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mardi 13 juin 2017

Servitude et soumission - résumé d'un texte de Merleau-Ponty sur Machiavel



Il[1] a été́, assurément, tenté par le cynisme : il a eu, dit-il, « bien de la peine à se défendre » contre l’opinion de ceux qui croient que le monde est « gouverné par le hasard ». Or si l’humanité́ est un hasard, on ne voit pas d’abord ce qui soutiendrait la vie collective, sinon la pure contrainte du pouvoir politique. Tout le rôle d’un gouvernement est donc de tenir en respect ses sujets. Tout l’art de gouverner se ramène à l’art de la guerre et « les bonnes troupes font les bonnes lois ». Entre le pouvoir et ses sujets, entre le moi et l’autre, il n’y a pas de terrain où cesse la rivalité́. Il faut ou subir la contrainte ou l’exercer. À chaque instant Machiavel parle d’oppression et d’agression. La vie collective est l’enfer.
Mais il a ceci d’original, ayant posé le principe de la lutte, qu’il passe au-delà̀ sans jamais l’oublier. Dans la lutte même il trouve autre chose que l’antagonisme. (…) C’est dans le même moment où je vais avoir peur que je fais peur, c’est la même agression que j’écarte de moi et que je renvoie sur autrui, c’est la même terreur qui me menace et que je répands, je vis ma crainte dans celle que j’inspire. Mais par un choc en retour la douleur dont je suis cause me déchire en même temps que ma victime, et la cruauté́ donc n’est pas une solution, elle est toujours à recommencer. Il y a un circuit du moi et d’autrui, une Communion des Saints[2] noire, le mal que je fais, je me le fais, et c’est aussi bien contre moi-même que je lutte en luttant contre autrui. Après tout, un visage n’est qu’ombres, lumières et couleurs, et voilà̀ que, parce que ce visage a grimacé d’une certaine façon, le bourreau éprouve mystérieusement une détente, une autre angoisse a relayé la sienne. Une phrase n’est jamais qu’un énoncé́, un assemblage de significations qui ne sauraient valoir en principe la saveur unique que chacun a pour soi-même. Et pourtant, quand la victime s’avoue vaincue, l’homme cruel sent battre à travers ces mots une autre vie, il se trouve devant un autre lui-même. Nous sommes loin des relations de pure force qui existent entre les objets. Pour employer les mots de Machiavel, nous sommes passés des « bêtes » à « l’homme ».
Plus exactement, nous sommes passés d’une manière de combattre à une autre, du « combat avec la force » au « combat avec les lois ». Le combat humain est différent du combat animal, mais c’est un combat. Le pouvoir n’est pas force nue, mais pas davantage honnête délégation des volontés individuelles, comme si elles pouvaient annuler leur différence. Qu’il soit héréditaire ou nouveau, il est toujours décrit dans Le Prince comme contestable et menacé. L’un des devoirs du prince est de résoudre les questions avant qu’elles soient devenues insolubles par l’émotion des sujets. On dirait qu’il s’agit d’éviter le réveil des citoyens. Il n’y a pas de pouvoir absolument fondé, il n’y a qu’une cristallisation de l’opinion. Elle tolère, elle tient pour acquis le pouvoir. Le problème est d’éviter que cet accord se décompose, ce qui peut se faire en peu de temps, quels que soient les moyens de contrainte, passé un certain point de crise. Le pouvoir est de l’ordre du tacite. Les hommes se laissent vivre dans l’horizon de l’État et de la Loi tant que l’injustice ne leur rend pas conscience de ce qu’ils ont d’injustifiable. Le pouvoir qu’on appelle légitime est celui qui réussit à éviter le mépris et la haine. (…) Peu importe que le pouvoir soit blâmé́ dans un cas particulier : il s’établit dans l’intervalle qui sépare la critique du désaveu, la discussion du discrédit. Les relations du sujet et du pouvoir, comme celles du moi et d’autrui, se nouent plus profond que le jugement, elles survivent à la contestation, tant qu’il ne s’agit pas de la contestation radicale du mépris.
Ni pur fait, ni droit absolu, le pouvoir ne contraint pas, ne persuade pas : il circonvient, - et l’on circonvient mieux en faisant appel à la liberté qu’en terrorisant. Machiavel formule avec précision cette alternance de tension et de détente, de répression et de légalité́ dont les régimes autoritaires ont le secret, mais qui, sous une forme doucereuse, fait l’essence de toute diplomatie.
Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel » in Signes (1960).


Idées principales.
1. Machiavel a été tenté de penser que le monde humain régi par le hasard impliquait que le pouvoir politique soit pur rapport de forces pour que la vie collective soit possible.
2. Machiavel a aussi pensé contre ce premier point de vue que dans le rapport de forces lui-même, se jouait autre chose, à savoir une relation à autrui qui implique que le dominant vive les affres du dominé, ce qui rend la lutte insuffisante.
3. Il décrit le combat qui institue le pouvoir comme alliant force et loi.
4. Le pouvoir n’est donc jamais fondé. Il tient sa légitimité de ne pas être contesté au point d’être détruit.
5. Machiavel en déduit que le pouvoir ruse en s’appuyant plutôt sur la liberté et en alliant coercition et liberté.

