il a donné
à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ;
il a voulu lui permettre de contempler le ciel,
de lever ses regards et de les porter vers les astres.
(Ovide, Métamorphoses I, 85-87)
Un
bout de rue à Mons et un cratère de 69 kilomètres
de diamètre sur la lune. Le contraste existant entre les deux
endroits auxquels reste attaché le souvenir de Charles Malapert
ne manque pas d’étonner. Il reflète toute l’ambivalence
de sa postérité : assurément prestigieuse et pourtant
très restreinte. De fait, qui connaît encore ce savant
montois, dont les travaux marquèrent assez l’histoire de l’astronomie
pour lui valoir l’hommage de ses pairs et la dédicace d’un cirque
lunaire ? Aujourd’hui comme hier, Malapert semble voué à
demeurer dans l’ombre. Une double raison explique, au moins partiellement,
cette méconnaissance, ce purgatoire sans fin. D’une part, son
apport scientifique fut, de son vivant même, occulté, voire
dévalué, par celui d’éminents collègues
contemporains au génie exceptionnel, tels Galilée, Kepler,
Scheiner ou Neper. D’autre part, ses théories, pour novatrices
qu’elles soient, paraissent avoir mal vieilli, vite submergées
par le renouvellement continu des connaissances, caractéristique
de ce brillant xviie s. Si l’astronomie fut la passion suprême
de Malapert, elle est loin de résumer toute sa vie. En explorant
celle-ci, nous découvrirons une personnalité riche, aux
aptitudes variées. Un humaniste cultivé, successivement
philosophe, dramaturge, poète, mathématicien, enseignant
et recteur. Un religieux sans cesse en mouvement, voyageant d’une ville
à l’autre, au gré des fonctions. Malapert témoigne
d’une curiosité intellectuelle, d’un talent polymorphe et d’une
mobilité européenne qui fascinent réellement l’observateur
d’aujourd’hui.
L’homme
sortit un court temps de l’oubli durant le troisième quart du
XIXe s. Cette période façonna l’image de Malapert
qui devait persister jusqu’à nous. Dans une jeune Belgique en
quête de passé, à la recherche de gloires locales
susceptibles de fonder une identité naissante, celui-ci fit l’objet
d’un vif regain d’intérêt. Apposition de plaque, rédaction
d’articles, commande de portraits. L’engouement commémoratif
fut bref mais intense. Sa ville natale lui dédia aussi une rue,
nouvellement créée suite au détournement de la
Trouille. En 1859, participant à ce même élan de
redécouverte, les deux classes terminales du collège Saint-Stanislas
consacrèrent au personnage une partie de leur "séance
académique" publique. Cette dernière motiva la constitution
d’un cahier réunissant les études effectuées par
les élèves. Nous avons pu consulter cette source inédite,
précieuse sur l’enseignement et les mentalités du milieu
du xixe s. mais insuffisamment documentée sur le personnage.
Nous l’utiliserons dès lors à titre d’appoint.
Le
présent article adopte une perspective résolument biographique.
Pouvait-il en être autrement ? Aucune chronologie détaillée
de la vie de Malapert n’existait jusqu’alors. En outre, il s’imposait
de renouveler le portrait, trop peu net, légué par le
xixe s. Pour mener à bien cette entreprise, nous avons
eu la chance de disposer de documents inédits ou peu accessibles.
En suivant pas à pas Charles Malapert, nous retracerons le parcours
d’un jésuite en tous points parallèle à l’essor
progressif de la Compagnie dans nos régions. Le savant, on le
verra, ne cesse d’être environné par le succès de
son ordre. A travers l’itinéraire de ce contemporain de Shakespeare,
Rubens, Monteverdi, Bacon et Galilée, nous aborderons également
une époque particulièrement féconde sur le plan
intellectuel. Ainsi, bien qu’elle ne fut jamais liée au collège
de sa ville natale, la destinée passionnante de ce montois apparaît
comme une toile de fonds idéale pour mieux connaître et
apprécier ce premier quart du xviie s. au cours duquel
prospéra la nouvelle institution scolaire.
La
famille Malapert, entre service de la cité et dévotion
à l’Église
Charles
Malapert naît le 12 juillet 1581, à Mons, dans l’hôtel
familial situé au bas de la rue de la Grande Triperie, dans le
quartier des métiers du textile. Il est l’aîné des
huit enfants que Michel, son père, aura successivement de Yolande
de la Haye et de Jeanne Marescaut. Grâce à divers documents
généalogiques établis au xviie s. en
vue d’authentifier les titres de noblesse attachés à sa
lignée, nous connaissons exceptionnellement bien la composition
de sa famille et de son ascendance. Depuis 1403, les Malapert peuvent
en effet se targuer d’appartenir à la petite noblesse ; ils portent
le titre d’écuyer et possèdent un blason. Attribut supplémentaire
de ce prestige social, plusieurs membres de cette famille, implantée
de longue date dans la capitale hainuyère, auront le privilège
d’être inhumés dans la collégiale Sainte-Waudru.
Toutefois, titres et armoiries ne doivent pas abuser : à considérer
de près les activités des proches parents de Charles,
la famille s’apparente bien davantage à la bourgeoisie citadine
aisée qu’à une quelconque caste aristocratique vivant
de ses rentes. Le grand-père paternel, auquel Charles doit son
prénom, fut ainsi marchand de soie. Plus encore que l’extraction
nobiliaire, deux autres traits me semblent caractériser de manière
significative le milieu dont est issu Charles : le service de la cité
et l’inclination pour la carrière ecclésiastique. Une
rapide enquête sur le personnel communal du temps reflète
l’implication active de la famille Malapert dans la gestion de la ville.
Entre 1552 et 1635, neuf membres distincts de cette famille sont cités
comme échevins, quatre comme massards et deux comme capitaines
de Bourgeois. Une véritable tradition en quelque sorte. Quant
à l’attrait exercé par l’Eglise, y-a-t-il illustration
plus probante que celle fournie par la famille nucléaire de Charles
? Trois de ses demi-frères, Philippe, Antoine, Nicolas, et une
sœur, Jeanne, se consacrent, chacun à leur façon, au service
de Dieu. Ajoutons que deux de ses neveux, Michel et Nicolas, seront
jésuites et que c’est un parent, Jean Malapert (+ 1636), qui
contribue à l’établissement la maison montoise des Ursulines.
