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mercredi 7 juin 2017

Leçon sur la philosophie de l'histoire


File source: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Austerlitz-baron-Pascal.jpg











François Gérard (1770-1837), La bataille d’Austerlitz (1810), huile sur toile, 510 × 958 cm, Galerie des batailles, château de Versailles.


La philosophie de l’histoire vise à réfléchir non pas seulement sur la connaissance historique, qui pourrait se nommer épistémologie de l’histoire, mais aussi sur le sens de l’histoire prise dans sa totalité, c’est-à-dire qui englobe l’ensemble des hommes qui vivent, qui ont vécu et qui vivront. Elle semble par là même un projet exorbitant. En effet, comment peut-on prétendre porter un jugement sur la totalité de l’histoire, à la fois sur son commencement, sur son déroulement et sur sa fin ? N’est-ce pas au-dessus des possibilités des connaissances d’un seul homme ?
Et pourtant, force est de constater qu’il n’est pas possible de se passer de toute philosophie de l’histoire. Car prétendre qu’aucun jugement n’est possible, que l’histoire n’a pas de sens, affirmer comme on le fait souvent qu’il y a un progrès ou que l’histoire n’est pas finie, c’est bien porter un jugement sur la totalité de l’histoire.
Il est donc nécessaire de s’interroger sur la possibilité d’une philosophie de l’histoire.

C’est au xviii° siècle que le terme apparaît, vraisemblablement chez Voltaire (1694-1778) dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756). Son projet était de comprendre l’histoire de façon non théologique, c’est-à-dire sans présupposer qu’elle est la volonté de Dieu comme (Saint) Augustin l’avait tenté dans La Cité de Dieu après la prise de Rome en 410 après J.-C. Conformément à l’esprit des Lumières, l’idée était de s’en tenir à la seule raison humaine dans l’explication de l’histoire en sa totalité. L’expression est donc née contre la conception chrétienne de l’histoire : la considérer comme une théologie de l’histoire sécularisée (comme Karl Löwith [1897-1973] dans Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, 1949) ne va pas de soi. Or, de ce point de vue, force est de constater l’impossibilité de découvrir immédiatement un sens à l’histoire.
D’une part, les projets des hommes sont tous divers de sorte qu’on ne saurait trouver une fin qui leur soit commune (cf. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784). D’autre part, c’est plutôt le spectacle de la désolation que l’histoire montre : empires grandioses détruits, souffrances des innocents, destruction d’œuvres, tranquillité des méchants, échecs de toutes sortes. D’où la question que pose Hegel dans La Raison dans l’histoire : À quelle fin tout cela ?

