Talleyrand : Motion sur les mandats impératifs, 7 juillet 1789, Assemblée nationale constituante 

Talleyrand : Premier discours sur les biens ecclésiastiques, 10 octobre 1789, Assemblée nationale constituante 

Talleyrand : Second discours sur les biens ecclésiastiques, 2 novembre 1789, (discours non prononcé à l’Assemblée mais publié en brochure) 

Talleyrand : Rapport sur la possession d'état de citoyen actif réclamé par les Juifs portugais établis à Bordeaux, 28 janvier 1790, Assemblée nationale constituante 

Talleyrand : Rapport sur l'instruction publique, 10 septembre 1791, Assemblée nationale constituante 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 

Talleyrand : Motion sur les mandats impératifs, 7 juillet 1789, Assemblée nationale constituante
 

La question des mandats impératifs, qui a été indiquée plutôt qu'approfondie dans une de vos dernières séances, et sur laquelle j'ai osé me permettre un projet d'arrêté, ne pouvait manquer d'exciter une grande agitation dans les esprits. A cette question semble naturellement attachée la solution d'un grand problème; elle touche à la fois aux points les plus délicats de la morale et aux principes constitutifs des sociétés. Il importe de l'analyser avec attention, même avec scrupule, afin de prévenir toute équivoque, et jusqu'au plus léger prétexte d'une fausse interprétation. Les personnes de cette Assemblée les plus accoutumées à l'éclairer par d'éloquentes et profondes discussions, ne manqueront pas sans doute d'appeler tout leur talent sur un sujet d'une si haute importance; pour moi, je dois me borner à vous faire un exposé simple et analytique des différents motifs qui ont parlé à ma raison et à ma conscience, lorsque je me suis déterminé pour la motion que j'ai eu l'honneur de vous soumettre, et dans laquelle je persiste.
Je me suis fait à moi-même toutes les questions qui m'ont paru appartenir à ce sujet.
Et d'abord : qu'est-ce qu'un bailliage ou une portion de bailliage ? C'est, non pas un Etat particulier, un Etat uni à d'autres par quelques liens seulement, comme dans tout corps fédératif, mais une partie d'un tout, une portion d'un seul Etat, soumise essentiellement, soit qu'elle y concoure, soit qu'elle n'y concoure pas, à la volonté générale, mais ayant essentiellement le droit d'y concourir.
Qu'est-ce que le député d'un bailliage ? c'est l'homme que le bailliage charge de vouloir en son nom, mais de vouloir comme il voudrait lui-même, s'il pouvait se transporter au rendez-vous général, c’est-à-dire après avoir mûrement délibéré et comparé entre eux tous les motifs des différents bailliages. Qu'est-ce que le mandat d'un député ? C'est l'acte qui lui transmet les pouvoirs du bailliage, qui le constitue représentant de son bailliage, et par là représentant de toute la nation.
Les mandats doivent-ils être entièrement libre ? Voici ma réponse : On conçoit deux sortes de mandats que l'on pourrait appeler limitatifs, et les mandats qui gênent la liberté : les mandats qui sont vraiment impératifs. Les premiers peuvent exister. Ces deux mots semblent se rapprocher beaucoup, mais les exemples vont les séparer. Je m'explique : 
On conçoit trois sortes de mandats limitatifs. Un bailliage peut limiter les pouvoirs de son député, par rapport à leur durée, par rapport à leur objet, et enfin par rapport à l'époque où ils seront exercés. Par rapport à leur durée; c'est ainsi que plusieurs bailliages n'ont délégué leurs pouvoirs que pour un an; ce terme expiré, le pouvoir du député expire; il ne peut plus être exercé par lui qu'autant qu'il lui est accordé de nouveau par le même bailliage. Par rapport à leur objet; ainsi un bailliage peut très bien dire à son député : "Je vous envoie pour cette chose, et ne vous envoie que pour elle." A l'égard de cette chose, qui sera le but de la députation, l'objet de la mission, le député aura tous les pouvoirs qu'aurait le bailliage lui-même s'il était là, sans quoi il ne serait plus son représentant; mais hors de cette chose, il n'en aura aucun; bien entendu pourtant que si la majeure partie des députés ont des pouvoirs pour un autre objet, ils pourront le remplir sans qu'il puisse y mettre d'obstacle : car le bailliage dont il est député étant, suivant le principe qu'il ne faut jamais perdre de vue, une partie d'un tout, soumise à la volonté du tout, et par conséquent de la majeure partie, si son député n'a pas le pouvoir de faire telle chose, il n'a pas non plus le pouvoir de l'empêcher; les députés la feront sans lui, et cependant la feront pour lui. - Dans cette Assemblée il y a bien peu de pouvoirs limités par rapport à l'objet; ils sont à cet égard de la plus grande étendue, puisqu'il n'existe aucun cahier d'après lequel il ne soit évident que les bailliages ont envoyé leurs députés pour régler la Constitution, la législation, l'impôt, et porter la réforme dans tous les abus de l'administration. Dans la suite, lorsque la Constitution aura été bien affermie, et qu'il existera une déclaration des droits qui pourra servir de boussole aux bailliages, les mandats seront nécessairement beaucoup plus restreints quant à l'objet. - Enfin, les pouvoirs peuvent être limités par les bailliages, par rapport à l'époque où ils doivent être exercés. Un bailliage a pu très bien dire à son député : 'Je ne vous donne pouvoir de prononcer l'impôt qu'après que tel ou tel objet aura été définitivement traité." Si le grand nombre des bailliages a tenu le même langage, alors dans le cas où un député proposerait de traiter l'impôt avant cet objet, le grand nombre des députés dira non, par défaut de pouvoir dire oui dans ce moment. - Pour cette tenue d'Etats Généraux, il paraît que le grand nombre des bailliages n'a permis à ses députés de traiter de ce qui concerne l'impôt qu'après la constitution et le redressement d'une foule de griefs. C'est un fait à bien éclaircir, quoique du reste on ne puisse douter que la simple raison et les motifs d'une saine politique ne déterminassent les députés, dans toute supposition, à adopter cette conduite.
Voilà les trois sortes de limites que les bailliages (toujours en se soumettant à la décision de la majorité) peuvent très légitimement poser aux pouvoirs qu'ils confient à leurs députés; mais ces mandats limitatifs n'ont rien de commun avec les mandats véritablement impératifs ou prohibitifs, tels que ceux qui sont prescrits dans l'arrêté; et je prie les membres de l'Assemblée, qui ont paru ne pas assez les distinguer, et qui ont cru pouvoir conclure des uns aux autres, de bien le remarquer. Il n'y a point de doute que les pouvoirs commis aux députés ne puissent être bornés par les commettants, et quant à l'objet, et quant au temps pendant lequel ils seront exercés; mais une fois l'objet et le temps bien déterminés, les pouvoirs pour cet objet peuvent-ils être soumis à des clauses impératives ou prohibitives ? en un mot, peut-il y avoir, outre les mandats limitatifs, des mandats impératifs ? 
Je me suis demandé souvent ce qu'était, ce que pouvait être un mandat impératif; je n'en ai pu trouver que de trois sortes; un bailliage aura dit à son député, du moins en termes équivalents : "Je vous ordonne d'exprimer telle opinion, de dire oui, non, lorsque telle question sera proposée; ou bien, je vous défends de délibérer dans tel ou tel cas; ou enfin , je vous ordonne de vous retirer si telle opinion est adoptée." Voilà tout, car sans doute on ne mettra pas au nombre des clauses impératives les divers articles de cahier simplement énonciatifs des voeux des bailliages. S'il en était ainsi, l'Assemblée nationale serait parfaitement inutile pour tout ce qui ne concernerait pas l'impôt; on n'aurait qu'à compter un à un les voeux de chaque bailliage sur chaque article, dans un dépouillement général des cahiers; et le commis le moins habile suffirait à cette opération.
Or, ces trois mandats impératifs n'ont pas pu, suivant les vrais principes, être donnés par les bailliages; un bailliage n'a pas pu dire à son député : "Je vous ordonne de manifester telle opinion lorsque telle question sera agitée"; car, pourquoi envoie-t-il un député ? C'est certainement pour délibérer, pour concourir aux délibérations; or, il est impossible de délibérer lorsqu'on a une opinion forcée. De plus, le bailliage ne peut savoir avec certitude lui-même quelle serait son opinion après que la question aurait été librement discutée par tous les autres bailliages; il ne peut donc l'arrêter d'avance; enfin, et c'est ce qui constitue les députés véritablement représentants, c'est aux bailliages à leur marquer le but, à leur déterminer la fin; c'est à eux de choisir la route, à combiner librement les moyens. - Au reste, quoique je pense que ce mandat s'écarte des principes, et que toute opinion manifestée d'avance ne doive être considérée que comme un voeu livré à la discussion, et laissé en quelque sorte à la conscience des députés, j'avoue que je ne proscrirais pas ce mandat avec autant de sévérité que les deux autres, surtout à une première tenue d'Etats Généraux, où une sorte d'inquiétude peut être excusée; lorsque tout ce qui intéresse à la fois et la Constitution, et la législation, et tous les droits des hommes, semble être confié aux députés, et surtout si ce mandat n'était impératif que sur un petit nombre d'objets. Quant aux deux autres, les seuls qui sont dans ma motion, je crois que la clause qu'ils renferment est absolument nulle. Je vous ordonne de ne pas délibérer dans tel cas, n'a pas pu être prononcé par un bailliage à ses députés; car délibérer lorsque les autres bailliages délibèrent est à la fois un droit et un devoir; et d'ailleurs, comme toute délibération est le voeu de la majorité lorsqu'elle commence, et son résultat quand elle finit, ne pas vouloir délibérer lorsque tous les autres délibèrent, c'est contrarier ouvertement la volonté commune et en méconnaître l'autorité. Enfin, je vous ordonne de vous retirer si telle opinion prévaut est plus répréhensible encore, car c'est annoncer une scission, et c'est plus ouvertement encore vouloir que la volonté générale soit subordonnée à la volonté particulière d'un bailliage ou d'une province.
Au reste, en affirmant que ces deux clauses impératives sont nulles, j'ajoute qu'elles le sont par rapport à l'Assemblée; c’est-à-dire qu'elles doivent être pour elle comme si elles n'existaient pas; qu'elles n'autorisent aucune protestation contre elle, qu'elles ne peuvent ni arrêter les opérations de l'Assemblée, ni donner le plus léger prétexte pour en méconnaître les décisions; que tous les suffrages prononcés dans l'Assemblée sont présumés libres; que tous les membres non délibérants sont présumés absents, et qu'une absence quelconque ne peut atténuer la force d'aucun de ses décrets.
Ainsi, je pense sur les mandats impératifs, 
1o que toute opinion commandée par un bailliage est en général contraire aux principes, puisque l'Assemblée nationale doit être librement délibérante; que, si elle n'est pas toujours libre quant à la fin, elle doit l'être toujours quant aux moyens; 
2o que l'ordre absolu donné à un député de ne pas délibérer est mauvais en soi; car d'abord, il est insignifiant dans la supposition où les autres députés ne délibéreront pas: il est répréhensible si les autres délibèrent, puisqu'alors délibérer devient un devoir; et surtout il est nul par rapport à l'Assemblée, car dans aucune supposition possible il ne peut contrarier sa délibération; 
3o enfin, l'ordre de se retirer de l'Assemblée, si cette opinion ne prévaut pas, est bien nul encore, s'il est permis de parler ainsi, puisqu'il exprime bien plus positivement le voeu de se soustraire à la décision de l'Assemblée.
Mais s'ensuit-il de à que ces clauses soient nulles pour les députés envers leurs commettants ? Non sans doute : l'arrêté exprime positivement le contraire; car il y est dit que l'engagement particulier qui peut en résulter envers les commettants doit être promptement levé par eux; ce qui annonce en même temps, et qu'il existe des engagements en raison des clauses, et que c'est un devoir pour les commettants de les révoquer, non que cette révocation soit nécessaire à la validité des décrets de l'Assemblée; mais, d'une part, parce qu'ils n'ont pas eu le droit d'assujettir ainsi leurs députés, et, de l'autre, parce qu'il est de leur avantage de concourir à former la volonté générale, puisque, dans toute hypothèse, ils s'y trouveront soumis.
Je crois donc fermement que les députés sont liés envers leurs commettants par les clauses de tels mandats. C'est un principe de rigueur, il ne doit pas fléchir ici. Je ne suis pas même arrêté par le raisonnement que l'on fait, en disant qu'une clause qu'on n'a pas eu le droit d'apposer n'est pas obligatoire; car si je pense que les commettants n'ont pas eu le droit d'insérer cette clause, je crois en même temps que le député a eu le droit de s'y soumettre; et cette soumission volontaire qu'il a exprimée, en recevant les pouvoirs, est le titre véritable de son engagement.
Il n'est pas question ici d'une action immorale, qu'on n'a pas le droit d'exiger, ni de promettre, ni de faire quand on l'a promise. Un député a pu promettre qu'il ne délibérerait pas dans tel cas, qu'il se retirerait dans tel autre; qu'il dirait oui ou non sur telle question, puisque c'est le voeu de ceux qu'il allait représenter. Tout le tort est dans ceux qui ont voulu être ainsi représentés; il n'y a aucune immoralité à promettre cela; il n'y a aucune loi qui le défende; il peut donc l'exécuter; s'il le peut, il le doit; car il l'a promis en acceptant le mandat; et il est inutile de dire combien cette obligation se fortifie lorsqu'à la religion de la promesse se joint la religion du serment.
Mais il m'est impossible de ne pas remarquer que l'on a exagéré prodigieusement le nombre des mandats impératifs, de ceux surtout que le serment a, dit-on, consacrés. Il y a certainement ici beaucoup d'erreurs de fait. Tout le monde a juré qu'il défendrait avec zèle les intérêts de la patrie et les droits de tous les citoyens; qu'il suivrait dans son opinion l'impulsion de sa conscience; mais bien peu, je pense, ont juré qu'ils adopteraient telle opinion en particulier; qu'ils délibéreraient de telle manière; qu'ils se retireraient dans telle circonstance.
Quant aux mandats eux-mêmes, je suis convaincu qu'il y en a très peu dont les clauses soient véritablement impératives. Il m'a semblé qu'on se plaisait à chaque instant à confondre les articles quelconques des cahiers avec les clauses du mandat, et j'ai déjà observé combien cette erreur était dangereuse; et pour dire ici en finissant ce que je pense sur la fameuse question de l'opinion par ordre ou par tête, à laquelle se rapportent presque tous les mandats impératifs, je crois que, même sur ce sujet, on s'est fort exagéré la rigueur des mandats. Voici comme il me semble qu'on doit les entendre, toutes les fois du moins qu'il n'y est pas dit expressément que le député se retirera de l'assemblée. Lorsqu'un bailliage a dit à un député : Vous opinerez par ordre ou bien par tête, il est impossible qu'il ait voulu lui dire par là : Vous opinerez par ordre, si les autres opinent par tête; ni vous opinerez par tête si les autres opinent par ordre; il n'a pu même prétendre décider à lui seul cette grande question; il n'a donc pu vouloir lui dire, dans le mandat le plus impératif, que ceci : lorsque cette question s'agitera, vous serez obligé de manifester mon voeu pour l'opinion par ordre; et comme en même temps chaque bailliage ou partie de bailliage a dû dire à son député qu'en tout il serait nécessairement soumis à la majorité, il a voulu par là qu'il adoptât la décision qui serait prononcée, même sur cette question, par la pluralité des suffrages.
D'après ces réflexions, je persiste dans le projet d'arrêté que je vous ai soumis par la voie de l'impression; et je supplie qu'on observe qu'il n'est dans tous ses points que l'expression exacte du principe fondamental, qu'un bailliage ou portion de bailliage, n'étant qu'une partie d'un tout, est soumis essentiellement, soit qu'il y concoure ou non, à la volonté générale, dès qu'il a été dûment appelé.
Voici mon projet d'arrêté : 
"L'Assemblée nationale, considérant qu'un bailliage ou une partie d'un bailliage n'a que le droit de former la volonté générale, et non de s'y soustraire, et ne peut suspendre par des mandats impératifs, qui ne contiennent que sa volonté particulière, l'activité des Etats Généraux, déclare que tous les mandats impératifs sont radicalement nuls; que l'espèce d'engagement qui en résulterait doit être promptement levée par les bailliages, une telle clause n'ayant pu être imposée, et toutes protestations contraires étant inadmissibles, et que, par une suite nécessaire, tout décret de l'Assemblée sera rendu obligatoire envers tous les bailliages, quand il aura été rendu par tous sans exception." 
J'ajouterai ces mots, nul radicalement, par rapport à l'Assemblée, car cette nullité n'est vraiment que relative : elle existe pour les mandataires, elle n'existe pas pour l'Assemblée.
J'ajouterai encore que l'arrêté est juste dans tous ses points; qu'un bailliage faisant partie d'un tout est soumis à la volonté générale, soit qu'il y concoure, soit qu'il n'y concoure pas. De là tous les articles de ma motion.

