inconditionnel
de l’Amour (quitte à exagérer ou même à mentir), ou faut-il dire la vérité sur l’Amour, c’est-à-dire sur ce que signifie vraiment être amoureux ? Dans le
premier cas, le discours ne relèverait pas seulement de la vaine rhétorique, il
rejoindrait l’art condamnable des sophistes (c’est pourquoi Socrate fait
référence explicitement à Gorgias).
- De 199c à 201c : Dialogue avec Agathon
(2) – La maïeutique permet d’établir que l’Amour est désir et que le désir est
manque
Dans le
passage qui suit Socrate déploie la méthode de discussion dont il est
coutumier, appelée maïeutique.
Littéralement « maïeutique » signifie l’art d’accoucher, et Socrate
aime bien rappeler que sa propre mère était sage-femme ; ici il s’agit
plutôt d’accoucher de la vérité, et plus précisément d’accompagner les autres
dans ce travail difficile. La maïeutique est une discussion qui consiste à
avancer vers la vérité en posant des questions à son interlocuteur et en
l’amenant progressivement à dépasser ses propres contradictions. Qu’est-ce que
Socrate parvient à établir en utilisant cette méthode, tout en plaçant Diotime
dans la position de « maître » et sa personne dans la position de
disciple ? Rien d’autre que la vraie nature de l’Amour. La recherche du Vrai en soi est inséparable d’un raisonnement correct. Ainsi, en toute logique, l'amour est-il amour
de quelque chose ou de rien ? Il est désir de quelque chose, et s'il
éprouve ce désir, c'est sans doute parce qu'il manque de ce qu'il désire, car on ne
peut désirer ce qu'on possède. Eros n'est donc ni beau ni bon, sinon il ne
chercherait ni la beauté ni la bonté : il est désir, il est manque de
quelque chose. Il faut cesser de louer Eros comme un dieu parfait. Cette partie
de discours de Socrate vient donc confirmer le discours d’Aristophane. L’Amour
ne peut pas être à la fois l’incarnation divine de la Beauté absolue (comme
l’éloge voudrait nous le faire croire) et être désir de cette même Beauté.
- De 201d
à 202c : Dialogue avec Diotime (1) – A nouveau, question de méthode – Des
vérités « intermédiaires »
C’est
alors que Socrate rapporte un entretien qu’il aurait eu avec une femme
remarquable nommée Diotime, une « étrangère » probablement prêtresse
et pythagoricienne. Ces qualificatifs suffisent à souligner son rôle
d’initiatrice. Le fait que Diotime soit une femme n’est pas indifférent (voir
remarques plus haut à ce sujet : « retour sur le Prologue »).
Socrate l’accoucheur s’efface devant la source même du savoir… Avant toute
chose, il semble que Diotime enseigne à Socrate la méthode philosophique, qui
consiste d’abord à établir des distinctions et des définitions rationnelles. La
raison ne se plaît pas dans l’exagération ni dans l’éloge inconditionnel. Par
exemple il y a un intermédiaire ente le beau et le laid, comme il y a un
intermédiaire entre le savoir et l’ignorance (cela s’appelle l’"opinion droite").
Diotime enseigne alors qu'Éros n'est pas un dieu, mais un « daïmon »,
un être mi-homme mi-dieu : il ne dispose certainement pas des qualités
qu'on lui attribue généralement, comme la beauté, puisqu'il les recherche.
C'est donc un être intermédiaire qui « interprète et communique aux dieux
ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux » (202 e). Le
mot « démon » a acquis au fil des siècles un sens exclusivement
négatif, proche de « perversité ». Dans les mythes antiques ils sont
plutôt des protecteurs des humains, leurs ambassadeurs auprès des dieux.
