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Charte canadienne des droits et libertés

 

L'honorable E. Peter Lougheed

Pourquoi créer une disposition dérogatoire?

Traduit par Bibliothèque et Archives Canada

Peu de temps après l'arrivée au pouvoir de notre gouvernement en septembre 1971, j'ai demandé au nouveau procureur général, Merv Leitch, de préparer la déclaration des droits de l'Alberta (Alberta Bill of Rights). Ce projet de loi allait être le premier à être présenté à la première séance de la nouvelle législature au printemps de 1972.

Quelques semaines plus tard, M. Leitch a demandé à me parler d'une question fort importante. Il m'a joint à mon bureau et m'a décrit tout son processus de préparation du projet de loi 1, la déclaration des droits de l'Alberta. Puis, il m'a dit : « Monsieur, nous devrons ajouter une disposition dérogatoire au projet de loi! » et j'ai répondu : « Qu'est-ce que c'est que ça? » [traduction libre].

Merv m'a alors patiemment expliqué que nous devions ajouter une disposition dérogatoire qui permettrait, si nécessaire, à d'autres lois albertaines de fonctionner sous une exemption à la déclaration des droits. Il m'a expliqué à quel point une telle disposition serait nécessaire si, par exemple, le gouvernement souhaitait proposer une loi opposée aux droits ou qui compromettait les droits ou les libertés en vertu de la déclaration des droits de l'Alberta, ou si un tribunal déterminait qu'une loi albertaine était invalide parce qu'elle permettait l'abrogation de n'importe quel droit ou liberté reconnu, ou leur contravention, en vertu de la déclaration des droits. Cette disposition est ainsi devenue l'article 2 du projet de loi.

Photo des membres et des invités à la cérémonie d'ouverture de la première Assemblée législative de l'Alberta, Edmonton, 15 mars 1906
Des membres et des invités à la cérémonie d'ouverture de la première Assemblée législative de l'Alberta, Edmonton, 15 mars 1906
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En septembre 1980, à Ottawa, à l'occasion d'une conférence publique et télévisée des premiers ministres sur la constitution, le premier ministre Trudeau exprimait ses intentions de rapatrier la constitution canadienne et d'y inclure une charte des droits et des libertés. Les premiers ministres de la Saskatchewan et du Manitoba, Allan Blakeney et Sterling Lyon, estimaient qu'une telle charte n'était pas nécessaire au Canada mais que, le cas échéant, il faudrait que la souveraineté du Parlement surpasse celle de cette charte. Je les ai appuyés de la part des Albertains.

C'est à ce moment que Merv Leitch est venu me parler en privé et a suggéré que je propose une disposition dérogatoire semblable à l'article 2 de notre déclaration. Ce que j'ai fait. Les membres présents autour de la table m'ont semblé avoir une réaction identique à la mienne, neuf ans auparavant, et il était clair qu'ils ne connaissaient pas ce concept. Ils ont cependant répondu dans un langage beaucoup plus diplomatique que le mien à l'époque! D'ailleurs, quelques-uns m'ont avoué plus tard qu'ils n'avaient jamais entendu parler d'un tel article, bien qu'une disposition semblable ait existé dans la déclaration des droits de M. Diefenbaker depuis de nombreuses années.

Affiche intitulée WESTERN CANADA THE NEW ELDORADO, vers 1908-1918

A

Photo du premier ministre Pierre Elliott Trudeau et des délégués du gouvernement fédéral à la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres sur la Constitution, Ottawa, 1981

B

Page de titre du menu du dîner offert par le ministre de la Justice, Jean Chrétien, à l'occasion de la proclamation de la LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1982, 16 avril 1982

C

  1. Affiche intitulée Western Canada the new Eldorado, vers 1908-1918
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  2. Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau et des délégués du gouvernement fédéral à la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres sur la Constitution, Ottawa, 1981
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  3. Page de titre du menu du dîner offert par le ministre de la Justice, Jean Chrétien, à l'occasion de la proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982, 16 avril 1982
    Source

Cette disposition est devenue partie intégrante du drame constitutionnel qui s'est déroulé ensuite durant le reste de l'année 1980 et en 1981.

L'entente finale (que le Québec n'a malheureusement pas signée) a été conclue le 5 novembre 1981 et a été, comme c'est souvent le cas, un compromis. En bref, M. Trudeau a obtenu sa charte des droits et les premiers ministres de l'Ouest ont obtenu le mode de révision et la disposition dérogatoire proposés par l'Alberta.