Hegel pour sa part pensait que le problème peut être résolu moyennant un présupposé et un seul : à savoir que la raison gouverne le monde. Qu’est-ce à dire ?
C’est la thèse de la ruse de la raison, expression que l’on trouve entre autres dans La Raison dans l’histoire, qui permet de le comprendre (cf. également : Hegel, Encyclopédie I, addition au § 209). « On peut appeler ruse de la raison le fait qu'elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages. » Hegel, La raison dans l’histoire, p.109)
Hegel s’appuie sur le fait que les conséquences d’une action ne sont pas toujours, pour ne pas dire jamais exactement, celles prévues par l’individu. Aussi l’appliquant aux événements historiques, fait-il remarquer que même si les acteurs historiques agissent en apparence contrairement à la raison en tant qu’ils suivent leurs passions et leurs intérêts, c’est l’universel qu’ils réalisent malgré eux.
La ruse humaine qui consiste à faire agir des éléments contre d’autres pour arriver à ses fins et qui implique un minimum d’initiative. Par exemple tendre une toile au vent pour faire mouvoir un navire.
La ruse de la Raison qui gouverne l’homme ne prend aucune initiative : elle laisse agir. C’est ainsi que la tyrannie de Pisistrate à Athènes dans la seconde moitié du vi° siècle avant J.-C. permit aux citoyens d’apprendre l’obéissance nécessaire pour que soit possible la véritable liberté qui est obéissance à la loi. Dès lors, ils purent instaurer la démocratie après avoir renversé les fils de Pisistrate en 509 avant J.-C. Ou encore, si Napoléon a satisfait un moment son ambition privée en se taillant un vaste empire en Europe, il réussit sans le vouloir à exporter les idéaux de la Révolution française dans toute l’Europe et à les faire triompher, à savoir les droits de l’homme.
Dès lors, l’histoire tout entière peut être présentée comme le progrès de la conscience de la liberté. Elle commence en Orient dans le despotisme où un seul gouverne et est libre et où tous les autres sont esclaves. De là elle passe en Grèce puis à Rome où quelques-uns uns sont libres et les autres esclaves et s’achève par l’apparition du christianisme et sa mise en œuvre par les peuples germaniques, c’est-à-dire par la réalisation de la liberté de tous les hommes. C’est ce qui explique que les droits de l’homme soient apparus tardivement.
Hegel prétend par là justifier l’existence du mal dans l’histoire et donc nous réconcilier avec elle plutôt que de désespérer de ce qu’il advient des œuvres des hommes. C’est qu’il refuse que l’on puisse tirer des leçons de l’histoire, d’une part parce qu’elle ne se répète pas, ce en quoi elle se distingue de la nature ; d’autre part parce que l’histoire elle-même montre que les hommes ne tiennent pas compte de ses leçons.
Il n’en reste pas moins vrai qu’à cette vision on peut reprocher une insensibilité morale certaine et surtout une apparente résolution du problème. Poser que le mal doit affliger la plupart des hommes pour que les générations futures profitent des bienfaits qu’elles n’ont pas mis en œuvre est pour le moins irrationnel en tous les cas pour celui qui se met à la place de l’homme souffrant. Comme Kierkegaard le faisait remarquer, le système hégélien fait abstraction de l’existence humaine concrète qui est celle du sujet hic et nunc. Ajoutons que cette raison purement passive qui produit une finalité universelle qui est la conscience de la liberté qui se réalise implique que les hommes soient des jouets de leurs passions plutôt que des êtres libres : ce qui est proprement contradictoire. Ne faut-il pas alors abandonner toute philosophie de l’histoire ?

À cette représentation finalisée de l’histoire, à cette philosophie de l’histoire, Marx a opposé une conception de l’histoire qui s’appuie sur ce que les hommes produisent, à savoir leur existence dans les conditions dont ils héritent. Cette production sociale de leur existence les sépare en classes antagonistes qui luttent les unes contre les autres à partir d’un certain développement technique. Ce dernier apparaît comme le moteur du changement historique comme Marx l’exprime dans son célèbre avant-propos de la Critique de l’économie politique (1859). Cette lutte de classes (cf. Marx/Engels, Manifeste du parti communiste, traduction Laura Lafargue [1845-1911]), traverse l’histoire et la divise en grands moments qui se caractérise par des modes de production, asiatique, antique, féodal et bourgeois.
Plus précisément, notre monde bourgeois est celui de l’économie de marché. Elle réduit à la misère la plus grande masse des travailleurs tout en produisant d’énormes richesses. Marx dénonce une fausse liberté dans la société moderne. Les droits de l’homme, la liberté, ne sont valables que pour les propriétaires ou bourgeois qui possèdent les moyens de production. Les prolétaires, qui n’ont que leur seule force de travail à vendre pour vivre ne peuvent pas ne pas subir la domination et l’exploitation des bourgeois. C’est par l’appropriation au profit de tous des moyens de production, c’est-à-dire par le communisme, que l’homme se libérera vraiment. Cette libération doit nécessairement advenir : telle est la leçon de la plupart des textes de Marx.
Certes Marx et ses successeurs n’admettent pas comme Hegel que le principe de l’histoire soit fini. Certes, ils ne semblent pas poser une Raison qui gouvernerait même passivement le cours des événements. Il n’en reste pas moins vrai que le style de pensée est le même : l’Histoire justifie la violence dans la mesure où son cours est inéluctable. Le XX° siècle a connu le sacrifice de populations entières au nom du progrès ou du sens de l’histoire dans la version marxiste de l’histoire.
Loin donc de donner un sens à l’histoire, la philosophie de l’histoire semble avoir permis le déchaînement du non-sens dans l’histoire comme le XX° siècle, siècles des grands massacres industriels, l’a amplement montré. Quelle rationalité trouver dans la mort des enfants et de tant d’innocents dans les massacres industriels, les génocides, etc. ?

