Christian Michel
FAUT-IL PUNIR LES CRIMINELS ?
Le but de cette conférence
est de voir avec vous si un système de justice libertarien est possible. Par
« libertarien », j’entends un système de justice indépendant de l’État,
qui ne se réfère pas à des lois promulguées par un État, qui ignore ses
tribunaux et ses prisons. La plupart des libertariens sont des anarchistes. Ce
sont cependant des anarchistes cohérents. Les autres anarchistes, les
« syndicalistes » et les « gauchistes », n’ont jamais pu
élaborer une théorie satisfaisante de la justice, c’est-à-dire qui réponde à la
question « Comment donner à chacun son dû ? ». Une question plutôt
centrale, il me semble, pour une vie en société. Les libertariens apportent une
réponse à cette question, sous la forme d’une théorie des droits de propriété.
Rendre à chacun son dû, c’est rendre à chacun ce qui lui appartient. Définir et
appliquer le droit de propriété est la procédure pour savoir si quelqu’un a été
privé de son dû et comment lui rendre justice. Les libertariens traitent cette
question de la justice avec objectivité, et non pas avec l’arbitraire que
pratiquent tous les appareils judiciaires, tant étatiques qu’anarchistes
« gauchistes ».
Beaucoup de gens ne croient
pas possible de se dispenser de l’État dans l’exercice de la justice. Même les
libéraux bon teint, qui prescrivent un amaigrissement drastique du « plus froid
des monstres froids », pensent que l’administration de la justice
reste une de ses fonctions inaliénables (au même titre que la diplomatie et la
défense nationale). Il semble donc que de l’extrême droite à l’extrême gauche
du spectre politique, le consensus est que la justice ne peut pas être rendue
autrement qu’elle ne l’est actuellement, c’est-à-dire par des tribunaux d’État,
et que les coupables doivent subir une privation d’argent sous forme d’une
amende payée à l’État, ou une privation de mouvements sous forme d’une peine de
prison, ou les deux. Plusieurs juridictions ajoutent la peine de mort et
quelques autres les châtiments corporels et les mutilations. La violence,
pense-t-on, est la seule réponse possible à la violence.
Pourtant, il est clair que
l’administration de châtiments « ne marche pas ».[1]
D’abord, la violence prononcée contre l’auteur d’un crime n’annule pas la
violence faite à la victime, elle s’ajoute simplement à la somme des violences
perpétrées dans le monde. En plus, l’exemplarité des châtiments n’a jamais été
prouvée. Tout au long de l’histoire, les tortures effroyables infligées en
public aux criminels n’ont guère servi de dissuasion, ou nos ancêtres, qui ne
manquaient pas d’imagination dans la cruauté, auraient vécu dans un monde sans
criminalité. Enfin, ce cycle de violence ne semble au bénéfice de personne. Il
ne ramène pas le délinquant dans le droit chemin ; on souligne au
contraire que la prison est bien souvent l’école du crime.
Les peines de
prison ne sont pas seulement inefficaces, elles sont absurdes. Elles font
retomber le coût de punir les délinquants sur leurs victimes réelles ou
potentielles. (Une discrimination qu’on ne note pas assez à l’égard des femmes
est de leur faire supporter le coût d’entretenir des prisons, alors que 90% des
détenus sont des hommes).
Une autre critique des
libertariens est que le système de justice actuel est fondé sur un principe
collectiviste qui place clairement la « société » au dessus des
personnes.[2] La justice aujourd’hui n’est pas rendue à la
victime ; la justice est une affaire entre le présumé coupable et la
société. La victime est exclue de cette procédure. L’action judiciaire est
initiée par un procureur (ou « ministère public »), qui n’agit pas au
nom de ceux qui ont subi une agression, mais qui prétend représenter
« la société ». Même si la victime retire sa plainte, la
procédure ne s’éteint pas automatiquement.[3] Car le but de cette procédure est de punir
un coupable et non pas d’obtenir qu’il répare les conséquences de ses actes. Le
système ne s’intéresse qu’aux criminels, pas à leurs victimes.
En d’autres termes, la
justice d’État a confisqué les droits de la victime. L’appareil judiciaire
prétend que les crimes et délits ne sont pas tant commis contre des personnes
que contre « la société ». Cependant cette notion même de crimes
contre « la société » ouvre la porte aux plus inquiétantes
manifestations de l’arbitraire. Un crime dans nos sociétés est ce que le
législateur dit être un crime. Or, pour tel législateur, ouvrir sa boutique le
dimanche est un délit, et pour tel autre, c’est le samedi. Des centaines de
millions de gens vivent sous des régimes qui punissent du fouet les buveurs de
vin, mais vous laissent fumer un joint, et à peu près autant de gens peuvent se
retrouver en prison sous d’autres régimes parce qu’ils fument quelque chose de
plus corsé qu’une Marlboro, mais leur ministre de la santé recommande qu’ils
boivent un verre de vin rouge tous les jours. Avec cette logique que le crime
peut être défini non par la victime, mais par le législateur, on ne peut rien
objecter au législateur qui promulgue une loi contre les rouquins, ou contre
ceux qui tournent le dos à une mosquée, ou ceux qui participent à des congrès
comme celui d’aujourd’hui. Aussi longtemps que la justice sera rendue au nom de
la société, nous resterons à la merci de ceux qui parlent au nom de la société.