- De 202d à 204a : Dialogue avec Diotime
(2) – Généalogie d’Eros, le dieu philosophe
Diotime
raconte alors par le menu la généalogie complexe et plutôt cocasse du dieu (ou
du démon) Eros. De la part de Platon, ce nouveau recours au mythe signifie un
changement de tactique intéressant. Cela marque d’une certaine façon les
limites de la maïeutique et la nécessité de recourir au discours de l’Autre
(« l’étrangère »)… Par là Socrate avoue une nouvelle fois sa propre
ignorance. Fils de Poros et de Pénia, qui signifient respectivement Abondance
et Pénurie, Eros semble né sous le signe de la contradiction et du manque,
comme si ce demi-dieu, du surcroît conçu par la ruse (on raconte que sa mère Pénia a profité du sommeil de son père Poros pour se faire engrosser...), était condamné à rechercher indéfiniment son « identité »…
On nous dit aussi que, ayant été engendré lors des fêtes données en l’honneur
d’Aphrodite, si Eros « est par nature amoureux du beau c’est parce
qu’Aphrodite est belle ». Précision capitale au vu de ce qui va suivre. On peut remarquer l’originalité du point de vue consistant à centrer le
désir au cœur d’une dualité entre la faiblesse et la force, la passivité et
l’activité. Ceci tranche avec la conception développée jusqu’à plus soif dans
les précédents discours, fondés uniquement sur les vertus de la virilité et de
la maîtrise de soi. D’une certaine façon Eros nous est présenté ici comme un
éternel adolescent, fragile et insatisfait, curieux et par-dessus tout désireux
de savoir. Or cette qualité définit
précisément le philosophe, selon
Diotime. A ce titre il tient le milieu entre les ignorants et les dieux
« savants » : les premiers ne philosophent pas puisqu’ils
ignorent jusqu’à leur propre ignorance, les seconds sont omniscients et donc
n’éprouvent aucun besoin de philosopher. Il est à noter que le
« savoir » ici prêté aux dieux, non sans une probable ironie de la
part de Platon, n’a strictement aucun rapport avec le savoir visé par le
philosophe. La connaissance traditionnellement prêtée aux dieux est de l’ordre
du savoir-faire possédé par l’artisan,
lequel à la fois « sait comment les
choses sont faites » (puisqu’ils les a faites) et qui peut à loisir contempler son ouvrage. Tandis que le
savoir philosophique, dans l’esprit de Socrate et de Platon, consiste surtout à
connaître les Idées c’est-à-dire à découvrir au moyen de la raison les grands principes de l’existence (le Beau, le Bien, le Vrai).
- De 204b à 206b : Dialogue avec Diotime
(3) – L’Amour tend, à différents niveaux, vers le Bien et le Beau
Diotime
laisse alors le mythe pour revenir au discours rationnel, et développe les
conséquences multiples de l’Amour sur l’être humain. L’Amour correctement
compris amène l’homme à se dépasser sans cesse, à se transcender, selon une voie
ascendante. Il faut comprendre Amour au sens large comme au sens restreint
(comme il y a « poïesis » qui désigne la création en général et
la « poïesis » qui signifie simplement « poésie ») :
il y a le désir ou l’amour de ce qui est bon en général, et il y a le fait d’être amoureux d’autre
part. Mais ce dernier cas ne résume pas tout, et c'est l'occasion pour Socrate de critiquer la fable d’Aristophane (205 e) : l’objet vrai du désir, ce n’est pas notre
« moitié », ou quelque chose d’autre qui nous appartiendrait, c’est
ce qui est bien et beau. Or posséder ceci suppose un engagement de tout son
être, une recherche qui s’apparente à un enfantement. L’Amour est
fécondité. L’Amour est une conversion totale de l’être.
- De 206c à 209e : Dialogue avec Diotime
(4) – Le désir d’immortalité et la fécondité
On peut
distinguer plusieurs étapes d’une recherche qui vise finalement l’Etre
lui-même, l’essence des choses, ce qui est doté d’une valeur d’éternité. D’abord,
tous les êtres cherchent à se reproduire biologiquement ; l'instinct
sexuel est l'expression la plus immédiate de ce désir d'immortalité. La simple
procréation représente une ouverture de l’être vers son au-delà, et c’est aussi
une fragilisation, une remise en cause. D’une façon générale, la vie nous
oblige à concevoir la préservation de soi à travers le changement ; il n’y
a pas d’autre façon de préserver l’identité et l’unité de notre être ici-bas.