Le jeune Malapert naît donc dans une famille respectable de la
cité, participant à l’administration de celle-ci plus
qu’à son gouvernement, et résolument bienveillante, voire
dévote en cette période de turbulences religieuses, à
l’égard de l’Eglise.
La
jeunesse et la vocation de Malapert (1581-1600)
Mons,
décennie 1590. L’atmosphère dans laquelle se déroule
la jeunesse de Malapert oscille entre foi en l’avenir et relents d’inquiétude.
La ville, forte de treize mille habitants environ, manifeste un dynamisme
certain, multipliant les chantiers. La collégiale Sainte-Waudru,
déjà dotée par Du Broeucq de son somptueux jubé,
est en voie d’achèvement, le nouveau campanile de l’église
Sainte-Elisabeth (1585) pointe vers le ciel un clocher supplémentaire,
l’aménagement urbain progresse par le percement de rues (Rue
de la Clef et Nouveau Marché peu avant 1580), et l’érection
de bâtiments (Grande Boucherie en 1589, chapelle Saint-Georges
achevée en 1601). Pourtant, au sein de la population, l’incertitude
du lendemain, l’inquiétude d’éventuels troubles, prévaut
encore : le souvenir de l’épisode calviniste de 1572 et de la
sanglante répression qui suivit hante les esprits, la reconquête
militaire des villes de Flandre par Farnèse s’achève à
peine et les nouvelles qui parviennent, toutes résonnantes d’assassinats
(du duc de Guise en 1588 et du roi de France Henri III en 1589) et de
bruits de guerre (destruction de l’Invicible Armada, 1588) entretiennent
un climat pesant.
Sur
l’adolescence et la scolarité de Malapert, nous disposons avant
tout de la brève formule que celui-ci prononça lors de
son entrée au noviciat de la Compagnie, à Tournai, le
17 novembre 1600. Quatre lignes d’un laconisme décourageant...
La déclaration révèle seulement que Charles perdit
assez tôt sa mère, à dix-neuf ans au plus tard,
et nous éclaire sur son parcours scolaire : quatre années
d’humanités effectuées à Mons, des études
de philosophie à Valenciennes (6 mois) puis à Douai (2
ans) couronnées par l’obtention du titre de licencié ès
arts. Cette piètre récolte d’informations, où rien
ne filtre sur la personnalité et la vocation du futur jésuite,
laisse naturellement insatisfait. Est-il possible d’étoffer une
trame à ce point squelettique ? L’absence de notes personnelles
rédigées par Malapert rend l’entreprise aléatoire
mais quelques observations éparses aideront peut-être,
malgré leur caractère hypothétique, à se
figurer l’itinéraire de notre homme.
Il
faut d’abord souligner que le jeune Malapert ne fut que tardivement
élève des Jésuites. A Mons, celui-ci effectue ses
humanités sub ludimagistris externis, au collège
de Houdain, unique établissement d’enseignement moyen de la ville
avant l’ouverture en octobre 1598 de son concurrent jésuite.
Le semestre de philosophie à Valenciennes (en 1597 ou 1598),
où, soit dit en passant, il possédait sans doute de la
parenté, constitue son premier contact avec la science et la
pédagogie jésuites. Quant à son choix de vie, Charles
Malapert ne semble pas avoir tergiversé. Dès dix-neuf
ans, il sollicite son admission dans la Compagnie de Jésus. Dans
le cas d’un aîné de famille, on peut croire que cet empressement
traduit un engagement spirituel sincère. Sommes-nous en mesure
de circonscrire davantage l’éveil de sa vocation ? S’ébauche-t-elle
à Valenciennes et à Douai, sous la férule de maîtres
éminents, ou, plus précocement, à Mons ? On ne
sait vraiment. Il est cependant parfaitement plausible que le jeune
homme ait déjà fréquenté les jésuites
dans sa ville natale. Installés intra muros depuis 1586,
ceux-ci, à défaut de cours, se consacraient activement
à la prédication et à la confession, occupant régulièrement
les chaires des églises Sainte-Elisabeth et Sainte-Waudru. En
outre, les Malapert paraissent apparentés par alliance à
la famille Godin, principale promotrice de la cause jésuite dans
la cité hainuyère. Il ne nous semble dès lors pas
exclu que Louis Godin, premier responsable de la petite communauté
jésuite montoise, ait pu exercer sur Charles une certaine influence.
Influence,
voire fascination ? A l’instar de beaucoup de ses contemporains catholiques,
le jeune montois de cette fin de siècle doit tenir en haute estime
la Compagnie. Comment s’en étonner ? Pour un adolescent catholique,
sensible à la religion, en quête d’absolu et d’action,
les jésuites offrent des perspectives exaltantes. Voici en effet
un ordre récemment institué, renouvelant la conscience
et les usages de l’Eglise, qui depuis 1584, connaît une expansion
continue dans les Pays-Bas espagnols. Les idéaux de la Compagnie,
illustrés par les héros de la première génération,
ne rencontrent-ils pas la diversité des aspirations ? A l’esprit
aventurier, friand d’horizons inconnus et d’exotisme, on suggère
l’expérience missionnaire d’un François-Xavier ou d’un
Matteo Ricci, à l’esprit curieux et porté aux études,
on cite l’éloquence d’un Bellarmin ou l’excellence scientifique
d’un Clavius, à l’esprit militant, on rappelle l’audace teintée
d’impudence de plusieurs jésuites lors des troubles qui viennent
de secouer les Pays-Bas, à l’esprit "social", soucieux
de service et de charité, on vante l’utilité de la mission
d’enseignement. La Compagnie de Jésus, expression ostensible
de la modernité de l’Eglise, ne laisse pas indifférent.
Le recrutement croissant, de 1580 à 1640, témoigne avec
force de l’attraction indiscutable que celle-ci exerce sur les personnes.
Charles Malapert est bien un fils de son temps. Les Capucins s’installent
à Mons en 1595 ; une large gamme d’ordres religieux s’active
dans la cité ou dans ses environs. Il choisit pourtant les jésuites.