Selon le bon plaisir du gouvernement en place, tel individu sera déclaré un
criminel et tel autre un homme de bien.
Notre plus ancienne
définition d’une procédure judiciaire vise pourtant précisément à nous protéger
de l’arbitraire des gouvernants.[4] Le principe fondateur de la justice dans
notre société judéo-chrétienne est : « Œil pour œil, dent pour
dent ». Par rapport aux mœurs de l’époque, les hébreux voyaient un progrès
dans cette identité du crime et du châtiment. Il existait enfin une loi pour
limiter l’emportement des juges, qui se voyaient privés du droit de couper la
tête à celui qui avait seulement volé un poulet.
Mais le principe « œil
pour œil.. » nous enseigne aussi qu’il ne saurait y avoir de crime s’il n’y a
pas de victime. Si aucune dent n’a été cassée, alors aucune peine ne peut être
prononcée. Ce principe est fondamentalement libertarien. Ce que vous faîtes à
vous-même, ou ce que des adultes consentants font entre eux, peut bien être
moralement répréhensible, pourquoi est-ce que ce devrait être illégal ?[5] Un vice n’est pas un crime. Il existe une
différence essentielle entre les deux. Par conséquent, si l’un ou l’autre
d’entre vous veut fumer un joint ou employer un travailleur clandestin, vous
pouvez invoquer Exode XXI et sa « loi du Talion ».
Le grand philosophe et
économiste libertarien Murray Rothbard est un des rares auteurs modernes qui
prône l’application littérale du principe biblique « œil pour
œil... ». Dans un passage étonnant de son Éthique de la Liberté,[6] il nous parle de bourreaux frappant,
poignardant ou brisant les membres d’individus reconnus coupables d’agression,
exactement comme ces agresseurs l’ont fait subir à leur victime. Nous sommes
supposés croire que ce traitement crée une identité du crime et du châtiment.
C’est pourtant une chose que de casser le tibia d’un marin dans une querelle de
bar, et une autre de casser le tibia de l’agresseur de ce même marin de sang
froid dans une salle de tortures. La souffrance causée à une personne ne peut jamais
être identique à la souffrance que les mêmes actions causeraient à d’autres
personnes. Par exemple, si nous acceptions intégralement le principe « œil
pour œil », que ferait-on des violeurs ?
C’est pourquoi dans toutes
les sociétés le législateur a cherché une équivalence plutôt qu’une parfaite
identité entre le crime et la peine. Le procureur ne va pas réclamer un œil
pour un œil, mais une peine censée être équivalente à la perte d’un œil, sous
la forme d’une amende ou d’une incarcération. Le problème qui surgit alors est
l’arbitraire de cette équivalence. Quelle est la juste proportionnalité entre
un blasphème et son châtiment : un froncement de sourcil, ou bien une fatwah
entraînant la peine de mort ? La gravité d’un délit est une notion qui a
varié selon les cultures et les époques. Un viol n’entraînait pas les mêmes
sanctions il y a vingt ans, avant que les mouvements féministes ne rendent
l’opinion consciente de ses conséquences dévastatrices. Quel que soit le crime,
les législateurs et les juges ne sauraient trouver de peine qui lui corresponde
objectivement.
Qu’avons-nous établi
jusqu’ici ? Nous avons distingué deux caractéristiques d’un système
étatique de justice. D’une part, la société exerce une violence contre les
délinquants en leur appliquant des amendes ou des peines de prison, ou même la
mort. Ces sanctions ne sont fondées sur aucune donnée objective ; le même
délit peut entraîner une peine très différente dans des juridictions ou à des
moments différents. D’autre part, la victime est exclue de la procédure pénale.
C’est comme si la société nationalisait la souffrance et les dommages
matériels subis par l’un de ses membres. Il y a là une manifestation de la
mentalité collectiviste dans ses œuvres. C’est pourquoi il est temps de
réfléchir à un autre paradigme de justice, une justice qui renverserait le
processus en plaçant les victimes en son centre, et non pas la société, et par
conséquent qui s’efforcerait de mettre un terme au cycle de la violence. Le but
d’un tel processus judiciaire serait la restitution aux victimes de ce qui leur
a été pris, ou la pleine compensation des pertes et des dommages qui leur ont
été causés.
Nous allons donc nous
éloigner des notions traditionnelles du droit pénal, qui est fondé sur la
notion morale de culpabilité et de châtiment, pour considérer seulement les
concepts du droit civil. Cette approche est bien dans la définition de la
justice qui rend « à chacun le sien ». Ce que cette définition souligne
est que la justice a quelque chose à voir avec le droit de propriété, et
seulement avec le doit de propriété, et ses violations. D’où tenons-nous, je me
demande, cette idée que la justice doit punir ? Réfléchissez à ceci :
un délit a été commis. Si le retour au statu quo ante était possible et
réalisé, la justice aurait été rendue et aucune punition ne serait justifiée.