 

 


 
 
 

Talleyrand : Premier discours sur les biens ecclésiastiques, 10 octobre 1789, Assemblée nationale constituante
 

Messieurs, l'Etat depuis longtemps est aux prises avec les plus grands besoins : nul d'entre nous ne l'ignore; il faut donc de grands moyens pour y subvenir. Les moyens ordinaires sont épuisés; le peuple est pressuré de toutes parts; la plus légère charge lui serait à juste titre insupportable. Il ne faut pas même y songer. Des ressources extraordinaires viennent d'être tentées, mais elles sont principalement destinées aux besoins extraordinaires de cette année, et il en faut pour l'avenir, il en faut pour l'entier rétablissement de l'ordre. Il en est une immense et décisive, et qui, dans mon opinion (car autrement je la repousserais) peut s'allier avec un respect sévère pour les propriétés : cette ressource me paraît être tout entière dans les biens ecclésiastiques.
Le clergé a donné, dans plusieurs occasions, et dans cette Assemblée, des preuves trop mémorables de son dévouement au bien public, pour ne pas penser qu'il accordera, avec courage, son assentiment aux sacrifices que les besoins extrêmes de l'Etat sollicitent de son patriotisme.
Déjà une grande opération sur les biens du clergé semble inévitable pour rétablir convenablement le sort de ceux que l'abandon des dîmes a entièrement dépouillés.
Déjà par cette seule raison, les membres du clergé qui jouissent du revenu de ses biens-fonds, ont prévu sans doute la nécessité prochaine d'un mouvement considérable dans ces biens; et tandis que ceux qui jouissent des dîmes ne sont peut-être pas sans inquiétude sur le remplacement dont ils ont besoin, l'on ne peut douter que ce sera pour tous une puissante considération de voir que cette même révolution puisse satisfaire à leurs droits communs, et opérer directement encore le salut public.
Il ne s'agit pas ici d'une contribution aux charges de l'Etat, proportionnelle à celle des autres biens : cela n'a jamais pu paraître un sacrifice. Il est question d'une opération d'une tout autre importance pour la nation. J'entre en matière.
Je ne crois nullement nécessaire de discuter longuement la question des propriétés ecclésiastiques.
Ce qui me paraît sûr, c'est que le clergé n'est pas propriétaire à l'instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés, non pour l'intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que la nation, jouissant d'un empire très étendu sur tous les corps qui existent dans son sein, si elle n'est point en droit de détruire le corps entier du clergé, parce que ce corps est essentiellement nécessaire au culte de la religion, elle peut certainement détruire des agrégations particulières de ce corps, si elle les juges nuisibles, ou simplement inutiles, et que ce droit sur leur existence entraîne nécessairement un droit très étendu sur la disposition de leurs biens.
Ce qui est non moins sûr, c'est que la nation, par cela même qu'elle est protectrice des volontés des fondateurs, peut, et même doit supprimer les bénéfices qui sont devenus sans fonctions; que, par une suite de ce principe, elle est en droit de rendre aux ministres utiles, et de faire tourner au profit de l'intérêt public le produit des biens de cette nature, actuellement vacants, et destiner au même usage tous ceux qui vaqueront dans la suite.
Jusque-là point de difficulté, et rien même qui ait droit de paraître trop extraordinaire; car on a vu, dans tous les temps, des communautés religieuses éteintes, des titres de bénéfices supprimés, des biens ecclésiastiques rendus à leur véritable destination et appliqués à des établissements publics; et sans doute l'Assemblée nationale réunit l'autorité nécessaire pour décréter de semblables opérations, si le bien de l'Etat les demande.
Mais peut-elle aussi réduire le revenu des titulaires vivants, et disposer d'une partie de ce revenu ? 
Je sais que des hommes d'une autorité imposante, que des hommes non suspects d'aucun intérêt privé, lui ont refusé ce pouvoir : je sais tout ce qu'on dit de plausible en faveur de ceux qui possèdent.
Mais d'abord il faut en ce moment partir d'un point de fait : c'est que cette question se trouve décidée par vos décrets sur les dîmes.
D'ailleurs, j'avoue qu'en mon particulier les raisons employées pour l'opinion contraire, m'ont paru donner lieu à plusieurs réponses : il en est une bien simple que je soumets à l'Assemblée.
Quelque inviolable que doive être la possession d'un bien qui nous est garanti par la loi, il est clair que cette loi ne peut changer la nature du bien en le garantissant; que, lorsqu'il est question de biens ecclésiastiques, elle ne peut assurer à chaque titulaire actuel que la jouissance de ce qui lui a été véritablement accordé par l'acte de sa fondation. Or, personne ne l'ignore, tous les titres de fondation de biens ecclésiastiques, ainsi que les diverses lois de l'Eglise qui ont expliqué le sens et l'esprit de ces titres, nous apprennent que la partie seule de ces biens qui est nécessaire à l'honnête subsistance du bénéficier, lui appartient [#note post-scriptum de l’auteur ci-dessous #]; qu'il n'est que l'administrateur du reste et que ce reste est réellement accordé aux malheureux, ou à l'entretien des temples.
[# Note : L'honnête subsistance n'indique point, ainsi que quelques personnes ont paru le croire, un traitement égal. Les biens ecclésiastiques étant destinés à des fonctions différentes, devant être souvent des récompenses, il serait contre tout principe que les traitements fussent égaux. Si, pour la suite, il est nécessaire que cette différence soit bien établie, à plus forte raison faut-il qu'elle existe en ce moment, et que les réductions que l'on éprouvera, quelques fortes qu'on les suppose, soient dans une proportion quelconque avec le revenu dont on jouissait; car la justice elle-même demande qu'on ne dérange pas trop violemment d'anciens rapports auxquels tenait le sort d'une foule de personnes #].
Si donc la nation assure soigneusement à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honnête, elle ne touchera point à sa propriété individuelle; et si, en même temps, elle se charge, comme elle en a sans doute le droit, de l'administration du reste; si elle prend sur son compte les autres obligations attachées à ces biens, telles que l'entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, des réparations des églises, des frais de l'éducation publique, etc-; si surtout elle ne puise dans ces biens qu'au moment d'une calamité générale, il me semble que toutes les intentions des fondateurs seront remplies, et que toute justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie [# note post-scriptum de l’auteur ci-dessous #.] 
[# Note : On est toujours en droit de dire, suivant le langage accoutumé, que les biens ont été donnés à l'Eglise : ce qui n'a jamais signifié autre chose, si ce n'est que ces biens ont été, à la décharge de l'Etat, destinés au service du culte, à l'entretien des temples, au soulagement des pauvres, enfin à des oeuvres de bien public, et qu'ils doivent surtout remplir cette destination. On est aussi en droit de dire qu'ils ont été irrévocablement donnés, car hors le cas d'une clause expresse de réversion, ils sont irrévocablement affectés à cet emploi quelque sort que subisse le corps particulier auquel d'abord ils étaient attachés. Tels sont les principes que je défendis avec force dans la grande affaire des célestins de Lyon, et du duc de Savoie. Les principes étaient incontestables; ils furent reconnus de part et d'autre, et toute la question se réduisit à une espèce de question de fait, savoir si, d'après la clause qui existait réellement dans l'acte de fondation, la réversion se trouvait ouverte au moment de la suppression des célestins. La question fut décidée, contre mon avis, en faveur du duc de Savoie, par un arrêt du conseil des dépêches, du 12 janvier 1784. #]
Ainsi, en récapitulant, je crois que la nation, principalement dans une détresse générale, peut, sans injustice, 1o disposer des biens des différentes communautés religieuses qu'elle croira devoir supprimer, en assurant à chacun des religieux vivants le moyen de subsister; 2o faire tourner à son profit, dès le moment actuel, toujours suivant l'esprit général des fondateurs, le revenu de tous les bénéfices sans fonctions, qui sont vacants, et s'assurer celui de tous les autres bénéfices de même nature, qui vaqueront; 3o réduire dans une proportion quelconque les revenus actuel des titulaires, lorsqu'ils excéderont telle ou telle somme, en se chargeant d'une partie des obligations dont ces biens ont été frappés dans le principe.
Par toutes ces opérations, soit actuelles, soit futures, que je ne fais qu'indiquer ici, et où je ne puis voir aucun violation de propriété, puisqu'elles remplissent toutes les intentions des fondateurs; par toutes ces opérations, dis- je, la nation pourrait, je pense, en assurant au clergé les deux tiers du revenu ecclésiastique actuel, sauf la réduction successive à une certaine somme fixe de ce revenu, disposer légitimement de la totalité des biens ecclésiastiques, fonds et dîmes. Le revenu total du clergé pouvant être estimé, à ce qu'on pense, à 150 millions, 80 en dîmes, et 90 en biens-fonds, ce serait 100 millions réductibles par des extinctions successives à 80 ou 85, qui seraient, en ce moment, assurés au clergé par un privilège spécial sur les premiers revenus de l'Etat, et dont la portion attribuée à chaque titulaire lui serait payée quartier par quartier, d'avance et sur les lieux. Je spécifie ces particularités et ce privilège spécial, parce que le culte étant l'objet du premier devoir, ses frais nécessaires doivent être les premiers acquittés; et ses ministres, étant, par des liens indissolubles, attachés à leur état, il ne faut pas qu'ils puissent jamais éprouver d'inquiétude sur la perception de leur revenu. Ces 100 millions, à raison de leur origine, donneraient, ou plutôt conserveraient à chacun des titulaires, à qui ils seraient proportionnellement distribués, les droits de citoyens dans les assemblées politiques.
Je ne puis me persuader qu'on trouve cette somme de 100 millions, qui un jour sera réduite à 80 ou 85, trop forte, si l'on considère qu'il existe en ce moment, autant qu'on peut le préjuger, de 70 à 80 000 ecclésiastiques déjà pourvus, dont il faut assurer la subsistance, puisque la loi la leur assurait; que dans ce nombre d'ecclésiastiques, plus de la moitié compose le corps respectable des curés, dont l'Assemblée désire sûrement que le moins aisé ait 1 200 livres assurées, avec un logement convenable, et dont plusieurs doivent avoir beaucoup plus. Il m'est impossible surtout de croire qu'une telle somme paraisse trop considérable, lorsqu'on aura vu tout le bien qui doit résulter pour la nation, du plan que je vais proposer.
On n'a pas compris dans l'évaluation du produit des biens-fonds du clergé les maisons et enclos qui forment l'habitation de quelques-uns de ses membres, et notamment des communautés religieuses qui seront supprimées; mais, quoique le produit n'en ait pas pu être facilement évalué, elles ont cependant une valeur considérable. Il serait convenable, je pense, d'appliquer le prix de celles qui seraient dans le cas d'être vendues, en placements ou acquisitions de rentes publiques, qui serviraient à former à la dotation actuelle de 100 millions, un supplément qui pourrait être jugé nécessaire, en raison de la quantité de ses membres actuels. A mesure de leur décès, ce supplément reviendrait à la nation, aussi bien que tout ce qui excéderait les 80 ou 85 millions, auxquels il sera arrêté que sera réduite un jour la dotation ecclésiastique.
Il est aussi une autre nature de biens, qui n'a pas été comprise dans l'évaluation du produit des biens du clergé et qui n'a pas dû l'être; parce que la jouissance n'a jamais fait partie de ses revenus : je veux parler du quart de réserve des bois ecclésiastiques. Le produit des coupes de ces réserves était destiné à subvenir aux frais de reconstructions et réparations des maisons religieuses ou ecclésiastiques, ou était placé au profit du bénéfice, quand il n'y avait pas de réparations à faire. C'est ici, Messieurs, que l'honneur des particuliers ecclésiastiques, aussi bien que l'intérêt des créanciers de bonne foi, vous sollicitent à faire un acte de justice : il s'agirait d'établir, pour le nombre d'années que vous jugeriez convenable, un séquestre du produit de la vente de ces quarts de réserve, et l'appliquer à la liquidation des dettes des bénéfices et des bénéficiers, dans la proportion, pour les titulaires, de la diminution des revenus qu'ils auraient éprouvée, et d'après le règlement que votre prudence vous suggérera à cet effet.