Proposition de résumé.
Machiavel fut séduit par l’attitude voyant des hommes conduit par le hasard. D’où une société régie par un (20) pouvoir fondamentalement coercitif.
Cependant, il remarque que dans ce combat, il y a autre chose que l’opposition : le dominant (40) reçoit en retour ce qu’il inflige, il se combat, il se découvre dans l’autre, humilié. La lutte ne (60) suffit pas. Ce combat humain allie donc force et légalité. Il montre que le pouvoir est relativement légitime s’il (80) réussit à ne pas se faire contester radicalement.
Machiavel en infère que le pouvoir s’exerce en rusant, jouant sur (100) la contrainte et la liberté.
105 mots






[1] Machiavel (1469-1527), homme politique de Florence, il a écrit notamment Le Prince et le Discours sur la première décade de Tite-Live qui ont été publiés à titre posthume.
[2] La Communion des Saints est un des articles du Credo de l’Église catholique : elle désigne la communion aux choses saintes d’une part et d’autre part aux personnes saintes, c’est-à-dire les chrétiens en tant qu’ils sont sanctifiés, vivants ou morts.

mardi 14 juin 2016

Servitude et soumission - texte : La servitude volontaire, Platon, "Le Banquet" Discours de Pausanias (extrait)

Discours de Pausanias (extrait)

Voici ce qui en est, à mon avis. L’amour n’est pas une chose simple. J’ai dit en commençant qu’il n’était de soi ni beau ni laid, mais que, pratiqué honnêtement, il était beau, malhonnêtement, laid. Or c’est le pratiquer malhonnêtement que d’accorder ses faveurs à un homme mauvais ou pour de mauvais motifs ; honnêtement, de les accorder à un homme de bien ou pour des motifs honorables. J’appelle mauvais l’amant populaire qui aime le corps plus que l’âme ; car son amour n’est pas durable, puisqu’il s’attache à une chose sans durée, et quand la fleur de la beauté qu’il aimait s’est fanée, « il s’envole et disparaît », trahissant ses discours et ses promesses, tandis que l’amant d’une belle âme reste fidèle toute sa vie, parce qu’il s’est uni à une chose durable.
L’opinion parmi nous veut qu’on soumette les amants à une épreuve exacte et honnête, qu’on cède aux uns, qu’on fuie les autres ; aussi encourage-t-elle à la fois l’amant à poursuivre et l’aimé à fuir ; elle examine, elle éprouve à quelle espèce appartient l’amant, à quelle espèce, l’aimé. C’est pour cette raison qu’elle attache de la honte à se rendre vite : elle veut qu’on prenne du temps ; car l’épreuve du temps est généralement sûre. Il n est pas beau non plus de céder au prestige des richesses et du pouvoir, soit qu’on tremble devant la persécution et qu’on n’ose y résister, soit qu’on ne sache pas s’élever au-dessus des séductions de l’argent et des emplois ; car rien de tout cela ne paraît ni ferme ni stable, outre qu’une amitié généreuse ne saurait en sortir. Il ne reste donc, étant donné l’esprit de nos mœurs, qu’une seule manière honnête pour l’aimé de complaire à l’amant ; car de même qu’il n’y a, nous l’avons dit, ni bassesse ni honte dans la servitude volontaire, si complète soit-elle, de l’amant envers l’aimé, ainsi n’y a-t-il aussi qu’une autre servitude volontaire qui échappe au blâme c’est la servitude où l’on s’engage pour la vertu.
C’est une opinion qui fait loi chez nous que, si quelqu’un se résout à en servir un autre, parce qu’il espère, grâce à lui, faire des progrès dans la sagesse ou dans toute autre partie de la vertu, cet esclavage volontaire ne comporte non plus ni honte ni bassesse. Il faut que ces deux lois concourent au même but, et celle qui concerne l’amour des garçons, et celle qui concerne la philosophie et les autres parties de la vertu, si l’on veut qu’il soit beau d’accorder ses faveurs à un amant ; car lorsque l’amant et l’aimé s’accordent à prendre pour loi, l’un, de rendre au bien-aimé complaisant tous les services compatibles avec la justice, l’autre, d’avoir toutes les complaisances compatibles avec la justice pour celui qui le rend sage et bon, l’un pouvant contribuer à donner la sagesse et toutes les autres vertus, l’autre cherchant la science et la sagesse ; quand donc cet accord se rencontre, alors seulement il est honnête de se donner à un amant ; autrement, non pas. Alors il n’y a pas de honte même à être trompé, tandis qu’en tout autre cas, trompé ou non, on se déshonore. Si en effet quelqu’un se rend à un amant par cupidité, parce qu’il le croit riche, et qu’il soit trompé et n’en obtienne pas d’argent, l’amant se trouvant être pauvre, il n’encourt pas moins de honte ; un tel homme, en effet, découvre le fond de son âme et laisse voir que pour de l’argent il est prêt à toutes les complaisances envers le premier venu, et cela n’est pas beau. Le même raisonnement s’applique à celui qui se rend à un amant, parce qu’il le croit vertueux et qu’il espère se perfectionner grâce à son amitié : s’il est trompé, l’amant se trouvant être mauvais et sans vertu, sa déception est néanmoins honorable ; car lui aussi montre le fond de son âme, et laisse voir qu’il est prêt à toutes les complaisances envers n’importe qui, pour acquérir la vertu et devenir meilleur, et ceci, en revanche, est singulièrement beau. La conclusion est qu’il est parfaitement honorable de se donner en vue de la vertu.
Cet amour est celui de l’Aphrodite céleste, céleste lui-même, utile à l’État et aux particuliers ; car il contraint et l’amant et l’aimé à veiller soigneusement sur eux-mêmes pour se rendre vertueux. Tous les autres amours appartiennent à l’autre déesse, la populaire. Voilà, Phèdre, tout ce que je puis t’improviser sur l’Amour, pour payer ma quote-part.
Platon, Le Banquet (183d-185c), traduction Émile Chambry.


