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Date de création :
1999

Dernière mise à jour :
1999

 

 

 

 


Catégorie : Histoire

Auteur : François De Vriendt

Titre : Charles Malapert (1581-1630)



 

il a donné à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ;
il a voulu lui permettre de contempler le ciel,
de lever ses regards et de les porter vers les astres.
(Ovide, Métamorphoses I, 85-87)

 

Un bout de rue à Mons et un cratère de 69 kilomètres de diamètre sur la lune. Le contraste existant entre les deux endroits auxquels reste attaché le souvenir de Charles Malapert ne manque pas d’étonner. Il reflète toute l’ambivalence de sa postérité : assurément prestigieuse et pourtant très restreinte. De fait, qui connaît encore ce savant montois, dont les travaux marquèrent assez l’histoire de l’astronomie pour lui valoir l’hommage de ses pairs et la dédicace d’un cirque lunaire ? Aujourd’hui comme hier, Malapert semble voué à demeurer dans l’ombre. Une double raison explique, au moins partiellement, cette méconnaissance, ce purgatoire sans fin. D’une part, son apport scientifique fut, de son vivant même, occulté, voire dévalué, par celui d’éminents collègues contemporains au génie exceptionnel, tels Galilée, Kepler, Scheiner ou Neper. D’autre part, ses théories, pour novatrices qu’elles soient, paraissent avoir mal vieilli, vite submergées par le renouvellement continu des connaissances, caractéristique de ce brillant xviie s. Si l’astronomie fut la passion suprême de Malapert, elle est loin de résumer toute sa vie. En explorant celle-ci, nous découvrirons une personnalité riche, aux aptitudes variées. Un humaniste cultivé, successivement philosophe, dramaturge, poète, mathématicien, enseignant et recteur. Un religieux sans cesse en mouvement, voyageant d’une ville à l’autre, au gré des fonctions. Malapert témoigne d’une curiosité intellectuelle, d’un talent polymorphe et d’une mobilité européenne qui fascinent réellement l’observateur d’aujourd’hui.

L’homme sortit un court temps de l’oubli durant le troisième quart du XIXe s. Cette période façonna l’image de Malapert qui devait persister jusqu’à nous. Dans une jeune Belgique en quête de passé, à la recherche de gloires locales susceptibles de fonder une identité naissante, celui-ci fit l’objet d’un vif regain d’intérêt. Apposition de plaque, rédaction d’articles, commande de portraits. L’engouement commémoratif fut bref mais intense. Sa ville natale lui dédia aussi une rue, nouvellement créée suite au détournement de la Trouille. En 1859, participant à ce même élan de redécouverte, les deux classes terminales du collège Saint-Stanislas consacrèrent au personnage une partie de leur "séance académique" publique. Cette dernière motiva la constitution d’un cahier réunissant les études effectuées par les élèves. Nous avons pu consulter cette source inédite, précieuse sur l’enseignement et les mentalités du milieu du xixe s. mais insuffisamment documentée sur le personnage. Nous l’utiliserons dès lors à titre d’appoint.

Le présent article adopte une perspective résolument biographique. Pouvait-il en être autrement ? Aucune chronologie détaillée de la vie de Malapert n’existait jusqu’alors. En outre, il s’imposait de renouveler le portrait, trop peu net, légué par le xixe s. Pour mener à bien cette entreprise, nous avons eu la chance de disposer de documents inédits ou peu accessibles. En suivant pas à pas Charles Malapert, nous retracerons le parcours d’un jésuite en tous points parallèle à l’essor progressif de la Compagnie dans nos régions. Le savant, on le verra, ne cesse d’être environné par le succès de son ordre. A travers l’itinéraire de ce contemporain de Shakespeare, Rubens, Monteverdi, Bacon et Galilée, nous aborderons également une époque particulièrement féconde sur le plan intellectuel. Ainsi, bien qu’elle ne fut jamais liée au collège de sa ville natale, la destinée passionnante de ce montois apparaît comme une toile de fonds idéale pour mieux connaître et apprécier ce premier quart du xviie s. au cours duquel prospéra la nouvelle institution scolaire.

 

La famille Malapert, entre service de la cité et dévotion à l’Église

Charles Malapert naît le 12 juillet 1581, à Mons, dans l’hôtel familial situé au bas de la rue de la Grande Triperie, dans le quartier des métiers du textile. Il est l’aîné des huit enfants que Michel, son père, aura successivement de Yolande de la Haye et de Jeanne Marescaut. Grâce à divers documents généalogiques établis au xviie s. en vue d’authentifier les titres de noblesse attachés à sa lignée, nous connaissons exceptionnellement bien la composition de sa famille et de son ascendance. Depuis 1403, les Malapert peuvent en effet se targuer d’appartenir à la petite noblesse ; ils portent le titre d’écuyer et possèdent un blason. Attribut supplémentaire de ce prestige social, plusieurs membres de cette famille, implantée de longue date dans la capitale hainuyère, auront le privilège d’être inhumés dans la collégiale Sainte-Waudru. Toutefois, titres et armoiries ne doivent pas abuser : à considérer de près les activités des proches parents de Charles, la famille s’apparente bien davantage à la bourgeoisie citadine aisée qu’à une quelconque caste aristocratique vivant de ses rentes. Le grand-père paternel, auquel Charles doit son prénom, fut ainsi marchand de soie. Plus encore que l’extraction nobiliaire, deux autres traits me semblent caractériser de manière significative le milieu dont est issu Charles : le service de la cité et l’inclination pour la carrière ecclésiastique. Une rapide enquête sur le personnel communal du temps reflète l’implication active de la famille Malapert dans la gestion de la ville. Entre 1552 et 1635, neuf membres distincts de cette famille sont cités comme échevins, quatre comme massards et deux comme capitaines de Bourgeois. Une véritable tradition en quelque sorte. Quant à l’attrait exercé par l’Eglise, y-a-t-il illustration plus probante que celle fournie par la famille nucléaire de Charles ? Trois de ses demi-frères, Philippe, Antoine, Nicolas, et une sœur, Jeanne, se consacrent, chacun à leur façon, au service de Dieu. Ajoutons que deux de ses neveux, Michel et Nicolas, seront jésuites et que c’est un parent, Jean Malapert (+ 1636), qui contribue à l’établissement la maison montoise des Ursulines. Le jeune Malapert naît donc dans une famille respectable de la cité, participant à l’administration de celle-ci plus qu’à son gouvernement, et résolument bienveillante, voire dévote en cette période de turbulences religieuses, à l’égard de l’Eglise.