Voici maintenant la manière dont je conçois que le plan que je viens d'indiquer s'exécuterait, et les avantages à jamais mémorables qui en résulteraient pour l'Etat.
On n'a pas perdu de vue que les dîmes ont été remises à la nation par le clergé. L'Assemblée en a, il est vrai, décrété l'abolition; mais elle a décrété aussi qu'elles seraient acquittées quelque temps encore. Eh bien ! Elles le seront encore quelque temps, mais au profit de la nation, mais avec la liberté de les convertir en prestations pécuniaire. Je dis encore quelque temps; car, au moyen des opérations d'une caisse d'amortissement, dont le premier fonds sera très considérable, comme il sera bientôt expliqué, on ne tardera pas à pouvoir les supprimer entièrement, ou sans rachat, ou du moins avec un rachat infiniment modéré.
A ces 80 millions de dîmes perçus pour la nation, seraient joints par elle 20 millions, pour compléter les 100 millions nécessaires au clergé. A mesure des décès d'un nombre indiqué de titulaires actuels, qui ne seront pas remplacés, cette charge de 20 millions décroîtra insensiblement.
En même temps, tous les biens-fonds du clergé seraient mis en vente. [# note post-scriptum de l’auteur ci-dessous #] 
[# Note : On pourrait, si des besoins urgents ne permettaient pas d'attendre, et que des circonstances particulières occasionnassent quelque délai dans la vente, hypothéquer, dès ce moment, une partie des biens-fonds du clergé à des emprunts qui ne seraient plus ni en rentes perpétuelles, ni en rentes viagères. Les annuités me paraissent la seule forme d'emprunt qui doive être autorisée à l'avenir. En effet, ces rentes ont l'avantage de n'avoir qu'une durée fixe et déterminée; le temps seul, sans autre soin, les amortit insensiblement; chaque génération porte, par ce moyen, le poids de ses propres besoins; et l'on ne dévore pas la postérité, comme dans les rentes perpétuelles qu'on a beau payer, et que l'on doit toujours. Les annuités , loin d'appauvrir les familles, d'éteindre l'industrie, d'exciter l'égo‹sme comme les rentes viagères, inspirent, au contraire, toutes les vertus domestiques et économiques. Le possesseur du viager ne voit dans sa rente que la certitude de sa durée; le possesseur de l' annuité, que la certitude de son extinction, puisque chaque payement qu'on lui fait est un avertissement que bientôt il ne recevra plus. L'un mène à la paresse, l'autre à l'activité. Il faut donc introduire cette espèce de fonds publics, et tâcher d'y amener une portion de la dette.#] 
On peut les estimer, par approximation, à 70 millions de revenus, peut-être au delà.
On dira peut-être qu'il n'existe pas en France une somme de numéraire libre, accumulée en capitaux disponibles, suffisante pour représenter le prix de tous ces biens, et que la valeur des autres biens-fonds se trouverait avilie pour longtemps par la longue concurrence de cette multitude de nouveaux biens, jetés dans le commerce.
La réponse est simple. Puisque le produit de ces ventes serait destiné à rembourser les dettes publiques, le moyen le plus court, pour parvenir au même but, sera d'accorder sur-le-champ, aux créanciers de l'Etat, la faculté d'enchérir et d'acquérir eux-mêmes ces biens, et de donner en payement la quittance du capital de leur créance, estimé au denier 20 pour les rentes perpétuelles, et au denier 10 pour les rentes viagères; de telle sorte que, pour payer le prix d'un bien dont l'enchère se serait élevée à 100 000 livres, l'adjudicataire pût, à son choix, délivrer 100 000 livres en argent, ou la quittance de remboursement d'une rente viagère de 10 000 livres, ou bien celle d'une rente perpétuelle de 5 000 livres, avec les arrérages du semestre courant. Alors personne, je pense, ne mettra en doute que les créanciers publics ne s'empressent de faire cette espèce d'échange; et cette concurrence d'acquéreurs nombreux, réunis avec tous les autres propriétaires d'un numéraire réel, portera indubitablement au denier 30 au moins le prix de ces biens. 70 millions de revenus donneront donc un capital de 2 100 000 000.
Pour diriger l'emploi de cette somme énorme, rappelons- nous l'état des finances. Le déficit actuel de 61 millions peut être considéré comme effacé et comblé par les économies qui sont dans nos fermes résolutions, ainsi que dans nos moyens; mais la seule suppression des offices de judicature que vous avez décrétés, produira, de plus que les 6 millions qui sont payés pour ces offices sous le titre de gages, une dépense nouvelle, au moins de 19 millions d'intérêts, s'il faut emprunter à 5 pour cent 500 millions qui seront, dit-on nécessaires à leur remboursement : de plus la réduction à 6 sous du prix du sel que vous avez opérés, produira une diminution de recette d'environ 25 millions; en sorte qu'on peut considérer le déficit comme étant encore, dans le moment présent, de 44 millions, auxquels ajoutant les 20 millions qui seront donnés au clergé au-delà du produit que la nation retirera des dîmes, le déficit se trouvera être de 64 millions. Voici maintenant comment le prix des biens-fonds du clergé les procurera, et infiniment au delà.
(Qu'on se rappelle que la dette publique s'élève à environ 224 millions, partie en rentes viagères, partie en perpétuelles.) 
Le prix des biens-fonds ecclésiastiques montera, avons- nous dit, à 2 100 000 000. Sur cette sommes, 500 millions seront employés à rembourser 50 millions de rentes viagères; de ces rentes que l'expérience, sur le produit tant exagéré des extinctions, et le calcul de ce qu'elles coûtent comparé avec les rentes perpétuelles, ont si évidemment démontré être infiniment plus onéreuses à l'Etat. Pour y parvenir, il sera statué d'abord que les biens-fonds ecclésiastiques de telle généralité, de celle de Paris par exemple, ne pourront être payés qu'en quittances de remboursement de rentes viagères, de la nature qui sera indiquée, ou en argent comptant avec lequel il serait ensuite effectué des remboursements forcés de ces rentes.
Le déficit de 67 millions sera donc réduit par là à 14. Il sera ensuite appliqué près de 500 millions au rachat du montant des offices de judicature; et comme on éteindra par là 6 millions de gages que payait l'Etat, et que de plus on épargnera 19 millions d'intérêts qu'il faudrait ajouter à ces 6 millions de gages pour obtenir le capital, lesquels 19 millions viennent d'être compris dans le déficit, il en résulte un bénéfice de 25 millions d'intérêts pour l'Etat. Ainsi, non seulement le déficit qui n'était plus que de 14 millions sera comblé, mais il y aura un excédent de 11.
Les 1 100 millions restants de la vente des fonds éteindraient naturellement 55 millions de rentes perpétuelles à 5 pour cent; mais ils éteindront au moins 60 millions de la dette. Je dis au moins 60, parce que, dans la masse des remboursements qui seront faits, il se trouvera plusieurs créances qui coûtent aujourd’hui 10 pour cent d'intérêts, telles que les offices de finance, dont la suppression entrera, sans doute, pour quelque chose dans vos intentions, et pour beaucoup dans vos économies.
Vous n'aviez, Messieurs, que 64 millions de déficit à combler, savoir : 20 millions du revenu nouveau alloué au clergé, et un déficit de 44 millions provenant de vos opérations sur les gabelles et sur les offices de judicature. Vous aurez éteint et remboursé, par cette opération, 135 million de rentes, tant perpétuelles que viagères; à la décharge de l'Etat : ce sera donc 71 millions d'excédent.
Voici l'usage qu'il me paraîtrait convenable de faire de cet excédent. On pourrait d'abord, avec 30 millions, éteindre à jamais le reste de l'impôt proscrit de la gabelle.
Il resterait environ 41 millions sur cette somme; 5 millions, et près de 400 000 livres seraient destinés annuellement au payement de l'intérêt de la dette actuelle du clergé; et les 35 600 000 livres restantes formeraient le premier fonds d'une caisse d'amortissement, laquelle dirigée suivant un bon plan d'organisation qui vous sera sûrement présenté par votre Comité des finances, et se grossissant rapidement du produit des extinctions naturelles et de celui des rachats forcés des rentes de la dette publique, ainsi que de la diminution successive des 20 millions accordés au clergé, au delà du produit actuel de la dîme, et enfin de celle des pensions, servira très facilement à adoucir dès à présent la prestation de la dîme pour les petits propriétaires, et à l'anéantir entièrement dans un très petit nombre d'années pour tous.
Il est impossible de croire que les propriétaires dont les moins riches se trouveront tout de suite soulagés par l'anéantissement entier de l'impôt sur le sel, par les autres modifications pour que vous vous proposez de faire dans le régime des perceptions, et enfin par la portion des 35 millions de livres d'excédent de recette qu'il serait jugé à propos d'appliquer sur-le-champ à leur profit en diminution de la dîme, il est impossible de croire qu'ils se refusent à l'acquitter encore quelque temps, puisque, par ce moyen, ils en seront tous entièrement affranchis dans un fort petit nombre d'années, sans même être tenus au remplacement auquel pourtant ils doivent s'attendre, d'après le décret sur les dîmes.
En reprenant les diverses parties de ce plan qui ne présente rien de trop hypothétique, on voit qu'avec la totalité des biens et revenus du clergé, la nation pourra : 1o doter d'une manière suffisante le clergé ; 2o éteindre 50 millions de rentes viagères; 3o en éteindre 60 de perpétuelles; 4o détruire, par le moyen de ces extinctions, toutes espèce de déficit, le reste de la gabelle, la vénalité des charges, et en exécuter le remboursement; 5o enfin, composer une caisse d'amortissement, telle que les décimables, les moins aisés puissent incessamment être soulagés, et qu'au bout d'un très petit nombre d'années, tous les décimables, sans exception, puisse être entièrement affranchis de la dîme.
Ajoutons, pour réunir tout ce que ce plan me paraît présenter d'utile à l'Etat, que la nouvelle quantité de biens-fonds rendue au commerce augmentera le revenu des contributions publiques, par la perception des droits qui subsistent encore au profit de l'Etat lors des mutations; qu'elle procurera aux provinces l'avantage d'y retenir un plus grand nombre de propriétaires intéressés à résider, pour y faire fructifier leur propriété nouvelle; 
Que les fermiers ne craignant plus d'être dépossédés de leurs baux, comme autrefois à la mort des titulaires des bénéfices, la culture profitera de cette sécurité; 
Qu'enfin l'Etat y gagnera, outre la destruction du déficit, de la gabelle et de la vénalité des charges de judicature, la réduction de la dette publique, à une somme modérée, l'avantage d'être débarrassé des remboursements exigibles que les créanciers eux-mêmes redouteront lorsque la dette sera ainsi diminuée; enfin l'établissement du crédit à un taux plus avantageux peut-être que celui qui existe chez aucune nation.
Dans l'excédent des 35 600 000 livres destinées à la caisse d'amortissement, on pourrait trouver de quoi payer des honoraires des nouveaux juges, qui s'élèveront à 10 ou 12 millions; mais alors on retarderait de quelques années l'entière et effective abolition de la dîme.
L'Assemblée jugera s'il y aurait quelque inconvénient à ce retard, ou s'il ne vaudrait pas mieux trouver ces nouveaux frais de judicature dans les bénéfices immenses que peuvent procurer une meilleure administration des domaines restés dans les mains du roi, et le rachat de ceux qui sont engagés.
D'après ces réflexions, voici quelques-uns des articles que je crois nécessaire de soumettre en ce moment à l'Assemblée, et qui doivent, je pense, faire partie de son arrêté.
"Art- 1. Les rentes et biens-fonds du clergé, que quelque nature qu'ils soient, seront remis à la nation.
"Art- 2. La nation assure au clergé 100 millions de revenu, qui décroîtront jusqu'à 80 ou 85 millions au plus, lorsque par la mort de certains des titulaires actuels, le clergé ne sera plus composé que des ministres les plus utiles.