mercredi 17 février 2016

Le monde des passions - analyse d'un texte de Clément Rosset sur Balzac

1) Sujet.
Analysez le texte suivant :
L’impossibilité de désirer au singulier semble contredite par les héros des romans de Balzac qui, pour les principaux d’entre eux, s’affairent autour d’un seul but fixe et obsessionnel. C’est peu de dire qu’ils ne couvrent jamais deux lièvres à la fois ; car c’est le même lièvre qu’ils poursuivent toute leur vie et qu’ils n’atteignent que rarement (pour une raison que je dirai sous peu, ou plutôt rappellerai car j’ai déjà abordé le sujet ailleurs). Inutile de multiplier ici les exemples que chacun connaît, ou du moins que connaît tout lecteur de Balzac. Comme Rastignac ou Vautrin poursuivent le pouvoir (sous une forme ou une autre) et le pouvoir seul, Grandet l’argent et l’argent seul, le baron Hulot l’aventure sexuelle et elle seule, la plupart des héros balzaciens sont la proie d’une idée fixe. Ils ont élu comme objet de désir un objet qui occupe à lui seul toute la capacité de désirer dont ils disposent. Le fait que le cousin Pons soit doté dans sa vie non pas d’un seul intérêt mais de deux (les beaux tableaux et les bons gâteaux, pourvu qu’ils n’aient pas, ou très peu, à les payer) suffit à le distinguer radicalement – lui et quelques autres, j’y reviendrai – de l’habituelle typologie balzacienne. Disons qu’il ne possède pas (c’est d’ailleurs un mou) l’énergie des grands personnages de Balzac, tout entière dirigée vers un seul objet. Sensible à la fois aux œuvres d’art et à la bonne chère, il perd de vue ce qui devrait être son intérêt unique en lui en accolant un second, il gaspille un temps précieux, qu’il devrait consacrer à un seul but ; bref, il se « disperse ». Il en va tout autrement de Balthazar, dans La Recherche de l’absolu, qu’on peut considérer comme le héros le plus parfait de la typologie balzacienne. Ce roman, qui ne figure sans doute pas au nombre des meilleurs romans de Balzac, n’en est pas moins probablement l’ouvrage le plus exemplaire ; en ceci qu’il y présente comme à l’état pur, le modèle d’idée fixe dont la plupart des autres personnages de Balzac sont des illustrations et des variantes. Bien sûr, Rastignac, Grandet, Hulot sont des personnages plus intéressants et plus riches que ce fou de Balthazar Claës ; mais la passion qui les ronge a pour patron celle qui ronge Balthazar. La Recherche de l’absolu n’est que l’épure des romans de Balzac ; d’où justement son aspect un peu squelettique : la définition sèche, presque géométrique de la passion l’emporte sur la richesse de la substance romanesque. J’userai d’une comparaison musicale : la Comédie humaine est comparable au genre de composition intitulée Thèmes et variations. La Recherche de l’absolu énonce le thème original dans toute sa simplicité. Les livres qui suivent en sont les infinies variations.
Il est donc vrai que le héros balzacien est généralement la proie d’une monomanie, c’est-à-dire d’un désir dont l’objet est unique, privé de tout complément qui s’ajouterait à ce désir même. Mais il est vrai aussi que ce trait distinctif ne fait nullement de lui un mélancolique ou un dépressif. Bien au contraire c’est un enthousiaste, un entreprenant, un hyper-actif auquel le moindre temps manquerait s’il fallait consacrer une seconde au doute et à la mélancolie. Effectivement, tout le contraire d’un déprimé. Je dirais même que l’homme engagé dans l’entretien permanent d’une idée fixe, quel que puisse être par ailleurs le caractère aberrant de celle-ci, est probablement un des mieux protégés qui soit contre les pouvoirs dévastateurs de la dépression.
La « réussite » du monomane balzacien qui se délecte dans l’expérience de son désir unique, suffit-elle à ébranler la thèse ici soutenue, selon laquelle il n’est de désir que d’un objet multiple et complexe ? Je ne le pense pas. L’explication de cette contradiction apparente est simplement qu’il y a beaucoup de différence entre l’objet isolé qui ne parvient pas à retenir l’intérêt du déprimé, et l’objet unique qui fascine le héros balzacien. Le premier fonctionne « à vide » : il se présente seul, je l’ai dit, c’est-à-dire sans garant ni témoin. C’est pourquoi aucun tribunal de la conscience abattue ne lui accorde de crédit, de même qu’aucun tribunal judiciaire n’accorde de crédit à un témoignage qui ne trouverait aucun autre témoignage sur lequel s’appuyer, – conformément à l’adage allemand qui dit que Ein Mal ist kein Mal (une fois n’est aucune fois), ainsi qu’à l’adage espagnol selon lequel Uno solo es muy poco (une personne seule est peu de chose). En revanche, l’objet unique de désir, chez le héros balzacien, se présente toujours accompagné d’un ensemble d’objets qui, même s’il ne les associe pas à son désir, sont comme des témoins de l’existence de ce désir : l’objet du désir balzacien est unique mais n’est pas isolé. Le héros balzacien peut faire état à la barre d’une foule de faits qui témoignent en sa faveur, qu’il connaît une multitude d’autres objets, et pour commencer tous ceux qu’il lui faut éliminer l’un après l’autre (tel Louis d’Ascoyne, dans le célèbre Noblesse oblige réalisé par Robert Hamer en 1949 qui doit, pour rentrer dans ses droits héréditaires, faire périr successivement tous les membres de sa famille). Raison pour laquelle le désir isolé du déprimé se meurt dans le silence du tombeau, telle une allumette qui s’éteint faute d’oxygène, alors que le désir du héros balzacien prospère dans le tumulte du monde avec lequel il doit compter pour parvenir à ses fins. C’est pourquoi aussi le héros balzacien désire bel et bien son objet unique, ce qui n’est pas le cas du déprimé. Car son objet de désir est toujours « entouré », alors que l’autre ne l’est pas et est comme déconnecté de tout. « Un moteur arrêté » disait Michaux(1). Le moteur dépressif est en panne alors que celui du héros balzacien continue à fonctionner, en raison de sa connexion avec tous les objets qu’il prend en considération bien qu’il ne les désire pas. Comparaison n’est pas raison. Je comparerais pourtant volontiers le dépressif à quelqu’un qui renonce à un fruit posé sur une table vide, le balzacien à quelqu’un qui continue à le désirer par indifférence à tous les autres fruits présents sur la table.
