Quand les données des PME migrent vers les nuages : libération ou vassalisation ?

Blue Coat Photos/Flickr, CC BY-SA

Cet article illustre les enjeux et défis – mais aussi les opportunités – des projets de migration des systèmes d’information des entreprises vers le cloud public. Il s’agit en particulier d’insister sur la construction d’une relation de confiance entre les petites et moyennes entreprises qui garderaient les pieds sur terre et leur fournisseur cloud qui auraient la tête dans les nuages !

Juste ciel !

Le cloud computing – ou informatique en nuage voire parfois informatique dématérialisée – s’inscrit dans un long processus d’évolution et de maturation des systèmes d’information depuis l’apparition des imposants main frames dans les années 70, en passant par les architectures primitives des client-serveur, jusqu’à l’avènement des architectures modulaires des progiciels intégrés de type ERP (enterprise resource planning) et leur déploiement massif dans les années 1990.

Ce processus est décrit comme étant « un changement radical du paradigme, une transformation profonde, inévitable et irréversible » selon Hennion et al, en 2012. Ce qui ne laisse pas d’autres choix aux PME – PMI que de s’adapter à cette nouvelle vague technologique et de s’envoler vers les nuages d’un des trois types de cloud actuellement proposé (privé, public, hybride).. Cependant ces entreprises de taille moyenne, souvent limitées en ressources humaines, financières et temporelles et parfois dépendantes de leurs principaux donneurs d’ordres, ne peuvent s’orienter vers les solutions exigeantes et contraignantes des cloud privés et hybrides. Il leur reste donc le cloud public qui apparaît similaire aux solutions d’infogérance des années 90.

S’envoler vers les nuages…

Certes, au début des offres externalisées, les processus de migration partielle ou totale des systèmes d’information des clients vers leurs fournisseurs dans le cloud public étaient modestes et prudents. Toutefois, au fur et à mesure de la montée en puissance de l’offre et des motivations de la demande, ce mouvement s’est accéléré pour devenir un secteur incontournable de l’économie numérique. Même si nombre des aspects légaux et réglementaires ne sont pas encore stabilisés, en France le marché du cloud computing est passé de 900 millions d’euros en 2007 à quasiment 6 milliards d’euros en 2016, multipliant donc le chiffre d’affaires du cloud par six en dix ans.

Cette tendance lourde du marché peut s’expliquer par des choix managériaux :

  • pragmatiques (vers le système perçu comme le plus simple à gérer et à financer à court terme) ;

  • opportunistes (face aux sollicitations de leurs donneurs d’ordres) ;

  • mimétiques (face à un manque de vision claire du marché des technologies et de ses évolutions) ;

  • « à la mode » (bandwagon effect) porté par un comportement grégaire ;

  • « sous pression » du marché (face à la force de persuasion des offreurs) ;

  • « sous effet d’aubaine » face aux incitations de l’Union européenne qui souhaite booster les fournisseurs cloud locaux et régionaux. À ce propos, nous pouvons souligner, en 2012, l’implication de la France, via la Caisse des Dépôts et consignations, dans les deux entités Cloudwatt et Numergy.

Le cloud computing public, porté par exemple via les solutions deAmazon Web Services, Microsoft, Google, IBM, Ikoula ou encore OVH, propose aux PME des ressources informatiques on demand. Cette offre de ressources massives et fluides permettrait à l’entreprise de se développer et se démarquer par rapport à la concurrence. Cette approche basée sur un management par les ressources, développée dans des années 1980 par l’école de Chicago, insiste sur l’idée qu’une entreprise est un socle de compétences et peut acquérir un avantage concurrentiel en se dotant d’une ressource supplémentaire par rapport à ses concurrents (sous-entendu moins bien informés et/ou plus frileux).

Ainsi, non seulement le recours au cloud computing n’est plus une ressource inaccessible pour les PME, mais sa diffusion « clés en mains » leur permet d’atteindre un niveau de performance informationnelle qui restait réservé aux grands comptes ! La division du travail de fabrication et de mise à disposition de l’information au sein de la PME est en cours…

…en essayant de passer entre les gouttes !

Recourir aux solutions externalisées proposées par l’informatique dématérialisée peut dans certains cas améliorer la puissance productive du travail – la productivité – de l’entreprise en poussant loin la célèbre logique de division du travail (appliquée ou pas à la fabrication d’épingles !).

Théoriquement, la spécialisation du fournisseur cloud permettrait de réduire les coûts d’apprentissage pour ses clients. Toutefois, cette spécialisation n’éliminerait aucunement les coûts de transaction. C’est le cas des coûts liés aux éventuels comportements opportunistes du fournisseur, à ses défaillances, à l’asymétrie informationnelle et/ou aux coûts d’agence comme ceux de l’audit et du contrôle des solutions cloud.