"Art- 3. Par l'énonciation de la somme numéraire ci-dessus, la nation entend assurer et attribuer au clergé une quantité de denrée évaluée à ladite somme de 100 millions, à raison du prix commun du blé, depuis dix ans; et d'après cette intention, il sera fait, tous les dix ans, une nouvelle évaluation du prix commun du blé, pour servir de base proportionnelle à la fixation du revenu numérique du clergé, et pour empêcher que le renchérissement du prix des denrées ne diminue de fait ce revenu.
"Art- 4. Les 100 millions de revenus attribués au clergé dès à présent, et les 80 ou 85 millions auxquels ils seront réduits par la suite, seront affectés, par un privilège spécial, sous la garantie de la nation, sur les premiers revenus de l'Etat, comme formant sa première dette, et chaque part sera payée, avec la plus grande exactitude, sur les lieux, quartier par quartier, et d'avance.
"Art- 5. Chaque titulaire actuel pourra conserver, jusqu'à sa mort, la jouissance de la maison qu'il habite.
"Art- 6. Si par l'état détaillé des sommes nécessaires pour subvenir aux besoins des membres actuels du clergé, il paraissait qu'il fût indispensable d'excéder momentanément les 100 millions de revenu, cet excédent se prendrait sur le revenu du produit de la vente des maisons et enclos appartenant aux bénéfices ou communautés qui se trouveraient inhabités, et ce revenu se verserait dans le Trésor public, à mesure de l'extinction des besoins.
"Art- 7. Il sera versé dans une caisse particulière le produit de la vente des quarts en réserve des bois ecclésiastiques, pour être employé au payement des dettes des bénéfices et des bénéficiers, suivant un règlement qui statuera en même temps sur la forme et la proportion de ces liquidations.
"Art- 8. Les dîmes qui, aux termes du décret du 11 aôut dernier, doivent être acquittées jusqu'à ce qu'il ait été pourvu à un remplacement, continueront d'être payées dans chaque commune, non plus aux décimateurs, mais aux receveurs des impositions nationales; elles pourront être converties en une prestation pécuniaire, suivant le taux déterminé par les assemblées provinciales.
"Art- 9. Dès la seconde année, elles seront diminuées, mais en faveur seulement des propriétaires les moins aisés, désignés par les assemblées provinciales, et dans la proportion qui sera déterminée par l'Assemblée nationale en exercice.
"Art- 10. Dès le moment où la caisse d'amortissement, qui va être organisée, annoncera un excédent de revenu public, suffisant pour l'abolition entière de ce qui subsistera de la dîme, (et ce terme ne peut être éloigné, si l'on considère, que cette caisse sera établie avec un premier fonds annuel de plus de 35 millions, et qu'elle se grossira rapidement du produit des extinctions des rentes viagères, du produit très considérable de l'intérêt composé des rentes perpétuelles qu'elle remboursera, de la diminution successive des 20 millions d'excédent de dotation accordés au clergé actuel, et enfin du produit des extinctions des pensions), dès cet instant, toute espèce de dîmes ecclésiastiques ou prestation perçue à leur place cessera entièrement, et sans remplacement de la part des propriétaires, à moins que, pour accélérer le terme de l'anéantissement de cette redevance, on ne préfère, dès l'instant où l'excédent des revenus publics sera de plus des trois quarts du produit de la dîme, de faire la remise aux propriétaires des trois quarts de cette charge, sous la condition de racheter l'autre quart au dernier 20, et au profit de la nation.
"Art- 11. Pour le distribution des 100 millions, la réunion des communautés conservées, la suppression de celles qui seront jugées inutiles, la fixation des pensions à accorder aux membres de ces communautés, l'extinction des bénéfices sans fonctions, la réduction du nombre des Autres par voie d'union, le prélèvement sur le revenu des titulaires ou pensionnaires actuels, les fonds à affecter à la retraite des anciens pasteurs, etc-, il sera nommé une commission de trente-six membres, composée particulièrement d'ecclésiastiques, suivant les différentes classes de bénéfices ou biens ecclésiastiques possédés en ce moment par le clergé, à moins qu'on ne préfère une assemblée extraordinaire du clergé, convoquée pour ce seul objet dans la forme la plus régulière, et à qui vous fixeriez les limites, les bases, et la durée de son travail.
"Art- 12. La réduction du revenu du titulaire ne pourra se faire arbitrairement; elle sera toujours dans un rapport déterminé avec le revenu actuel, à partir d'une somme qui restera intacte. Cette réduction sera plus considérable, et croîtra dans une progression toujours plus forte, en raison de la valeur et de la moindre utilité du bénéfice. Il sera en même temps fixé un terme au delà duquel un revenu ecclésiastique, attribué à un même titulaire, ne pourra s'élever.
"Art- 13. Aucune cure, dans tout le royaume ne jouira d'un revenu moindre de 1 200 livres, non compris le presbytère et un jardin. Le casuel des villes ne sera pas entièrement supprimé mais il sera déterminé par un règlement.
"Art- 14. Il sera interdit, dès à présent, à toute communauté d'admettre personne à l'émission des voeux, jusqu'à ce qu'il ait été décidé quelles sont celles des anciennes communautés qui subsisteront.
"Art- 15. On ne pourra, dès à présent, faire aucune résignation ni permutation; et aucun autre bénéfice que les archevêchés, évêchés, et les cures ne pourra être conféré jusqu'à une nouvelle disposition.
"Art- 16. La nation sera saisie, dès aujourd’hui, de tous les biens du clergé; pourtant la nouvelle dotation du clergé n'aura lieu qu'à compter de ..., époque à laquelle l'état de répartition sera définitivement arrêté par l'Assemblée nationale en exercice, d'après le rapport de la commission nommés à cet effet. Mais, jusqu'à cette époque, le revenu actuel de chacun des membres du clergé et de chacune des communautés sera payé par la nation, sur le pied dont ils justifieront avoir joui; et il ne pourra être délégué, anticipé ni saisi à l'avance, sous quelque prétexte que ce soit. [ # note post-scriptum de l’auteur #] 
[# Note : La répartition des 100 millions, donnant lieu à des opérations très multipliées, ne pourra, suivant les apparences, être complètement exécutée avant deux années révolues. Dans cet intervalle, chaque titulaire et communauté non supprimée ne perdront rien de leur revenu actuel, et néanmoins pendant ce même temps la nation profitera de la multitude des capitaux provenant des ventes effectuées, ainsi que du bénéfice des différentes réunions et extinctions.#]
"Art- 17. A compter du jour qui sera fixé, les produits, profits et revenus des biens-fonds ecclésiastiques seront, à la poursuite et diligence des administrations provinciales, perçus au profit de l'Etat et versés dans la caisse nationale, sur le pied des baux actuels qui subsisteront jusqu'à la mise en possession des acquéreurs desdits biens.
"Art- 18. Même avant que la répartition des 100 millions de dotation ecclésiastique soit faite et établie, la nation pourra faire vendre tels des rentes et biens-fonds du clergé, vacants ou non vacants, qu'elle jugera convenable, et à plus forte raison elle pourra les hypothéquer.
"Art- 19. Les intérêts et remboursements de la dette actuelle du clergé seront acquittés dorénavant par la nation.
"Art- 20. Aussitôt après la publication du présent décret, les scellés seront mis, à la requête du procureur du roi, et d'après l'ordonnance des juges royaux, sur tous les chantiers appartenant aux bénéfices et communautés.
"Art- 21. Le clergé continuera de jouir à l'avenir, dans les assemblées politiques de la nation, du droit d'être électeur et éligible, et de toutes les autres facultés qui, dans l'état social, appartiennent aux qualités réunies de propriétaire et de citoyen." 
Plusieurs autres articles sont sans doute nécessaires, et nous seront présentés par la commission que vous allez nommer. Voilà les premiers qui se sont offerts à ma réflexion; voici maintenant ceux qui intéressent la vente des biens-fonds du clergé.
"Art- 1. La vente des biens-fonds du clergé se fera dans des enchères publiques, sous l'inspection et direction des personnes nommées à cet effet, par les assemblées provinciales, et suivant les formes usitées en pareil cas.
"Art- 2. Les créanciers publics, propriétaires de créances sur l'Etat, seront admis à se rendre adjudicataires de ces biens, et à payer le montant de l'adjudication en quittances de remboursement du capital de leurs rentes soit perpétuelles, à raison du denier 20, soit viagères, avec les quittances des arrérages du dernier semestre dans lequel ils se rendront adjudicataires.
"Art- 3. Il sera libre à tout particulier d'entrer en concurrence avec les créanciers publics, de se rendre adjudicataire, et de payer le montant de son adjudication en deniers comptants.
"Art- 4. Il ne sera dû ni exigé, pour les premières ventes, aucun droit du centième denier, ni de lods et ventes, pour ceux desdits biens qui se trouveraient dans la mouvance des domaines royaux. Les frais de sentence d'adjudication et de procès-verbal seront fixés et déterminés d'une manière uniforme pour toute la France. Les acquéreurs desdits biens ne seront point tenus, si bon leur semble de prendre des lettres de ratification sur leur acquisition : ils seront tenus d'en payer le prix, nonobstant toutes oppositions qui tiendront entre les mains du séquestre préposé pour la liquidation des dettes des bénéficiers.
"Art- 5. Ceux des biens du clergé qui se trouveront situés dans les murs et dans l'arrondissement de la capitale, à une distance de vingt lieues de rayon, ainsi que dans les villes principales du royaume, telles que Lyon, Rouen, Strasbourg, Bordeaux, Marseille, Nantes, Lille, etc., et à une distance de quatre lieues de rayon, ne pourront être payés qu'en argent comptant, ou en quittances de remboursement de rentes viagères sur l'Etat.
"Art- 6. Les rentes viagères dont la quittance de remboursement sera admissible en payement, seront seulement celles crées depuis 1775, et acquises, soit à raison de 10 pour cent sur une tête, ou d'un moindre taux sur deux têtes, en rapportant pour celles-ci la quittance de remboursement collective des rentiers, ou ayant droit de jouir de la rente : les rentes viagères à 9 pour cent sur une tête seront aussi prises en payement, mais à raison du capital au denier 10 seulement de leur produit, ainsi que pour les rentes viagères sujettes à la retenue du dixième.
"Art- 7. Les adjudicataires qui donneront en payement quittances du remboursement de rentes viagères, ne seront mis en possession qu'à l'expiration de trois mois après leur adjudication; et si, dans cet intervalle, la personne sur la tête de laquelle la rente viagère aurait été constituée, venait à décéder, l'acquisition et l'adjudication serait nulles.
"Art- 8. Les titulaires d'offices ou propriétaires des finances d'offices dont l'Assemblée a décrété la suppression, seront considérés comme créanciers de l'Etat, et admis à donner en payement le montant des finances de leurs offices, avec la quittances de tous les gages qui pourraient leur être dus; à l'effet de quoi il sera, le plus incessamment possible, procédé à la liquidation et fixation dedites finances.
"Art- 9. La recette du prix de ces ventes, qui sera faite en deniers comptants, devra être versée dans la caisse nationale, pour en être le montant employé au remboursement ou acquisition, au profit de l'Etat, des créances publiques, liquides et productives des intérêts les plus onéreux. Cet emploi sera toujours fait dans le trimestre du versement des deniers qui aura été fait à la caisse nationale; l'accomplissement exact de cette dernière disposition sera l'un des objets de la responsabilité personnelle du ministre des finances.
"Art- 10. L'ordre et la forme dans lesquels se feront les ventes et enchères, les publications préalables, les morcellement et division de ces biens avant leur remise en enchère, la mise en possession des acquéreurs, les payements en deniers, les termes et les facilités qui pourront être accordés dans ce cas, les payements en quittances de remboursement de rentes perpétuelles ou viagères, les conditions sous lesquelles les rentes viagères pourront être reçues en acquit des dites adjudications, les formes dans lesquelles pourront se faire, pour accélérer ces opérations, des remboursements provisionnels de rentes perpétuelles, et le remboursement des créances ainsi remboursées, s'il y avait lieu, seront déterminés par une instruction réglementaire." 