 

La jeunesse et la vocation de Malapert (1581-1600)

Mons, décennie 1590. L’atmosphère dans laquelle se déroule la jeunesse de Malapert oscille entre foi en l’avenir et relents d’inquiétude. La ville, forte de treize mille habitants environ, manifeste un dynamisme certain, multipliant les chantiers. La collégiale Sainte-Waudru, déjà dotée par Du Broeucq de son somptueux jubé, est en voie d’achèvement, le nouveau campanile de l’église Sainte-Elisabeth (1585) pointe vers le ciel un clocher supplémentaire, l’aménagement urbain progresse par le percement de rues (Rue de la Clef et Nouveau Marché peu avant 1580), et l’érection de bâtiments (Grande Boucherie en 1589, chapelle Saint-Georges achevée en 1601). Pourtant, au sein de la population, l’incertitude du lendemain, l’inquiétude d’éventuels troubles, prévaut encore : le souvenir de l’épisode calviniste de 1572 et de la sanglante répression qui suivit hante les esprits, la reconquête militaire des villes de Flandre par Farnèse s’achève à peine et les nouvelles qui parviennent, toutes résonnantes d’assassinats (du duc de Guise en 1588 et du roi de France Henri III en 1589) et de bruits de guerre (destruction de l’Invicible Armada, 1588) entretiennent un climat pesant.

Sur l’adolescence et la scolarité de Malapert, nous disposons avant tout de la brève formule que celui-ci prononça lors de son entrée au noviciat de la Compagnie, à Tournai, le 17 novembre 1600. Quatre lignes d’un laconisme décourageant... La déclaration révèle seulement que Charles perdit assez tôt sa mère, à dix-neuf ans au plus tard, et nous éclaire sur son parcours scolaire : quatre années d’humanités effectuées à Mons, des études de philosophie à Valenciennes (6 mois) puis à Douai (2 ans) couronnées par l’obtention du titre de licencié ès arts. Cette piètre récolte d’informations, où rien ne filtre sur la personnalité et la vocation du futur jésuite, laisse naturellement insatisfait. Est-il possible d’étoffer une trame à ce point squelettique ? L’absence de notes personnelles rédigées par Malapert rend l’entreprise aléatoire mais quelques observations éparses aideront peut-être, malgré leur caractère hypothétique, à se figurer l’itinéraire de notre homme.

Il faut d’abord souligner que le jeune Malapert ne fut que tardivement élève des Jésuites. A Mons, celui-ci effectue ses humanités sub ludimagistris externis, au collège de Houdain, unique établissement d’enseignement moyen de la ville avant l’ouverture en octobre 1598 de son concurrent jésuite. Le semestre de philosophie à Valenciennes (en 1597 ou 1598), où, soit dit en passant, il possédait sans doute de la parenté, constitue son premier contact avec la science et la pédagogie jésuites. Quant à son choix de vie, Charles Malapert ne semble pas avoir tergiversé. Dès dix-neuf ans, il sollicite son admission dans la Compagnie de Jésus. Dans le cas d’un aîné de famille, on peut croire que cet empressement traduit un engagement spirituel sincère. Sommes-nous en mesure de circonscrire davantage l’éveil de sa vocation ? S’ébauche-t-elle à Valenciennes et à Douai, sous la férule de maîtres éminents, ou, plus précocement, à Mons ? On ne sait vraiment. Il est cependant parfaitement plausible que le jeune homme ait déjà fréquenté les jésuites dans sa ville natale. Installés intra muros depuis 1586, ceux-ci, à défaut de cours, se consacraient activement à la prédication et à la confession, occupant régulièrement les chaires des églises Sainte-Elisabeth et Sainte-Waudru. En outre, les Malapert paraissent apparentés par alliance à la famille Godin, principale promotrice de la cause jésuite dans la cité hainuyère. Il ne nous semble dès lors pas exclu que Louis Godin, premier responsable de la petite communauté jésuite montoise, ait pu exercer sur Charles une certaine influence.

Influence, voire fascination ? A l’instar de beaucoup de ses contemporains catholiques, le jeune montois de cette fin de siècle doit tenir en haute estime la Compagnie. Comment s’en étonner ? Pour un adolescent catholique, sensible à la religion, en quête d’absolu et d’action, les jésuites offrent des perspectives exaltantes. Voici en effet un ordre récemment institué, renouvelant la conscience et les usages de l’Eglise, qui depuis 1584, connaît une expansion continue dans les Pays-Bas espagnols. Les idéaux de la Compagnie, illustrés par les héros de la première génération, ne rencontrent-ils pas la diversité des aspirations ? A l’esprit aventurier, friand d’horizons inconnus et d’exotisme, on suggère l’expérience missionnaire d’un François-Xavier ou d’un Matteo Ricci, à l’esprit curieux et porté aux études, on cite l’éloquence d’un Bellarmin ou l’excellence scientifique d’un Clavius, à l’esprit militant, on rappelle l’audace teintée d’impudence de plusieurs jésuites lors des troubles qui viennent de secouer les Pays-Bas, à l’esprit "social", soucieux de service et de charité, on vante l’utilité de la mission d’enseignement. La Compagnie de Jésus, expression ostensible de la modernité de l’Eglise, ne laisse pas indifférent. Le recrutement croissant, de 1580 à 1640, témoigne avec force de l’attraction indiscutable que celle-ci exerce sur les personnes. Charles Malapert est bien un fils de son temps. Les Capucins s’installent à Mons en 1595 ; une large gamme d’ordres religieux s’active dans la cité ou dans ses environs. Il choisit pourtant les jésuites.