J’observe enfin que ce qui achève de protéger la permanence, chez le héros balzacien, de son désir d’objet unique est que cet objet, s’il est fascinant – et ceci explique sans doute cela  –, est généralement inaccessible et inconsistant, à l’image de l’« absolu » recherché par Balthazar, ce qui assure la pérennité d’un désir que seule sa réalisation pourrait interrompre. Quand on ne sait pas exactement ce qu’on veut, on est au moins assuré de ne jamais l’obtenir : tel le cardinal de Retz pendant la Fronde. Mais, et pour la même raison, on est également assuré de n’avoir jamais de motif sérieux de mettre un terme à la poursuite de son pseudo-but.
Une dernière digression, pour terminer, toujours à propos de Balzac. Il existe dans Balzac – et il me semble que c’est là un point qu’on a peu souvent remarqué –, à côté de ses héros typiques, une autre catégorie de personnages qui se distinguent terme à terme des premiers. Autant ceux-là sont actifs et entreprenants, autant ceux-ci sont inactifs et plongés dans une sorte de léthargie et d’indifférence (tel le cousin Pons, « qui ne sait que faire de son temps »(2)). Autant les premiers observent leurs semblables et les jaugent au premier coup d’œil, autant les seconds ne voient ni n’observent rien. Un autre caractère de ses héros balzaciens que j’appellerai « héros de seconde espèce » est que leur inaction et leur inobservation finissent par engendrer les pires catastrophes, soit pour leur entourage soit et le plus souvent pour eux-mêmes. Un dernier caractère de ses héros de seconde espèce est qu’ils ignorent évidemment les passions et les idées fixes du héros balzacien traditionnel. Ou, plus exactement, ils ont bien eux aussi des désirs ou des idées fixes, mais ceux-ci se limitent à des objectifs dérisoires : une pipe et le journal, pour un militaire privé à la fois de son état civil, de sa fortune et de sa femme (Le Colonel Chabert), une petite chambre dans un quartier de Tours dont finira par être chassé l’abbé Birotteau (Le Curé de Tours). Le cruel et le piquant de l’affaire, dans le cas de ce dernier roman, étant que l’abbé est le principal auteur de son malheur, par sa distraction et son indifférence somnolente, qui le rendent incapable d’observer et de déchiffrer les nombreux signes qui auraient normalement dû attirer son attention sur sa menace de disgrâce. Comme je l’ai dit, c’est ce côté peu intervenant, peu observateur, bref un peu mou, qui mène ordinairement le héros de deuxième espèce à sa perte, tel un agneau à l’abattoir. Mais, je l’ai dit aussi, les mêmes traits de caractère amènent parfois ce type de personnage à une catastrophe qui frappe, non pas lui-même, mais un de ses proches : ainsi l’oncle de Rose Cormont, l’abbé de Sponde, dans La Vieille Fille, isolé dans une « bulle » qui le rend étranger au chose du monde au point qu’il omet de fournir à sa nièce des renseignements qui auraient épargné à celle-ci bien d’atroces déboires (ses fiançailles imaginaires avec le vicomte de Troisville) ainsi que d’affreuses erreurs (son mariage avec Du Bousquier). Il me faudrait ajouter à la liste le cas de Monsieur de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée, dont Félicien Marceau, dans Balzac et son monde (3), dit joliment que son oisiveté de rentier revenu de l’émigration se double d’une fâcheuse tendance à « tout saccager ». Naturellement, cette liste des héros de seconde zone est loin d’être exhaustive.
Il y a cependant un point sur lequel ces deux types opposés de héros balzacien se rejoignent : c’est l’égoïsme (trait permanent et terrifiant des personnages de Balzac). Et, curieusement, sur ce point-là, c’est le mou, le héros de deuxième zone, qui en fait le plus et l’emporte largement sur l’autre. Sans doute le héros de premier type est-il souvent un ambitieux de la pire espèce, quelqu’un qui écrase tout sur son passage, qu’il s’agisse de gens qui pourraient faire obstacle à son avancement ou simplement le retarder d’un jour ou d’une semaine : tel un malotru grossier qui bouscule tout le monde pour se faire une place dans un salon ou dans le métro. Comme le Hernani de Victor Hugo, il est « une force qui va » : on n’arrête pas un express. Mais celui du second genre fait encore mieux, c’est-à-dire encore pis. Il ne songe certes pas à écarter autrui de son chemin : il l’ignore tout simplement, il n’en a jamais eu la moindre notion. En ce sens, celui qui vit sans passion, tel l’abbé Birotteau du Curé de Tours, est encore plus égoïste (quoique aussi plus pitoyable) que celui qui vit sous l’empire aveugle de sa passion. L’égoïste passif, qui ne voit pas qu’autrui existe, manifeste paradoxalement un égoïsme plus radical que l’égoïsme actif, qui se contente de l’éliminer. Il est en tout cas le plus abyssal, puisqu’il n’a même pas l’excuse de la passion (à supposer que la passion puisse être une excuse). Pons, qui s’y connaît puisqu’il est lui-même sans passion (en dehors d’un goût prononcé pour les tableaux et les bons plats ; mais un goût n’est pas une passion), est sûrement dans le vrai lorsqu’il déclare, dans un passage du Cousin Pons : « Un homme sans passion est un monstre »(4). En sorte qu’il y a deux espèces de monstres dans Balzac : les passionnés et les non passionnés, ceux qu’aveugle le désir et ceux qu’aucun désir ne motive.
Mais je ne voudrais pas terminer cet opuscule sur ce qui pourrait ressembler à une condamnation sans appel de l’égoïsme, que celui-ci ne mérite en rien. Il a en tout cas cette grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous. C’est en ce sens qu’on peut regarder l’égoïsme comme une vertu, et une vertu précieuse. Il est vrai que ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac), tout comme sont redoutables les manifestations abusives du souci des autres, qu’elles sévissent dans l’ordre privé ou dans l’ordre public.
Clément Rosset, La nuit de mai, Les éditions de Minuit, 2008, p.29-40.