 

 
 
 
 


 
 

Talleyrand : Second discours sur les biens ecclésiastiques, 2 novembre 1789, (discours non prononcé à l’Assemblée mais publié en brochure)
 

Messieurs, je suis presque seul de mon état qui soutienne ici des principes qui paraissent opposés à ses intérêts. Si je monte à cette tribune, ce n'est pas sans ressentir toutes les difficultés de ma position. Comme ecclésiastique, je fais hommage au clergé de la sorte de peine que j'éprouve; mais comme citoyen, j'aurai le courage qui convient à la vérité.
Insensible à des interprétations qui ne m'atteignent pas et que je m'abstiens même de qualifier, je ne répondrai ni aux paroles, ni aux écrits de quelques personnes trop dominées par leur intérêt : il me faudrait parler de moi, descendre un moment des grands objets qui vous occupent et oublier la dignité de cette Assemblée.
Depuis le jour où la grande question des biens ecclésiastiques a été agitée parmi nous, sans doute tout a été dit de part et d'autre; et néanmoins il est peut-être, au moment de la décision, plus que jamais indispensable de bien circonscrire l'état de la question.
Avant tout, je conjure les membres de l'état auquel j'ai l'honneur d'appartenir, de ne pas perdre de vue notre position actuelle : le clergé n'est plus un ordre; il n'a plus une administration particulière; il a perdu ses dîmes qui formaient au moins la moitié de ses revenus, et ce serait s'abuser que de penser qu'elles lui seront rendues. Il est donc, sous le rapport de cette partie considérable de ses anciennes possessions, entièrement dépendant de la volonté nationale, qui s'est engagée, il est vrai, à fournir un remplacement, mais non pas un équivalent; car c'est ainsi que les décrets de l'Assemblée se sont littéralement expliqués. Dans cet ordre de choses tout nouveau, et qu'il me semble qu'on oublie beaucoup trop, il ne reste aujourd’hui au clergé que ses biens-fonds, et c'est après y avoir bien réfléchi, que j'ai pensé, que je pense encore qu'il lui importerait d'en faire le sacrifice même dans la seule vue d'améliorer son sort. Ne faudrait-il pas en effet, dans toute supposition, par une conséquence inévitable de la destination de tout bien ecclésiastique, que les bénéficiers, qui jouissent en ce moment des biens-fonds, vinssent au secours de ceux qui se trouvent dotés en dîmes, ou dont la dotation est absolument insuffisante ? Dès lors, il m'est impossible de voir en quoi consisteraient les avantages de cette propriété si ardemment invoquée. Que serait-ce, en effet, qu'un droit de propriété du clergé qui ne pourrait empêcher que par une volonté distincte de la sienne, les revenus ecclésiastiques d'un canton ne fussent versés dans un autre, pour y remplacer les dîmes, subvenir aux frais du culte et de la dotation des ministres de la religion ? La nation, propriétaire de ces biens, fera-t-elle autre chose ? 
Mais résolvons la question en elle-même. Quel est le vrai propriétaire de ces biens ? Le clergé en général ? Non, car rien, absolument rien n'a été donné au corps du clergé, qui, en conséquence, n'a jamais pu faire seul un acte véritable de propriétaire. Les corporations particulières du clergé ? Non; comment pourraient-elles être propriétaires de leurs biens puisqu'elles ne le sont pas même de leur existence ? Le titulaire particulier ? Non; puisque le bénéfice n'a été donné dans l'origine ni à lui, ni pour lui, et qu'actuellement il peut être supprimé sans lui et malgré lui. Le fondateur ? Non; car hors le cas d'une clause expresse de réversion, il a toujours été reconnu que le don fait par lui était irrévocable. Le diocèse ou canton dans lequel est situé l'établissement ecclésiastique ? Non; car si, toutes choses égales, il est convenable que le bienfait reste là où il a été d'abord placé, une telle convenance ne peut constituer dans toute supposition un droit rigoureux : ce bienfait peut tellement se dénaturer qu'il y devienne inutile, disproportionné, déplacé. Dès lors il devient naturellement une portion libre de la fortune publique, applicable là ou ailleurs à l'intérêt général; car ce n'est, ce ne peut être qu'à cette condition que la nation a ratifié une donation quelconque.
A qui donc est la propriété véritable de ces biens. La réponse ne peut plus être douteuse, à la nation; mais ici, il est nécessaire de bien s'entendre. Est-ce à la nation en ce sens que, sans aucun égard pour leur destination primitive, la nation, par une supposition chimérique, puisse en disposer de toutes manières, et, à l'instar des individus propriétaires, en user ou en abuser à son gré ? Non, sans doute; car ces biens ont été chargés d'une obligation par le donateur, et il faut que par eux ou par un équivalent quelconque, cette obligation, tant qu'elle est jugée juste et légitime soit remplie. Mais est-elle à la nation, en ce sens que la nation, s'obligeant à faire acquitter les charges des établissements nécessaires ou utiles; ou pourvoir dignement à l'acquit du service divin, suivant le véritable esprit des donateurs; à faire remplir même les fondations particulières, lorsqu'elles ne présenteront aucun inconvénient; elle puisse employer l'excédent au delà de ces frais à des objets d'utilité générale ? La question posée ainsi ne présente plus d'embarras : oui, sans doute, elle est à la nation, et les raisons se présentent en foule pour le démontrer.
1o La plus grande partie de ces biens a été donnée évidemment à la décharge de la nation, c’est-à-dire, pour des fonctions que la nation eût été tenue de faire acquitter : or ce qui a été donné pour la nation est nécessairement donné à la nation.
2o Ces biens ont été presque tous donnés pour le service public : ils l'ont été, non pour l'intérêt des individus, mais pour l'intérêt public : or, ce qui est donné pour l'intérêt public peut-il n'être pas donné à la nation ? La nation peut-elle cesser un instant d'être juge suprême sur ce qui constitue cet intérêt ? 
3o Ces biens ont été donnés à l'Eglise. Or, comme on l'a remarqué déjà, l'Eglise n'est pas le seul clergé, qui n'en est que la partie enseignante. L'Eglise est l'assemblée des fidèles, et l'assemblée des fidèles dans un pays catholique est-elle autre chose que la nation ? 
4o Ces biens ont été destinés particulièrement aux pauvres : or, ce qui n'est pas donné à tel pauvre en particulier, mais qui est destiné à perpétuité aux pauvres, peut-il n'être pas donné à la nation qui peut seule combiner les vrais moyens de soulagement pour tous les pauvres ? 
5o La nation peut certainement par rapport aux biens ecclésiastiques ce que pouvaient par rapport à ces biens, dans l'ancien ordre de choses, le roi et le supérieur ecclésiastique le plus souvent étranger à la possession de ces biens. Or, on sait qu'avec le concours de ces deux volontés, l'on a pu dans tous les temps éteindre, unir, désunir, supprimer, hypothéquer des bénéfices, et même les aliéner pour secourir l'Etat. La nation peut donc aussi user de tous ces droits, et comme dans la réunion de ces droits, se trouve toute la propriété qui est réclamée en ce moment sur les biens ecclésiastiques en faveur de la nation, il suit qu'elle est propriétaire dans toute l'acception que ce mot peut présenter pour elle.
Mais les titres, mais les possessions ?... Eh bien ! ces titres et cette possession assurent un droit véritable à un titulaire quelconque; cela ne peut être contesté et n'a rien de commun avec le principe que je défends. Ce n'est pas encore tout. Ces titres, cette possession donnent tous les droits de la propriété à une église particulière contre une autre église qui voudrait la dépouiller; mais toutes ces églises particulières appartenant à la nation, un pareil droit ne peut jamais être invoqué contre elle, puisque éternellement elle conserve le droit de les modifier, de les reconstituer, ou même de les supprimer entièrement.
Telles sont, Messieurs, les raisons qui m'ont déterminé à croire que les biens ecclésiastiques sont une propriété nationale. Si ces raisons que rien, non rien n'a pu affaiblir un instant dans mon esprit, si ces raison indépendantes de toutes circonstances, vous paraissent de quelque poids, combien ne deviennent-elle pas plus pressantes, plus décisives dans l'ensemble des conjonctures actuelles ? Regardons autour de nous : la fortune publique est chancelante; sa chute prochaine menace toutes les fortunes, et dans ce désastre universel, qui aurait plus à craindre que le clergé ? Depuis longtemps l'on compare avec l'indigence publique l'opulence particulière de plusieurs d'entre nous; faisons cesser, en un instant, ces fatigants murmures dont s'indigne nécessairement notre patriotisme; livrons sans réserve à la nation et nos personnes et nos fortunes; elle ne l'oubliera jamais.
Ne disons pas que le clergé, par cela seul qu'il ne sera plus propriétaire, en devienra moins digne de la considération publique. Non : pour être payé par la nation, le clergé n'en sera pas moins révéré des peuples; car les chefs des tribunaux, les ministres, les rois mêmes reçoivent des salaires et n'en sont pas moins honorés. Non; il ne leur sera point odieux, car ce n'est pas de la main de chacun des citoyens que le ministre des églises ira chercher son tribut, mais dans le Trésor public, comme tous les autres mandataires du gouvernement.
Eh ! ne voyez-vous pas sans cesse le peuple consentir à oublier que les fonctionnaires quelconques sont à ses gages et joindre à ses tributs généreux l'hommage personnel du respect pour des hommes dont les fonctions contrarient souvent ses passions et quelquefois même ses intérêts ? Comment donc voudra-t-on persuader que ce peuple plus juste qu'on ne pense, et qu'éternellement on calomnie, déshéritera de sa reconnaissante estime ceux qui ne devront, qui ne voudront, qui ne pourront que lui inspirer la vertu, verser dans son sein les consolations de la charité et de la morale, et remplir dans tous les instants, auprès de lui, les fonctions les plus paternelles ? 
Ne disons plus qu'à cette question se trouve liée la cause de la religion; disons plutôt que ce que nous savons tous, disons que le plus grand acte religieux qui puisse nous honorer, c'est de hâter l'époque où un meilleur ordre de choses fera disparaître des abus corrupteurs, préviendra cette multitude de crimes connus, de délits obscurs, fruit des grandes calamités publiques. Disons que le plus bel hommage à la religion, c'est de contribuer à la formation d'un ordre social, qui fasse naître et protège les vertus que la religion commande et récompense, et qui rappelle sans cesse à l'homme, dans la perfection de la société, le bienfaiteur de la nature. Les peuples ramenés à la religion par le sentiment du bonheur ne se rappelleront point sans reconnaissance les sacrifices que les ministres de la religion auront faits à la félicité générale. Tout le demande. L'opinion publique proclame partout la loi de la justice unie à celle de la nécessité. Quelques moments de plus et nous perdons dans une lutte inégale et dégradante l'honneur d'une généreuse résignation. Aller au-devant de la nécessité, c'est paraître ne point la craindre, ou, pour s'énoncer d'une manière plus digne de vous, c'est ne point la craindre en effet. Ce n'est pas être traîné vers l'autel de la patrie, c'est y porter une offrande volontaire. Que sert d'en différer le moment ? Combien de troubles, combien de malheurs eussent été prévenus, si les sacrifices consommés ici depuis trois mois eussent été plus tôt un don du patriotisme ? Montrons, Messieurs, que nous voulons être citoyens, n'être que citoyens, que nous voulons véritablement nous rallier à l'unité nationale, ce voeu de la France entière. C'est là ce qui fera dire que le clergé a justifié, par la grandeur de ses sacrifices, l'honneur qu'il eut autrefois d'être appelé le premier ordre de l'Etat. Enfin, Messieurs, c'est en cessant d'être un corps, éternel objet d'envie, que le clergé va devenir un assemblage de citoyens, objet d'une éternelle reconnaissance.
Je conclus donc à ce que le principe sur la propriété des biens ecclésiastiques soit consacré en ce moment et pour prévenir toute équivoque, à ce qu'il soit en conséquence décrété par l'Assemblée nationale, que la nation est le vrai propriétaire de ces biens, en ce sens, qu'elle peut en disposer pour le plus grand bien public, à la charge pour elle de conserver à chaque titulaire ce qui lui appartient réellement, et de faire acquitter dorénavant, de la manière qu'elle jugera la plus digne, les obligations véritables dont ces biens se trouvent chargés.

 

 
 
 
 
 
 
 


 
 

Talleyrand : Rapport sur la possession d'état de citoyen actif réclamé par les Juifs portugais établis à Bordeaux, 28 janvier 1790, Assemblée nationale constituante
 

Les juifs régnicoles, établis à Bordeaux, viennent d'envoyer une députation extraordinaire, avec des pouvoirs constatés et signés par deux cent quinze chefs de leurs maisons.
Ces députés ont remis au comité de Constitution une adresse pour l'Assemblée nationale, dont notre devoir est de vous donner connaissance, et sur laquelle, à raison de l'époque prochaine des élections, il nous a paru également juste et convenable que vous prononçassiez incessamment.
Les juifs de Bordeaux, ainsi que ceux de Bayonne et d'Avignon, se trouvent dans une position particulière, en sorte que votre décision laissera intact l'ajournement que vous avez prononcé. Cette position les rend étrangers aux observations qui ont été faites dans cette Assemblée sur l'état des juifs.
Ils n'ont ni lois, ni tribunaux, ni officiers particuliers.
Ils jouissent du droit indéfini d'acquérir des immeubles.
Ils possèdent toute espèce de propriété.
Ils supportent toute imposition sur le même pied que les autres Français.
Ils participent au droit de bourgeoisie, assistent dans toutes les occasions aux assemblées publiques comme citoyens et comme négociants; ils ont concouru en dernier lieu à l'élection des députés à l'Assemblée; ils servent dans ce moment dans les milices nationales, y occupent des grades, et en remplissent les fonctions sans distinction d'aucun jour de la semaine.
Enfin, ce qui nous a paru tout à fait décisif, depuis deux cent quarante ans, ils jouissent de tous les droits de régnicoles, en vertus de lettres patentes légalement enregistrée et renouvelées de règne et règne. Les preuves de tous ces faits nous ont été remises; elles sont incontestables. Voici les termes de lettres patentes de 1776 : 
"Voulons (y est-il dit en parlant des juifs portugais établis à Bordeaux) qu'il soient traités et regardés, ainsi que nos autres sujets nés en notre royaume, et qu'ils soient réputés tels, tant en jugement que dehors." 
Les lettres patentes de 1780, relatives au juifs avignonnais établis aussi à Bordeaux, sont plus expressives encore.
Ils demandent donc, Messieurs, non pas d'être admis à la participation des droits de citoyen; mais plutôt d'être maintenus dans la jouissance de ces droits. Leur demande nous a paru parfaitement juste. Vous n'avez point voulu, vous n'avez pas pu priver personne de l'honorable qualité de citoyen à moins qu'il n'eût démérité aux yeux de la nation; et il est évident que ce serait priver les juifs de Bordeaux que de ne pas la leur reconnaître en ce moment.
Votre comité de Constitution a donc pensé que, sans rien préjuger sur la question de l'état des juifs, prise dans sa généralité, il était juste et convenable de décréter en ce moment : 
"Que les juifs à qui les lois anciennes ont accordé la qualité de citoyen, ainsi que ceux qui sont dans une possession immémoriale d'en jouir, la conservent, et, en conséquence, sont citoyens actifs, s'ils réunissent les autres qualités exigées par les décrets de l'Assemblée." 
(Cette motion excite de vives réclamations.) 

