Résurrection

mercredi 27 avril 2005.
 

Elle hurla.
C’était un cri primal poussé du plus loin de son subconscient, des racines animales de l’hominité. Le cri d’un corps respirant pour la première fois, le cri de muscles tétanisés soudain soumis à la pesanteur, le cri d’un esprit à sa première étincelle de conscience : « je suis ».

Elle hurla encore, longuement, un hululement inhomin, tandis qu’elle se tordait comme un ver avant de se prostrer en roulant sur son flanc gauche. L’eau glacée lui éclaboussa le corps et elle en avala en gorgées involontaires qui se perdirent entre poumons et œsophage. Elle fit bouger ses bras devant elle comme un pantin désarticulé, soulevant un voile léger comme un linceul qu’elle rejeta au loin.

Puis elle se mit à haleter, recrovillée sur elle-même, avec comme seule conscience d’être en vie, chaque respiration brûlant des alvéoles pulmonaires qui ont cessé de servir depuis trop longtemps, chaque soulèvement de poitrine voulant déchirer muscles et ligaments d’un buste trop longtemps resté inerte. Nulle pensée ne se formait dans ce cerveau qui réapprenait à peine à exister, seulement une conscience, et des perceptions balbutiantes.

Elle ouvrit les yeux, et hurla encore d’une voix rauque avant de se recroviller encore plus sur elle-même. Odeurs et bruits devenaient des agressions violentes et insoutenables, et le bruit de son sang courant dans ses veines devint un mugissement sourd et rythmé que son corps ne parvenait pas à ignorer.

Le jour courut sur tout le firmament, puis ce fut le tour de la nuit de prendre le relais sur l’Ecorce. La petite vieille ne relâcha pas sa vigilance silencieuse.

***

Elle rouvrit les yeux. Elle avait très froid, et le sol était dur. Elle pu tourner la tête pour voir qu’elle était sur une sorte de vasque naturelle gravée dans l’écorce, où courrait une eau glacée. Elle entendait le bruit de chutes et des rapides d’un torrent, et son regard croisa le ciel, à travers quelques feuilles automnales. Elle se demanda où elle était. Le soleil caressait la canopée, mais rien qui lui permette de reconnaître quelque chose. Elle essaya de bouger, mais faire plus que tenter de glisser dans son bassin lui arrachait des gémissements de douleur tandis que son corps entier protestait et lui refusait tout effort. Elle parvint pourtant à relever la tête, et, en glissant sur elle-même en une longue reptation sur le dos, centimètre par centimètre, elle pu se poser au bord du bassin, laissant sa tête et son torse hors de l’eau.

Le temps que la douleur d’un tel effort reflue, elle se demande qui elle était. Elle se sentit s’affoler quand la réponse tarda à venir. Elle paniquait, quand elle parvient à se souvenir, prononçant sa réponse à travers un murmure rocailleux de voix brisée : « Eleena di Aquilon... non... Psychée ... Psychée d’Alanowë, fille de Liandra d’Alanowë ».

Elle s’affola à ce dernier nom. Liandra ! La mémoire décida de lui revenir en un fleuve de souvenirs, un torrent de mots, de sentiments et d’images dans un flot tumultueux et furieux.

Deux ans de vie commune avec sa mère adoptive, la mémoire détruite puis lentement retrouvée, sa personnalité fragmentée et brisée, sa foi assassinée et reconstruite, son entrée dans la Maison de l’Etoile d’Obsidienne, sa rencontre avec les anciens chevaliers de Sokkar, les longs mensonges et les trahisons de Leto, sa lente agonie dévorée par la Goo, ses derniers mois alitée avec Liandra, à son chevet, au-delà du désespoir, sachant sa fille et sa raison de vivre condamnée à s’éteindre. Son dernier adieu, des larmes coulant sur les joues de l’insensible et cruelle Maîtresse des lames alors qu’elle disait au revoir à sa fille pour son dernier souffle. Puis une obscurité peuplée de rêves et de cauchemars dans un couffin d’ouate et de silence...

***

Le temps s’échappa pour se perdre dans les vapeurs du soir, tandis que Psychée regardait la lueur du soleil teindre le ciel de mauves et de bruns. Sa mémoire était devenue un lac immense aux eaux infinies, qu’elle explorait sans pouvoir en apercevoir les côtes. Ses yeux carmin ouverts sur le vide céleste, elle voyait sa mémoire comme on voit une révélation sans fin défiler à son regard. De la petite fille à la jeune adulte, le livre de sa vie était le récit d’un drame annoncé où chaque acteur savait à quelle scène il allait périr après l’avoir croisée. Le destin avait effacé dans le sang et le feu sa famille au complet et tout les êtres qu’elle avait pu aimer sans une chance de rédemption.