La
maturation d’un talent polyvalent : études et enseignement (1600-1613)
Admis
officiellement dans la Compagnie à Douai, le 1er novembre
1600, par le Provincial Bernard Olivier, le jeune licencié va
suivre le cursus traditionnel de la formation d’un jésuite. Deux
ans de noviciat, des compléments d’études en philosophie
et en théologie et, alternativement à ceux-ci, la pratique
de l’enseignement. Cette période de sa vie nous est un peu mieux
connue que la précédente. Les catalogues annuels des Provinces
et les catalogues triennaux, témoins éloquents de l’organisation
centralisée et bureaucratisée de l’ordre, permettent en
effet de retracer, du moins dans ses grandes lignes, l’itinéraire
de Malapert. Le style télégraphique, sec et administratif,
de ces sources déçoit certaines attentes de l’historien
mais il a le mérite de "pister" Malapert dans ses pérégrinations.
Pérégrinations ? Le mot semble convenir en effet. Tournai,
Arras, Douai, Louvain, Pont-à-Mousson, Verdun. En douze années,
six étapes, toutes essentielles. Ce va-et-vient itératif,
de collège en collège, de Picardie en Brabant, de la Lorraine
à la Meuse, balançant entre l’étude et l’enseignement,
nous introduit à un trait fondamental de la carrière du
jésuite : sa mobilité. Détaillons rapidement ce
périple.
Le
17 novembre 1600, Charles Malapert entre au noviciat de Tournai, unique
institution de ce genre pour l’ensemble de la Province. Au terme de
son initiation — durant laquelle il se familiarise probablement avec
le Ratio Studiorum, récent " manifeste "
de la pédagogie jésuite paru en 1599 — il prononce les
vœux simples (ou vœux des scolastiques), le 21 novembre 1602. Vient
ensuite, sans attendre, le baptême du feu. Dès avril 1603,
alors qu’il n’a pas 22 ans, le jeune jésuite est appelé
à donner le cours de Rudiments au collège d’Arras, inauguré
cette même année par la Compagnie. Soulignons qu’une telle
affectation indique une réelle confiance en ses aptitudes car
on peut croire que le nouvel établissement était soucieux
de démontrer d’emblée à l’opinion sa valeur didactique.
Trois années durant, il demeure dans la capitale artésienne,
successivement chargé de la seconde classe de grammaire (1603-1604),
de celles de syntaxe (1604-1605) et de poésie (1605-1606), suivant
de la sorte ses élèves d’année en année,
selon un principe courant à l’époque. Fut-il également
professeur de poésie au collège de Mons ? Cette assertion,
popularisée au xixe s. par la notice de l’Iconographie
montoise et souvent reproduite depuis, manque de fondements. Certes,
entre novembre 1602 et avril 1603, à savoir entre sa sortie du
séminaire et ses débuts arrageois, quelques mois échappent
à l’analyse. Aucune mention cependant n’atteste un éventuel
épisode montois. Il eût été par ailleurs
surprenant de confier un cours de poésie à un novice fraîchement
sorti de Tournai. Voici donc Malapert convié à un ouvrage
commémoratif en l’honneur d’un collège, où il ne
fut ni élève, ni professeur...!
A
la suite de cette première expérience pratique, Malapert
revient à l’étude. Au collège de Douai, fleuron
de l’enseignement " universitaire " jésuite,
il accomplit, sous la direction du P. Henri Asbroeck, sa troisième
année de philosophie, consacrée à la métaphysique
(1606-1607). Puis, il gagne Louvain, tout juste orpheline de Juste-Lipse,
et effectue à l’université ses deux années de théologie
(1607-1609). Au terme de celles-ci, il est ordonné prêtre,
le 15 novembre 1609. A Louvain même ? C’est peu probable car déjà,
il a été envoyé ailleurs.
De
fait, quelques semaines auparavant, prêté par la Province
belge, le voici à Pont-à-Mousson, en Lorraine. Pour la
première fois, il va goûter à l’enseignement de
niveau universitaire. Nommé à la Faculté des Arts,
le jésuite débute en octobre 1609 son cours de
logique devant un auditoire de 150 étudiants. Conformément
à la tradition de l’établissement mussipontain, le professeur
est amené à accompagner ses élèves durant
l’ensemble de leur cycle triennal de philosophie, jusqu’à l’obtention
de la Maîtrise ès arts. Charles Malapert assure ainsi successivement
les cours de logique (1609-1610), de physique (1610-1611) et de métaphysique
(1611-1612). Est-ce l’aube de sa passion pour les mathématiques
? A tout le moins, une période d’intense accoutumance et de progrès.
L’enseignement de la Philosophie, surtout durant l’année de physique,
s’avère en effet largement mâtiné de mathématiques.
Le Ratio Studiorum l’impose. A l’image de nombreux jeunes maîtres,
le jésuite montois, avant d’occuper une chaire spécifique
de mathématiques, y fourbit ses armes. En outre, l’intérêt
porté aux mathématiques est une réalité
à Pont-à-Mousson puisqu’il aboutit, en 1611, à
l’instauration d’une chaire de mathématiques, confiée
au P. Louis Lallemant. Ce séjour au sein de l’université
lorraine, à l’heure précise de son apogée, lui
vaut sans doute bien des satisfactions professionnelles. Pourtant, lorsqu’il
s’éloigne des bords de la Moselle, une préoccupation nouvelle
le taraude : des ennuis de santé l’ont assailli. Ceux-ci, bientôt,
ne le lâcheront plus.
La
dégradation de sa santé motive peut-être la désignation
pour l’année académique 1612-1613 au poste de préfet
des études du collège de Verdun. Aucun document ne l’affirme
explicitement. Toutefois, la responsabilité confiée —
la discipline et l’administration scolaire du collège — pour
absorbante qu’elle soit, le décharge d’une tâche d’enseignement,
qui pouvait se révéler trop harassante pour l’homme malade.
Le caractère transitoire de la fonction laisse en tout cas peu
croire à l’hypothèse d’une promotion.
