François
Gérard (1770-1837), La bataille
d’Austerlitz (1810), huile sur toile, 510 × 958 cm, Galerie des batailles,
château de Versailles.
La philosophie de l’histoire vise à réfléchir non pas seulement sur la
connaissance historique, qui pourrait se nommer épistémologie de l’histoire,
mais aussi sur le sens de l’histoire prise dans sa totalité, c’est-à-dire qui
englobe l’ensemble des hommes qui vivent, qui ont vécu et qui vivront. Elle
semble par là même un projet exorbitant. En effet, comment peut-on prétendre
porter un jugement sur la totalité de l’histoire, à la fois sur son
commencement, sur son déroulement et sur sa fin ? N’est-ce pas au-dessus
des possibilités des connaissances d’un seul homme ?
Et pourtant, force est de constater qu’il n’est pas possible de se passer
de toute philosophie de l’histoire. Car prétendre qu’aucun jugement n’est
possible, que l’histoire n’a pas de sens, affirmer comme on le fait souvent
qu’il y a un progrès ou que l’histoire n’est pas finie, c’est bien porter un
jugement sur la totalité de l’histoire.
Il est donc nécessaire de s’interroger sur la possibilité d’une
philosophie de l’histoire.
C’est au xviii° siècle que
le terme apparaît, vraisemblablement chez Voltaire (1694-1778) dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations
(1756). Son projet était de comprendre l’histoire de façon non théologique,
c’est-à-dire sans présupposer qu’elle est la volonté de Dieu comme (Saint)
Augustin l’avait tenté dans La Cité de
Dieu après la prise de Rome en 410 après J.-C. Conformément à l’esprit des
Lumières, l’idée était de s’en tenir à la seule raison humaine dans
l’explication de l’histoire en sa totalité. L’expression est donc née contre la
conception chrétienne de l’histoire : la considérer comme une théologie de
l’histoire sécularisée (comme Karl Löwith [1897-1973] dans Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie
de l’histoire, 1949) ne va pas de soi. Or, de ce point de vue, force est de
constater l’impossibilité de découvrir immédiatement un sens à l’histoire.
D’une part, les projets des hommes sont tous divers de sorte qu’on ne
saurait trouver une fin qui leur soit commune (cf. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
1784). D’autre part, c’est plutôt le spectacle de la désolation que l’histoire
montre : empires grandioses détruits, souffrances des innocents,
destruction d’œuvres, tranquillité des méchants, échecs de toutes sortes. D’où
la question que pose Hegel dans La Raison
dans l’histoire : À quelle fin tout cela ?
Hegel pour sa part pensait que le
problème peut être résolu moyennant un présupposé et un seul : à savoir
que la raison gouverne le monde. Qu’est-ce à dire ?
C’est la thèse de la ruse de la raison,
expression que l’on trouve entre autres dans La Raison dans l’histoire, qui permet de le comprendre (cf. également :
Hegel, Encyclopédie I, addition au
§ 209). « On peut appeler ruse de la raison le fait qu'elle
laisse agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par
lequel elle parvient à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages. »
Hegel, La raison dans l’histoire, p.109)
Hegel s’appuie sur le fait que les conséquences d’une action ne sont pas
toujours, pour ne pas dire jamais exactement, celles prévues par l’individu.
Aussi l’appliquant aux événements historiques, fait-il remarquer que même si
les acteurs historiques agissent en apparence contrairement à la raison en tant
qu’ils suivent leurs passions et leurs intérêts, c’est l’universel qu’ils
réalisent malgré eux.
La ruse humaine qui consiste à faire agir des éléments contre d’autres
pour arriver à ses fins et qui implique un minimum d’initiative. Par exemple
tendre une toile au vent pour faire mouvoir un navire.
La ruse de la Raison qui gouverne l’homme ne prend aucune initiative :
elle laisse agir. C’est ainsi que la tyrannie de Pisistrate à Athènes dans la
seconde moitié du vi° siècle avant
J.-C. permit aux citoyens d’apprendre l’obéissance nécessaire pour que soit
possible la véritable liberté qui est obéissance à la loi. Dès lors, ils purent
instaurer la démocratie après avoir renversé les fils de Pisistrate en 509
avant J.-C. Ou encore, si Napoléon a satisfait un moment son ambition privée en
se taillant un vaste empire en Europe, il réussit sans le vouloir à exporter
les idéaux de la Révolution française dans toute l’Europe et à les faire
triompher, à savoir les droits de l’homme.
Dès lors, l’histoire tout entière peut être présentée comme le progrès de
la conscience de la liberté. Elle commence en Orient dans le despotisme où un
seul gouverne et est libre et où tous les autres sont esclaves. De là elle
passe en Grèce puis à Rome où quelques-uns uns sont libres et les autres
esclaves et s’achève par l’apparition du christianisme et sa mise en œuvre par
les peuples germaniques, c’est-à-dire par la réalisation de la liberté de tous
les hommes. C’est ce qui explique que les
droits de l’homme soient apparus tardivement.
Hegel prétend par là justifier l’existence du mal dans l’histoire et donc
nous réconcilier avec elle plutôt que de désespérer de ce qu’il advient des
œuvres des hommes. C’est qu’il refuse que l’on puisse tirer des leçons de
l’histoire, d’une part parce qu’elle ne se répète pas, ce en quoi elle se
distingue de la nature ; d’autre part parce que l’histoire elle-même
montre que les hommes ne tiennent pas compte de ses leçons.