Et elle n’avait eu qu’un souhait : vivre comme elle croyait que pouvaient espérer vivre et grandir tout les jeunes homins de son age. Elle fut témoin de sa renconrte enfant avec Pieds-Bleus qui fut le premier homin à tendre la main vers elle, et qui lui conta le secret des Kamis, sans haines et sans passion, de son amour pour Leoll, et de son affection pour sa famille Zoraï, la disparition de son premier ami et mentor Xerius, la fin de Zortine, la disparition de ses si douces amies Nynia, d’Awa, de Sahara en qui elle avait vu toute la puissance du désespoir derrière l’inhominité, l’histoire d’amour si terrible entre elle et Florimelle, les souffrances de sa si fidèle Melowen qui voulait la suivre jusqu’aux enfers, les liens empathiques qui se tissaient avec tous les êtres qu’elle croisait et aimait, le partage d’âme entre elle et le terrible Leto, la fin et la mort de tous, disparus dans les ombres ou brûlés dans le sang et le feu.

Elle avait été la Zoraï Blanche, le symbole d’une part entière des peuples d’Atys, le nom utilisé pour parler de paix et d’espoir, mais aussi d’orgueil et de folie. Elle avait été la plus grande fidèle aux idéaux des Kamis et la pire des traîtresses aux yeux de son propre peuple. Elle avait été le sujet de l’amour et de la haine d’un monde entier, et son nom ou ses mots avaient déclenchés des flots d’engouement et des brisants de rage.

Elle avait été marqué et frappé du destin, avait entendu la voix d’Atys et de toutes les vies qui rampent, poussent, et marchent sur l’Ecorce, elle avait été tout et tous, à la recherche d’une réponse à ses terreurs. Elle avait cru, jusqu’au bout, et de toutes ses forces, à la paix, à une chance de vivre unis, et d’arrêter avant qu’elle n’arrive, la guerre entre factions et peuples. Elle s’était battue pour refuser d’être dévorée par le poison qu’on avait injecté dans ses veines. Elle avait cru en elle, elle avait cru dans le destin, elle avait cru en tout ceux qu’elle aimait, et avait cru en les Kamis, sans jamais mépriser la Foi de Jena. Et avait vu sa mémoire détruite, avait vu son corps corrompu, et était morte en abandonnant sa mère à la solitude.

***

La vieille regardait la jeune matis au corps abîmé et déchiré perdue dans son monde, allongée contre le bassin, immobile. Elle ne perdait pas une once des pensées de la jeune homine. Les liens entre les âmes que cette fille pouvait créer avec les êtres, il y avait belle lurette qu’elle en maîtrisait les arcanes. Elle était en vie, ce qui était déjà un bon point. La vieille sourit. Sûr que Jena et les Kamis n’allaient pas la laisser mourir, aussi bien la Déesse qu’elle servait que ces démons avaient trop à attendre de la vie de cette petite pousse.

Elle pencha la tête, écoutant le tumulte des voix dans la tête de la jeune fille. Ca venait de partout, les chants inhomins des Kamis et d’Atys, où elle entendit la voix célèste de Jena, ce que cette gamine n’entendrait jamais réellement. Les âmes de tous ces êtres passés et disparus, morts ou si loin et dont la trace dans son esprit créaient des échos qui se répercutaient d’un être à l’autre. Un sacré bazar que cette mémoire là, un sacré bazar que ce destin. Donc, elle savait tout d’elle. Elle en avait conscience, et regardait, abasourdie, sa propre existence. Elle aurait bien conscience qu’elle était de nouveau en vie. La vieille sourit. Il en avait fallu, du boulot !

Elle avait laissé Liandra enterrer sa fille, et avait attendue la nuit. Creuser à son âge avait été pénible, il avait fallu déplacer les dalles du tombeau, puis sortir et traîner le corps, pas question de demander de l’aide. De l’énergie elle n’en manquait pas, mais de la force, à son age, il ne fallait pas trop en demander. La gamine était encore en vie, mais elle le savait. La Déesse le lui avait dit, les reflets de l’eau avaient été clairs, et elle n’avait eu qu’à s’approcher de la tombe pour le savoir. Mais il n’y avait qu’un souffle dans un corps éteint et dévoré. Rien des sciences des homins ne pourraient la tirer de là, sauf les plus sombres secrets de Leto, sans doutes. Elle souria. Un autre grand destin, celui-là. Quel bonhomme ! Il allait encore secouer l’écorce bien des fois, et la mort n’avait toujours pas envie d’aller le chercher. Et elle ne viendrait pas d’ici bien longtemps.