La maturation d’un talent polyvalent : études et enseignement (1600-1613)

Admis officiellement dans la Compagnie à Douai, le 1er novembre 1600, par le Provincial Bernard Olivier, le jeune licencié va suivre le cursus traditionnel de la formation d’un jésuite. Deux ans de noviciat, des compléments d’études en philosophie et en théologie et, alternativement à ceux-ci, la pratique de l’enseignement. Cette période de sa vie nous est un peu mieux connue que la précédente. Les catalogues annuels des Provinces et les catalogues triennaux, témoins éloquents de l’organisation centralisée et bureaucratisée de l’ordre, permettent en effet de retracer, du moins dans ses grandes lignes, l’itinéraire de Malapert. Le style télégraphique, sec et administratif, de ces sources déçoit certaines attentes de l’historien mais il a le mérite de "pister" Malapert dans ses pérégrinations. Pérégrinations ? Le mot semble convenir en effet. Tournai, Arras, Douai, Louvain, Pont-à-Mousson, Verdun. En douze années, six étapes, toutes essentielles. Ce va-et-vient itératif, de collège en collège, de Picardie en Brabant, de la Lorraine à la Meuse, balançant entre l’étude et l’enseignement, nous introduit à un trait fondamental de la carrière du jésuite : sa mobilité. Détaillons rapidement ce périple.

Le 17 novembre 1600, Charles Malapert entre au noviciat de Tournai, unique institution de ce genre pour l’ensemble de la Province. Au terme de son initiation — durant laquelle il se familiarise probablement avec le Ratio Studiorum, récent " manifeste " de la pédagogie jésuite paru en 1599 — il prononce les vœux simples (ou vœux des scolastiques), le 21 novembre 1602. Vient ensuite, sans attendre, le baptême du feu. Dès avril 1603, alors qu’il n’a pas 22 ans, le jeune jésuite est appelé à donner le cours de Rudiments au collège d’Arras, inauguré cette même année par la Compagnie. Soulignons qu’une telle affectation indique une réelle confiance en ses aptitudes car on peut croire que le nouvel établissement était soucieux de démontrer d’emblée à l’opinion sa valeur didactique. Trois années durant, il demeure dans la capitale artésienne, successivement chargé de la seconde classe de grammaire (1603-1604), de celles de syntaxe (1604-1605) et de poésie (1605-1606), suivant de la sorte ses élèves d’année en année, selon un principe courant à l’époque. Fut-il également professeur de poésie au collège de Mons ? Cette assertion, popularisée au xixe s. par la notice de l’Iconographie montoise et souvent reproduite depuis, manque de fondements. Certes, entre novembre 1602 et avril 1603, à savoir entre sa sortie du séminaire et ses débuts arrageois, quelques mois échappent à l’analyse. Aucune mention cependant n’atteste un éventuel épisode montois. Il eût été par ailleurs surprenant de confier un cours de poésie à un novice fraîchement sorti de Tournai. Voici donc Malapert convié à un ouvrage commémoratif en l’honneur d’un collège, où il ne fut ni élève, ni professeur...!

A la suite de cette première expérience pratique, Malapert revient à l’étude. Au collège de Douai, fleuron de l’enseignement " universitaire " jésuite, il accomplit, sous la direction du P. Henri Asbroeck, sa troisième année de philosophie, consacrée à la métaphysique (1606-1607). Puis, il gagne Louvain, tout juste orpheline de Juste-Lipse, et effectue à l’université ses deux années de théologie (1607-1609). Au terme de celles-ci, il est ordonné prêtre, le 15 novembre 1609. A Louvain même ? C’est peu probable car déjà, il a été envoyé ailleurs.

De fait, quelques semaines auparavant, prêté par la Province belge, le voici à Pont-à-Mousson, en Lorraine. Pour la première fois, il va goûter à l’enseignement de niveau universitaire. Nommé à la Faculté des Arts, le jésuite débute en octobre 1609 son cours de logique devant un auditoire de 150 étudiants. Conformément à la tradition de l’établissement mussipontain, le professeur est amené à accompagner ses élèves durant l’ensemble de leur cycle triennal de philosophie, jusqu’à l’obtention de la Maîtrise ès arts. Charles Malapert assure ainsi successivement les cours de logique (1609-1610), de physique (1610-1611) et de métaphysique (1611-1612). Est-ce l’aube de sa passion pour les mathématiques ? A tout le moins, une période d’intense accoutumance et de progrès. L’enseignement de la Philosophie, surtout durant l’année de physique, s’avère en effet largement mâtiné de mathématiques. Le Ratio Studiorum l’impose. A l’image de nombreux jeunes maîtres, le jésuite montois, avant d’occuper une chaire spécifique de mathématiques, y fourbit ses armes. En outre, l’intérêt porté aux mathématiques est une réalité à Pont-à-Mousson puisqu’il aboutit, en 1611, à l’instauration d’une chaire de mathématiques, confiée au P. Louis Lallemant. Ce séjour au sein de l’université lorraine, à l’heure précise de son apogée, lui vaut sans doute bien des satisfactions professionnelles. Pourtant, lorsqu’il s’éloigne des bords de la Moselle, une préoccupation nouvelle le taraude : des ennuis de santé l’ont assailli. Ceux-ci, bientôt, ne le lâcheront plus.