Si je vole le sac de ma voisine, puis je change d’avis et je remets ce sac en
place sans qu’elle se soit aperçue de rien, elle n’a subi aucun préjudice, et
même si elle est avertie après coup de mon geste, elle ne peut réclamer aucune
réparation. Ou bien, si je peux rendre aveugle quelqu’un pendant son sommeil,
puis changeant à nouveau d’avis, je lui rends la vue, si bien qu’à son réveil,
il ignore qu’il a été aveuglé pendant quelques heures, qui donc peut demander
justice ? Moralement, j’ai connu un accès de faiblesse et je devrais me
livrer à un examen de conscience, mais en droit, ne suis-je pas totalement
innocent ?
Dans ces deux exemples, le
retour au statu quo ante a été possible, mais si ce ne pouvait pas être
le cas, est-ce que la solution ne serait pas de s’en rapprocher le plus
possible ? Si la vue ne peut lui être rendue, l’aveugle n’a-t-il pas droit
au moins à une réparation de la part de celui qui l’a aveuglé, que cette
réparation soit financière ou sous une autre forme ? Quel peut être le
bénéfice pour quiconque de crever les yeux de l’agresseur ou de le maintenir
derrière les barreaux ? Quelle est la logique du châtiment ? Il
semble que le châtiment est une sorte de rituel. Il satisfait peut-être un
besoin impulsif de vengeance, mais n’est-ce pas ce type de réaction primaire
que la civilisation a précisément pour but de contrôler, voire
d’éradiquer ?
Une procédure judiciaire
basée sur la réparation est simple, au moins en théorie. Elle consiste à rendre
à la victime ce qui lui appartient, c’est-à-dire ses biens, ou leur équivalent
monétaire, plus des dommages pour le trouble de jouissance, les occasions
manquées à cause de la privation de ses biens, le coût de récupérer ceux-ci,
etc. La procédure judiciaire commence donc par une enquête :
·
Une personne se plaint-elle
d’une violation de son droit de propriété ? (Sans cette plainte d’une
victime déclarée ou de ses ayants-droit, aucune procédure ne peut commencer).
·
Cette violation du droit de
propriété est-elle réelle ?
·
Qui en est l’auteur ?
·
Pouvons-nous rendre le bien à
son légitime propriétaire ? Sinon, à quelle réparation le propriétaire
lésé a-t-il droit ?
La procédure judiciaire doit
se limiter à cette enquête et à cette réparation. Elle n’a rien à voir avec le
châtiment. Il n’existe donc aucune raison pour une quelconque
« législation ».
Si nous sommes d’accord qu’il
n’existe pas de crime s’il n’existe pas de victime, et que la seule raison
d’être d’une procédure judiciaire est de forcer l’agresseur à rendre ce qui est
dû à la victime, nous nous trouvons confrontés à un gros problème :
la restitution est-elle toujours possible ?
Laissez-moi vous donner
quelques exemples. Quand une vitre a été brisée, il semble facile pour un juge,
assisté d’experts en bâtiment, d’évaluer le montant des dégâts. Il appartient
alors au juge d’ordonner aux casseurs de payer le remplacement de la vitre,
plus les dégâts annexes, un nouveau tapis, par exemple, si l’ancien a été
détérioré par la pluie. Si une voiture a été volée, le voleur doit évidemment
rendre la voiture au propriétaire et le compenser pour les dommages éventuellement
causés au véhicule, l’essence consommée, le kilométrage effectué abusivement,
la location d’un véhicule de remplacement pendant la durée du vol, plus les
coûts encourus par la police dans sa recherche du voleur (il n’y a pas de
raison que la police, privée ou pas, soit entièrement payée par les honnêtes
gens).
Le problème de la restitution
apparaît plus complexe, peut être même insoluble, dans les cas de crimes de
sang. Que signifie « restitution » dans le cas d’un homicide, par
exemple ? A qui cette restitution est-elle due ? Les héritiers y
ont-ils droit ?[7] Peut-être, mais considérons un cas-limite,
le meurtre sauvage d’un enfant. Il n’existe pas d’héritier dans ce cas pour
réclamer quoi que ce soit. Les parents ? Mais on pourrait prétendre, même
si c’est avec cynisme, que les parents, en termes monétaires, ont gagné à la
mort de leur enfant, ils épargnent sur les jouets, l’alimentation,
l’habillement, la scolarité…, autant d’économies qui amortiront vite le coût
inattendu des funérailles. Il reste évidemment le chagrin, mais comment un juge
évaluera-t-il le chagrin ? Et si les parents eux-mêmes sont les auteurs du
crime (ces horreurs arrivent dans la vie n’est-ce pas ?), qui peut
prétendre toucher une quelconque réparation ?