La vieille avait porté le corps jusqu’à son mektoub, et avait commencé un long voyage vers le Sud, jusqu’à sa masure. Là, elle avait déposé le corps dévoré par la Goo de la matis dans un bassin d’eau perpétuellement glacée, alimenté par un énorme glacier au dessus des chutes. Et longuement, lentement, elle avait soigné ce corps qui pouvait se mourir au moindre souffle.

Années après années, elle avait pris soin de la comateuse, et avait ouverts des plaies d’où elle faisait évacuer la Goo. Pas à pas, elle injectait de terribles mélanges alchimiques dans les veines corrodées, pour pousser le corps à cesser sa mutation. A chaque lune, elle commençait des rituels que mêmes les plus sombres mages kamiste eurent redouté de connaître pour contrôler la vie vacillante de ce corps et cette âme déchirée. Jour après jour, elle priait et laissait le corps baigner dans l’eau, tandis qu’elle le massait pour l’empêcher de se déliter. La voix de la Déesse frôlait les frontières de sa conscience, et elle n’aurait pour rien au monde interrompu sa tâche. Il fallait que cette jeune homine vive, et pour ça, elle était la seule à pouvoir parvenir à ce miracle.

Elle n’avait pas cessé sa veille un seul jour en trois ans. Le corps était resté immergé dans l’eau de ce bassin. Elle n’avait ni besoin de respirer, ni de se nourrir dans ce cocon glacé. Comme elle l’avait fait avec sa mère avant elle, la vieille sorcière ramenait une âme à la vie, rectifiait le destin, retraçait la route de l’histoire. Comme elle devrait le faire pour longtemps... si longtemps.

***

Psychée rouvrit les yeux une fois encore, elle avait du dormir longtemps mais ne se rappelait pas s’être assoupie. Le froid la saisit, et cette fois-ci, elle eu comme réflexe de se redresser, et d’essayer de sortir de l’eau. Son corps était d’une terrible faiblesse, mais elle pu glisser et s’asseoir au bord du bassin. Une voix brisa les faibles et doux bruits de la nature qui régnait autour d’elle : « Tu te réveille enfin, gamine. Il était temps, j’en avais marre de m’occuper de toi. »

Psychée tourna la tête, et vit la vieille. Ridée, fripée, tordue, il était difficile de lui donner un age... Jena, pouvait-on être aussi vieille ?... On aurait même eu du mal à dire de quel peuple elle venait, Fyros ou Matis ?... La vieillesse était en fait sans doute sa seule et plus forte identité.
- Qui... qui êtes-vous, et où suis-je ?
- Bonnes questions. Tu es chez moi, et je suis une vieille sorcière que ta mère a croisé un jour, petite. C’est déjà assez pour aujourd’hui. Tu es en vie, mais il y a encore un sacré boulot avant que tu ne te remettes à marcher...

Psychée ne répondit pas, surprise par le ton sans ambages de la vieille. Celle-ci approcha, et se mit en devoir de commencer à traîner le corps de la matis hors de l’eau. « Allez, par Jena, aides-moi un peu, hein, même si maigre, tes os pèsent lourd ! » S’ensuivit une longue, pénible -et qui eu pu être comique en d’autres lieux- scène d’efforts conjoints, la jeune matis essayant tant bien que mal de faire mouvoir son corps épuisé et amaigri, et la vieille sorcière se battant avec ce corps chétif comme d’un fagot malaisé, sur une cinquantaine de mètres. Finalement, la vieille fit entrer Psychée en la traînant jusque dans sa hutte, où elle réussit à l’allonger sur une couche.
- Voilà... on y est, dit-elle en recouvrant le corps nu de la jeune homine d’une couverture rugueuse. Tu va te rendormir, petite, et tu va te reposer, parce que dès demain, il va falloir remettre en état ton corps.
- Attendez, répondit Psychée. Expliquez-moi ce que je fais ici, comment je suis arrivée là, comment suis-je en vie ?
- Holà, on verra ça plus tard. Tu as le temps, crois-moi. Dors.

***

Les jours passèrent semblables aux autres. La vieille apparaissait à un moment de la journée, quand Psychée avait faim. Elle la nourrissait de bouillons et de brouets. Les premières fois, l’adolescente avait vomi, et mangeait très peu. Puis elle saisissait les membres de la malade, et se mettait à les faire bouger et travailler, les uns après les autres, au grand mépris des gémissements et des plaintes de sa patiente. Elle la nourrissait la nuit tombée, puis disparaissait de nouveau.