La dégradation de sa santé motive peut-être la désignation pour l’année académique 1612-1613 au poste de préfet des études du collège de Verdun. Aucun document ne l’affirme explicitement. Toutefois, la responsabilité confiée — la discipline et l’administration scolaire du collège — pour absorbante qu’elle soit, le décharge d’une tâche d’enseignement, qui pouvait se révéler trop harassante pour l’homme malade. Le caractère transitoire de la fonction laisse en tout cas peu croire à l’hypothèse d’une promotion.

A 32 ans, Charles Malapert a déjà derrière lui une carrière fournie, dans laquelle pas une année ne ressemble à l’autre. Sa formation théorique, affermie par l’expérience pratique, s’est par ailleurs enrichie de la rencontre, au fil des séjours, de plusieurs personnalités jésuites : Eleuthère Dupont, pionnier de la Compagnie à Arras, reçu jadis par Ignace de Loyola en personne, Antoine Laubegeois, préfet d’Arras, auparavant professeur à Coïmbra, ou encore Louis Lallement, mathématicien lorrain. Cette période, on l’a dit, voit poindre et se développer l’attrait pour les mathématiques. Elle correspond aussi à la genèse de sa production littéraire. Si l’editio princeps de son œuvre littéraire, les Poemata, date seulement de 1615, il paraît néanmoins légitime de rattacher aux années qui précédent la rédaction de certains textes, à consonance surtout littéraire. Parmi ceux-ci, quelques minuscules écrits, de forme et de contenu hétéroclites, réunis pêle-mêle dans l’édition de 1615 au sein d’un liber miscellaneorum. Citons par exemple un distique en l’honneur d’Eleuthère Dupont, des hendécasyllabes au P. Laubegeois, six vers au Magistrat d’Arras sur la construction du collège, un éloge du duc Charles de Guise, autant de thèmes résonnant du quotidien arrageois et lorrain de Malapert. Un autre écrit, plus conséquent et plus insolite, fut sans doute composé par Malapert au cours des années 1606-1613. Il s’agit du De Ventis. Long d’une trentaine de pages, cet ouvrage a pour sujet l’ouragan dévastateur qui frappa le Hainaut et l’Artois, le 27 avril 1606, lundi de Pâques. La violence de ce qu’on appela " les Grands vents " et les dégâts causés marquèrent les esprits. Malapert, consignant souvenirs et réflexions, livre ici un commentaire de l’événement. Divisé en deux livres, sa contribution entend décrire la tempête et expliquer son déclenchement. A l’énoncé prometteur des titres, on s’attend presque à un traité de météorologie. Il n’en est rien. L’observation scientifique, quoique indéniable (propriétés des vents, théorie sur leur formation, considérations astronomiques...), cède souvent le pas au discours moralisateur. En guise de description, c’est une fustigation récurrente qui nous est livrée, et comme explication ultime, au-delà des arguments scientifiques exposés, Malapert invoque le châtiment divin : l’irruption de la tornade se justifie avant tout par l’indifférence de la population à l’égard des solennités pascales. L’œuvre fournit ainsi, à défaut de données savantes, un tableau très vivant, aux détails croustillants, mais peu flatteur pour la piété et les mœurs des Montois. Désaffection des églises, frivolité des bourgeois et beuveries populaires. Donnons, pour une fois, la parole à l’élève Latteur dont la traduction rend bien le lyrisme dépité de Malapert : " Une autre partie du peuple, et c’est la plus grande (...) remplit les petits casinos d’alors et les hommes déshonnêtes, et là, s’amusent à boire largement la ‘forte’, et à faire des paris à qui boira le plus (...) et oublient dans la boisson les belles fêtes de Pâques. Le Paganisme règne avec Bacchus, l’ivresse arrive, et l’on se bat à coup de poingts, de pieds et de verres ; triste spectacle, d’où le couteau n’est pas toujours absent. La foule s’écoule, à travers les sigma des ivrognes, à la jambe avinée et chancelante ". Malapert, qui se trouvait vraisemblablement à Arras au moment de l’ouragan, rapporte aussi une apparition nocturne de la Vierge en cette ville. Le De Ventis déconcerte le lecteur contemporain par sa grandiloquence (" Ath, Athènes de notre pays "... !), une certaine mièvrerie et, plus encore, par l’opacité de ses références antiques, mais offre un témoignage précieux, jusqu’ici inexploité, sur la critique moraliste de la société telle qu’elle pouvait alors être formulée.

 

Le séjour polonais (1614-1617) : la maladie, Sedecias et les astres

A la fin de l’été 1613, Malapert est gravement malade, torturé par la gravelle. Qu’espèrent donc ses supérieurs en envoyant cet homme affaibli en Pologne ? Nous l’ignorons. De son arrivée, au tout début de l’année 1614, jusque, au plus tard, au mois de décembre de la même année, le jésuite réside au collège de Poznan, infirmus, sans charge de cours. Il traverse alors des moments d’intense souffrance. Dans un poème aux accents pathétiques, Querimonia in morbo, le malade exprime le profond désespoir, aiguisé par la douleur de l’exil, qui l’étreint. Tournant en dérision les efforts des médecins, consterné par la condition humaine, Malapert évoque sans détours l’angoisse de mourir.

La maladie sera pour lui un temps d’écriture. Celui-ci met à profit ce repos forcé pour composer ou parachever des travaux ébauchés. L’édition des Poemata, l’année suivante (1615) à Kalisz, témoigne de l’activité déployée par l’invalide. Dédié à Ladislas IV, futur roi de Pologne, ce fasciculus de 149 pages, renferme l’essentiel de son œuvre littéraire : la tragédie Sedecias, le De Ventis, un Christus Patiens, poème alors en vogue, formé de neuf élégies assez médiocres et un livre de mélanges. Dans cette dernière partie, hormis les pièces déjà signalées, on trouve trois brefs pamphlets anti-protestants, qui illustrent la polémique verbale permanente régnant alors entre les camps catholique et protestant, en Pologne comme dans les Pays-Bas.