 

 
 
 


 

Talleyrand : Rapport sur l'instruction publique, 10 septembre 1791, Assemblée nationale constituante
 

Les pouvoirs publics sont organisés : la liberté, l'égalité existent sous la garde toute-puissante des lois; la propriété a retrouvé ses véritables bases; et pourtant la Constitution pourrait sembler incomplète, si l'on n'y attachait enfin, comme partie conservatrice et vivifiante, l'instruction publique, que sans doute on aurait le droit d'appeler un pouvoir , puisqu'elle embrasse un ordre de fonctions distinctes qui doivent agir sans relâche sur le perfectionnement du corps politique et sur la prospérité générale.
Nous ne chercherons pas ici à faire ressortir la nullité ou les vices innombrables de ce qu'on a nommé jusqu'à ce jour instruction. même sous l'ancien ordre de choses, on ne pouvait arrêter sa pensée sur la barbarie de nos institutions, sans être effrayé de cette privation totale de lumières, qui s'étendait sur la grande majorité des hommes; sans être révolté ensuite et des opinions déplorable que l'on jetait dans l'esprit de ceux qui n'étaient pas tout à fait dévoués à l'ignorance, et des préjugés de tous les genres dont on les nourrissait, et de la discordance ou plutôt de l'opposition absolue qui existait entre ce qu'un enfant était contraint d'appendre, et ce qu'un homme était tenu de faire; enfin, de cette déférence aveugle et persévérante pour des usages dès longtemps surannés, qui, nous replaçant sans cesse à l'époque où tout le savoir était concentré dans les cloître, semblait encore, après plus de dix siècles, destiner l'universalité des citoyens à habiter des monastères.
Toutefois ces choquantes contradictions, et de plus grandes encore, n'auraient pas dû surprendre; elles devaient naturellement exister là où constitutionnellement tout était hors de sa place; où tant d'intérêts se réunissaient pour tromper, pour dégrader l'espèce humaine; où la nature du gouvernement repoussait les principes dans tout ce qui n'était pas destiné à flatter ses erreurs; où tous semblait faire une nécessité d'apprendre aux hommes, dès l'enfance, à composer avec des préjugés, au milieu desquels ils étaient appelés à vivre et à mourir; où il fallait les accoutumer à contraindre leurs pensée, puisque la loi elle-même leur disait avec menace qu'ils n'en étaient pas les maîtres; et où enfin une prudence pusillanime, qui osait se nommer vertu, s'était fait un devoir de distraire leur esprit de ce qui pouvait un jour leur rappeler les droits qu'il ne leur était pas permis d'invoquer; et telle avait été, sous ces rapports, l'influence de l'opinion publique elle-même, qu'on était parvenu à pouvoir présenter à la jeunesse l'histoire des anciens peuples libres, à échauffer son imagination par le récit de leurs héroïques vertus, à la faire vivre, en un mot, au milieu de Sparte et de Rome, sans que le pouvoir le plus absolu eût rien à redouter de l'impression que devaient produire ces grands et mémorables exemples. Aimons pourtant à rappeler que, même alors, il s'est trouvé des hommes dont les courageuses leçons semblaient appartenir aux plus beaux jours de la liberté; et, sans insulter à de trop excusables erreurs, jouissons avec reconnaissance des bienfaits de l'esprit humain qui, dans toutes les époques a su préparer, à l'insu du despotisme, la Révolution qui vient de s'accomplir.
Or, si à ces diverses époques dont chaque jour nous sépare par de si grands intervalles; la simple raison, la saine philosophie ont pu réclamer, non seulement avec justice, mais souvent avec quelque espoir de succès, des changements indispensables dans l'instruction publique; si dans tous les temps, il a été permis d'être choqué de ce qu'elle n'était absolument en rapport avec rien, combien plus fortement doit-on éprouver le besoin d'une réforme totale, dans un moment où elle est sollicitée à la fois, et par la raison de tous les pays, et par la Constitution particulière du nôtre.
Il est impossible, en effet, de s'être pénétré de l'esprit de cette constitution, sans y reconnaître que tous les principes invoquent les secours d'une instruction nouvelle.
Forts de la toute-puissance nationale, vous êtes parvenus à séparer, dans le corps politique, la volonté commune ou la faculté de faire des lois, de l'action publique ou des divers moyens d'en assurer l'exécution; et c'est là qu'existera éternellement le fondement de la liberté politique. Mais pour le complément d'un tel système, il faut sans doute que cette volonté se maintienne toujours droite, toujours éclairée, et que les moyens d'action soient invariablement dirigés vers leur but; or, ce double objet est évidemment sous l'influence directe et immédiate de l'instruction.
La loi, rappelée enfin à son origine, est redevenue ce qu'elle n'eut jamais dû cesser d'être, l'expression de la volonté commune. Mais pour que cette volonté, qui doit se trouver toute dans les représentants de la nation, chargés par elle d'être ses organes, ne soit pas à la merci des volontés éparses ou tumultueuses de la multitude souvent égarée; pour que ceux de qui tout pouvoir dérive ne soient pas tentés, ni quant à l'émission de la loi, ni quant à son exécution, de reprendre inconsidérément ce qu'ils ont donné, il faut que la raison publique, armée de toute la puissance de l'instruction et des lumières, prévienne ou réprime sans cesse ces usurpations individuelles, destructives de tout principe, afin que le parti le plus fort soit aussi, et pour toujours, le parti le plus juste.
Les hommes sont déclarés libres; mais ne sait-on pas que l'instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile, et, seule, peut maintenir la liberté politique contre toutes les espèces de despotisme ? Ne sait-on pas que, même sous la Constitution la plus libre, l'homme ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant de l'homme instruit; et qu'une instruction générale, bien distribuée, peut seule empêcher, non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire, et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire que cette supériorité donnerait, si l'on condamnait à l'ignorance une classe quelconque de la société ? Celui qui ne sait ni lire ni compter dépend de tout ce qui l'environne; celui qui connaît les premiers éléments du calcul ne dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait même profiter de ses découvertes.
Les hommes sont reconnus égaux; et pourtant combien cette égalité des droits serait peu sentie, serait peu réelle, au milieu de tant d'inégalités de fait, si l'instruction ne faisait sans cesse effort pour rétablir le niveau, et pour affaiblir du moins les funestes disparités qu'elle ne peut détruire ! 
Enfin, et pour tout dire, la Constitution existerait-elle véritablement, si elle n'existait que dans notre code : si de là elle ne jetait ses racines dans l'âme de tous les citoyens; si elle n'y imprimait à jamais de nouveaux sentiments, de nouvelles moeurs, de nouvelles habitudes. et n'est-ce pas à l'action journalière et toujours croissante de l'instruction, que ces grands changements sont réservés ? 
Tout proclame donc l'instante nécessité d'organiser l'instruction : tout nous démontre que le nouvel état des choses, élevé sur les ruines de tant d'abus, nécessite une création en ce genre; et la décadence rapide et presque spontanée des établissements actuels qui, dans toutes les parties du royaume, dépérissent comme des plantes sur un terrain nouveau qui les rejette, annonce clairement que le moment est venu d'entreprendre ce grand ouvrage.
En nous livrant au travail qu'il demande, nous n'avons pu nous dissimuler un instant les difficultés dont il est entouré. Il en est de réelles, et qui tiennent à la nature d'un tel sujet. L'instruction est en effet un pouvoir d'une nature particulière. Il n'est donné à aucun homme d'en mesurer l'étendue; et la puissance nationale ne peut elle-même lui tracer des limites. Son objet est immense, indéfini : que n'embrasse-t-il pas ! Depuis les éléments les plus simples des arts jusqu'aux principes les plus élevés du droit public et de la morale; depuis les jeux de l'enfance jusqu'aux représentations théâtrales et aux fêtes les plus imposantes de la nation : tout ce qui, agissant sur l'âme, peut y faire naître et y graver d'utiles ou de funestes impressions, est essentiellement de son ressort. Ses moyens qui vont toujours en se perfectionnant, doivent être diversement appliqués suivant les lieux, les temps, les hommes, les besoins. Plusieurs sciences sont encore à naître; d'autres n'existent déjà plus : les méthodes ne sont point fixées; les principes des sciences ne peuvent l'être; les opinions moins encore; et, sous aucun de ces rapports, il ne nous appartient d'imposer des lois à la postérité. Tel est néanmoins le pouvoir qu'il faut organiser.
A côté de ces difficultés réelles, il en est d'autres plus embarrassantes peut-être, par la raison que ce n'est pas avec des principes qu'on parvient à les vaincre, et qu'il faut en quelque sorte composer avec elles. Celles-ci naissent d'une sorte de frayeur qu'éprouvent souvent les hommes les mieux intentionnés à la vue d'une grande nouveauté; toute perfection leur semble idéale; ils la redoutent presque à l'égal d'un système erroné, et souvent il parviennent à la rendre impraticable, à force de répéter qu'elle l'est.
C'est à travers ces difficultés qu'il nous a fallu marcher; mais nous croyons avoir écarté les plus fortes, en réduisant extrêmement les principes, et en nous bornant à ouvrir toutes les routes de l'instruction, sans prétendre fixer aucun limite à l'esprit humain, au progrès duquel on ne peut assigner aucun terme.
Quant aux autres difficultés, ceux qu'un trop grand changement effraye ne tarderont pas à voir que, si nous avons tracé un plan pour chaque partie de l'instruction, c'est que dans la chose la plus pratique il fallait se tenir en garde contre les inconvénients des principes purement spéculatifs; qu'il ne suffisait pas de marquer le but, qu'il fallait aussi ouvrir les routes; mais en même temps nous avons pensé qu'il était nécessaire de laisser aux divers départements qui connaîtront et ce qu'exigent les besoins et ce que permettent les moyens de chaque lieu, à déterminer le moment où tel point en particulier pourra être réalisé avec avantage, comme aussi à la modifier dans quelques détails; car nous voulons que le passage de l'ancienne instruction à la nouvelle se fasse sans convulsion, et surtout sans injustice individuelle.
Pour nous tracer quelque ordre dans un sujet aussi vaste, nous avons considéré l'instruction sous les divers rapports qu'elle nous a paru présenter à l'esprit.
L'instruction en général a pour but de perfectionner l'homme dans tous les âges, et de faire servir sans cesse à l'avantage de chacun et au profit de l'association entière les lumières, l'expérience, et jusqu'aux erreurs des générations précédentes.
Un des caractères les plus frappants dans l'homme est la perfectibilité; et ce caractère, sensible dans l'individu, l'est bien plus encore dans l'espèce : car peut-être n'est-il pas impossible de dire de tel homme en particulier, qu'il est parvenu au point où il pouvait atteindre, et il le sera éternellement de l'affirmer de l'espèce entière, dont la richesse intellectuelle et morale s'accroît sans interruption de tous les produits des siècles antérieurs.
Les hommes arrivent sur la terre avec des facultés diverses, qui sont à la fois les instruments de leur bien-être et les moyens d'accomplir la destinée à laquelle la société les appelle; mais ces facultés, d'abord inactives, ont besoin et du temps, et des choses, et des hommes pour recevoir leur entier développement, pour acquérir toute leur énergie : mais chaque individu entre dans la vie avec une ignorance profonde sur ce qu'il peut et doit être un jour; c'est à l'instruction à le lui montrer; c'est à elle à fortifier, à accroître ses moyens naturels de tous ceux que l'association fait naître, et que le temps accumule; Elle est l'art plus ou moins perfectionné de mettre les hommes en toute valeur, tant pour eux que pour leurs semblables; de leur apprendre à jouir pleinement de leurs droits, à respecter et remplir facilement tous leurs devoirs; en un mot, à vivre heureux et à vivre utiles; et de préparer ainsi la solution du problème, le plus difficile peut-être des sociétés, qui consiste dans la meilleure distribution des hommes.
On doit considérer en effet la société comme un vaste atelier. Il ne suffit pas que tous y travaillent; il faut que tous y soient à leur place, sans quoi il y a opposition de forces, au lieu du concours qui les multiplie. Qui ne sait qu'un petit nombre, distribué avec intelligence, doit faire plus ou mieux qu'un plus grand, doué des mêmes moyens, mais différemment placés ? La plus grande de toutes les économies, puisque c'est l'économie des hommes, consiste donc à les mettre dans leur véritable position : or, il est incontestable qu'un bon système d'instruction est le premier des moyens pour y parvenir.
Comment le former ce système ? Il sera sans toute, sous beaucoup de rapports, l'ouvrage du temps épuré par l'expérience; mais il est essentiel d'en accélérer l'époque. Il faut donc en indiquer les bases, et reconnaître les principes dont il doit être le développement progressif.
L'instruction peut être considérée comme un produit de la société, comme une source de biens pour la société, comme une source également féconde de biens pour les individus.
Et d'abord, il est impossible de concevoir une réunion d'hommes, un assemblage d'êtres intelligents, sans y apercevoir aussitôt des moyens d'instruction. Ces moyens naissent de la libre communication des idées, comme aussi de l'action réciproque des intérêts. C'est alors surtout qu'il est vrai de dire que les hommes sont disciples de tout ce qui les entoure : mais ces éléments d'instruction, ainsi universellement répandus, ont besoin d'être réunis, combinés et dirigés, pour qu'il en résulte un art, c’est-à-dire un moyen prompte et facile de faire arriver à chacun, par des routes sûres, la part d'instruction qui lui est nécessaire. Dans une heureuse combinaison de ces moyens réside le vrai système d'instruction.
Sous ce premier point de vue, l'instruction réclame les principes suivants : 