A 32 ans, Charles Malapert a déjà derrière lui
une carrière fournie, dans laquelle pas une année ne ressemble
à l’autre. Sa formation théorique, affermie par l’expérience
pratique, s’est par ailleurs enrichie de la rencontre, au fil des séjours,
de plusieurs personnalités jésuites : Eleuthère
Dupont, pionnier de la Compagnie à Arras, reçu jadis par
Ignace de Loyola en personne, Antoine Laubegeois, préfet d’Arras,
auparavant professeur à Coïmbra, ou encore Louis Lallement,
mathématicien lorrain. Cette période, on l’a dit, voit
poindre et se développer l’attrait pour les mathématiques.
Elle correspond aussi à la genèse de sa production littéraire.
Si l’editio princeps de son œuvre littéraire, les Poemata,
date seulement de 1615, il paraît néanmoins légitime
de rattacher aux années qui précédent la rédaction
de certains textes, à consonance surtout littéraire. Parmi
ceux-ci, quelques minuscules écrits, de forme et de contenu hétéroclites,
réunis pêle-mêle dans l’édition de 1615 au
sein d’un liber miscellaneorum. Citons par exemple un distique
en l’honneur d’Eleuthère Dupont, des hendécasyllabes au
P. Laubegeois, six vers au Magistrat d’Arras sur la construction du
collège, un éloge du duc Charles de Guise, autant de thèmes
résonnant du quotidien arrageois et lorrain de Malapert. Un autre
écrit, plus conséquent et plus insolite, fut sans doute
composé par Malapert au cours des années 1606-1613. Il
s’agit du De Ventis. Long d’une trentaine de pages, cet ouvrage
a pour sujet l’ouragan dévastateur qui frappa le Hainaut et l’Artois,
le 27 avril 1606, lundi de Pâques. La violence de ce qu’on appela
" les Grands vents " et les dégâts
causés marquèrent les esprits. Malapert, consignant souvenirs
et réflexions, livre ici un commentaire de l’événement.
Divisé en deux livres, sa contribution entend décrire
la tempête et expliquer son déclenchement. A l’énoncé
prometteur des titres, on s’attend presque à un traité
de météorologie. Il n’en est rien. L’observation scientifique,
quoique indéniable (propriétés des vents, théorie
sur leur formation, considérations astronomiques...), cède
souvent le pas au discours moralisateur. En guise de description, c’est
une fustigation récurrente qui nous est livrée, et comme
explication ultime, au-delà des arguments scientifiques exposés,
Malapert invoque le châtiment divin : l’irruption de la tornade
se justifie avant tout par l’indifférence de la population à
l’égard des solennités pascales. L’œuvre fournit ainsi,
à défaut de données savantes, un tableau très
vivant, aux détails croustillants, mais peu flatteur pour la
piété et les mœurs des Montois. Désaffection des
églises, frivolité des bourgeois et beuveries populaires.
Donnons, pour une fois, la parole à l’élève Latteur
dont la traduction rend bien le lyrisme dépité de Malapert
: " Une autre partie du peuple, et c’est la plus grande (...)
remplit les petits casinos d’alors et les hommes déshonnêtes,
et là, s’amusent à boire largement la ‘forte’, et à
faire des paris à qui boira le plus (...) et oublient dans la
boisson les belles fêtes de Pâques. Le Paganisme règne
avec Bacchus, l’ivresse arrive, et l’on se bat à coup de poingts,
de pieds et de verres ; triste spectacle, d’où le couteau n’est
pas toujours absent. La foule s’écoule, à travers les
sigma des ivrognes, à la jambe avinée et chancelante ".
Malapert, qui se trouvait vraisemblablement à Arras au moment
de l’ouragan, rapporte aussi une apparition nocturne de la Vierge en
cette ville. Le De Ventis déconcerte le lecteur contemporain
par sa grandiloquence (" Ath, Athènes de notre pays "... !),
une certaine mièvrerie et, plus encore, par l’opacité
de ses références antiques, mais offre un témoignage
précieux, jusqu’ici inexploité, sur la critique moraliste
de la société telle qu’elle pouvait alors être formulée.
Le
séjour polonais (1614-1617) : la maladie, Sedecias et les astres
A
la fin de l’été 1613, Malapert est gravement malade, torturé
par la gravelle. Qu’espèrent donc ses supérieurs en envoyant
cet homme affaibli en Pologne ? Nous l’ignorons. De son arrivée,
au tout début de l’année 1614, jusque, au plus tard, au
mois de décembre de la même année, le jésuite
réside au collège de Poznan, infirmus, sans charge
de cours. Il traverse alors des moments d’intense souffrance. Dans un
poème aux accents pathétiques, Querimonia in morbo,
le malade exprime le profond désespoir, aiguisé par la
douleur de l’exil, qui l’étreint. Tournant en dérision
les efforts des médecins, consterné par la condition humaine,
Malapert évoque sans détours l’angoisse de mourir.
La
maladie sera pour lui un temps d’écriture. Celui-ci met à
profit ce repos forcé pour composer ou parachever des travaux
ébauchés. L’édition des Poemata, l’année
suivante (1615) à Kalisz, témoigne de l’activité
déployée par l’invalide. Dédié à
Ladislas IV, futur roi de Pologne, ce fasciculus de 149 pages,
renferme l’essentiel de son œuvre littéraire : la tragédie
Sedecias, le De Ventis, un Christus Patiens, poème
alors en vogue, formé de neuf élégies assez médiocres
et un livre de mélanges. Dans cette dernière partie, hormis
les pièces déjà signalées, on trouve trois
brefs pamphlets anti-protestants, qui illustrent la polémique
verbale permanente régnant alors entre les camps catholique et
protestant, en Pologne comme dans les Pays-Bas.
C’est
toutefois la tragédie Sedecias, œuvre principale de ce
volume, qui doit retenir l’attention. Par son thème, son style
et son objectif, celle-ci s’inscrit résolument dans la tradition
du théâtre jésuite. Dépourvue de rôle
féminin, la pièce fut rédigée dans le but
premier d’être jouée par des élèves de fin
d’humanités. On sait assez les vertus pédagogiques que
les jésuites attribuaient au théâtre. Structurée
en cinq actes, la tragédie emprunte son sujet à l’Ancien
Testament. Elle relate la chute de Jérusalem, décimée
par la famine, face à l’armée babylonienne de Nabuchodonosor
et la capture dans la plaine de Jéricho de son roi révolté
Sédécias. Après avoir assisté à l’exécution
de ses fils, ce dernier a les yeux crevés. Le personnage mis
en scène dans la tragédie diffère sensiblement
de celui du récit biblique, considéré comme responsable
du malheur collectif pour avoir déplu à Dieu, en méprisant
de surcroît les avertissements du prophète Jérémie.
