Bruce MATHER
Oeuvres Microtonales



 

Je suis venu à la microtonalité grâce à ma rencontre avec Ivan Wyschnegradsky : l'homme, sa musique et sa pensée théorique. C'est mon collègue à Montréal, l'éminent compositeur suédois, Bengt Hambraeus, qui m'a suggéré de rencontrer Wyschnegradsky lors de mes vacances en France en juin 1974. Hambraeus l'avait rencontré en 1970 en rapport avec les émissions pour le centenaire de Scriabine qu'il préparait pour la radio suédoise. Cette première rencontre fut le début d'une amitié qui a duré jusqu'à la mort de Wyschnegradsky en 1979, d'un échange de 45 lettres et de beaucoup de rencontres pendant mon année sabbatique en France (1975-76) et mon année comme professeur invité d'analyse au conservatoire de Paris (1978-79). Comme sa musique avait été très peu jouée, mon premier souci était d'organiser des concerts de sa musique pour 2, 3 et 4 pianos, d'abord en 1977 et par la suite en 1978, 1980, 1983, 1993 et 1996.
Ma première oeuvre microtonale "Régime Onze, Type A" (1978) pour deux pianos à distance d'un quart de ton, emprunte son titre à l'organisation des hauteurs en "espaces non-octaviants" conçue par Wyschnegradsky; Dans ce cas précis, il s'agit de cycles d'intervalles qui répètent à la septième majeure (onze demi-ton) au lieu d'une octave.
En 1975, Wyschnegradsky m'a demandé de lui montrer les systèmes que j'utilisais dans ma propre musique. Je lui ai montré mes réseaux de hauteurs fixes construits de demi-ton et de tièrces mineures; Il s'est exclamé: "Mais, ce sont des espaces non-octaviants!". Effectivement, sans nous connaitre, nous avions élaboré indépendement l'un de l'autre des systèmes analogues. Donc, j'ai pu adopter avec aisance les systèmes microtonaux de Wyschnegradsky. Je les utilise dans la plupart de mes oeuvres microtonales.
L'idée d'accorder plusieurs instruments à des diapasons différents, je l'ai appliqué avec 2 pianos, 2 guitares, 2 harpes, clavecin à deux claviers (un accordé un quart de ton plus haut que l'autre) et 3 pianos (pour les sixièmes de ton).
Avec "Sassicaia" (1981) pour clarinette et piano, j'ai dû faire face au problème d'un instrument qui peut jouer les quarts de ton, la clarinette, et l'autre, le piano, qui ne peut pas, à moins de subir un accord spécial. Dans cette oeuvre, les quarts de ton n'apparaissent que dans certains passages. La structure même de l'oeuvre est conçue avec des passages en grands intervalles (quartes, sixtes), en intervalles moyens (tièrces et secondes), et en petits intervalles (demi-ton et quarts de ton). Comme organisation des hauteurs, j'utilise le Régime Onze, Type A pour les quarts de ton et Type C pour les demi-ton. D'ailleurs, les même remarques s'appliquent à beaucoup de mes oeuvres, notamment: Elégie, Barbaresco, Viola Duet, Standing Wave, Quintette pour clarinette et cordes et Duo Basso.
Je suis toujours soucieux de respecter les possibilités instrumentales. Les cordes, par exemple, peuvent jouer les quarts de ton avec précision mais seulement dans un tempo lent. Il faut toujours donner à l'instrumentiste le temps de trouver les micro-intervalles et à l'auditeur, le temps de bien les percevoir.
Dans "Auzone" pour flûte solo et 10 instruments, la flûte joue les quarts de ton, mais les autres instruments sont organisés en deux quintettes identiques (harpe, guitare, violon, alto, violoncelle), le deuxième accordé un quart de ton en dessous du premier. Puisque les cordes reprennent les notes des harpes, j'ai fait travailler les deux quintettes séparément lors de la création de l'oeuvre sous ma direction.
Dans "Vouvray" pour hautbois et harpe, j'ai adopté au départ un accord spécial pour la harpe, tous les do, mi et sol étant accordés un quart de ton plus bas, ce qui engendre toute une série de modes de sept sons avec les changements de pédales. J'ai réutilisé ce même accord de la harpe dans mon opéra "La Princesse Blanche", d'après une pièce de Rilke. La princesse chante en quarts de ton seulement lorsqu'il s'agit de ses rêves. Elle est soutenue par la harpe et d'autres instruments de l'orchestre jouant en quarts de ton.
Dans "Romance" pour basson et synthétiseur, écrite à la demande du bassoniste américain Johnny Reinhard, le clavier de 5 octaves du synthétiseur est programmé en quarts de ton, ce qui donne deux octaves et demi. Ce même principe s'applique dans "Hommage à Carrillo", écrit pour le piano en seizièmes de ton du grand compositeur pionnier mexicain de la musique microtonale, Julian Carrillo, où un clavier de huit octaves donne une octave en seizièmes de ton.
Dans deux oeuvres récentes, "Yquem" pour 4 pianos (2 accordés un quart de ton plus bas) et 4 Ondes Martenot et "Des Laines de Lumière" pour baryton et 2 pianos à distance d'un quart de ton, j'ai exploité trois "couleurs": (i) la gamme en quarts de ton, (ii) la gamme en demi-ton au diapason normal, (iii) la gamme en demi-ton un quart de ton plus bas.
Bruce Mather, le 21 mai 1997.