C’est ainsi que les êtres mortels imitent l’immortalité, comme le temps
lui-même est, selon Platon, une « image mobile de l’éternité ».
C’est aussi bien ce désir d’immortalité qui explique l’attachement (si vain en
apparence) aux honneurs, image de ce que serait une gloire éternelle. Donc il y
a ceux qui sont féconds selon le corps
(ceux-là cherchent en général à se marier en vue de procréer) et ceux qui sont
féconds selon l’âme (ce sont des créateurs). Les seconds sont les meilleurs et
les plus productifs selon Diotime, car celui dont l’âme est bonne fait bien
tout ce qu’il fait. On observe que la thèse de Diotime/Socrate/Platon inverse
celle des précédents orateurs : ici le « bon » est attribué au sujet, comme il convient dans une
démarche philosophique, ailleurs le « bon » est attribué
arbitrairement à divers objets (conventionnels). Le concept d’une fécondité
selon l’âme amène naturellement Platon à faire l’éloge d’une certaine forme
d’homosexualité, d’une « communion plus intime » (car elle peut être
aussi intellectuelle) que celle existant entre un homme et une femme. Cette
précision introduit la suite du discours de Socrate car, ainsi correctement
dirigée et comprise, l’homosexualité ne voit dans l’amour de la beauté physique
qu’une étape vers l’amour du Bien et de la Beauté idéale.
- De 210a
à 211c : Dialogue avec Diotime (5) - La beauté absolue ou l’Idée de Beauté
Dès lors
Diotime annonce qu’elle va transmettre les vérités les plus hautes, l’ultime « révélation »
et « contemplation » des mystères relatifs à Eros. C’est l’Idée du
Beau, objet suprême de l’Amour, qui fait l’objet de tant de mystères. Là encore
Diotime procède par une gradation ascendante, du sensible vers l’intelligible.
D’abord la beauté multiple, qui est observable, donne l’« idée »
d’une beauté esthétique « qui réside dans tous les corps ». Après,
viennent la beauté des âmes, la beauté des actions, et enfin la beauté des
sciences. D’une certaine façon c’est l’ascension elle-même qui est belle. Mais
il existe une science unique visant la beauté considérée en tant qu’Idée ou
Absolu, et bien sûr il s’agit de la philosophie. L’Idée de beauté
est-elle abstraite ? L’on peut tenter sans doute de rapprocher cette Beauté idéale évoquée dans le texte de Platon et la beauté « abstraite »
de certaines œuvres d’art contemporaires. Ne s’agit-il pas pour celles-ci de
donner à voir - donc « sensiblement » malgré tout et non
intellectuellement - l’invisible ? Le fameux tableau « Carré blanc sur
fond blanc » (1918) de K. Malévitch est-il une « illustration »
possible ou crédible de la beauté
absolue platonicienne ? Qu’est-ce que la Beauté absolue, le Beau en
soi, l’idée du Beau ? Peut-on la représenter, au moins la
symboliser ? Ou bien n’est-elle accessible qu’au moyen de la pensée et du
discours, auquel cas seul le philosophe pourrait prétendre l’approcher ? Si
l’on admet que la qualité propre d’une Idée est prioritairement d’être vraie, faut-il voir dans l’attrait du
Beau en soi une simple variation de l’amour du Vrai ? Faut-il en déduire
que rien n’est plus beau que la Vérité ? Sans doute une Idée (une
« grande » Idée) est belle en soi à cause de tout qu’elle génère de
grand dans l’existence, en bref parce qu’elle permet de réaliser de grandes
choses. Justement il ne faut pas oublier que selon Platon, au-delà du Beau et du Vrai, en
réalité au-delà de toutes les Idées, se trouve le Souverain Bien (cf. La République). Le Bien n'est pas seulement une Idée qui représenterait une chose dans sa perfection, c'est plutôt l'Unité de l'Idée et de la chose lorsque la seconde est (rarement ici bas) conforme à son modèle. C'est en cela d'ailleurs que le Beau peut être un signe tangible du Bien. En bref la souveraineté de l'Un-Bien nous force à orienter in fine du côté l’éthique les considérations hautement « métaphysiques » sur le Beau en soi. C’est pourquoi la fin
du dialogue avec Diotime prend subitement une tournure plus concrète et plus
morale.