Le Sédécias de Malapert apparaît comme un héros
malheureux et abandonné, conscient de sa faute et perclus de
remords, suscitant davantage la pitié que la réprobation.
Sur le plan formel, l’auteur s’est largement inspiré des auteurs
classiques, tout particulièrement de Sénèque et
de son Thyeste, en moindre mesure d’Homère et Virgile.
Comment juger aujourd’hui de la qualité intrinsèque de
l’écrit, au lyrisme baroque malaisé à apprécier
? " Pour louer ou critiquer Malapert d’un seul coup, nous
dirons que sa Tragédie a été faite pour être
représentée dans un Collège et par des Elèves ".
L’avis de l’élève de Burbure, circonspect s’il en est,
nous semble approprié. L’ambition de Malapert ne fut pas de composer
un chef-d’œuvre destiné à un large public, mais une pièce,
à la forme équilibrée et au contenu édifiant,
adaptée à des adolescents. Cela n’empêcha pas la
tragédie de connaître un certain succès dans les
années qui suivirent sa parution. Elle se trouve ainsi éditée
à six reprises en moins de dix ans. Le collège de Mons,
observons-le au passage, acheta dès mars 1616 quatre exemplaires
des Poemata, ce qui tend à prouver le maintien de relations
entre l’écrivain et sa ville natale. Quelle fut, sur les planches,
la postérité de la tragédie ? Il s’avère
vraiment difficile de l’établir. Au terme de quelques prospections,
nous avons recensé 35 représentations portant le titre,
littéral ou apparenté, de Sedecias. Cet inventaire,
apparemment prolifique, n’a pas grande signification car la quasi-totalité
des titres répertoriés ne comprend aucune mention d’auteur.
Or, entre 1570 et 1739, cinq pièces au moins ayant pour titre
Sedecias furent rédigées par des jésuites.
Outre Malapert, le portugais L. da Cruz à la fin du xvie
s., l’allemand D. Weidmann, vers 1712 et les italiens G. Granelli vers
1731 et G. Carpani vers 1738 s’emparent de ce thème, assurément
populaire. Comment dès lors distinguer parmi toutes ces pièces
homonymes la production de Malapert ? A notre sens, on peut tout au
plus considérer comme possible que cette dernière corresponde
au Sedecias joué dans les collèges suivants : en
1630 à Siegen, en 1633 et en 1638 à Ypres, en 1697 à
Paris, successivement au collège d’Harcourt et au collège
Mazarin, en 1698 et en 1726 à nouveau à Ypres, en 1728
à Lille et à Bailleul, en 1729, à Lille et à
Courtrai, en 1730, à Bruges et en 1735 à Gand. Seule une
étude directe des manuscrits conservés permettrait d’affiner
nos connaissances en ce domaine.
Les
Poemata constituent l’unique recueil littéraire de Malapert.
Hormis deux odes à saint Ignace et à saint François-Xavier,
rédigées à la suite de leur canonisation (1622),
le jésuite se consacrera désormais exclusivement aux mathématiques
et à l’astronomie. A une époque où persiste toujours
un préjugé à l’encontre des sciences exactes, il
importe de ne pas sous-estimer la place des Poemata dans l’établissement
de sa notoriété — même si aujourd’hui celle-ci peut
nous paraître mineure par rapport à la qualité de
ses écrits scientifiques.
L’écriture
fut-elle un palliatif aux maux de Malapert ? Il y a tout lieu de le
croire. De fait, si ces forces demeurent faibles — les catalogues triennaux
lui prêtent d’ailleurs une santé " médiocre "
jusqu’à la fin de sa vie — le convalescent est néanmoins
capable de reprendre, à partir de janvier 1615 au plus tard,
un poste d’enseignement au collège de Kalisz. Pendant deux années,
probablement jusqu’au terme de l’année académique 1617
(septembre), il enseigne les mathématiques sur les rives de Prosna,
dans ce que l’on tient pour la plus ancienne ville de Pologne. Le cours,
qui en théorie n’excède pas cinq heures par semaine, lui
laisse une franche aire de loisir pour ses recherches. Celles-ci concernent
les mathématiques et la géométrie mais plus encore
peut-être l’astronomie. Rien de vraiment surprenant en somme.
Gardons d’abord à l’esprit qu’à l’époque le cours
de mathématiques traite non seulement d’arithmétique,
d’algèbre, de géométrie, de mécanique mais
recouvre aussi des disciplines comme l’optique, l’hydraulique, la musique,
l’art des fortifications et précisément l’astronomie.
En outre, une rencontre capitale a bouleversé la vie de Malapert.
Aux premiers jours de l’année 1614, en route vers la Pologne,
Malapert s’arrête à Ingolstadt chez Christophe Scheiner
(1573-1650). Celui qui deviendra l’une des figures majeures de l’astronomie
du dix-septième siècle, émule de Galilée,
l’accueille et lui confie sa découverte des tâches solaires,
effectuée deux ans auparavant. La révélation ne
cessera de fasciner le jésuite montois. Dès le lendemain
de l’entrevue, il commence à étudier activement l’énigme
de ces zones d’ombre, invisibles à l’œil nu, qui progressent
sur la surface solaire. Les observations commencées cette année-là,
affinées par l’usage du télescope, et approfondies treize
ans durant aboutiront à un ouvrage dont nous reparlerons.
Des
quatre années passées au cœur de cette " Sarmatie
glacée ", Malapert revient dans nos régions
avec un double acquis : des idées plein la tête, en germe,
qui bientôt engendreront plusieurs publications et des amitiés
solides — citons ici Simon Perovius, son correspondant scientifique
à Poznan et les aristocrates Pierre Zeronski et Jean de Olesnica
Olesnicki, auxquels il dédie quelques années plus tard
deux de ses ouvrages.