1o Elle doit exister pour tous : car, puisqu'elle est un des résultats, aussi bien qu'un des avantages de l'association, on doit conclure qu'elle est un droit commun des associés : nul ne peut donc en être légitimement exclu; et celui-là, qui a le moins de propriétés privées, semble même avoir un droit de plus pour participer à cette propriété commune.
2o Ce principe se lie à un autre. Si chacun a le droit de recevoir les bienfaits de l'instruction, chacun a réciproquement le droit de concourir à les répandre : car c'est du concours et de la rivalité des efforts individuels que naîtra toujours le plus grand bien. La confiance doit seule déterminer les choix pour les fonctions instructives; mais tous les talents sont appelés de droit à disputer ce prix de l'estime publique. Tout privilège est, par sa nature, odieux; un privilège, en matière d'instruction, serait plus odieux et plus absurde encore.
3o L'instruction, quant à son objet, doit être universelle : car c'est alors qu'elle est véritablement un bien commun, dans lequel chacun peut s'approprier la part qui lui convient. Les diverses connaissances qu'elle embrasse peuvent ne pas paraître également utiles; mais il n'en est aucune qui ne le soit véritablement, qui ne puisse le devenir davantage, et qui par conséquent doive être rejetée ou négligée. Il existe d'ailleurs entre elles une éternelle alliance, une dépendance réciproque; car elles ont toutes, dans la raison de l'homme, un point commun de réunion, de telle sorte que nécessairement l'une s'enrichit et se fortifie par l'autre. De là il résulte que, dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre.
4o L'instruction doit exister pour l'un et l'autre sexe, cela est trop évident : car, puisqu'elle est un bien commun, sur quel principe l'un des deux pourrait-il en être déshérité par la société protectrices des droits de tous ? 
5o Enfin elle doit exister pour tous les âges. C'est un préjugé de l'habitude de ne voir toujours en elle que l'institution de la jeunesse. L'instruction doit conserver et perfectionner ceux qu'elle a déjà formés; elle est d'ailleurs un bienfait social et universel; elle doit donc naturellement s'appliquer à tous les âges, si tous les âges en sont susceptibles : or, qui ne voit qu'il n'en est aucun où les facultés humaines ne puissent être utilement exercées, où l'homme ne puisse être affermi dans d'heureuses habitudes, encouragé à faire le bien, éclairé sur les moyens de l'opérer : et qu'est-ce que tous ces secours, si ce n'est des émanations du pouvoir instructif ? 
De ces principes qui ne sont, à proprement parler, que des conséquences du premier, naissent des conséquences ultérieures et déjà clairement indiquées.
Puisque l'instruction doit exister pour tous, il faut donc qu'il existe des établissements qui la propagent dans chaque partie de l'empire, en raison de ses besoins, du nombre de ses habitants, et de ses rapports dans l'association politique.
Puisque chacun a le droit de concourir à la répandre, il faut donc que tout privilège exclusif sur l'instruction soit aboli sans retour.
Puisqu'elle doit être universelle, il faut donc que la société encourage, facilite tous les genres d'enseignement, et en même temps qu'elle protège spécialement ceux dont l'utilité actuelle et immédiate sera le plus généralement reconnue et le plus appropriée à la Constitution et aux moeurs nationales.
Puisque l'instruction doit exister pour chaque sexe, il faut donc créer promptement des écoles, et pour l'un et pour l'autre; mais il faut aussi créer pour elles des principes d'instruction : car ce ne sont pas les écoles, mais les principes qui les dirigent, qu'il faut regarder comme les véritables propagateurs de l'instruction.
Enfin, puisqu'elle doit exister pour tous les âges, il faut ne pas s'occuper exclusivement, comme on l'a fait jusqu'à ce jour parmi nous, d'établissement pour la jeunesse; il faut aussi créer, organiser des institutions d'un autre ordre qui soient pour les hommes de tout âge, de tout état, et dans les diverses positions de la vie, des sources fécondes d'instruction et de bonheur.
L'instruction, considérée dans ses rapports avec l'avantage de la société, exige, comme principe fondamental, qu'il soit enseigné à tous les hommes : 
1o A connaître la Constitution de cette société; 2o à la défendre; 3o à la perfectionner, 4e et, avant tout, à se pénétrer des principes de la morale, qui est antérieure à toute constitution, et qui, plus qu'elle encore, est la sauvegarde et la caution du bonheur public.
De là diverses conséquences relatives à la Constitution française.
Il faut apprendre à connaître la Constitution; il faut donc que la déclaration des droits et les principes constitutionnels composent à l'avenir un nouveau catéchisme pour l'enfance, qui sera enseigné jusque dans les plus petites écoles du royaume. Vainement on a voulu calomnier cette déclaration; c'est dans les droits de tous que se trouveront éternellement les devoirs de chacun.
Il faut apprendre à défendre la Constitution; il faut donc que partout la jeunesse se forme, dans cet esprit, aux exercices militaires, et que par conséquent il existe un grand nombre d'écoles générales, où toutes les parties de cette science soient complètement enseignées : car le moyen de faire rarement usage de la force est de bien connaître l'art de l'employer.
Il faut apprendre à perfectionner la Constitution. En faisant serment de la défendre, nous n'avons pu renoncer, ni pour nos descendants, ni pour nous-mêmes, au droit et à l'espoir de l'améliorer. Il importerait donc que toutes les branches de l'art social puissent être cultivées dans la nouvelle instruction : mais cette idée, dans toute l'étendue qu'elle présente à l'esprit, serait d'une exécution difficile au moment où la science commence à peine à naître. Toutefois, il n'est pas permis de l'abandonner, et il faut au moins encourager tous ses essais, tous les établissements partiels en ce genre, afin que le plus noble, le plus utile des arts ne soit pas privé de tout enseignement.
Il faut apprendre à se pénétrer de la morale, qui est le premier besoin de toutes les constitutions; il faut donc, non seulement qu'on la grave dans tous les coeurs par la voie du sentiment et de la conscience, mais aussi qu'on l'enseigne comme une science véritable, dont les principes seront démontrés à la raison de tous les hommes, à celle de tous les âges : c'est par là seulement qu'elle résistera à toutes les épreuves. On a gémi longtemps de voir les hommes de toutes les nations, de toutes les religions, la faire dépendre exclusivement de cette multitude d'opinions qui les divisent. Il en est résulté de grands maux, car en la livrant à l'incertitude, souvent à l'absurdité, on l'a nécessairement compromise, on l'a rendue versatile et chancelante. Il est temps de l'asseoir sur ses propres bases; il est temps de montrer aux hommes, que si de funestes divisions les séparent, il est du moins dans la morale un rendez-vous commun où ils doivent tous se réfugier et se réunir. Il faut donc, en quelque sorte, la détacher de tout ce qui n'est pas elle, pour la rattacher ensuite à ce qui mérite notre assentiment et notre hommage, à ce qui doit lui prêter son appui. Ce changement est simple, il ne blesse rien; surtout il est possible. Comment ne pas voir, en effet, qu'abstraction faite de tout système, de toute opinion, et en ne considérant dans les hommes que leurs rapports avec les autres hommes, on peut leur enseigner ce qui est bon, ce qui est juste, le leur faire aimer, leur faire trouver du bonheur dans les actions honnêtes, du tourment dans celles qui ne le sont pas, former, enfin de bonne heure, leur esprit et leur conscience, et les rendre l'un et l'autre sensibles à la moindre impression de tout ce qui est mal. La nature a pour cela fait de grandes avances; elle a doué l'homme de la raison et de la compassion. Par la première, il est éclairé sur ce qui est juste; par la seconde, il est attiré vers ce qui est bon : voilà le double principe de toute morale. Mais cette nouvelle partie de l'instruction, pour être bien enseignée, exige un ouvrage élémentaire, simple, à la fois clair et profond. Il est digne de l'Assemblée nationale d'appeler sur un tel objet les veilles et les méditations de tous les vrais philosophes.
L'instruction, comme source d'avantages pour les individus, demande que toutes les facultés de l'homme soient exercées; car c'est à leur exercice bien réglé qu'est attaché son bonheur; et c'est en les avertissant toutes, qu'on est sûr de décider la faculté distinctive de chaque homme.
Ainsi, l'instruction doit s'étendre sur toutes les facultés, physiques, intellectuelles, morales.
Physiques. C'est une étrange bizarrerie de la plupart de nos éducations modernes, de ne destiner au corps que des délassements. Il faut travailler à conserver sa santé, à augmenter la force, à lui donner de l'adresse, de l'agilité; car ce sont là de véritables avantages pour l'individu. Ce n'est pas tout; ces qualités sont le principe de l'industrie, et l'industrie de chacun crée sans cesse des jouissances pour les autres. Enfin, la raison découvre dans les différents exercices de la gymnastique, si cultivée parmi les anciens, si négligée parmi nous, d'autres rapports encore qui intéressent particulièrement la morale et la société. Il importe donc, sous tous les points de vue, d'en faire un objet capital de l'instruction.
Intellectuelles. Elles ont été divisées en trois classes : l'imagination, la mémoire et la raison. A la première ont paru appartenir les beaux-arts et les belles-lettres; à la seconde, l'histoire, les langues; à la troisième, les sciences exactes. Mais cette division, déjà ancienne, et les classifications qui en dépendent, sont loin d'être irrévocablement fixées : déjà même elles sont regardées comme incomplètes et absolument arbitraires par ceux qui en ont soumis le principe à une analyse réfléchie. Toutefois, il n'y a nul inconvénient à les employer encore comme formant la dernière carte des connaissances humaines. L'essentiel est que, dans tous les établissements complets, l'instruction s'étende sur les objets qu'elle renferme, sans exclure aucun de ceux qui pourraient n'y être pas indiqués. C'est au temps à faire le reste.
Morales. On ne les a, jusqu'à ce jour, ni classées, ni définies, ni analysées, et peut-être une telle entreprise serait- elle hors des moyens de l'esprit humain; mais on sait qu'il est un sens interne, un sentiment prompt, indépendant de toute réflexion, qui appartient à l'homme, et paraît n'appartenir qu'à l'homme seul. Sans lui, ainsi qu'il a été déjà dit, on peut connaître le bien; par lui seul on l'affectionne, et l'on contracte l'habitude de le pratiquer sans efforts. Il est donc essentiel d'avertir, de cultiver, et surtout de diriger de bonne heure une telle faculté, puisqu'elle est, en quelque sorte, le complément des moyens de vertu et de bonheur.
En rapprochant les divers points de vue sous lesquels nous avons considéré l'instruction, nous en avons déduit les règles suivantes sur la répartition de l'enseignement.
Il doit exister pour tous les hommes une première instruction commune à tous. Il doit exister pour un grand nombre une instruction qui tende à donner un plus grand développement aux facultés, et éclairer chaque élève sur sa destination particulière. Il doit exister pour un certain nombre une instruction spéciale et approfondie, nécessaire à divers états, dont la société doit retirer de grands avantages.
La première instruction serait placée dans chaque canton, ou, plus exactement, dans chaque division qui renferme une assemblée primaire; la seconde dans chaque district; la troisième répondrait à chaque département, afin que par là chacun pût trouver, ou chez soi, ou autour de soi, tout ce qu'il lui importe de connaître.
De là une distribution graduelle, une hiérarchie instructive correspondant à la hiérarchie de l'administration.
Cette distribution ne doit pas, au reste, être purement topographique; il faut que l'instruction s'allie le plus possible au nouvel état des choses, et qu'elle présente, dans ces diverses gradations, des rapports avec la nouvelle Constitution. Voici l'idée que nous nous en sommes faite.
Près des assemblées primaires, qui sont les unités du corps politique, les premiers éléments nationaux, se place naturellement la première école, l'école élémentaire. Cette école est pour l'enfance, et ne doit comprendre que des documents généraux, applicables à toutes les conditions. C'est au moment où les facultés intellectuelles annoncent l'être qui sera doué de la raison, que la société doit, en quelque sorte, introduire un enfant dans la vie sociale, et lui apprendre à la fois ce qu'il faut pour être un jour un bon citoyen, et pour vivre heureux. On ne sait encore quelle place il occupera dans cette société; mais on sait qu'il a le droit d'y être bien, et d'aspirer à en être un jour un membre utile : il faut donc lui faire connaître ce qui est nécessaire et pour l'un, et pour l'autre.
Au dessus des assemblées primaires s'élèvent dans la hiérarchie administrative celles de district, dont les fonctions sont presque toutes préparatoires, et dont les membres se composent d'un petit nombre pris dans ces assemblées primaires : de même aussi au delà des premières écoles seront établies, dans chaque district, des écoles moyennes, ouvertes à tout le monde, mais destinées néanmoins, par la nature des choses, à un petit nombre seulement d'entre les élèves des écoles primaires. On sent en effet qu'au sortir de la première instruction, qui est la portion commune du patrimoine que la société répartit à tous, le grand nombre, entraîné par la loi du besoin, doit prendre la direction vers un état promptement productif; que ceux qui sont appelés par la nature à des professions mécaniques s'empresseront (sauf quelques exceptions) à retourner dans la maison paternelle, ou à se former dans des ateliers, et que ce serait une véritable folie, une sorte de bienfaisance cruelle, de vouloir faire parcourir à tous les divers degrés d'une instruction inutile, et par conséquent nuisible au plus grand nombre. Cette seconde instruction sera donc pour ceux qui n'étant appelés ni par goût, ni par besoin, à des occupations mécaniques, ou aux fonctions de l'agriculture, aspirent à d'autres professions ou cherchent uniquement à cultiver, à orner leur raison, et à donner à leurs facultés un plus grand développement. là n'est donc pas encore la dernière instruction; car le choix d'un état n'est point fait. Il s'agit seulement de s'y disposer ; il s'agit de reconnaître dans le développement prompt de celle des facultés qui semble distinguer chaque individu, l'indication du voeu de la nature pour le choix d'un état préférablement à toute autre : d'où il suit que cette instruction doit présenter un grand nombre d'objets, et néanmoins qu'aucun de ces objets ne doit être trop approfondi, puisque ce n'est encore là qu'un enseignement préparatoire.