Liste des oeuvres microtonales
1978 : Régime Onze, Type A, 11'. 2 pianos (à distance d'un quart de ton)
1979 : Auzone, 11'.......Version A: flûte solo (en quarts de ton)
1981 : Sassicaia, 11'. Clarinette (en quarts de ton) et piano
1982 : Poème du Délire, 16'. 3 pianos (en sixièmes de ton)
1983 : Elégie, 16'. Flûte, violoncelle, piano, percussion
1984 : Barbaresco, 13'. Alto, violoncelle, contrebasse
1985 : Senorio de Sarria, 6'. 2 guitares (à distance d'un quart de ton)
1986 : Vouvray, 11'. Hautbois et harpe
1987 : Viola Duet, 11'. 2 altos
1988 : Dialogue pour Trio Basso et orchestre, 21'. Alto, vc, cb, soli et orchestre
1990 : Aux victimes de la guerre de Vendée, 15'. Cor, 2 pianos, bande
...........Saumur, 7'; Clavecin (un clavier accordé un quart de ton plus haut que l'autre)
1991 : Yquem, 17'. 4 Ondes Martenot et 4 pianos (dont 2 accordés un quart de ton plus bas)
1992 : Romance, 8'. Basson et synthétiseur
1993 : La Princesse Blanche, 60'. Opéra en 5 scènes (4 chanteurs et orchestre de chambre)
1994 : Standing Wave, 10'. Clarinette, violoncelle, piano, percussion
1995 : Quintette pour clarinette et cordes, 22'
1996 : Duo Basso, 8'. Hautbois basse et flûte basse
..........Des Laines de Lumière, 10'. Baryton et 2 pianos
..........Hommage à Carrillo, 7'. Piano en seizièmes de ton

Biographie
Bruce MATHER est né à Toronto en 1939 mais vit à Montréal depuis 1966 et est considéré comme l'un des compositeurs québécois les plus marquants. Il a étudié le piano avec Alberto Guerrero et la composition avec Oskar Morawetz, Godfrey Ridout et John Weinzweig au Royal Conservatory de Toronto, ainsi qu'à la faculté de musique de l'université de Toronto où il a obtenu son baccalauréat en 1959. Ses études supérieures l'amèment en France où il travaille avec Darius Milhaud (composition), qu'il avait rencontré lors d'un cours d'été à Aspen, et Olivier Messiaen (analyse). Bruce Mather a terminé sa maîtrise à l'université de Stanford auprès de Leland Smith, et son doctorat à l'université de Toronto en 1967. Professeur de composition, d'analyse et d'harmonie à l'université de McGill depuis 1966, il y dirige l'ensemble de musique contemporaine depuis 1981. En qualité de pianiste, Mather interprète souvent de la musique contemporaine et il a donné de nombreux récitals en compagnie de son épouse, la pianiste Pierrette LePage, avec laquelle il forme le duo Mather/LePage.
La musique de Bruce Mather est exécutée régulièrement partout au Canada et elle est souvent présentée aux Etats-Unis et en Europe. Plusieurs de ses oeuvres ont été diffusées par la radio nationale de France, à commencer par le Cycle Rilke, composé alors que Mather étudiait dans ce pays. Il a représenté la Société Radio-Canada à la Tribune internationale des compositeurs à trois reprises (avec Symphonic Ode en 1965; Madrigal II en 1969; Sonate pour deux pianos en 1971). Il a reçu des commandes d'un grand nombre d'orchestres de renom et de sociétés de musique contemporaine, dont l'Orchestre Symphonique de Montréal, l'Orchestre du Centre National des Arts, la Société Radio-Canada, Radio France, la Société de musique contemporaine du Quebec, l'organisme torontois New Music Concerts, l'Esprit Orchestra, l'Orchestre de chambre de Rouen, le Trio Basso (de Cologne), ainsi que le Collectif musical international de Champigny (2e2m). En 1979, Musique pour Champigny lui a valu le prix de composition le plus prestigieux du Canada, le Prix Jules-Léger pour la nouvelle musique de chambre. En reconnaissance de ses nombreuses compositions inspirées de grands vins, il a été nommé membre de la "Confrérie des Chevaliers du Tastevin" au Château Clos de Vougeot en 1987. Trois ans plus tard, la SMCQ, organisme auquel il est associé depuis sa fondation, a fêté le 50e anniversaire de Bruce Mather en honorant ses deux grandes passions, la musique et le vin, lors d'un concert tenu à l'hotel Ritz-Carlton à Montréal. En 1983, il a remporté le Prix Jules-Léger pour la deuxième fois grace à une autre oeuvre d'inspiration oenologique, Yquem, pour 4 pianos et 4 ondes Martenot. Son premier opéra, La Princesse Blanche, a été créé à Montréal en 1994.

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