Cette disposition dérogatoire est la pierre angulaire de l'équilibre entre deux interprétations opposées de notre système démocratique. Nous avons une tradition historique de souveraineté parlementaire au Canada. Cette tradition est représentée dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, où on indique que le « Dominion » devra « avoir une constitution semblable en principe à celle du Royaume-Uni » [traduction libre].

Couverture du livre de David G. Wood intitulé THE LOUGHEED LEGACY, 1985

Couverture du livre de David G. Wood intitulé The Lougheed Legacy, 1985

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Couverture du livre de Peter Lougheed et René Lévesque intitulé LE RAPATRIEMENT DE LA CONSTITUTION : LA CORRESPONDANCE DE LOUGHEED ET LÉVESQUE, 1999

Couverture du livre de Peter Lougheed et René Lévesque intitulé Le rapatriement de la Constitution : la correspondance de Lougheed et Lévesque, 1999

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Avant la rédaction de la Charte, les tribunaux devaient mettre en œuvre les décisions politiques prises par les législateurs. Étant uniquement limités aux questions de compétences, les tribunaux étaient sagement contenus par l'idée que le Parlement avait le dernier mot et que leur rôle de révision judiciaire était limité. Alors que la Charte élève la protection des droits et des libertés des Canadiens à un niveau sans précédent, on reconnaît qu'une société démocratique doit parfois abroger ces droits pour des raisons très importantes.

Grâce à sa disposition dérogatoire, le Parlement ou l'assemblée législative d'une province peut déclarer qu'une certaine loi sera appliquée nonobstant les libertés fondamentales (de conscience et de religion, de pensée et d'expression, d'assemblée et d'association), les droits légaux ou les droits d'égalité tels que garantis par la Charte. Afin d'invoquer la disposition dérogatoire, l'assemblée législative doit énoncer clairement que sa loi surpasse un droit ou des droits en particulier cités dans la Charte.

Cependant, même cette disposition a des limites. L'article 33 n'a aucun pouvoir sur les droits et les libertés cités à l'article 1, les droits démocratiques (articles 3 à 5), la liberté de circulation et d'établissement (article 6), les langues officielles du Canada (articles 16 à 22) et les droits d'enseignement des langues des minorités (article 23).

De plus, une loi applicable nonobstant la Charte devient automatiquement nulle cinq années après son entrée en vigueur. On peut faire adopter la loi en question à nouveau, mais le gouvernement devra encore invoquer l'article 33, en revoir la pertinence et la soumettre à un examen public tous les cinq ans.

Le débat sur cette disposition est encore d'actualité au Canada. Cette disposition ne sert-elle pas uniquement d'échappatoire au législateur lui permettant de dévaloriser et de diluer les droits des individus comme il l'entend? On pourrait penser à l'emprisonnement des Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, à la taxe d'entrée imposée aux immigrants chinois au début du siècle ou à la suspension de droits, conformément à la Loi sur les mesures de guerre. Ou encore, l'article 33 est-il vraiment une soupape de sécurité et un outil essentiel au pouvoir judiciaire dans un système découlant d'une longue lignée de parlements souverains?

Le but de cette dérogation est justement d'offrir la possibilité de discussions publiques et responsables sur des questions touchant nos droits et nos libertés. Cette possibilité serait peut-être menacée si les législateurs pouvaient faire appel à la disposition dérogatoire sans discussions et sans débats publics. On se doute que lorsqu'un gouvernement défie la Cour suprême ou déroge à un droit, il devra tenir compte de l'importance du droit en question, de l'objectif de la loi visée, de la possibilité d'utiliser d'autres moyens, moins dérangeants, d'atteindre le même objectif et de nombreux autres éléments. Les tribunaux ne devraient pas avoir toute la responsabilité de déterminer si une limite est raisonnable ou justifiable de manière évidente dans une société libre et démocratique. Si un gouvernement souhaite s'attaquer aux décisions de la Cour suprême, il devrait aussi se poser les mêmes questions.

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L'honorable E. Peter Lougheed est député de l'Assemblée législative de l'Alberta de 1867 à 1986. De 1971 à 1985, il occupe la fonction de premier ministre de l'Alberta, période durant laquelle il joue un rôle décisif dans l'élaboration de la Loi constitutionnelle de 1982. E. Peter Lougheed exerce le droit avec le firme Bennett Jones.

Cet essai a été publié, pour une première fois, dans une version plus longue sous le titre Why a Notwithstanding Clause? (Edmonton, University of Alberta Centre for Constitutional Studies, 1998).

Ressources complémentaires

« Le rapatriement de la Constitution sème la zizanie », Les Archives de Radio-Canada
http://archives.radio-canada.ca/IDD-0-17-982/ politique_economie/rapatriement_constitution/
(consulté le 24 octobre 2006).

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