Considérons encore le cas
d’un retraité, solitaire comme ils le sont si souvent de nos jours. Son corps
poignardé est découvert par des voisins. Personne ne pleure sa mort. De
lointains héritiers sont agréablement surpris de l’événement. La caisse de
retraite verse une rente de moins. Qui se donnera la peine d’initier une
procédure judiciaire ? Qui donc, en fait, peut prétendre à une quelconque
réparation pour ce meurtre ? Le paradoxe apparent dans le cas d’agressions
contre des personnes seules est que l’agresseur a intérêt à tuer
systématiquement ses victimes, car si elles ne sont plus là pour se plaindre
elles-mêmes de l’agression, il semble que personne ne sera intéressé à le
faire. Sans un ministère public agissant « au nom de la société », on
dirait que mon système judiciaire libertarien garantit l’impunité aux tueurs en
série de petites vieilles sans famille.
Cette opinion fait fi des
ressources du marché. Les hommes de l’État rendent la solidarité obligatoire
entre les êtres humains, mais cette solidarité existe naturellement. Elle
existe entre les membres d’une même famille, d’une même ethnie, d’une même
religion… Elle se construit librement à travers ces entreprises que sont les
compagnies d’assurances, les mutuelles, les syndicats, les associations
caritatives… Les hommes de l’État ont confisqué cette solidarité naturelle
entre les gens. Si nous privatisons l’administration de la justice, nous
rendons aux gens la possibilité de constituer des réseaux d’entraide, qui
existent dans tous les groupes humains, sauf dans les sociétés socialistes et
démocrates sociales.
Nous pouvons donc en
confiance fonder les relations sociales sur cette solidarité volontaire. Ses
manifestations prendront toutes les formes que l’imagination de l’être humain
peut inventer, aussi mon ambition se limite-t-elle ici à suggérer quelques
scénarios parmi une infinité d’autres possibles. Commençons par le deuxième exemple
que je vous proposais, celui du retraité sans aucun lien familial ni social.
Une telle solitude est improbable dans une société libertarienne pour des
raisons qui seraient hors sujet ici, mais supposons qu’il en soit ainsi. Même
dans ces circonstances extrêmes, la poursuite par la plupart des gens de leur
intérêt bien compris assurera la protection de ce solitaire misanthrope ou
froidement abandonné.
Comment la poursuite par
chacun de son intérêt personnel peut-elle assurer une protection policière et judiciaire au retraité
solitaire ? J’émets l’hypothèse que les voisins de ce retraité pourraient
bien prendre une assurance sur sa vie garantissant à leur association de
quartier ou à une association caritative de leur choix le versement d’un capital
en cas de mort violente de leur voisin. Le propriétaire de l’immeuble lui-même
pourrait prendre une telle assurance. Pourquoi feraient-ils ce geste ?
Parce que si le bruit courait qu’un individu sans assurance habitait le
quartier, cet individu deviendrait la cible facile d’un criminel à qui serait
garantie l’impunité. Voilà une situation dans laquelle le propriétaire et les
voisins ne souhaitent pas se trouver. Il n’est pas facile de vendre ou louer un
appartement s’il existe une victime toute désignée dans l’immeuble.
Heureusement, les crimes sont rares dans la société, quoiqu’on dise, et encore
plus rares dans une société libertarienne qui ne donne pas l’exemple de la
violence institutionnalisée policière et militaire. C’est pourquoi, déjà
aujourd’hui, les primes d’assurances contre le meurtre sont minimes. Elles sont
à la portée de tous, y compris de propriétaires pingres, de voisins chargés de
famille, et, bien sûr, de riches philanthropes. Ces derniers, au moins quelques
uns d’entre eux, cessant d’être soumis aux confiscations du fisc, considéreront
de leur devoir d’aider les plus pauvres dans la société. Il en va de leur réputation.
J’imagine même que beaucoup d’institutions caritatives achèteront une prime sur
la vie d’enfants et sur celles de sans-logis, d’abord parce qu’il leur
appartient de le faire, et ensuite parce qu’elles toucheraient un joli capital
si, par malheur, un de leurs protégés était assassiné.[8]
De son côté, la compagnie d’assurances exigera que la
personne assurée soit sous la protection d’une société spécialisée (une agence
de protection privée), à moins que cette compagnie n’offre le service
elle-même. En effet, une personne protégée professionnellement risque moins une
agression. Si les clients d’une de ces agences spécialisées étaient trop
souvent victimes d’agression et si l’agence ne parvenait pas à en arrêter les auteurs, cette agence perdrait vite sa
réputation et ses revenus. On peut donc imaginer le zèle (inconnu des polices
d’État) que ces agences mettraient à prévenir les agressions et,
éventuellement, à en retrouver les coupables.
L’intérêt du coupable est
d’effectuer la restitution à sa victime le plus vite possible et être
débarrassé de cette contrainte. La victime ou ses ayants-droit n’ont pas
d’objection à une prompte réparation. Les parties tomberont donc d’accord pour
que les revenus du coupable, moins un minimum pour assurer sa subsistance,
soient alloués à la victime ou à ses ayants-droit. Cette procédure est celle
que nous connaissons aujourd’hui sous la forme de saisie sur salaire, par
exemple. Si le coupable n’a pas d’emploi fixe ou refuse d’en prendre un pour
échapper à son obligation de réparation, le juge exigera que le coupable soit
placé dans un camp de travail.