C’est toutefois la tragédie Sedecias, œuvre principale de ce volume, qui doit retenir l’attention. Par son thème, son style et son objectif, celle-ci s’inscrit résolument dans la tradition du théâtre jésuite. Dépourvue de rôle féminin, la pièce fut rédigée dans le but premier d’être jouée par des élèves de fin d’humanités. On sait assez les vertus pédagogiques que les jésuites attribuaient au théâtre. Structurée en cinq actes, la tragédie emprunte son sujet à l’Ancien Testament. Elle relate la chute de Jérusalem, décimée par la famine, face à l’armée babylonienne de Nabuchodonosor et la capture dans la plaine de Jéricho de son roi révolté Sédécias. Après avoir assisté à l’exécution de ses fils, ce dernier a les yeux crevés. Le personnage mis en scène dans la tragédie diffère sensiblement de celui du récit biblique, considéré comme responsable du malheur collectif pour avoir déplu à Dieu, en méprisant de surcroît les avertissements du prophète Jérémie. Le Sédécias de Malapert apparaît comme un héros malheureux et abandonné, conscient de sa faute et perclus de remords, suscitant davantage la pitié que la réprobation. Sur le plan formel, l’auteur s’est largement inspiré des auteurs classiques, tout particulièrement de Sénèque et de son Thyeste, en moindre mesure d’Homère et Virgile. Comment juger aujourd’hui de la qualité intrinsèque de l’écrit, au lyrisme baroque malaisé à apprécier ? " Pour louer ou critiquer Malapert d’un seul coup, nous dirons que sa Tragédie a été faite pour être représentée dans un Collège et par des Elèves ". L’avis de l’élève de Burbure, circonspect s’il en est, nous semble approprié. L’ambition de Malapert ne fut pas de composer un chef-d’œuvre destiné à un large public, mais une pièce, à la forme équilibrée et au contenu édifiant, adaptée à des adolescents. Cela n’empêcha pas la tragédie de connaître un certain succès dans les années qui suivirent sa parution. Elle se trouve ainsi éditée à six reprises en moins de dix ans. Le collège de Mons, observons-le au passage, acheta dès mars 1616 quatre exemplaires des Poemata, ce qui tend à prouver le maintien de relations entre l’écrivain et sa ville natale. Quelle fut, sur les planches, la postérité de la tragédie ? Il s’avère vraiment difficile de l’établir. Au terme de quelques prospections, nous avons recensé 35 représentations portant le titre, littéral ou apparenté, de Sedecias. Cet inventaire, apparemment prolifique, n’a pas grande signification car la quasi-totalité des titres répertoriés ne comprend aucune mention d’auteur. Or, entre 1570 et 1739, cinq pièces au moins ayant pour titre Sedecias furent rédigées par des jésuites. Outre Malapert, le portugais L. da Cruz à la fin du xvie s., l’allemand D. Weidmann, vers 1712 et les italiens G. Granelli vers 1731 et G. Carpani vers 1738 s’emparent de ce thème, assurément populaire. Comment dès lors distinguer parmi toutes ces pièces homonymes la production de Malapert ? A notre sens, on peut tout au plus considérer comme possible que cette dernière corresponde au Sedecias joué dans les collèges suivants : en 1630 à Siegen, en 1633 et en 1638 à Ypres, en 1697 à Paris, successivement au collège d’Harcourt et au collège Mazarin, en 1698 et en 1726 à nouveau à Ypres, en 1728 à Lille et à Bailleul, en 1729, à Lille et à Courtrai, en 1730, à Bruges et en 1735 à Gand. Seule une étude directe des manuscrits conservés permettrait d’affiner nos connaissances en ce domaine.

Les Poemata constituent l’unique recueil littéraire de Malapert. Hormis deux odes à saint Ignace et à saint François-Xavier, rédigées à la suite de leur canonisation (1622), le jésuite se consacrera désormais exclusivement aux mathématiques et à l’astronomie. A une époque où persiste toujours un préjugé à l’encontre des sciences exactes, il importe de ne pas sous-estimer la place des Poemata dans l’établissement de sa notoriété — même si aujourd’hui celle-ci peut nous paraître mineure par rapport à la qualité de ses écrits scientifiques.

L’écriture fut-elle un palliatif aux maux de Malapert ? Il y a tout lieu de le croire. De fait, si ces forces demeurent faibles — les catalogues triennaux lui prêtent d’ailleurs une santé " médiocre " jusqu’à la fin de sa vie — le convalescent est néanmoins capable de reprendre, à partir de janvier 1615 au plus tard, un poste d’enseignement au collège de Kalisz. Pendant deux années, probablement jusqu’au terme de l’année académique 1617 (septembre), il enseigne les mathématiques sur les rives de Prosna, dans ce que l’on tient pour la plus ancienne ville de Pologne. Le cours, qui en théorie n’excède pas cinq heures par semaine, lui laisse une franche aire de loisir pour ses recherches. Celles-ci concernent les mathématiques et la géométrie mais plus encore peut-être l’astronomie. Rien de vraiment surprenant en somme. Gardons d’abord à l’esprit qu’à l’époque le cours de mathématiques traite non seulement d’arithmétique, d’algèbre, de géométrie, de mécanique mais recouvre aussi des disciplines comme l’optique, l’hydraulique, la musique, l’art des fortifications et précisément l’astronomie. En outre, une rencontre capitale a bouleversé la vie de Malapert. Aux premiers jours de l’année 1614, en route vers la Pologne, Malapert s’arrête à Ingolstadt chez Christophe Scheiner (1573-1650). Celui qui deviendra l’une des figures majeures de l’astronomie du dix-septième siècle, émule de Galilée, l’accueille et lui confie sa découverte des tâches solaires, effectuée deux ans auparavant. La révélation ne cessera de fasciner le jésuite montois. Dès le lendemain de l’entrevue, il commence à étudier activement l’énigme de ces zones d’ombre, invisibles à l’œil nu, qui progressent sur la surface solaire. Les observations commencées cette année-là, affinées par l’usage du télescope, et approfondies treize ans durant aboutiront à un ouvrage dont nous reparlerons.