Un
mathématicien appelé à de hautes responsabilités
(1617-1630)
A
son retour, une double consécration — religieuse et académique
— l’attend. Le 12 ou 13 novembre 1617, à Lille, Charles Malapert
est reçu profès des quatre vœux. En prononçant
ce quatrième vœu d’obéissance spéciale au pape,
il accède à la catégorie de jésuites jugés
aptes à assumer des fonctions de direction au sein de la Compagnie.
Une autre reconnaissance, scientifique cette fois, survient quelques
mois plus tard. Après avoir occupé le poste de préfet
des humanités au collège de Douai pendant un an (1617-1618),
Malapert est chargé d’inaugurer en octobre 1618 une chaire de
mathématiques au sein de cette même institution. Le cours,
de niveau universitaire, est conçu alors comme un complément
à la formation de philosophie, donné en deuxième
ou troisième année. Son instauration démontre un
souci évident d’adapter l’enseignement à l’actualité
du temps. Pouvait-on continuer à méconnaître une
science dont les découvertes sensationnelles se succédaient
à un rythme élevé ? De l’aveu même de Malapert,
la création de cette chaire et son attribution semblent avoir
été suggérées par le P. d’Aguilon, mathématicien
chevronné, décédé un an plus tôt (1617).
Il convient de bien saisir tout le prestige de cette nomination. Douai
jouit en effet d’une réputation sans égale. Malapert rejoint
l’établissement jésuite le plus florissant de la Province
gallo-belge, tant par sa population scolaire que par la qualité
de ses maîtres. Lors de sa leçon initiale, il a devant
lui mille auditeurs...! Il occupera ce poste académique six années
durant mais de manière discontinue : entre 1618 et 1620 et entre
1623 et 1627. De fait, avec un mouvement de balancier presque parfait,
la suite de la carrière du jésuite montois se partage
désormais entre cette chaire de mathématiques et deux
importantes responsabilités de direction auxquelles il est successivement
appelé. De 1620 à 1623, le voici supérieur du séminaire
des Ecossais à Douai. L’institution, implantée dans la
ville picarde depuis 1590 et administrée par la Compagnie, avait
pour vocation d’accueillir de jeunes catholiques écossais et
de veiller à leur formation scolaire et religieuse. Nombre de
séminaires de ce type, bannis de leur patrie anglicane, avaient
trouvé refuge dans nos régions et, s’efforçant
de perpétuer un clergé catholique britannique, constituaient
les bases arrière d’une hypothétique reconquête
spirituelle. Malapert prend la direction du séminaire de Douai
à un moment particulièrement favorable : celui-ci, fort
d’une vingtaine d’élèves environ, vient d’être revigoré
par une dotation considérable. L’optimisme et les projets sont
de mise. En 1627, une promotion plus flatteuse encore lui est réservée
: il est nommé recteur du collège d’Arras pour une durée
de trois ans (1627-1630). Un retour aux sources en quelque sorte pour
l’homme qui avait débuté, vingt-quatre ans auparavant,
sa carrière d’enseignant dans cet établissement. Son rectorat
demeure mal connu. Notons seulement que celui-ci s’inscrit, une fois
encore, dans la période d’apogée du collège.
L’apport
scientifique : les publications
En
marge de son enseignement douaisien, Malapert ne cesse de publier. En
l’espace d’une dizaine d’années, paraissent six ouvrages. Dans
l’article le plus important relatif au sujet, le Père Roland
avait choisi de classer les productions du savant en deux catégories
: études mathématiques et études astronomiques.
Cette distinction ne convainc pas totalement car elle opère une
différenciation trop nette entre des disciplines qui, dans les
écrits, souvent se côtoient, voire s’imbriquent. Il nous
semble préférable de considérer les travaux du
jésuite sous l’angle de leur genre littéraire ; on peut
dès lors caractériser son œuvre comme suit : un discours
de haute tenue scientifique, au verbe remarquable, quatre manuels didactiques
destinés aux étudiants et un ouvrage sur l’astronomie,
à l’avant-garde de l’érudition.
Le
discours prononcé à Douai en octobre 1618, à l’occasion
de l’inauguration de la chaire de mathématiques fascine par le
savoir foisonnant et l’enthousiasme passionné mis en œuvre. Oratio.
Le terme rend bien la ferveur du discours. Malapert se lance dans un
long plaidoyer en faveur de l’étude des phénomènes
astronomiques. Il commente tout particulièrement la récente
fabrication du télescope qui révolutionne l’état
des connaissances. Mise au point dans les Pays-Bas vers 1608, l’invention
s’était répandue en Europe comme une traînée
de poudre, popularisée par Galilée et sa découverte,
grâce à l’engin, des satellites de Jupiter en octobre ou
novembre 1609. Avec un sens certain de la formule, Malapert évoque
la nouveauté du télescope : " cet instrument,
que la Providence nous offre, rapproche nos contrées du firmament
et invite leurs habitants à lire les célestes hiéroglyphes
de la puissance du Très-Haut (…) mais ce tube est aussi un formidable
appareil qui se dresse vers le ciel, telle une machine de guerre, pour
détruire l’échafaudage de l’astronomie ancienne ".
L’homme, on le voit, est conquis. Très tôt, dès
son arrivée en Pologne, il avait eu l’occasion d’expérimenter
la lunette et de multiplier, grâce à celle-ci, les observations
de la lune. Véritable pionnier de la sélénographie,
Malapert prend part dans l’Oratio au débat, vif à
l’époque, concernant la physionomie de la surface de la lune.
Sur la base de ses observations personnelles, l’expert réfute
la vision aristotélicienne qui considérait l’astre comme
parfait, régulier et rigoureusement sphérique et démontre
que sa surface est au contraire accidentée et inégale,
parsemée de montagnes et de gouffres. Dans un ordre d’idées
analogue, il conteste la présence d’éventuels habitants
sur la lune. Le croquis de la lune qu’il joint à l’édition
du discours, mérite une mention spéciale. Cette esquisse,
très sommaire il est vrai, constitue l’une des toutes premières
sélénographies de l’histoire.
