La présidente du bureau de vote numéro 74 de la ville de Tchist baisse la voix comme si elle confiait un grave secret : « Ici, on vote beaucoup pour Alexandre Loukachenko. » Pour Ianina Ivanovna Matiouchonok, 67 ans, ancienne enseignante, rien d’étonnant à cela : Tchist, 6 200 habitants, plantée dans la campagne à une cinquantaine de kilomètres de Minsk, n’est rien de moins à ses yeux qu’une « petite Suisse ».
A en croire le résultat du scrutin, diffusé dans la nuit de dimanche 11 à lundi 12 octobre, c’est toute la Biélorussie qui a voté massivement pour Alexandre Loukachenko, réélu pour un cinquième mandat à la tête de l’Etat avec 83,49 % des voix, contre sa principale opposante, Tatiana Korotkevitch, qui a obtenu 4,42 % des voix. La participation a été également extrêmement élevée, atteignant près de 87 %, selon la commission électorale centrale, citant des résultats préliminaires qui doivent encore être confirmés. Ces chiffres sont sujets à caution.
Depuis que M. Loukachenko a pris le pouvoir, il y a vingt et un ans, tous les scrutins organisés dans le pays ont été entachés de soupçons de fraude. Ses citoyens y sont privés des droits civils les plus élémentaires – liberté d’expression, d’association, de rassemblement… – et l’opposition politique y est réprimée ou réduite au rang de sparring-partner d’un pouvoir en quête de légitimité sur la scène internationale.
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Mais il serait réducteur de considérer ces chiffres sous le seul prisme de la fraude et de la répression. Une grande partie de la société biélorusse se reconnaît dans le modèle paternaliste promu par l’inamovible président. Tchist en est un exemple parlant.
Un parfum d’Union soviétique
« Regardez autour de vous, vous comprendrez vous-même », reprend Mme Matiouchonok, énumérant les avantages du lieu : les routes bien asphaltées, les trottoirs propres, les habitations de bonne qualité, l’école, l’hôpital, les deux jardins d’enfants équipés d’une piscine… « Nous sommes très reconnaissants à l’Etat », résume Anatoly Petsouchik, le chef du conseil du village, présent dans le bureau de vote en tant qu’observateur « indépendant ».
Le bureau de vote numéro 74 est lui-même installé dans le bâtiment flambant neuf de la maison de la culture, inaugurée il y a cinq ans. A côté, on dresse un buffet, et un orchestre se prépare à accueillir les électeurs en musique. Comme au temps de l’URSS, l’élection doit être une fête…
C’est d’ailleurs un parfum d’Union soviétique que l’on respire à Tchist. Des investissements massifs de l’Etat, une grosse entreprise qui régule l’ensemble de la vie sociale, et pour les habitants le sentiment rassurant que la vie s’est arrêtée, que leur pays a échappé au chaos de la transition post-soviétique. C’est l’esprit de kolkhoze que « vend » à son peuple M. Loukachenko, lui-même ancien directeur d’une ferme collective.
Le modèle se fissure
Seulement, le modèle se fissure. L’industrie biélorusse, vieillissante et étatisée, est de moins en moins compétitive, victime de la concurrence de la Russie. L’économie nationale dans son ensemble est entièrement dépendante du grand voisin, qui achète la loyauté de Minsk à coups de subventions et de crédits. Or, cette année, Moscou n’a pas versé les crédits habituels, à la fois parce que l’économie russe est elle-même en mauvais état, mais aussi en signe de mécontentement vis-à-vis des positions de M. Loukachenko dans la crise ukrainienne.
Dans le cas de Tchist, c’est l’usine de Zaboudova qui souffre. Créé à l’époque soviétique, modernisé dans les années 1990, ce grand combinat produisant des matériaux de construction emploie près de 2 000 personnes. Impossible d’obtenir des chiffres précis, mais depuis plusieurs mois, l’usine tourne au ralenti.
Alexandre, 32 ans, qui refuse de donner son nom de famille, fait partie des moins malchanceux. Il travaille comme contremaître au sein de la section bois de l’usine, et son salaire de 4,5 millions de roubles biélorusses (230 euros) a été seulement gelé, pas diminué. Mais l’inflation touche le pays (18 % en 2014, sans doute autant en 2015), et sa femme, Irina, explique devoir faire des sacrifices sur les sorties ou les achats de vêtements de ses deux enfants.
« Notre voix importe peu »
D’autres ouvriers, notamment ceux de la section ciment, ont dû subir des périodes de chômage technique. Certaines semaines, ils ne travaillent que trois ou quatre jours, recevant donc un salaire amputé. Dans ces cas-là, l’usine se débrouille pour verser l’équivalent du minimum légal de subsistance – 80 euros. Ces restrictions montrent la gravité de la crise : « D’habitude, les périodes préélectorales s’accompagnent de hausses des salaires et des pensions », rappelle, à Minsk, l’économiste Alexandre Tchoubrik, de l’Institut pour les privatisations et le management.
Alexandre et Irina n’ont pas encore fait leur choix. Selon eux, « il est temps pour Loukachenko de partir à la retraite », mais ils n’osent pas encore sauter le pas et voter pour l’opposante Tatiana Korotkevitch, qui a précisément axé sa campagne sur les questions économiques, évitant de critiquer trop frontalement le pouvoir. Celui-ci l’a laissée faire : engagé dans une entreprise de rapprochement avec l’Union européenne, Alexandre Loukachenko avait besoin de cette opposante pas trop radicale pour légitimer le scrutin, alors que les opposants historiques avaient, eux, appelé à boycotter le vote. « De toute façon, notre voix importe peu, conclut Alexandre, fataliste. Je ne suis même pas sûr que les bulletins soient comptés… »
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Natalia, 45 ans, est elle aussi inquiète des difficultés économiques. « On commence à se demander combien de temps nous pourrons maintenir ce modèle », explique la directrice du jardin d’enfants. Mais elle aussi est reconnaissante au « Batka » Loukachenko, le « petit père » : Natalia est arrivée en 1997 de la région contaminée de Gomel, non loin de Tchernobyl. A l’époque, Tchist a mis 500 logements gratuitement à la disposition des réfugiés.
C’est surtout la situation en Ukraine qui a balayé ses derniers doutes. Nombre de Biélorusses ont été effrayés par la révolution et la guerre dans le pays voisin. Alexandre Loukachenko s’est posé en rempart contre le désordre. Ce sont ces messages qui ont convaincu Natalia de voter pour le président. « Avec lui, au moins, nous avons la paix et la stabilité. »