La notion de travail forcé
évoque les bagnes de Guyane ou de Nouvelle-Calédonie. Avec une différence
cependant : on ne confiait pas aux forçats le moindre travail productif,
quelque talent qu’ils aient pu avoir. Au contraire, le travail dans les bagnes
n’avaient pas pour objet de créer de la richesse, il était conçu comme un
châtiment, le plus absurde et pénible possible, et volontairement dénué de
toute utilité pour être encore plus humiliant. Le travail forcé, dans une
conception libertarienne de la justice, a un sens. Il vise une exécution
complète et rapide de la réparation due à la victime. C’est pourquoi cette
dernière, ou son représentant, le juge, choisira un camp de travail qui
exploitera au mieux les capacités du coupable.
Dans le cas de dommages
importants causés par le coupable, dans le cas extrême de meurtre, par exemple,
les criminels ne pourront jamais restituer la valeur de ce qu’ils ont détruit,
devraient-ils y passer toute leur vie et être les personnes les plus
productives du monde. Pour être assurés d’une réparation rapide, les gens
s’assureront, comme ils le font aujourd’hui. Les primes cependant seront moins
chères qu’aujourd’hui, puisque si les victimes optent pour un dédommagement par
la compagnie d’assurances au lieu d’attendre une restitution du coupable, ces
victimes céderont à la compagnie d’assurances leurs droits à la restitution, et
grâce à cette restitution qui les dédommagera au moins en partie, chaque
sinistre ne sera plus une perte totale pour les compagnies d’assurances comme
c’est le cas actuellement.
La relation dans tous les cas
reste entre la victime et son agresseur, et cet aspect est important. Si la
victime déclare à n’importe quel moment qu’elle n’a plus de grief contre
l’agresseur, celui-ci est immédiatement libéré de toutes ses obligations. Qui
d’autre que la victime peut prétendre en décider autrement ? Il ne saurait
y avoir de condamnation légitime par « la société », c’est-à-dire par
des gens qui n’ont pas subi l’agression. (Par conséquent, il ne saurait y avoir
non plus de « revanche » que le criminel pourrait rechercher contre
« la société »).
Arrivé à ce point, je crois
avoir bien montré que personne ne se trouvera exclu d’une procédure de justice
dans une société sans État, quelle que soit sa situation personnelle. Il y a
bien d’autres acteurs que « l’État providence » qui ont intérêt à
rendre la justice et qui le feront, même aux plus déshérités.[9]
Quand les gens au sein d’une
société n’ont pas d’autres conflits que ceux qui portent sur les droits de
propriété, sans les prétendus crimes et délits qu’inventent les hommes de l’État,
les procédures judiciaires sont moins nombreuses que dans nos sociétés
étatisées. (Nos tribunaux et nos prisons seraient-ils encombrés s’il n’existait
pas de délits liés aux drogues et à la fiscalité ? Ces délits sans victime
comptent pour la moitié des condamnations rendues par la justice en France et
aux États-Unis). En outre, des juges rémunérés par les parties sont plus
efficaces que des magistrats nommés par l’État. Pourquoi cette
conviction ? Parce que toute procédure judiciaire est coûteuse et les
requérants ne plaideront leur cas que devant des juges connus pour intégrité et
leur équité. Les juges perdraient vite leur clientèle si leurs jugements
étaient trop fréquemment contestés. Quand un juge ou une agence privée de
justice rendra un verdict de réparation, ce sera après s’être assuré que la
victime qui réclame cette réparation est vraiment la victime, que l’accusé est
vraiment l’auteur de l’agression, que le montant de la réparation est
équitable. Car la réputation des juges n’est pas seule en cause dans cette
affaire, leur situation financière est également en jeu. La meilleure garantie
des justiciables est que les juges soient tenus personnellement responsables de
leurs erreurs judiciaires.
Cette responsabilité des
juges envers à la fois la victime et le coupable présumé est la principale
différence entre une justice libertarienne et une justice d’État. Contrairement
au magistrat d’État, un juge dans une société libertarienne est responsable de
ses actes. Il ne peut pas prétendre rendre un verdict et s’en laver les mains.
S’il a déclaré une personne coupable et l’a condamnée à une réparation alors
que cette personne était innocente, ce juge peut être tenu par un autre
jugement à compenser l’innocent pour tous les dommages subis, par exemple pour
la perte d’un emploi, de la réputation... Inversement, la victime (ou son
assureur) qui n’aurait pas obtenu de réparation d’un accusé innocenté à tort
peut se retourner contre le juge pour avoir été privée de son dû. La fonction
d’un juge dans une société de liberté n’est pas de punir, mais de restaurer la
paix entre les parties. Ce but ne peut pas être atteint si un jugement n’est
pas équitable et si la partie lésée ne peut pas espérer une réparation à la
suite d’une erreur judiciaire.