Notes.
(1) Plus tôt dans le texte, Clément Rosset emprunte à L’anti-Œdipe (1972) de Gilles Deleuze et Félix Guattari une citation d’Henri Michaux extraite de son ouvrage Les Grandes Épreuves de l’esprit (1966) qui est la suivante : « Le plateau, la partie utile de la table, progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec l’encombrant bâti, qu’on ne songeait plus à l’ensemble comme à une table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi. Table déshumanisée, qui n’avait aucune aisance, qui n’était pas bourgeoise, pas rustique, pas de campagne, pas de cuisine, pas de travail. Qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté. »
(2) « Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous… Que deviendrait-il ? » Ce propos général énoncé par le narrateur est l’excuse pour ne pas récompenser Pons de ceux qui l’utilisent pour leurs courses. Cf. Balzac, Le cousin Pons, IV. Où l’on voit qu’un bienfait est quelque fois perdu, GF Flammarion, p.65.
(3) Gallimard, 1970.
(4) Le texte est le suivant : « Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. »

2) Corrigé.
Rosset présente une objection possible à sa thèse selon laquelle le désir n’est pas possible au singulier, à savoir que les nombreux personnages de Balzac ont un désir unique. Il précise qu’ils n’atteignent pas l’objet de leur désir et qu’il expliquera ultérieurement. Considérant que le lecteur connaît les exemples auxquels il pense, il annonce qu’il ne va pas les multiplier. Il en donne quelques uns : Rastignac et Vautrin qui désirent le seul pouvoir, Grandet qui désire l’argent seul et le baron Hulot la seule aventure sexuelle. Il oppose à ces personnages le cousin Pons qui a deux désirs et qui manque d’énergie. Il présente Balthazar, le héros de La Recherche de l’absolu comme le prototype du personnage balzacien animé par un unique désir et le roman dont il est le héros éponyme.
Il oppose le héros balzacien occupé d’un unique désir obsédant au dépressif en ce sens que le premier est très actif là où l’autre ne l’est pas.
Il reformule l’objection à sa thèse : le héros balzacien contredirait l’idée que le désir exige un objet multiple et complexe. Il montre que la contradiction n’est qu’apparente en distinguant l’objet isolé du déprimé de l’objet unique du héros balzacien. Le premier n’a aucun lien avec le reste alors que le second est lié à d’autres objets même s’ils ne l’intéressent pas. Ils peuvent être les obstacles qu’il élimine. Il en déduit l’opposition entre le désir du dépressif qui se meurt et le désir mondain du héros balzacien. Il en déduit aussi que le second désire réellement son objet alors que le premier non. Rosset l’explique en usant d’une image empruntée à Michaux d’un dépressif en panne alors que le héros balzacien fonctionne. Le philosophe ose une comparaison : le dépressif ne prend pas le fruit qui est sur la table, le héros balzacien prend celui qui l’intéresse au milieu des autres. Il conclut sa réponse à l’objection à sa thèse en indiquant que l’objet du désir étant inaccessible, voire inconnu, le désir perdure.
Il ouvre alors une parenthèse relative à certains personnages de Balzac qui forment des héros de seconde catégorie. Ils se distinguent des premiers – et il cite comme exemple le cousin Pons – par leur indifférence, leur incapacité d’observer ce qui les entoure, caractères qui les entraînent dans des catastrophes. Enfin, il propose une dernière différence, l’absence de désir obsessionnel ou des objets sans intérêt. Il prouve son propos en énumérant des exemples, le colonel Chabert qui ne désire que sa pipe et le journal malgré sa situation précaire, une petite chambre dont il sera expulsé pour l’abbé Birotteau du Curé de Tours. Si ce dernier subit à cause de son indifférence la catastrophe, d’autres la provoquent pour les autres. Rosset l’illustre avec l’abbé de Sponde dans La Vieille Fille qui néglige de donner à sa nièce les renseignements qui lui auraient évité divers malheurs. Il cite également Monsieur de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée.
Rosset analyse ensuite le point commun à ces deux types de personnages balzacien : l’égoïsme. Il soutient paradoxalement que c’est le héros de seconde catégorie dont l’égoïsme est le plus important. Le premier type de héros concède-t-il sacrifie les autres à son désir. L’égoïsme du second consiste à ignorer totalement autrui. Il oppose ainsi l’égoïsme passif qui consiste à méconnaître l’existence d’autrui et l’égoïsme actif qui le détruit. Le premier lui paraît le plus profond parce qu’il ne s’explique par aucune passion. Les deux font des êtres monstrueux soutient-il en généralisant un propos du cousin Pons relatif aux hommes sans passion.