Kant, avant Hegel, proposera une certaine Idée de l’histoire qui évite cette difficulté théorique et pratique. Elle consiste à considérer qu’il est possible de trouver un point de vue qui permet d’ordonner la totalité de l’histoire comme étant conforme à un plan non pas de la volonté des hommes mais de la nature. C’est que les mobiles d’actions des hommes sont loin d’être cohérents. Mais de cette incohérence il est possible de dégager un sens, à savoir celui d’un progrès juridique. Ne retrouve-t-on pas alors une ruse de la nature à la place de la ruse de la raison ?
Nullement car cette représentation n’est qu’une simple Idée dont l’intérêt est pratique, c’est-à-dire morale. La possibilité du progrès vers la paix perpétuelle et vers une situation juridique mondiale où les droits de l’homme seraient réalisés, parce qu’elle n’apparaît pas impossible, donne un sens à l’action de l’homme qui veut agir. Ce point de vue ne justifie en aucune façon la violence, bien au contraire. Il justifie qu’on lutte contre elle et qu’on pense possible d’en triompher. Le sacrifice des générations antérieures et des générations présentes ne se justifie pas non plus. Espérer en un sens de l’histoire ne conduit pas à accepter les idéologies qui prônent la résignation au nom d’un avenir radieux mais à lutter ici et maintenant pour qu’il soit possible.

Ainsi, la philosophie de l’histoire est possible à la condition de ne pas attribuer à quelque entité au-dessus des hommes d’être le principe de leurs actions transformés alors en passions et eux-mêmes en moyens d’un sens qui leur échappe et à la condition de ne pas prétendre l’écarter pour lui substituer une prétendue nécessité historique qui doit déboucher sur un nouveau monde. Il faut que la philosophie de l’histoire présente seulement la possibilité du progrès juridique de l’humanité pour que l’action ait un sens ici et maintenant.



lundi 5 juin 2017

Leçon sur le sens des mots

Les mots se distinguent des bruits, ainsi en va-t-il du mot “bruit” qui les signifie tous tout en n’en étant pas un. Même lorsqu’on ne comprend pas une langue, on comprend que les locuteurs n’émettent pas de simples bruits. Que les sons soient ordonnés ne suffit pas pour qu’il y ait des mots. En effet, la musique se communique, même si on ne comprend pas le chant pour celle qui n’est pas purement instrumentale. Si elle exprime, c’est universellement alors que les mots n’ont de sens que dans une langue.
Qu’est-ce donc qui fait le sens des mots ? Est-il dans le rapport entre les sons et la réalité à laquelle ils renvoient ou bien dans le rapport entre les sons et les concepts que nous formons ? Ne faut-il pas renverser le rapport et considérer que ce sont les mots qui constituent et la réalité du réel et les concepts qui permettent de le penser, autrement dit que le sens des mots est en eux et non hors d’eux ? Dès lors, la diversité des langues n’est-elle pas un obstacle à l’universalité de la culture humaine ?

Les mots dépassent incontestablement la réalité empirique. Je peux dire qu’un homme fumera du tabac au 4ème millénaire alors que je n’en ai aucune connaissance empirique. C’est ainsi que le mot paraît porteur d’une réalité non empirique. Les mots « égal à » selon le Platon du Phédon (74a-75e) renvoie à un modèle intelligible qui ouvre à la possibilité de penser les multiples égalités empiriques. Le sens d’un mot, c’est donc la réalité intelligible à laquelle il renvoie et non les réalités sensibles qui lui sont toujours inadéquates.
Si on ne veut pas admettre une réalité intelligible indépendante du sujet le sens du mot. En effet, le concept est universel au double sens où il s’applique à une multiplicité empirique et où il est le même pour tous les esprits. Il est donc un bon candidat pour comprendre qu’on puisse parler même d’une réalité qui n’est pas empiriquement donnée. Dès lors, la diversité des langues importe peu. Ainsi, non seulement les noms renvoient à des concepts, mais les verbes à des actions, les prépositions à des opérations logiques, etc. Le sens d’une phrase n’est rien d’autre que l’ordre qu’elle institue entre les mots. Par exemple, « Phèdre croit que Thésée est mort » n’a pas le même sens que « Thésée croit que Phèdre est morte ».
Il reste une difficulté, celle de la référence. Comment est-il possible qu’un concept exprime une diversité empirique ? Comment reconnaître la patte de lapin à partir des mots “patte de lapin” ?