Parce qu’en définitive le
plaignant devant un juge sera le plus souvent une compagnie d’assurance qui
aura compensé la victime et aura reçu d’elle les droits à une réparation de
l’accusé, les pauvres auront les mêmes chances que les riches dans une
procédure judiciaire. On en a la démonstration aujourd’hui : la compagnie
d’assurances d’un propriétaire de Rolls ne gagne pas systématiquement sur celle
d’un propriétaire de 2CV, même quand elles concluent une transaction en dehors
des tribunaux d’État.
Plusieurs objections à cette
conception de la justice viennent aussitôt à l’esprit. La première est que ce
système fondé sur la restitution place une valeur monétaire sur chaque crime et
délit. Les marxistes ricaneraient en voyant là l’ultime étape dans la
transformation de toutes les actions humaines en actions marchandes. Ce n’est
qu’une vision cependant, et singulièrement réductrice, de notre conception de
la justice. Exactement comme le mariage est plus qu’un contrat définissant les
droits et les obligations des époux et la répartition de leurs biens, il y a
plus dans une procédure judiciaire que l’application de textes et de principes.
Aucun restitution sous quelque forme, monétaire ou autre, ne satisfera la soif
de vengeance et ne compensera la souffrance des victimes. Il n’existe pas
d’équivalent qu’un juge puisse déterminer pour les sentiments qui entourent un
verdict, la culpabilité, la compassion, la haine, la peur… Mais, arrêtons-nous
un moment, est-ce le rôle d’un système judiciaire d’attiser ces
émotions-là ? Nous l’avons déjà dit, il ne saurait exister de châtiment
qui corresponde objectivement au crime. Un châtiment est toujours arbitraire.
Une justice qui s’attache à restituer plutôt qu’à punir a au moins le mérite de
lier directement l’agresseur et sa victime, l’agression et la réparation de
l’agression.
Si tous les verdicts
comportent une part d’arbitraire, ne peut-on au moins soutenir que les
coupables sont à égalité en servant leur peine ? Même cette satisfaction
pour notre sentiment de la justice nous est refusée. L’incarcération n’affecte
pas deux individus de la même façon, et même la peine de mort ne les trouve pas
dans le même état de préparation psychologique et spirituel. L’apparente
identité « Œil pour œil… » est trompeuse : l’œil vaut plus pour
un peintre que pour un musicien. De la même façon, on peut bien soutenir que
l’obligation de compenser leur victime n’aura pas le même effet pour deux
agresseurs. Le millionnaire trouvera plus facile de payer la restitution d’un
autoradio volé qu’un chapardeur de banlieue. Les millionnaires cependant ressentent
rarement le besoin de voler des autoradios. Une des raisons est qu’ayant
atteint une telle aisance financière, ils ont d’autres valeurs, et l’une
d’entre elles est la considération dont ils jouissent dans leur entourage. La
restitution d’un vol ne les ruinera pas, mais la condamnation aura
nécessairement un impact sur leur honneur et sur la marche de leurs affaires.
C’est l’atteinte à la réputation qui est la véritable sanction pour l’homme
riche, alors qu’elle affecte le chapardeur bien moins que la contrainte
financière.
Il me paraît singulièrement
difficile de suivre Murray Rothbard quand il soutient à la fois le principe de
restitution et celui de la déchéance des droits du criminel comme conséquence
de son acte. Toute condamnation qui excéderait la réparation des dommages
causés, y compris les frais de police et de justice, toujours à la charge de
l’agresseur, verserait à mon sens dans l’arbitraire pur. Cet arbitraire devient
manifeste quand nous considérons le cas du meurtre comme le fait Murray
Rothbard. Il soutient, avec beaucoup d’autres, que le meurtrier, ayant pris la
vie de sa victime, s’est lui même déchu du droit à sa propre vie.
Condamner à mort un meurtrier
peut assouvir un besoin de vengeance, mais comment cette condamnation
pourrait-elle bien s’inscrire dans un système judiciaire basé sur la
restitution ? Si la vie pouvait m’être prise pour remplacer celle que j’ai
ôtée à quelqu’un, la peine de mort aurait un sens. Aucun indice ne nous permet
de croire cependant que la science est capable d’inventer une « machine à
transférer la vie ». Alors en quoi le fait que j’ai tué quelqu’un
donnerait-il à d’autres le droit de me tuer ? Supposons que j’ai volé le
téléviseur de mon voisin Tartemolle. Je lui ai fait manquer ses feuilletons
favoris. Si mon larcin est découvert, est-ce que le juge doit me condamner à
rendre son téléviseur à Tartemolle, ou un autre téléviseur de même qualité,
plus une réparation pour la privation des feuilletons qu’il a manqués, ou bien
est-ce que le juge doit me priver de regarder la télévision pendant le temps
équivalent à la durée de mon larcin ? Si voler un téléviseur ne me prive
pas du droit d’en posséder un moi-même, pourquoi voler une vie me priverait-il
du droit à ma propre vie [10] ?
On peut trouver quelque
mérite à l’objection que la simple réparation du tort causé laisse l’agresseur
s’en tirer à bon compte dans bien des cas. C’est pourquoi, dans une société de
liberté, certains individus voudront marquer leur adhésion aux valeurs
d’intégrité et de responsabilité en se soumettant volontairement à la
possibilité de peines plus lourdes s’ils devaient manquer à leurs engagements.