Rosset précise pour finir son ouvrage qu’il ne condamne pas moralement l’égoïsme, notamment passif. Dans tous les cas, il a une certaine vertu, celle de laisser l’autre tranquille malgré ses mauvaises conséquences que Balzac selon lui a mises en lumière.


mercredi 10 février 2016

Le monde des passions - sujet d'un résumé de texte de Chateaubriand

Résumer en 200 mots le texte suivant. Un écart de 10% en plus ou en moins sera accepté. Indiquer par une barre bien nette chaque cinquantaine de mots, puis, à la fin du résumé, le total exact.



S’il existait une religion qui s’occupât sans cesse de mettre un frein aux passions de l’homme, cette religion augmenterait nécessairement le jeu des passions dans le drame et dans l’épopée ; elle serait plus favorable à la peinture des sentiments que toute institution religieuse qui, ne connaissant point des délits du cœur, n’agirait sur nous que par des scènes extérieures. Or, c’est ici le grand avantage de notre culte sur les cultes de l’antiquité : la religion chrétienne est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie les orages de la conscience autour du vice.
Les bases de la morale ont changé parmi les hommes, du moins parmi les hommes chrétiens, depuis la prédication de l’Évangile. Chez les anciens, par exemple, l’humilité passait pour bassesse, et l’orgueil pour grandeur ; chez les chrétiens, au contraire, l’orgueil est le premier des vices, et l’humilité une des premières vertus. Cette seule transmutation de principes montre la nature humaine sous un jour nouveau, et nous devons découvrir dans les passions des rapports que les anciens n’y voyaient pas.
Donc pour nous la racine du mal est la vanité, et la racine du bien la charité, de sorte que les passions vicieuses sont toujours un composé d’orgueil, et les passions vertueuses un composé d’amour.
Faites l’application de ce principe, vous en reconnaîtrez la justesse.
Pourquoi les passions qui tiennent au courage sont-elles plus belles chez les modernes que chez les anciens ? Pourquoi avons-nous donné d’autres proportions à la valeur et transformé un mouvement brutal en une vertu ? C’est par le mélange de la vertu chrétienne directement opposée à ce mouvement, l’humilité. De ce mélange est née la magnanimité, ou la générosité poétique, sorte de passion (car les chevaliers l’ont poussée jusque-là) totalement inconnue des anciens. (…)
Cette chaleur que la charité répand dans les passions vertueuses leur donne un caractère divin. Chez les hommes de l’antiquité l’avenir des sentiments ne passait pas le tombeau, où il venait faire naufrage. Amis, frères, époux, se quittaient aux portes de la mort, et sentaient que leur séparation était éternelle ; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se réduisait à mêler leurs cendres ensemble : mais combien elle devait être douloureuse, une urne qui ne renfermait que des souvenirs ! Le polythéisme avait établi l’homme dans les régions du passé ; le christianisme l’a placé dans les champs de l’espérance. La jouissance des sentiments honnêtes sur la terre n’est que l’avant-goût des délices dont nous serons comblés. Le principe de nos amitiés n’est point dans ce monde : deux êtres qui s’aiment ici-bas sont seulement dans la route du ciel, où ils arriveront ensemble, si la vertu les dirige. De manière que cette forte expression des poètes : exhaler son âme dans celle de son ami, est littéralement vraie pour deux chrétiens, en se dépouillant de leur corps, ils ne font que se dégager d’un obstacle qui s’opposait à leur union intime, et leurs âmes vont se confondre dans le sein de l’Éternel.
Ne croyons pas toutefois qu’en nous découvrant les bases sur lesquelles reposent les passions le christianisme ait désenchanté la vie. Loin de flétrir l’imagination en lui faisant tout toucher et tout connaître, il a répandu le doute et les ombres sur les choses inutiles à nos fins ; supérieur en cela à cette imprudente philosophie qui cherche trop à pénétrer la nature de l’homme et à trouver le fond partout. Il ne faut pas toujours laisser tomber la sonde dans les abîmes du cœur : les vérités qu’il contient sont du nombre de celles qui demandent le demi-jour et la perspective. C’est une imprudence que d’appliquer sans cesse son jugement à la partie aimante de son être, de porter l’esprit raisonnable dans les passions. Cette curiosité conduit peu à peu à douter des choses généreuses ; elle dessèche la sensibilité et tue, pour ainsi dire, l’âme ; les mystères du cœur sont comme ceux de l’antique Égypte : le profane qui cherchait à les découvrir sans y être initié par la religion était subitement frappé de mort.