- De 211d à 212b : Dialogue avec Diotime
(6) – Le sens de la vie et la vertu
D’une part
il s’agit bien de considérer la beauté au moyen de ce qui la rend visible.
Platon s’adresse à tout le monde, pas seulement au philosophe, même s’il veut
faire prévaloir le point de vue « idéaliste » de ce dernier. D’autre
part la question devient ostensiblement : qu’est-ce qui rend une vie
meilleure ? qu’est-ce que réussir sa vie ? Si (et seulement si) l’on
accepte le principe d’une Beauté idéale, celui qui vénère les belles choses
accède manifestement à la vraie réalité. L’Idée du Beau est une Réalité éternelle,
non soumise aux changements, c’est en quoi elle est également un « bien ».
C’est pourquoi également seule la vision (d’abord concrète) du beau peut donner
un sens à la vie, tout en apportant bonheur et vertu. Ce n’est pas une
« image » de la vertu qui est ainsi produite mais une réalité, donc
un bien. Si la voie des Idées, Beauté comprise, est la seule qui rendre
vraiment immortel, elle permet en prime de connaître le bonheur et de pratiquer
la vertu.
Remarque
concernant l’arrivée et le discours d'Alcibiade (conclusion)
Alcibiade
survient et, après une scène de jalousie, entreprend de faire l'éloge de
Socrate, c’est-à-dire du philosophe, non du dieu Eros lui-même. Alcibiade fait
preuve d'une certaine arrogance en prétendant être l'amant de Socrate ("tu
es le seul amant digne de moi"). Socrate, dit-il, est un être excentrique
qui nous trouble par sa parole : « les discours de la philosophie
blessent plus sauvagement que la vipère. » Il se donne l'air de ne rien
savoir, mais à l'intérieur de ce « silène » (figure monstrueuse) se
cache quelque chose de divin et de précieux. Socrate répond qu'Alcibiade pourrait
s'illusionner, car « je ne suis rien. » Mais Alcibiade en rajoute. Aucun
humain ne peut être comparé à Socrate : tempérant, courageux même dans la
déroute, il prononce des discours extérieurement ridicules mais divins et
vrais. Tout au long de son discours Alcibiade nous fait la démonstration de ce
qu'est l'amour platonique : caractère pur, recherche de l'idéal, dégagé de
toute sensualité. L'amour est le désir de l'absolu, comme il a été dit par
Diotime. Ce qu’il faut retenir du discours d’Alcibiade est la comparaison qu’il
tire implicitement entre Socrate et Eros tel qu’il est dépeint dans le discours
de Diotime. Tous deux sont ignorants mais tendent vers le savoir, se trouvent
entre les hommes et les Dieux.
Mais il y
a un enseignement à tirer qui découle cette fois de la réponse faite par
Socrate. Celui-ci va se livrer à une interprétation étonnante du
discours d’Alcibiade : il affirme en effet que tout ce beau discours avait
pour but de « brouiller » Socrate et Agathon (n’oublions pas que
Agathon flatte et courtise ouvertement Socrate depuis le début du Banquet),
d’abord en relatant publiquement les « amours » passés entre
Alcibiade et Socrate, puis en présentant Socrate comme
« inaccessible » aux amours sensuelles. En vérité, il s’agit pour
Alcibiade de dissuader Agathon de courtiser Socrate… L’on pourrait presque
affirmer que ce dernier agit en psychanalyste autant qu’en philosophe :
par son intervention désintéressée, il a permis le « transfert » de
l’amour d’Alcibide pour Socrate vers une relation plus « réaliste »
entre Alcibiade et Agathon. Ainsi, l’idéalisme de Platon est-il relativisé par
le comportement même de Socrate ! Et le texte même du Banquet, pris dans son totalité littérale, et dramatique, dépasse
significativement la théorie de l’« amour platonique ».