Par exemple, si un voleur est aussi un musulman convaincu, le juge lui
ordonnera d’effectuer la restitution de son bien à la victime, puis livrera ce
voleur à sa communauté pour qu’il soit puni selon les règles coraniques, un
sort que le voleur aura accepté pour lui-même en embrassant l’islam.
On pourrait bien voir
prospérer dans une société de liberté ces communautés appliquant des règles
plus pénalisantes que la simple restitution.[11] Non pas que les châtiments soient
dissuasifs, mais l’adhésion à ces communautés manifestera la conviction de
leurs membres de pouvoir rester fidèles à leurs valeurs en toutes
circonstances. Cet engagement de leur part, pris au risque d’encourir de graves
sanctions en cas de manquements, pourrait bien rendre les membres de ces
communautés très populaires dans certaines professions. Le vieux principe du châtiment
ne disparaîtra donc pas. Mais il sera librement accepté. C’est toute la
différence.
Il faut en effet distinguer
ici deux notions, le droit et la morale. Pour acquérir sa légitimité, le droit
doit être objectif. Dans la mesure où la règle de droit peut nous être imposée
par la force des armes s’il le faut, son application doit ne souffrir aucune
contestation. Le respect du droit de propriété et le principe de restitution
constituent ce minimum que nous pouvons légitimement exiger des autres. Le châtiment
appartient à une autre sphère métaphysique. Aucune personne humaine n’a le
droit de punir. Cependant, si pour des raisons qui ne ressortent pas du droit,
mais de convictions religieuses ou morales, l’agresseur a accepté le risque
d’être puni pour ses actions, cela ne concerne plus la victime. C’est une
affaire entre l’agresseur, sa conscience et la relation qu’il entretient
librement avec sa communauté.
Dans le temps limité de cette
intervention, j’ai essayé de montrer qu’aucune mesure judiciaire ne saurait
rétablir le statu quo ante. L’alternative qui s’en rapproche le plus est
la réparation offerte à la victime. Cette réparation peut être évaluée en
termes financiers, mais aussi prendre d’autres formes à la demande de la
victime et après approbation du juge, par exemple un travail en faveur d’une
association caritative.
Certaines communautés
mettront comme condition à l’adhésion de leurs membres qu’ils s’abstiennent de
comportements qui sont jugés nuisibles. Nous avons vu que le manquement à ces
règles entraînera un châtiment, connu d’avance et expressément accepté par les
membres de ces communautés.
Certaines compagnies
d’assurances - mais peut être pas toutes - refuseront de même une clientèle
dont elles jugent le comportement trop risqué ou bien leur imposeront des
primes plus lourdes (par exemple, aux automobilistes qui ne bouclent pas leur
ceinture). La société découvrira ainsi quels sont les comportements réellement
dangereux et ceux qui sont interdits seulement parce qu’ils choquent la morale
des politiciens ou de leur électorat.
Un système judiciaire fondé
sur la réparation réduit le niveau global de violence dans le monde. La raison
n’en est pas seulement que le système refuse de répondre à la violence par la
violence, mais plutôt qu’il ne range pas parmi les délits des comportements que
d’aucuns adoptent, qui sont peut-être moralement répréhensibles, mais qui ne
portent pas préjudice à autrui : où est donc la victime de celui qui roule
en moto sans casque, qui traverse une frontière sans s’annoncer, qui travaille
sans permis, qui consomme des drogues… ?
Au cours de l’histoire, les
hommes de l’État ont confisqué les droits de la victime. Ils vont même jusqu’à
se prétendre les victimes de délits contre un prétendu « ordre
public ». Le danger dont l’histoire révèle la manifestation constante est
que la technique pour accéder au pouvoir et s’y maintenir est la fabrication de
crimes dont le pouvoir peut ensuite dénoncer les auteurs. Lorsque les hommes de
l’État ont la faculté de déclarer que « la société » est une victime,
chacun de nous devient un criminel potentiel. Retirer l’administration de la
justice aux hommes de l’État est essentiel à notre liberté.
Texte établi d’après la
transcription d’une intervention en anglais
au cours d’un congrès tenu à
Katowice en novembre 1996,
et reprise au congrès d’ISIL
à Rome en octobre 1997.
www.liberalia.com cmichel@cmichel.com
NOTES
[1] Dans le cadre d’un contrat, la perspective
de pénalités est un bon moyen de dissuasion envers ceux qui voudraient manquer
à leurs obligations (des pénalités de retard pour livraison tardive, par
exemple). Mais toutes nos actions ne s’inscrivent pas dans le cadre des
relations rationnelles et pacifiques que génèrent le commerce.
[2] Quand la délinquance et la criminalité
envahissent un quartier, tous les habitants en pâtissent même s’ils n’en sont
pas directement victimes : ils se barricadent chez eux, ils ne sortent
plus le soir, etc. Cela n’entraîne pas que la justice doive être rendue
« au nom du quartier », mais seulement que les délinquants qui ont
effrayé les habitants doivent les compenser pour le préjudice qu’ils ont ainsi
subi.