L’Oratio
regorge d’enseignements sur le savoir de l’époque en matière
d’astronomie. Rien n’échappe à la curiosité de
Malapert : la lune, les planètes, les taches du soleil, les comètes.
Il a un mot sur tout. Il disserte sur les planètes, rapportant
ou discutant, parfois avec causticité, les conceptions de l’époque
à leur sujet, encore fortement empreintes de mythologie. A quoi
donc servent les anneaux de Saturne ? Pourquoi la voie lactée
brille-t-elle à ce point ? Comment expliquer que Mercure se laisse
observer beaucoup moins facilement que Vénus ? Il parle déjà
de l’énigme des taches solaires qu’il développera dans
un ouvrage ultérieur.
Faisant
référence à un fait d’actualité survenu
cette année-là — l’apparition d’une comète — Malapert
livre un brillant exposé sur le phénomène. Au terme
d’une analyse méthodique, recoupant ses propres observations
avec celles de plusieurs correspondants, sollicités dans l’Europe
entière, il énonce une théorie sur l’apparition
et la marche de l’astre, sur sa nature et son éloignement par
rapport à la terre. Ses idées apparaissent réellement
novatrices. Il étudie en particulier la queue des comètes,
objet de bien des superstitions. Les comètes étaient en
effet assimilées par le commun à des signes néfastes,
annonciateurs de catastrophes, leur queue faisant office de marteau
prêt à frapper le monde. Le savant démonte ce préjugé,
expliquant que la queue des comètes n’est rien d’autre qu’un
phénomène optique, causé par la réfraction
des rayons solaires dans le noyau de celles-ci et en déduit que
la queue se trouve toujours située à l’opposé du
soleil. Toutefois, et c’est là un trait typique du jésuite,
Malapert, à côté de cette lecture scientifique,
n’exclut pas une interprétation symbolique du phénomène,
à savoir un signal envoyé aux hommes par la Providence.
Le
lyrisme du nouveau professeur se comprend sans peine si on replace son
propos dans le contexte de l’époque. L’astronomie connaît
alors une véritable décennie dorée... Galilée,
Kepler, Tycho-Brahé travaillent simultanément, sans parler
d’une myriade d’autres astronomes, tels Scheiner, Harriot, Biancani,
Grienberger. Innovations techniques, explorations et révélations
déconcertantes suscitent un bouillonnement scientifique, culturel
et idéologique sans précédent. Imaginons un instant
l’effervescence qui règne à l’époque. C’est, ni
plus ni moins, tout l’ancien système du monde, hérité
d’Aristote, qui se trouve remis en question et bascule, au rythme des
découvertes.
Le
souci pédagogique paraît avoir été un impératif
aux yeux de Malapert. Les quatre manuels qu’il publie entre 1620 et
1627 s’avèrent prioritairement destinés aux élèves
qui suivent son cours à Douai. Chacun témoigne de caractéristiques
didactiques qui ne laissent aucun doute à ce sujet : une exégèse
patiente et logique, de multiples conseils de méthode, un effort
constant pour clarifier les difficultés. A quoi correspondent
exactement ces manuels ? A des " syllabus ", reproduisant
fidèlement la matière des leçons de Malapert ou
à des développements enrichis de celles-ci ? On ne sait
vraiment. Deux des quatre manuels nous paraissent plutôt relever
de la première catégorie : le commentaire sur les six
premiers livres des Eléments d’Euclide — Euclidis elementorum
libri sex priores — rédigé en 1619 et paru en 1620,
dédié à la jeunesse estudiantine douaisienne et
l’abrégé de géométrie Faciliorum Geometriae
Elementorum libri duo édité à Douai en 1624.
En ce qui concerne le commentaire d’Aristote — Paraphrasis in omnes
Aristotelis libros didactitos — attribué à Malapert,
il est difficile de se prononcer car aucune édition n’a été
repérée jusqu’ici mais on peut croire, d’après
l’énoncé du titre, que l’ouvrage s’inscrit dans la même
veine.
Une
place à part doit par contre être accordée au traité
d’arithmétique — Arithmeticae praticae brevis institutio.
In qua nova ratio dividendi per Tabulam Pythagoricam et alia non passim
obvia explicantur — paru à Douai en 1620. Celui-ci contient
en effet un procédé de multiplication et de division,
élaboré à partir de la table de Pythagore, inédit,
simple et remarquablement pratique. En aménageant quelque peu
les colonnes verticales de la fameuse table, il devient très
facile de calculer le produit ou le quotient de n’importe quelle opération
arithmétique. Avec cet ingénieux système, nous
nous trouvons aux origines des futures machines à calculer. Voilà
bien une invention digne d’assurer la notoriété à
notre homme... Eh non ! Car la paternité de cette méthode
n’est pas attribuée à Malapert mais au mathématicien
écossais John Neper (1550-1617), célèbre découvreur
des logarithmes. Ce jugement a évidemment été fort
débattu par les érudits qui ont considéré
l’œuvre du jésuite. Je me rangerai ici à leur interprétation.
L’attribution à Neper se justifie pleinement puisque celui-ci
publie ce procédé dans son Radbologiae dès
1617, au sein d’un corpus arithmétique vaste et argumenté.
L’antériorité de la parution ne fait aucun doute. Toutefois
l’hypothèse d’un plagiat de la part de Malapert convainc moins
que celle d’une découverte personnelle et loyale, en léger
décalage chronologique. Remarquons d’abord que le traité
de Malapert, édité en 1620, était déjà
prêt en 1618, l’auteur affirmant même avoir déjà
utilisé ce procédé auparavant. En outre, sa bonne
connaissance d’Euclide, duquel dérive le principe de la méthode
de calcul en question, rend plausible l’idée d’une réelle
invention. Seule une analyse comparée des deux ouvrages permettrait
de mieux cerner leurs relations — ou leurs spécificités
— et de déceler une éventuelle filiation.