(…)
Il reste à parler d’un état de l’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
L’amertume que cet état de l’âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu’il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ-de-Mars, les affaires du Forum et de la place publique, remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du cœur.
D’une autre part, ils n’étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objets, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n’est qu’un dégoût constant ; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu’elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu’elles font passer dans le nôtre ; elles rendent notre caractère d’homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d’incertain et de tendre.
Enfin, les Grecs et les Romains, n’étendant guère leurs regards au delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n’étaient point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle fait dans le cœur une source de maux présents et d’espérances lointaines, d’où découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu’au tombeau. Le monde n’est point l’objet de ses vœux, car il sait que l’homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite.
Les persécutions qu’éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L’invasion des barbares y mit le comble, et l’esprit humain en reçut une impression de tristesse et peut-être même une teinte de misanthropie qui ne s’est jamais bien effacée. De toutes parts s’élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s’exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire.
Chateaubriand, Le génie du christianisme (1802), Deuxième Partie. Poétique du Christianisme, Livre 3. Suite de la poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions, Chapitre I. Que le Christianisme a changé les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu (extrait) et Chapitre IX. Du vague des Passions
(1) Joan., Evang. ; cap. XIX, v. 26 et 27. (N.d.A.)





mardi 6 octobre 2015

Le monde des passions - Pascal : la guerre de la raison contre les passions (texte)

Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Des Barreaux. Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l'injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

Pascal, Pensées, Lafuma 410.

samedi 26 septembre 2015

Le monde des passions - sujet et corrigé d'un résumé d'Alain "Des passions"

Sujet

Résumez le texte suivant en 100 mots (plus ou moins 10%). Vous indiquerez les sous totaux de 20 en 20 (20, 40, …) par un trait vertical et par le chiffre correspondant dans la marge. Vous indiquerez obligatoirement votre total exact à la fin de votre résumé.