Des quatre années passées au cœur de cette " Sarmatie glacée ", Malapert revient dans nos régions avec un double acquis : des idées plein la tête, en germe, qui bientôt engendreront plusieurs publications et des amitiés solides — citons ici Simon Perovius, son correspondant scientifique à Poznan et les aristocrates Pierre Zeronski et Jean de Olesnica Olesnicki, auxquels il dédie quelques années plus tard deux de ses ouvrages.

 

Un mathématicien appelé à de hautes responsabilités (1617-1630)

A son retour, une double consécration — religieuse et académique — l’attend. Le 12 ou 13 novembre 1617, à Lille, Charles Malapert est reçu profès des quatre vœux. En prononçant ce quatrième vœu d’obéissance spéciale au pape, il accède à la catégorie de jésuites jugés aptes à assumer des fonctions de direction au sein de la Compagnie. Une autre reconnaissance, scientifique cette fois, survient quelques mois plus tard. Après avoir occupé le poste de préfet des humanités au collège de Douai pendant un an (1617-1618), Malapert est chargé d’inaugurer en octobre 1618 une chaire de mathématiques au sein de cette même institution. Le cours, de niveau universitaire, est conçu alors comme un complément à la formation de philosophie, donné en deuxième ou troisième année. Son instauration démontre un souci évident d’adapter l’enseignement à l’actualité du temps. Pouvait-on continuer à méconnaître une science dont les découvertes sensationnelles se succédaient à un rythme élevé ? De l’aveu même de Malapert, la création de cette chaire et son attribution semblent avoir été suggérées par le P. d’Aguilon, mathématicien chevronné, décédé un an plus tôt (1617). Il convient de bien saisir tout le prestige de cette nomination. Douai jouit en effet d’une réputation sans égale. Malapert rejoint l’établissement jésuite le plus florissant de la Province gallo-belge, tant par sa population scolaire que par la qualité de ses maîtres. Lors de sa leçon initiale, il a devant lui mille auditeurs...! Il occupera ce poste académique six années durant mais de manière discontinue : entre 1618 et 1620 et entre 1623 et 1627. De fait, avec un mouvement de balancier presque parfait, la suite de la carrière du jésuite montois se partage désormais entre cette chaire de mathématiques et deux importantes responsabilités de direction auxquelles il est successivement appelé. De 1620 à 1623, le voici supérieur du séminaire des Ecossais à Douai. L’institution, implantée dans la ville picarde depuis 1590 et administrée par la Compagnie, avait pour vocation d’accueillir de jeunes catholiques écossais et de veiller à leur formation scolaire et religieuse. Nombre de séminaires de ce type, bannis de leur patrie anglicane, avaient trouvé refuge dans nos régions et, s’efforçant de perpétuer un clergé catholique britannique, constituaient les bases arrière d’une hypothétique reconquête spirituelle. Malapert prend la direction du séminaire de Douai à un moment particulièrement favorable : celui-ci, fort d’une vingtaine d’élèves environ, vient d’être revigoré par une dotation considérable. L’optimisme et les projets sont de mise. En 1627, une promotion plus flatteuse encore lui est réservée : il est nommé recteur du collège d’Arras pour une durée de trois ans (1627-1630). Un retour aux sources en quelque sorte pour l’homme qui avait débuté, vingt-quatre ans auparavant, sa carrière d’enseignant dans cet établissement. Son rectorat demeure mal connu. Notons seulement que celui-ci s’inscrit, une fois encore, dans la période d’apogée du collège.

 

L’apport scientifique : les publications

En marge de son enseignement douaisien, Malapert ne cesse de publier. En l’espace d’une dizaine d’années, paraissent six ouvrages. Dans l’article le plus important relatif au sujet, le Père Roland avait choisi de classer les productions du savant en deux catégories : études mathématiques et études astronomiques. Cette distinction ne convainc pas totalement car elle opère une différenciation trop nette entre des disciplines qui, dans les écrits, souvent se côtoient, voire s’imbriquent. Il nous semble préférable de considérer les travaux du jésuite sous l’angle de leur genre littéraire ; on peut dès lors caractériser son œuvre comme suit : un discours de haute tenue scientifique, au verbe remarquable, quatre manuels didactiques destinés aux étudiants et un ouvrage sur l’astronomie, à l’avant-garde de l’érudition.

Le discours prononcé à Douai en octobre 1618, à l’occasion de l’inauguration de la chaire de mathématiques fascine par le savoir foisonnant et l’enthousiasme passionné mis en œuvre. Oratio. Le terme rend bien la ferveur du discours. Malapert se lance dans un long plaidoyer en faveur de l’étude des phénomènes astronomiques. Il commente tout particulièrement la récente fabrication du télescope qui révolutionne l’état des connaissances. Mise au point dans les Pays-Bas vers 1608, l’invention s’était répandue en Europe comme une traînée de poudre, popularisée par Galilée et sa découverte, grâce à l’engin, des satellites de Jupiter en octobre ou novembre 1609. Avec un sens certain de la formule, Malapert évoque la nouveauté du télescope : " cet instrument, que la Providence nous offre, rapproche nos contrées du firmament et invite leurs habitants à lire les célestes hiéroglyphes de la puissance du Très-Haut (…) mais ce tube est aussi un formidable appareil qui se dresse vers le ciel, telle une machine de guerre, pour détruire l’échafaudage de l’astronomie ancienne ". L’homme, on le voit, est conquis. Très tôt, dès son arrivée en Pologne, il avait eu l’occasion d’expérimenter la lunette et de multiplier, grâce à celle-ci, les observations de la lune. Véritable pionnier de la sélénographie, Malapert prend part dans l’Oratio au débat, vif à l’époque, concernant la physionomie de la surface de la lune. Sur la base de ses observations personnelles, l’expert réfute la vision aristotélicienne qui considérait l’astre comme parfait, régulier et rigoureusement sphérique et démontre que sa surface est au contraire accidentée et inégale, parsemée de montagnes et de gouffres. Dans un ordre d’idées analogue, il conteste la présence d’éventuels habitants sur la lune. Le croquis de la lune qu’il joint à l’édition du discours, mérite une mention spéciale. Cette esquisse, très sommaire il est vrai, constitue l’une des toutes premières sélénographies de l’histoire.