La
partie la plus aboutie et la plus originale des enquêtes astronomiques
de Malapert, qui révèle aussi son objet de prédilection
par excellence, porte sur les taches du soleil. L’Austriaca sidera
heliocyclia astronomicis hypothesibus illigata, publié de
manière posthume à Douai en 1633, résume près
de vingt années de recherches. Grâce au télescope,
les macula solis étaient devenus les phénomènes
solaires les plus faciles à observer. Vers 1610-1611, Galilée
et Scheiner les avaient détectés indépendamment
l’un de l’autre. Encore fallait-il les interpréter. Qu’étaient
donc ces zones d’ombre, à la dimension et à la forme variées,
à l’existence temporaire qui se formaient et évoluaient
sur la surface du soleil ? L’entrevue avec Scheiner en 1613, on l’a
dit, déclencha la passion de Malapert. Ce dernier consacre à
cette énigme le meilleur de lui-même. A l’issue de multiples
observations, entamées dès son arrivée en Pologne,
il consigne ses théories sur le sujet. Celles-ci sans conteste
font date. Malapert soutient tout d’abord que ces taches sont inhérentes
au globe solaire. C’est déjà un progrès notable
par rapport à la conception de Scheiner qui les identifiait à
de petites planètes externes. Mieux, s’interrogeant sur la constitution
du soleil, il suggère à raison l’existence de plusieurs
couches successives et concentriques (sans pour autant employer la terminologie
moderne de couronne, chromosphère et photosphère). A ses
yeux, les taches solaires sont des corps opaques, situés entre
ces couches, qui " interceptent " la lumière
du foyer central. Il étudie enfin le mouvement de ces phénomènes
et la variation de leur forme, élaborant à ce propos une
subtile théorie d’épicycles.
L’ingéniosité
de Malapert eut à nouveau l’infortune de fleurir dans l’ombre
d’un grand nom. De la même façon que le rayonnement de
Neper avait éclipsé le travail arithmétique du
jésuite, l’œuvre de Scheiner allait amoindrir, voire déclasser
aux yeux de la postérité son apport dans le domaine astronomique.
Malapert
ne vit jamais paraître son œuvre. Le volume, achevé en
1626 et dédié l’année suivante au roi d’Espagne
Philippe IV, approuvé le 11 décembre 1628, sortit seulement
des presses de Douai en 1633. Ce délai fut imposé par
la censure romaine qui, à plusieurs reprises, bloqua la publication
du livre. Ce dernier contenait-il des idées non orthodoxes, des
vices de formulation ou des faiblesses d’argumentation ? Non. Simplement,
il y avait Scheiner. Une lettre du savant Pierre Gassendi à son
collègue Nicolas Peiresc, datée de juillet 1629, rapporte
que Malapert souhaite faire imprimer son ouvrage mais se trouve contraint
d’attendre que le P. Scheiner ait publié le sien sur la même
matière. Tout est dit. Pour les supérieurs des deux astronomes
jésuites, le découvreur allemand des taches de soleil
gardait une priorité absolue, un véritable monopole du
savoir sur le sujet. Il préparait une somme importante et il
était exclu de le doubler ou d’anticiper ses thèses. Vitelleschi,
le Père Général, écrivit plusieurs fois
à Malapert, lui enjoignant la patience. L’homme, qui avait collaboré
avec Scheiner et qui le tenait en haute estime, insistait pourtant.
Rien n’y fit. Lorsque la permission d’imprimer lui parvint enfin, le
3 août 1630, il lui restait trois mois à vivre.
Une
consécration à peine entrevue : la nomination à
Madrid (1630)
Malapert
eut pourtant l’ultime satisfaction de voir son talent reconnu. Un an
après l’élévation du collège jésuite
de Madrid au rang d’université, en 1629, le Montois fut appelé
par le roi Philippe IV à y enseigner les mathématiques.
Gagner le cœur de l’empire espagnol équivalait naturellement
à une récompense suprême, réservée
aux meilleurs éléments. Il est d’ailleurs possible que
Malapert ait été nommé à la place de Grégoire
de Saint-Vincent (1584-1667), fondateur de l’école de mathématiques
d’Anvers, initialement pressenti pour le poste madrilène mais
indisponible à cause d’un accroc de santé. Quoi qu’il
en soit, la comparaison avec celui que Leibniz considérait comme
l’égal de Descartes situe assez le niveau atteint par Malapert.
L’aventure qui lui était promise en Espagne s’interrompit malheureusement
avant même d’avoir commencé. La fatigue du voyage provoqua-t-elle
un recrudescence soudaine de la maladie ? On peut le supposer, même
si les circonstances exactes de sa mort survenue le 5 novembre 1630
à Vitoria, dans le Pays Basque, nous échappent. L’homme
s’éteignait à l’âge de quarante-neuf ans, encore
jeune et en pleine maturité intellectuelle. Quels trésors
eût encore pu offrir celui-ci à la recherche scientifique,
avec vingt ans de plus ?
*
* *
On
nous permettra de terminer par une anecdote insolite. A l’aube du troisième
millénaire, Charles Malapert s’est vu offrir une chance inouïe
d’être (re)mis à l’honneur. Un tremplin inespéré
et fortuit vers une renommée mondiale... En 1997, l’Agence Spatiale
Européenne (ESA) dévoilait son ambitieux programme Euromoon
2000 ayant pour but d’affirmer le dynamisme de l’Europe dans la
conquête de l’espace. Le projet, qui laisse rêveur, consistait
à envoyer sur la lune deux engins inhabités en vue d’explorer
minutieusement le satellite à l’aide de robots et de préparer
l’aménagement d’un avant-poste habité. La " montagne "
Malapert fut officiellement désignée par les scientifiques
comme un site d’intérêt majeur pour cette mission. Un tel
événement eût sans nul doute assuré la publicité
de cet homme méconnu. Toutefois, ce projet, en fin de compte,
n’aura pas lieu. Le fabuleux programme fut en effet abandonné
le 26 mars 1998 pour des raisons financières. Voilà donc
Malapert contraint à demeurer dans un anonymat quasi total. Il
reste à souhaiter, pour atténuer celui-ci, que soient
entreprises des recherches, minutieuses et expertes, sur le contenu
de ses œuvres arithmétique et astronomique afin d’en réévaluer
l’originalité, l’audace et le génie. Puisse le présent
article contribuer à les stimuler.
François
De Vriendt
Doctorand
aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur
- 1999
avec l'autorisation de l'auteur