Enfin, dans l'échelle administrative se trouve placée au sommet l'administration de département, et à ce degré d'administration doit correspondre le dernier degré de l'instruction, qui est l'instruction nécessaire aux divers états de la société. Ces états sont en grand nombre; mais on doit les réduire beaucoup; car il ne faut un établissement national que pour ceux dont la pratique exige une longue théorie, et dans l'exercice desquels les erreurs seraient funestes à la société. L'état de ministre de la religion, celui d'homme de loi, celui de médecin, qui comprend l'état de chirurgien, enfin, celui de militaire; voilà les états qui présentent ce caractère. Ce dernier même semblerait d'abord pouvoir ne pas y être compris, par la raison que, dans plusieurs de ses parties, il peut être utilement exercé dès le jour même qu'on s'y destine; mais, comme il y en a de très multipliées qui demandent une instruction profonde; comme il importe au salut de tous que, dans l'art difficile d'employer et de diriger la force publique, nous ne soyons pas inférieurs à aucune autre puissance; comme enfin, d'après nos principes constitutionnels, chacun est appelé à remplir des fonctions militaires , il nous a semblé qu'il était nécessaire de le prendre aussi dans la classe des états auxquels la société destinera des établissements particuliers.
Par là répondront aux divers degrés de la hiérarchie administrative les différentes gradations de l'instruction publique; et de même qu'au delà de toutes les administrations se trouve placé le premier organe de la nation, le Corps législatif, investi de toute la force de la volonté publique; ainsi, tant pour le complément de l'instruction, que pour le rapide avancement de la science, il existera dans le chef-lieu de l'empire, et comme au faîte de toutes les instructions, une école plus particulièrement nationale, un institut universel qui, s'enrichissant des lumières de toutes les parties de la France, présentera sans cesse la réunion des moyens les plus heureusement combinés pour l'enseignement des connaissances humaines, et leur accroissement indéfini. Cet institut, placé dans la capitale, cette patrie naturelle des arts, au milieu des grands modèles de tous les genres qui honorent la nation, nous a paru correspondre, sous plus d'un rapport dans la hiérarchie instructive, au Corps législatif lui-même, non qu'il puisse jamais s'arroger le droit d'imposer des lois ou d'en surveiller l'exécution, mais parce que se trouvant naturellement le centre d'une correspondance toujours renouvelée avec tous les départements, il est destiné, par la force des choses, à exercer une sorte d'empire, celui que donne une confiance toujours libre et toujours méritée, que réunissant des moyens dont l'ensemble ne peut se trouver que là, il deviendra, par le privilège légitime de la supériorité, le propagateur des principes, et le véritable législateur des méthodes; qu'à l'instar du Corps législatif, ses membres seront aussi l'élite des hommes instruits de toutes les parties de la France, et que les élèves eux- mêmes, dont la première éducation, distinguée par des succès, méritera d'être perfectionnée pour le plus grand bien de la nation, étant choisis dans chaque département pour être envoyés à cette école, ainsi qu'il sera expliqué ci-après, seront, en vertu d'un tel choix, comme les jeunes députés, sinon encore de la confiance, au moins de l'espérance nationale.
Cette hiérarchie ainsi exposée, il paraîtrait naturel de passer à l'indication des objets et des moyens d'instruction, pour chacun des degrés que nous venons de marquer; mais auparavant, il est une question à résoudre, et sur laquelle les bons esprits eux-mêmes sont partagés : c'est celle qui regarde la gratuité de l'instruction.
Il doit exister une instruction gratuite : le principe est incontestable; mais jusqu'à quel point doit-elle être gratuite ? Sur quels objets seulement doit-elle l'être ? Quelles sont, en un mot, les limites de ce grand bienfait de la société envers ses membres ?.
Quelque difficulté semble d'abord obscurcir cette question. d'une part, lorsqu'on réfléchit sur l'organisation sociale et sur la nature des dépenses publiques, on ne se fait pas tout de suite à l'idée qu'une nation puisse donner gratuitement à ses membres, puisque n'existant que par eux, elle n'a rien qu'elle ne tienne d'eux. D'autre part, le Trésor national ne se composant que des contributions dont le prélèvement est toujours douloureux aux individus, on se sent naturellement porté à vouloir en restreindre l'emploi, et l'on regarde comme une conquête tout ce qu'on s'abstient de payer au nom de la société.
Des réflexions simples fixeront sur ce point les idées.
Qu'on ne perde pas de vue qu'une société quelconque, par cela même qu'elle existe, est soumise à des dépenses générales, ne fût-ce que pour les frais indispensables de toute association : de là résulte la nécessité de former un fonds à l'aide des contributions particulières.
De l'emploi de ce fonds naissent, dans une société bien ordonnée, par un effet de la distribution et de la séparation des travaux publics, d'incalculables avantages pour chaque individu, acquis à peu de frais par chacun d'eux.
Ou plutôt la contribution, qui semble d'abord être une atteinte à la propriété, est, sous un bon régime, un principe réel d'accroissement pour toutes les propriété individuelles.
Car chacun reçoit en retour le bienfait inestimable de la protection sociale qui multiplie pour lui les moyens, et par conséquent les propriétés : et de plus, délivré d'une foule de travaux auxquels il n'aurait pu se soustraire, il acquiert la faculté de se livrer, autant qu'il le désire, à ceux qu'il s'impose lui-même, et par là de les rendre aussi productifs qu'ils peuvent l'être.
C'est donc à juste titre que la société est dite accorder gratuitement un bienfait, lorsque, par le secours de contributions justement établies et impartialement réparties, elle en fait jouir tous ses membres, sans qu'ils soient tenus d'aucune dépense nouvelle.
Reste à déterminer seulement dans quel cas et sur quel principe elle doit appliquer ainsi une partie des contributions; car, sans approfondir la théorie de l'impôt, on sent qu'il doit y avoir un terme, passé lequel les contributions seraient un fardeau dont aucun emploi ne pourrait ni justifier, ni compenser l'économie. On sent aussi que la société, considérée en corps, ne peut ni tout faire, ni tout ordonner, ni tout payer, puisque, s'étant formée principalement pour assurer et étendre la liberté individuelle, elle doit habituellement laisser agir plutôt que de faire elle- même.
Il est certain qu'elle doit d'abord payer ce qui est nécessaire pour la défendre et la gouverner, puisqu'avant tout, elle doit pourvoir à son existence.
Il ne l'est pas moins qu'elle doit payer ce qu'exigent les diverses fins pour lesquelles elle existe, par conséquent ce qui est nécessaire pour assurer à chacun sa liberté et sa propriété; pour écarter des associés une foule de maux auxquels ils seraient sans cesse exposés hors de l'état de société; enfin, pour les faire jouir des biens publics qui doivent naître d'une bonne association : car voilà les trois fins pour lesquelles toute société s'est formée : et comme il est évident que l'instruction tiendra toujours un des premiers rangs parmi ces biens, il faut conclure que la société doit aussi payer tout ce qui est nécessaire pour que l'instruction parvienne à chacun de ses membres.
Mais s'ensuit-il de là que toute espèce d'instruction doive être accordée gratuitement à chaque individu ? Non.
La seule que la société doive avec la plus entière gratuité, est celle qui est essentiellement commune à tous, parce qu'elle est nécessaire à tous. Le simple énoncé de cette proposition en renferme la preuve : car il est évident que c'est dans le trésor commun que doit être prise la dépense nécessaire pour un bien commun; or, l'instruction primaire est absolument et rigoureusement commune à tous, puisqu'elle doit comprendre les éléments de ce qui est indispensable, quelque état que l'on embrasse. D'ailleurs, son but principal est d'apprendre aux enfants à devenir un jour des citoyens. Elle les initie en quelque sorte dans la société, en leur montrant les principales lois qui la gouvernent, les premiers moyens d'y exister : or n'est-il pas juste qu'on fasse connaître à tous gratuitement ce que l'on doit regarder comme les conditions mêmes de l'association dans laquelle on les invite d'entrer ? Cette première instruction nous a donc paru une dette rigoureuse de la société envers tous, il faut qu'elle l'acquitte sans aucune restriction.
Quant aux diverses parties d'instruction qui seront enseignées dans les écoles de district et de département, ou dans l'institut, comme elles ne sont point en ce sens commune à tous, quoiqu'elles soient accessibles à tous, la société n'en doit nullement l'application gratuite à ceux qui librement voudront les apprendre. Il est bien vrai que, puisqu'il doit en résulter un grand avantage pour la société, elle doit pourvoir à ce qu'elles existent. Elle doit par conséquent se charger, envers les instituteurs, de la part rigoureusement nécessaire de leur traitement, en sorte que, dans aucun cas, leur existence et le sort de l'établissement ne puissent être compromis : elle doit organisation, protection, même secours à ces divers établissements; elle doit faire, en un mot, tout ce qui sera nécessaire pour que l'enseignement y soit bon, qu'il s'y perpétue et qu'il s'y perfectionne : mais, comme ceux qui fréquenteront ces écoles, en recueilleront aussi un avantage très réel, il est parfaitement juste qu'ils supportent une partie des frais, et que ce soit eux qui ajoutent à l'existence de leurs instituteurs les moyens d'aisance qui allégeront leurs travaux, et qui s'accroîtront par la confiance qu'ils auront inspirée. Il ne conviendrait sous aucun rapport, que la société s'imposât la loi de donner pour rien les moyens de parvenir à des états qui, en proportion du succès, doivent être très productifs pour celui qui les embrasse.
A ces motifs de raison et de justice, s'unissent de grands motifs de convenance. On a pu mille fois remarquer que, parmi la foule d'élèves que la vanité des parents jetait inconsidérément dans nos anciennes écoles ouvertes gratuitement à tout le monde, un grand nombre, parvenus à la fin des études qu'on y cultivait, n'en étaient pas plus propres aux divers états dont elles étaient préliminaires, et qu'ils n'y avaient gagné qu'un dégoût insurmontable pour les professions honorables et dédaignées auxquelles la nature les avait appelés; de telle sorte qu'ils devenaient des êtres très embarrassants dans la société. Maintenant qu'il y aura une rétribution quelconque à donner, qui stimulera à la fois le professeur et l'élève, il est clair que les parents ne seront plus tentés d'être victimes d'une vanité mal entendue, et que par là l'agriculture et les métiers, dont un sot orgueil éloignait sans cesse, reprendront et conserveront tous ceux qui sont véritablement destinés à les cultiver.
Mais si la nation n'est point obligée, si même elle n'a pas le droit de s'imposer de telles avances, il est une exception honorable qu'elle est tenue de consacrer : c'est celle que la nature elle-même semble avoir faite, en accordant le talent. Destiné à être un jour le bienfaiteur de la société, il faut que, par une reconnaissance anticipée, il soit encouragé par elle; qu'elle le soigne, qu'elle écarte d'autour de lui tout ce qui pourrait arrêter ou retarder sa marche; il faut que, quelque part qu'il existe, il puisse librement parcourir tous les degrés de l'instruction; que l'élève des écoles primaires, qui a manifesté des dispositions précieuses qui l'appellent à l'école supérieure, y parvienne aux dépens de la société, s'il est pauvre, que de l'école de district, lorsqu'il s'y distinguera, il puisse s'élever sans obstacle, et encore à titre de récompense, à l'école plus savante du département, et ainsi de degré en degré, et par un choix toujours plus sévère, jusqu'à l' Institut national.
Par là aucun talent véritable ne se trouvera perdu ni négligé, et la société aura entièrement acquitté sa dette. Mais on sent qu'un tel bienfait ne doit pas être prodigué, soit parce qu'il est pris sur la fortune publique dont on doit se montrer avare, soit aussi parce qu'il est dangereux de trop encourager les demi-talents.
Ainsi, la gratuité de l'instruction s'étendra jusqu'où elle doit s'étendre; elle aura pourtant encore des bornes; mais ces bornes sont indiquées par la raison; il était nécessaire de les poser.
Toute la question sur l'instruction gratuite se résume donc en fort peu de mots.
Il est une instruction absolument nécessaire à tous. La société la doit à tous : non seulement elle en doit les moyens, elle doit aussi l'application de ces moyens.
Il est une instruction qui, sans être nécessaire à tous, est pourtant nécessaire dans la société en même temps qu'elle est utile à ceux qui la possèdent. La société doit en assurer les moyens; mais c'est aussi aux individus qui en profitent, à prendre sur eux une partie des frais de l'application.
Il est enfin une instruction qui, étant nécessaire dans la société, paraît lui devoir être beaucoup plus profitable, si elle parvient à certains individus qui annoncent des dispositions particulières. La société, pour son intérêt autant que pour sa gloire, doit donc à ces individus, non pas seulement l'existence des moyens d'instruction, mais encore tout ce qu'il faut pour qu'ils puissent en faire usage.