[3] La raison invoquée pour poursuivre une
procédure pénale contre un présumé coupable sans tenir compte du souhait de la
victime est que cette dernière pourrait être l’objet de pressions la forçant à
retirer sa plainte. Les criminels ne seraient ainsi jamais jugés. L’argument
n’est pas convaincant. Les témoins aussi peuvent être menacés s’ils ne disent
pas ce qu’on attend d’eux. C’est pourquoi il existe dans tous les pays des
mesures pour les mettre à l’abri et ces mêmes mesures pourraient protéger les
victimes. L’argument oublie aussi que
les victimes peuvent céder leur droit à une restitution, et les acheteurs se
chargeront d’extraire devant la justice le maximum de restitution de la part du
criminel, sans se laisser aucunement intimider par quelques mafieux.
[4] Le code d’Hammourabi et certains recueils
de lois égyptiens et chinois sont plus anciens, mais ils n’ont pas eu de
postérité marquante dans notre tradition judiciaire.
[5] Si nous tombons d’accord qu’une loi morale
ne saurait être la propriété de quiconque, et que le Droit est le droit
de propriété, alors nous devons conclure qu’aucune restitution n’est due - en
quoi consisterait-elle ? - lorsqu’une loi morale est violée, si la
violation de cette loi morale n’est pas en même temps une violation du droit de
propriété.
[6] Murray Rothbard, L’Ethique de la
liberté, Les Belles Lettres, Paris, 1992
[7] Dans une société d’hommes libres, les
héritiers ne sont pas nécessairement les enfants du défunt. La profonde
injustice du Code Civil napoléonien est qu’il crée une obligation pour un
propriétaire de léguer ses biens à ses enfants, à parts égales. Une personne
qui est propriétaire d’un bien, par définition, doit pouvoir le donner à qui
elle veut, à une association caritative, aux employés de son entreprise, à son
petit ami, ou pourquoi pas, à ses enfants. Si cette personne pense pouvoir être
la victime d’un meurtre, elle peut donc léguer par testament à qui elle veut la
restitution que son meurtrier sera condamné à effectuer.
[8] Les compagnies d’assurance étudieraient de
très près une police demandée par un souscripteur à son bénéfice sur la vie
d’un enfant ou d’une personne isolée. On serait en présence d’un pari sur la
vie d’un tiers, pari qui pourrait vite devenir une tentation pour le
bénéficiaire en mal d’argent. Les
assureurs en revanche n’auraient pas de réserve si la police était souscrite au
bénéfice d’une institution comme un hôpital, une église, une école, un musée ou
une association de quartier.
[9] Une police d’Etat n’est pas plus nécessaire
à la protection des gens, même des plus pauvres, que ne l’est une justice
d’Etat. Je ne peux pas développer ici le concept d’ « agence de
protection ». On peut simplement remarquer, comme nous l’avons dit plus
haut, que les compagnies d’assurances, parce qu’elles auront à rembourser les
dommages causés par une agression contre un assuré, feront une condition de
leurs contrats que l’assuré soit protégé par une telle entreprise, et peut-être
les assurances les financeront-elles elles-mêmes. La seule fonction de ces entreprises de protection sera de
protéger les gens, pas les gouvernants.
[10] Quelques rothbardiens suggèrent qu’ôter la
vie à autrui n’entraîne pas nécessairement l’application de la peine de
mort ; en réalité, le droit de l’agresseur à sa propre vie est transféré
aux héritiers de sa victime. C’est à eux qu’il appartient de réclamer la mort
du meurtrier, s’ils la souhaitent. Il y aurait là une sorte de restitution sous
la forme : « Une vie pour une vie.. » Le test pour savoir si ce
transfert du droit du meurtrier à sa propre vie est une restitution ou un châtiment
peut prendre la forme du cas de figure suivant. Supposons que Nikita égorge mon
père et est reconnue coupable de ce meurtre. Je suis le seul héritier de mon
père. Selon les rothbardiens, le droit de Nikita à sa propre vie est transféré
en ma faveur. Je peux donc faire d’elle ce qui me plaît, elle est mon esclave
en droit, je peux la mettre à mort et vendre ses organes, etc. Une perspective
alléchante, sans doute, mais il y a plus : Si nous admettons ce principe
d’ « une vie pour une vie », je me trouve maintenant dans la
situation de tuer qui je veux en totale impunité. En effet, je peux aborder mon
vieil ennemi Sabot en plein jour et en public, et lui loger une balle entre les
deux yeux. Je serais convaincu de meurtre, certes, mais quand les héritiers de
Sabot viendront réclamer ma vie, je leur répondrai : « Vous pouvez
avoir celle de Nikita, elle est à vous. J’ai pris une vie, je vous en rends une
autre ». Prétendre que seule ma vie satisfera les ayants-droit de
la victime n’est plus défendre le principe de restitution, mais celui de
châtiment. De quelque façon que l’on argumente, tant qu’on ne pourra pas
transférer la vie du meurtrier à celle de sa victime par quelque procédé
merveilleux, la peine de mort sera toujours l’institutionnalisation de la
vengeance.