On supporte moins aisément la passion que la maladie ; dont la cause est sans doute en ceci, que notre passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d’une nécessité invincible. Quand une blessure physique nous fait souffrir, nous y reconnaissons la marque de la nécessité qui nous entoure ; et tout est bien en nous, sauf la souffrance. Lorsqu’un objet présent, par son aspect ou par le bruit qu’il fait, ou par son odeur, provoque en nous de vifs mouvements de peur ou de désir, nous pouvons encore bien accuser les choses et les fuir, afin de nous remettre en équilibre. Mais pour la passion nous n’avons aucune espérance ; car si j’aime ou si je hais, il n’est pas nécessaire que l’objet soit devant mes yeux ; je l’imagine, et même je le change, par un travail intérieur qui est comme une poésie ; tout m’y ramène ; mes raisonnements sont sophistiques et me paraissent bons ; et c’est souvent la lucidité de l’intelligence qui me pique au bon endroit. On ne souffre pas autant par les émotions ; une belle peur vous jette dans la fuite, et vous ne pensez guère, alors, à vous-même. Mais la honte d’avoir eu peur, si l’on vous fait honte, se tournera en colère ou en discours. Surtout votre honte à vos propres yeux, quand vous êtes seul, et principalement la nuit, dans le repos forcé, voilà qui est insupportable, parce qu’alors vous la goûtez, si l’on peut dire, à loisir, et sans espérance ; toutes les flèches sont lancées par vous et reviennent sur vous ; c’est vous qui êtes votre ennemi. Quand le passionné s’est assuré qu’il n’est pas malade, et que rien ne l’empêche pour l’instant de vivre bien, il en vient à cette réflexion : « Ma passion, c’est moi ; et c’est plus fort que moi. »
Il y a toujours du remords et de l’épouvante dans la passion, et par raison, il me semble ; car on se dit : « Devrais-je me gouverner si mal ? Devrais-je ressasser ainsi les mêmes choses ? » De là une humiliation. Mais une épouvante aussi, car on se dit : « C’est ma pensée même qui est empoisonnée ; mes propres raisonnements sont contre moi ; quel est ce pouvoir magique qui conduit ma pensée ? » Magie est ici à sa place. Je crois que c’est la force des passions et l’esclavage intérieur qui ont conduit les hommes à l’idée d’un pouvoir occulte et d’un mauvais sort jeté par un mot ou par un regard. Faute de pouvoir se juger malade, le passionné se juge maudit ; et cette idée lui fournit des développements sans fin pour se torturer lui-même. Qui rendra compte de ces vives souffrances qui ne sont nulle part ? Et la perspective d’un supplice sans fin, et qui s’aggrave même de minute en minute, fait qu’ils courent à la mort avec joie.
Beaucoup ont écrit là-dessus ; et les stoïciens nous ont laissé de beaux raisonnements contre la crainte et contre la colère. Mais Descartes est le premier, et il s’en vante, qui ait visé droit au but dans son Traité des Passions. Il a fait voir que la passion, quoiqu’elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps ; c’est par le mouvement du sang, et par la course d’on ne sait quel fluide qui voyage dans les nerfs et le cerveau, que les mêmes idées nous reviennent, et si vives, dans le silence de la nuit ; cette agitation physique nous échappe communément ; nous n’en voyons que les effets ; ou bien encore nous croyons qu’elle résulte de la passion, alors qu’au contraire c’est le mouvement corporel qui nourrit les passions. Si l’on comprenait bien cela, on s’épargnerait tout jugement de réflexion, soit sur les rêves, soit sur les passions qui sont des rêves mieux liés ; on y reconnaîtrait la nécessité extérieure à laquelle nous sommes tous soumis, au lieu de s’accuser soi-même et de se maudire soi-même. On se dirait : « Je suis triste ; je vois tout noir ; mais les événements n’y sont pour rien ; mes raisonnements n’y sont pour rien ; c’est mon corps qui veut raisonner ; ce sont des opinions d’estomac. »
Alain, Propos sur le bonheur (1925, 1928), VI Des passions, propos du 9 mai 1911.

Corrigé

1) Analyse du texte et remarques.
Alain commence par avancer que la passion est moins supportée que la maladie. Il en donne comme raison que la passion a deux caractéristiques opposées, d’une part elle semble provenir de nous et d’autre par elle manifeste la nécessité.
Il importe de bien remarquer que le premier caractère est une apparence, ce que marque le terme « paraît ».
Alain compare alors différents cas qui montrent la spécificité de ce caractère apparent des passions. La blessure physique, les objets qui suscitent certaines réactions affectives, nous permettent de rejeter hors de nous la cause de la souffrance. Il lui oppose la passion qui est possible sans objet en ce qu’il peut être imaginaire. Et surtout, la passion façonne ainsi l’objet imaginaire qui commande alors tous les raisonnements et les falsifie. Il oppose ainsi l’émotion de la peur qui fait agir de la passion de la honte de cette peur qui implique de se torturer soi-même au point que le passionné finit par se rendre responsable tout en se sentant impuissant.
Alain montre ensuite que toute passion enveloppe du repentir et une frayeur. Repentir de ne pas se maîtriser et frayeur vis-à-vis d’une pensée comme infectée. De là, Alain déduit que le passionné pense qu’il y a de l’ensorcellement en lui, ce qui pour l’auteur rend compte de la croyance en la magie.
Il aborde dans un dernier temps la lutte contre les passions. Après avoir loué les stoïciens, il insiste sur l’importance de Descartes. Il résume la pensée et l’intérêt du philosophe dans sont Traité des passions (1649). Elle réside en cela que, ramenant la passion à des conditions physiologiques, Descartes, tout en reconnaissant qu’elle a une dimension mentale, permet de comprendre que nous n’en sommes pas responsables. Dès lors, le comprendre permet de refuser d’interpréter les passions, de les laisser à leur extériorité et donc d’éviter ainsi le repentir et la frayeur en ne gardant que la nécessité.

2) Idées.
1. La passion fait plus souffrir que la maladie car outre la causalité extérieure elle nous donne à penser qu’elle vient de nous.
2. La comparaison avec les maux physiques, et même les émotions montre que ce caractère est essentiel.
3. La conséquence en est que la passion est habitée par le remords et l’épouvante.
4. La passion nous donne à penser que nous sommes comme envoutés (d’où vient l’idée de magie).
5. Descartes a montré que les causes de la passion, qui est pensée, sont physiologiques.
6. Il permet de rejeter à l’extérieur la passion et de ne plus souffrir de torture mentale.

3) Proposition de résumé.

La passion nous fait plus souffrir que la maladie car elle nous semble provenir de causes extérieures et de notre [20] propre pensée. Alors que les maux physiques, mêmes les émotions, peuvent être rapportés à l’extérieur, nous paraissons responsable de [40] notre passion. Aussi est-elle accompagnée du repentir sur notre état et de frayeur sur nous-mêmes. Nous nous croyons [60] envoutés – la passion est l’origine de la sorcellerie.
Or, Descartes a montré que les passions sont des pensées causées [80] par des mouvements physiologiques. Le savoir permettrait alors de ne plus se torturer et de les rejeter à l’extérieur.
100 mots