Elle refusa toujours de répondre aux questions de l’homine, et était aussi insensible à ses demandes qu’à ses larmes. Psychée ne cessait de penser à Liandra, incapable de ressentir la présence de sa mère, la terreur au ventre d’imaginer la Maîtresse des Lames mettant fin à ses jours. Elle avait essayé de diriger ses pensées vers sa chère Melowen, mais quoi qu’elle fasse, à qui qu’elle pense, lui répondait un silence terrible. Elle ne ressentait plus la présence des gens qui lui étaient chers, juste le vide insondable d’un lieu loin de tout. Ses nuits de solitude étaient envahies de cauchemars et de vision, qu’elle refoulait en se réveillant dans ses larmes.

Et les jours et les nuits passaient sans changer, immuables, et seules les feuilles tombant de la branche que Psychée voyait à travers la petite fenêtre permettaient de voir le temps s’égrener.

***

Elle pu commencer à s’asseoir, puis se lever, enfin. Faire quelques pas était un long moment de souffrance tandis qu’elle avançait avec maladresse et sans grâce sur des jambes sans force. La vieille l’aidait toujours, la nourrissait toujours, et éludait toujours ses questions.

Pourtant, un soir, la sorcière resta après avoir nourrie sa patiente, qui avait enfin pu sortir de la cabane, et profiter du pâle soleil d’un automne mourant.

- Tu pourra bientôt marcher seule, et je ne vais pas te retenir, j’en ai marre de m’occuper de toi. Tu t’es remise, ça va faire trois mois que tu traînes au lit, il serait temps de te bouger. Et j’en ai marre de tes questions, alors autant te répondre, comme ça tu va arrêter de m’agacer avec ça.
- Alors, dites-moi... Qu’est-il arrivé, pourquoi suis-je encore en vie ?
- Facile... Ce n’était pas ton heure. Même avec ce que tu as fait, vu, et vécu, toi, l’ancienne zoraï blanche que certains nomment Némésis, petit corps fragile et mortel qui porte en son sein deux âmes, il n’est pas temps que tu meurs. J’ai été te chercher dans le trou que ta mère avait creusé, avant que ce qu’il te restait de vie ne s’éteigne. Tu peux remercier l’ami endormi qui vit en toi. N’importe quel homin en pleine santé aurait crevé, alors une gosse aussi frêle que toi, j’en parle pas.
- Alors, pourquoi ?!
- Tu le sais déjà, tu n’as juste pas envie de t’en rappeler. Tu connais ton nom, n’est-ce pas, de qui tu es la nièce, et l’héritière ?... Tu sais pourquoi ton clan fut décimé, et pourquoi, si quelqu’un pouvait connaître ton secret, tu serais de sitôt exécutée par la Karavan. Tu es le jouet d’Atys, gamine, une part du destin. Petite ou grande, qu’importe. Tu changeras peut-être tout, ou ne changeras rien, mais tout ce que tu touche ou côtoie est englouti par le livre qu’on a écrit pour toi. Jena te veut autant que ces démons, au point sans doutes d’accepter que tu n’appartiennes à aucun d’eux, et à eux deux à la fois. Tu ne mourra pas comme ça, crois-moi.
- Vieille femme... Comment savez-vous ça ? ... Où est Liandra, où sont les gens que j’aime ? Savent-ils que je suis en vie ?!
- Hé oh ! Une question à la fois, petite ! Je le sais parce que je parle avec Elle, et qu’elle me demande des choses. Parce que ton petit intrus parle beaucoup lui aussi, même s’il est aussi mort que tu l’as été. Parce que je sais qui est la Némésis, et que je sais quels cauchemars te hantent, et à quel futur tu essayes d’échapper. Et pour ta mère et les autres, j’en sais rien, tu n’as qu’un moyen de le savoir... Retourner dans ton monde petite !

Elle ne dit plus rien, et Psychée se tu. Il n’y avait pas réellement de mots pour poursuivre au-delà de ces révélations qui n’appelaient aucune contestation. Cette vieille pouvait être folle, mais Psychée était vivante, et ne doutait pas des paroles qu’elle eut pu avoir. La vieille sortit. La nuit était déjà avancée. Elle ne revint pas.

Le lendemain, elle ne réapparut pas.

Psychée attendit trois jours. Elle du se lever, et marcher, pour cuisiner, et aller chercher de l’eau. Au bout de trois jours, elle se sentait plus sûr. Elle ne portait sur le dos que les vêtements élimés fait de tissus rêches que la vieille lui avait donné, et était pieds nus. La nuit venue, la vieille ne revint pas.

Psychée regarda longuement les étoiles, et essaya de se situer... Il lui fallu longtemps pour en être sûr, mais elle finit par trouver.

Quand l’aube se leva, elle marchait vers Yrkanis, une couverture comme manteau, quelques herbes enfermant du brouet comme provisions. Et avec la peur et l’espoir au ventre.

Elle ne savait pas encore qu’elle avait disparu trois années...

Suite de l’histoire sur le forum de l’Etoile d’Obsidienne...
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