Pour résoudre le problème de la référence, la conception empiriste du sens paraît meilleure. Ce sont les impressions des sens qui, selon les principes de l’association des idées tels que Hume les exprime dans l’Enquête sur l’entendement humain (section III), contiguïté spatiale ou temporelle, ressemblance et causalité constituent les idées complexes. Et les sons que nous utilisons sont associés dans l’apprentissage avec lesdites idées. Ainsi, sous le son « rouge » se groupe une multiplicité d’impressions. Il n’est dès lors nul besoin de concept ou plutôt, le concept n’est qu’une illusion que produit le mot. Le sens alors est la série des impressions associée à tel ou tel son. Elle peut varier en fonction des langues qui exprimeront des expériences différentes mais en droit, si ce n’est en fait, il n’y a rien d’intraduisible dans une langue pour peu que l’expérience soit universelle.
Qu’on fasse de la pensée ou de l’expérience le sens des mots, on présuppose qu’il signifie un par un. Or, seuls, ils n’ont souvent aucun sens comme « et » par exemple. Platon, dans le Sophiste (262c), définissait déjà le langage minimum comme proposition composée d’un nom et d’un verbe. Et si on les prend dans une phrase, leur sens dépend des autres mots et ainsi de proche en proche de la langue tout entière. N’est-ce pas à ce niveau que se situe le sens ?

En effet, les mots ont des fonctions, variables selon les langues, fonctions qui constituent la syntaxe d’une langue. Si donc on pense le sens des mots, il faut le faire relativement les uns aux autres. Autrement dit, c’est dans leur différence que le sens apparaît et non en eux-mêmes. Force alors est de considérer que la pensée et le réel sont co-déterminés par la langue. Ainsi, dans une langue sans opposition entre les noms et les verbes, il sera impossible d’opposer la catégorie du sujet et celle de l’action ou de concevoir la notion de substance. Si la langue signifie totalement, les mots n’ont de sens que dans une langue et chaque langue est un a priori culturel, c’est-à-dire une condition de possibilité de l’expression, c’est-à-dire de l’extériorisation des pensées, de la communication, c’est-à-dire des effets de persuasion ou de conviction, voire de la connaissance, c’est-à-dire de la représentation vraie des choses ou des personnes.
L’objection qu’on peut faire à un tel relativisme linguistique est double. Premièrement, il ne peut se dire lui-même que dans une langue de sorte qu’il prétend énoncer ce qui est impossible : le point de vue universel. Deuxièmement, il y a des secteurs où la traduction se fait sans reste, c’est celui des sciences, grâce notamment à l’universalité de ce que Galilée (1564-1642) nommait dans l’Essayeur (1623) le langage de la nature : les mathématiques. Comment donc penser le sens s’il est impossible de négliger le poids de la différence des langues mais si on ne peut non plus le surévaluer ?

Si la langue est la condition de la parole, c’est-à-dire de son expression individuelle, celle-ci est toujours déterminée et la langue n’a de réalité que dans la multiplicité des actes de paroles effectivement énoncées. Dans de nombreux cas, il s’agit de paroles qui se répètent, mais il arrive qu’elles soient originales. C’est que toute langue est une combinatoire qui permet d’exprimer une infinité de paroles. Chaque fois qu’une nouvelle apparaît, alors un sens nouveau apparaît. C’est cette possibilité de création qui fait du sens une invention qui éclaire aussi bien la pensée que le réel. Le sens des mots est donc dans l’ordre singulier que propose un locuteur singulier sur la base d’une langue qu’il partage avec d’autres locuteurs. Et c’est ce sens qui permet non seulement la représentation des choses, mais également l’expression des pensées et des sentiments comme la communication. Dès lors, si les langues sont irréductiblement diverses, elles ne constituent pas des mondes clos. Le sens des mots n’est jamais voué à l’assignation culturelle. Il est dans l’ouverture que procure l’aventure de la parole.