Il n’en reste pas moins vrai qu’à cette vision on peut reprocher une
insensibilité morale certaine et surtout une apparente résolution du problème.
Poser que le mal doit affliger la plupart des hommes pour que les générations
futures profitent des bienfaits qu’elles n’ont pas mis en œuvre est pour le
moins irrationnel en tous les cas pour celui qui se met à la place de l’homme
souffrant. Comme Kierkegaard le faisait remarquer, le système hégélien fait abstraction
de l’existence humaine concrète qui est celle du sujet hic et nunc. Ajoutons que cette raison purement passive qui produit
une finalité universelle qui est la conscience de la liberté qui se réalise
implique que les hommes soient des jouets de leurs passions plutôt que des êtres
libres : ce qui est proprement contradictoire. Ne faut-il pas alors
abandonner toute philosophie de l’histoire ?
À cette représentation finalisée de l’histoire, à cette philosophie de l’histoire,
Marx a opposé une conception de l’histoire qui s’appuie sur ce que les hommes
produisent, à savoir leur existence dans les conditions dont ils héritent.
Cette production sociale de leur existence les sépare en classes antagonistes qui
luttent les unes contre les autres à partir d’un certain développement
technique. Ce dernier apparaît comme le moteur du changement historique comme
Marx l’exprime dans son célèbre avant-propos de la Critique de l’économie politique (1859). Cette lutte de classes
(cf. Marx/Engels, Manifeste du parti communiste,
traduction Laura Lafargue [1845-1911]), traverse l’histoire et la divise en
grands moments qui se caractérise par des modes de production, asiatique,
antique, féodal et bourgeois.
Plus précisément, notre monde bourgeois est celui de l’économie de
marché. Elle réduit à la misère la plus grande masse des travailleurs tout en
produisant d’énormes richesses. Marx dénonce une fausse liberté dans la société
moderne. Les droits de l’homme, la liberté, ne sont valables que pour les
propriétaires ou bourgeois qui possèdent les moyens de production. Les
prolétaires, qui n’ont que leur seule force de travail à vendre pour vivre ne
peuvent pas ne pas subir la domination et l’exploitation des bourgeois. C’est
par l’appropriation au profit de tous des moyens de production, c’est-à-dire
par le communisme, que l’homme se libérera vraiment. Cette libération doit
nécessairement advenir : telle est la leçon de la plupart des textes de
Marx.
Certes Marx et ses successeurs
n’admettent pas comme Hegel que le principe de l’histoire soit fini. Certes,
ils ne semblent pas poser une Raison qui gouvernerait même passivement le cours
des événements. Il n’en reste pas moins vrai que le style de pensée est le
même : l’Histoire justifie la violence dans la mesure où son cours est
inéluctable. Le XX° siècle a connu le sacrifice de populations entières au nom
du progrès ou du sens de l’histoire dans la version marxiste de l’histoire.
Loin donc de donner un sens à
l’histoire, la philosophie de l’histoire semble avoir permis le déchaînement du
non-sens dans l’histoire comme le XX° siècle, siècles des grands massacres
industriels, l’a amplement montré. Quelle rationalité trouver dans la mort des
enfants et de tant d’innocents dans les massacres industriels, les génocides,
etc. ?
Kant, avant Hegel, proposera une certaine Idée de l’histoire qui évite cette
difficulté théorique et pratique. Elle consiste à considérer qu’il est possible
de trouver un point de vue qui permet d’ordonner la totalité de l’histoire
comme étant conforme à un plan non pas de la volonté des hommes mais de la nature.
C’est que les mobiles d’actions des hommes sont loin d’être cohérents. Mais de
cette incohérence il est possible de dégager un sens, à savoir celui d’un
progrès juridique. Ne retrouve-t-on pas alors une ruse de la nature à la place
de la ruse de la raison ?
Nullement car
cette représentation n’est qu’une simple Idée dont l’intérêt est pratique,
c’est-à-dire morale. La possibilité du progrès vers la paix perpétuelle et vers
une situation juridique mondiale où les droits
de l’homme seraient réalisés, parce qu’elle n’apparaît pas impossible,
donne un sens à l’action de l’homme qui veut agir. Ce point de vue ne justifie
en aucune façon la violence, bien au contraire. Il justifie qu’on lutte contre
elle et qu’on pense possible d’en triompher. Le sacrifice des générations
antérieures et des générations présentes ne se justifie pas non plus. Espérer
en un sens de l’histoire ne conduit pas à accepter les idéologies qui prônent
la résignation au nom d’un avenir radieux mais à lutter ici et maintenant pour
qu’il soit possible.
Ainsi, la philosophie de l’histoire est possible à la condition de ne pas
attribuer à quelque entité au-dessus des hommes d’être le principe de leurs
actions transformés alors en passions et eux-mêmes en moyens d’un sens qui leur
échappe et à la condition de ne pas prétendre l’écarter pour lui substituer une
prétendue nécessité historique qui doit déboucher sur un nouveau monde. Il faut
que la philosophie de l’histoire présente seulement la possibilité du progrès
juridique de l’humanité pour que l’action ait un sens ici et maintenant.