L’Oratio regorge d’enseignements sur le savoir de l’époque en matière d’astronomie. Rien n’échappe à la curiosité de Malapert : la lune, les planètes, les taches du soleil, les comètes. Il a un mot sur tout. Il disserte sur les planètes, rapportant ou discutant, parfois avec causticité, les conceptions de l’époque à leur sujet, encore fortement empreintes de mythologie. A quoi donc servent les anneaux de Saturne ? Pourquoi la voie lactée brille-t-elle à ce point ? Comment expliquer que Mercure se laisse observer beaucoup moins facilement que Vénus ? Il parle déjà de l’énigme des taches solaires qu’il développera dans un ouvrage ultérieur.

Faisant référence à un fait d’actualité survenu cette année-là — l’apparition d’une comète — Malapert livre un brillant exposé sur le phénomène. Au terme d’une analyse méthodique, recoupant ses propres observations avec celles de plusieurs correspondants, sollicités dans l’Europe entière, il énonce une théorie sur l’apparition et la marche de l’astre, sur sa nature et son éloignement par rapport à la terre. Ses idées apparaissent réellement novatrices. Il étudie en particulier la queue des comètes, objet de bien des superstitions. Les comètes étaient en effet assimilées par le commun à des signes néfastes, annonciateurs de catastrophes, leur queue faisant office de marteau prêt à frapper le monde. Le savant démonte ce préjugé, expliquant que la queue des comètes n’est rien d’autre qu’un phénomène optique, causé par la réfraction des rayons solaires dans le noyau de celles-ci et en déduit que la queue se trouve toujours située à l’opposé du soleil. Toutefois, et c’est là un trait typique du jésuite, Malapert, à côté de cette lecture scientifique, n’exclut pas une interprétation symbolique du phénomène, à savoir un signal envoyé aux hommes par la Providence.

Le lyrisme du nouveau professeur se comprend sans peine si on replace son propos dans le contexte de l’époque. L’astronomie connaît alors une véritable décennie dorée... Galilée, Kepler, Tycho-Brahé travaillent simultanément, sans parler d’une myriade d’autres astronomes, tels Scheiner, Harriot, Biancani, Grienberger. Innovations techniques, explorations et révélations déconcertantes suscitent un bouillonnement scientifique, culturel et idéologique sans précédent. Imaginons un instant l’effervescence qui règne à l’époque. C’est, ni plus ni moins, tout l’ancien système du monde, hérité d’Aristote, qui se trouve remis en question et bascule, au rythme des découvertes.

Le souci pédagogique paraît avoir été un impératif aux yeux de Malapert. Les quatre manuels qu’il publie entre 1620 et 1627 s’avèrent prioritairement destinés aux élèves qui suivent son cours à Douai. Chacun témoigne de caractéristiques didactiques qui ne laissent aucun doute à ce sujet : une exégèse patiente et logique, de multiples conseils de méthode, un effort constant pour clarifier les difficultés. A quoi correspondent exactement ces manuels ? A des " syllabus ", reproduisant fidèlement la matière des leçons de Malapert ou à des développements enrichis de celles-ci ? On ne sait vraiment. Deux des quatre manuels nous paraissent plutôt relever de la première catégorie : le commentaire sur les six premiers livres des Eléments d’Euclide — Euclidis elementorum libri sex priores — rédigé en 1619 et paru en 1620, dédié à la jeunesse estudiantine douaisienne et l’abrégé de géométrie Faciliorum Geometriae Elementorum libri duo édité à Douai en 1624. En ce qui concerne le commentaire d’Aristote — Paraphrasis in omnes Aristotelis libros didactitos — attribué à Malapert, il est difficile de se prononcer car aucune édition n’a été repérée jusqu’ici mais on peut croire, d’après l’énoncé du titre, que l’ouvrage s’inscrit dans la même veine.

Une place à part doit par contre être accordée au traité d’arithmétique — Arithmeticae praticae brevis institutio. In qua nova ratio dividendi per Tabulam Pythagoricam et alia non passim obvia explicantur — paru à Douai en 1620. Celui-ci contient en effet un procédé de multiplication et de division, élaboré à partir de la table de Pythagore, inédit, simple et remarquablement pratique. En aménageant quelque peu les colonnes verticales de la fameuse table, il devient très facile de calculer le produit ou le quotient de n’importe quelle opération arithmétique. Avec cet ingénieux système, nous nous trouvons aux origines des futures machines à calculer. Voilà bien une invention digne d’assurer la notoriété à notre homme... Eh non ! Car la paternité de cette méthode n’est pas attribuée à Malapert mais au mathématicien écossais John Neper (1550-1617), célèbre découvreur des logarithmes. Ce jugement a évidemment été fort débattu par les érudits qui ont considéré l’œuvre du jésuite. Je me rangerai ici à leur interprétation. L’attribution à Neper se justifie pleinement puisque celui-ci publie ce procédé dans son Radbologiae dès 1617, au sein d’un corpus arithmétique vaste et argumenté. L’antériorité de la parution ne fait aucun doute. Toutefois l’hypothèse d’un plagiat de la part de Malapert convainc moins que celle d’une découverte personnelle et loyale, en léger décalage chronologique. Remarquons d’abord que le traité de Malapert, édité en 1620, était déjà prêt en 1618, l’auteur affirmant même avoir déjà utilisé ce procédé auparavant. En outre, sa bonne connaissance d’Euclide, duquel dérive le principe de la méthode de calcul en question, rend plausible l’idée d’une réelle invention. Seule une analyse comparée des deux ouvrages permettrait de mieux cerner leurs relations — ou leurs spécificités — et de déceler une éventuelle filiation.