Cloud computing 3D. Chris Potter/Flickr, CC BY

Les clients – souvent au travers de leur direction des systèmes d’information et/ou de cabinets de conseil – sont amenés à considérer en permanence le pour et le contre de ce choix qui apparaît paradoxalement beaucoup plus organisationnel que technologique. Dans tous les cas, il s’agira d’arbitrer entre une volonté de libération face à des contraintes SI perçues comme non essentielles et un risque de vassalisation face à un prestataire SI perçu comme intrusif. Le terme de « fournisseur plagiaire » était parfois employé au début de la décennie dans la phase de maturation du marché.

La décision d’envol vers le cloud est donc loin d’être une décision futile, anodine ou réversible. Le cloud computing met en relation plusieurs acteurs dans un vaste réseau à plusieurs niveaux et crée une dépendance mutuelle et ascendante entre le client et son/ses fournisseur(s) cloud.

En effet, les entreprises de services numériques (ESN), c’est à dire les ex SS2I, qui proposent des solutions SaaS (software as a service) ne disposent pas forcément de l’infrastructure sous-jacente. Elles sont amenées alors à exploiter les services cloud proposés par d’autres fournisseurs cloud qui, eux, peuvent mobiliser les ressources financières nécessaires pour investir dans l’alpha et l’oméga du cloud… les usines à données (data centers).

Un exemple frappant est celui de Microsoft qui propose pour ses clients européens huit data centers localisés en Europe et une dizaine aux USA. C’est aussi le cas pour Google, qui possède, en plus de sa dizaine de data centers nord-américains, quatre usines à données en Europe (Dublin, Eemshaven, Hamina, Saint-Ghislain). C’est enfin le cas également pour Amazon Web Services qui, lui, a opportunément annoncé sa venue sur le territoire français en septembre dernier déployant ainsi un atout majeur face aux soubresauts de nos clouds souverains. La bataille sera autant réglementaire que technologique et les PME sous-traitantes de la santé, du militaire, des banques, du nucléaire, de la recherche… seront en premières lignes !

Via une mutation profonde de la direction des systèmes d’information

Les solutions venues du ciel et de ses nuages bouleversent profondément les relations intra-organisationnelles. Notamment celle de la direction générale et des directions métiers (marketing, RH, logistique, contrôle, achat…) avec la direction des systèmes d’information elle-même. Le métier de DSI est en train de changer (de dépanneur à chefs d’orchestre) et de s’orienter vers des taches de plus en plus managériales.

Il convient de nuancer quelque peu cette approche dans le cas des PME selon que le DSI exerce en interne ou en externe. Tout d’abord en interne, face à la transformation numérique qu’ils doivent accompagner, les DSI conservent des responsabilités techniques à travers les audits des services cloud short-listés en avant-vente ainsi qu’à travers leur implication dans la sécurité et la fluidité du système afin d’éviter tout chaos dommageable.

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Ensuite, s’il exerce son métier en externe (cabinet de conseil, infogéreur, ESN, centre de services partagés…) ce sont justement ses compétences techniques et opérationnelles qui seront mobilisées pour garantir la fiabilité et la soutenabilité du « projet cloud ». La qualité relationnelle du trinôme (fournisseur, client, auditeur) qui en résulte devient essentielle à la réussite du projet d’externalisation et le rôle de l’auditeur est majeur.

Il y a le ciel, le soleil et la… PME

À ce propos, savoir appréhender en interne et/ou en externe ce nouveau rôle de conseil, d’animateur et d’auditeur, avec toutes les contraintes d’un environnement évoluant rapidement (asymétrie informationnelle, faillites et défaillances, évolutions technologiques et réglementaires…) est une nouvelle mission que les services en charge de la fabrique de l’information doivent intégrer. Il s’agit ni plus ni moins de penser un SI qui soit à la fois aligné et synchrone.

Finalement, en cohérence avec les travaux récents en management des SI, le processus de migration vers le cloud apparaît séduisant pour des PME attirées par sa simplicité, sa plasticité et sa visibilité financière (cf. l’attrait de la tarification à l’usage pour les calculs de ROI). Il doit néanmoins être adopté et piloté avec prudence au regard des transformations profondes que cette migration induit. Nous soulignons notamment les enjeux liés à la pérennité et à l’équilibre de la relation entre la PME et son fournisseur cloud voire son cabinet de conseil.

Objectivement, à l’image de bijoux qui seraient plus en sécurité dans le coffre d’une banque que dans le tiroir de la commode, les données sont autant en sécurité chez un hébergeur sérieux du cloud que sur un disque dur dans le bureau du DG ! Néanmoins, face aux coûts de réversibilité élevés et aux risques de vulnérabilité avérés, une étude préalable des solutions et contrats proposées par les fournisseurs SaaS, PaaS et – surtout – IaaS est nécessaire. Il est recommandé par exemple de s’assurer de la solidité des infrastructures et autres ressources avant d’envisager un mariage qui sera forcément heureux !