La partie la plus aboutie et la plus originale des enquêtes astronomiques de Malapert, qui révèle aussi son objet de prédilection par excellence, porte sur les taches du soleil. L’Austriaca sidera heliocyclia astronomicis hypothesibus illigata, publié de manière posthume à Douai en 1633, résume près de vingt années de recherches. Grâce au télescope, les macula solis étaient devenus les phénomènes solaires les plus faciles à observer. Vers 1610-1611, Galilée et Scheiner les avaient détectés indépendamment l’un de l’autre. Encore fallait-il les interpréter. Qu’étaient donc ces zones d’ombre, à la dimension et à la forme variées, à l’existence temporaire qui se formaient et évoluaient sur la surface du soleil ? L’entrevue avec Scheiner en 1613, on l’a dit, déclencha la passion de Malapert. Ce dernier consacre à cette énigme le meilleur de lui-même. A l’issue de multiples observations, entamées dès son arrivée en Pologne, il consigne ses théories sur le sujet. Celles-ci sans conteste font date. Malapert soutient tout d’abord que ces taches sont inhérentes au globe solaire. C’est déjà un progrès notable par rapport à la conception de Scheiner qui les identifiait à de petites planètes externes. Mieux, s’interrogeant sur la constitution du soleil, il suggère à raison l’existence de plusieurs couches successives et concentriques (sans pour autant employer la terminologie moderne de couronne, chromosphère et photosphère). A ses yeux, les taches solaires sont des corps opaques, situés entre ces couches, qui " interceptent " la lumière du foyer central. Il étudie enfin le mouvement de ces phénomènes et la variation de leur forme, élaborant à ce propos une subtile théorie d’épicycles.

L’ingéniosité de Malapert eut à nouveau l’infortune de fleurir dans l’ombre d’un grand nom. De la même façon que le rayonnement de Neper avait éclipsé le travail arithmétique du jésuite, l’œuvre de Scheiner allait amoindrir, voire déclasser aux yeux de la postérité son apport dans le domaine astronomique.

Malapert ne vit jamais paraître son œuvre. Le volume, achevé en 1626 et dédié l’année suivante au roi d’Espagne Philippe IV, approuvé le 11 décembre 1628, sortit seulement des presses de Douai en 1633. Ce délai fut imposé par la censure romaine qui, à plusieurs reprises, bloqua la publication du livre. Ce dernier contenait-il des idées non orthodoxes, des vices de formulation ou des faiblesses d’argumentation ? Non. Simplement, il y avait Scheiner. Une lettre du savant Pierre Gassendi à son collègue Nicolas Peiresc, datée de juillet 1629, rapporte que Malapert souhaite faire imprimer son ouvrage mais se trouve contraint d’attendre que le P. Scheiner ait publié le sien sur la même matière. Tout est dit. Pour les supérieurs des deux astronomes jésuites, le découvreur allemand des taches de soleil gardait une priorité absolue, un véritable monopole du savoir sur le sujet. Il préparait une somme importante et il était exclu de le doubler ou d’anticiper ses thèses. Vitelleschi, le Père Général, écrivit plusieurs fois à Malapert, lui enjoignant la patience. L’homme, qui avait collaboré avec Scheiner et qui le tenait en haute estime, insistait pourtant. Rien n’y fit. Lorsque la permission d’imprimer lui parvint enfin, le 3 août 1630, il lui restait trois mois à vivre.

 

Une consécration à peine entrevue : la nomination à Madrid (1630)

Malapert eut pourtant l’ultime satisfaction de voir son talent reconnu. Un an après l’élévation du collège jésuite de Madrid au rang d’université, en 1629, le Montois fut appelé par le roi Philippe IV à y enseigner les mathématiques. Gagner le cœur de l’empire espagnol équivalait naturellement à une récompense suprême, réservée aux meilleurs éléments. Il est d’ailleurs possible que Malapert ait été nommé à la place de Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667), fondateur de l’école de mathématiques d’Anvers, initialement pressenti pour le poste madrilène mais indisponible à cause d’un accroc de santé. Quoi qu’il en soit, la comparaison avec celui que Leibniz considérait comme l’égal de Descartes situe assez le niveau atteint par Malapert. L’aventure qui lui était promise en Espagne s’interrompit malheureusement avant même d’avoir commencé. La fatigue du voyage provoqua-t-elle un recrudescence soudaine de la maladie ? On peut le supposer, même si les circonstances exactes de sa mort survenue le 5 novembre 1630 à Vitoria, dans le Pays Basque, nous échappent. L’homme s’éteignait à l’âge de quarante-neuf ans, encore jeune et en pleine maturité intellectuelle. Quels trésors eût encore pu offrir celui-ci à la recherche scientifique, avec vingt ans de plus ?

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On nous permettra de terminer par une anecdote insolite. A l’aube du troisième millénaire, Charles Malapert s’est vu offrir une chance inouïe d’être (re)mis à l’honneur. Un tremplin inespéré et fortuit vers une renommée mondiale... En 1997, l’Agence Spatiale Européenne (ESA) dévoilait son ambitieux programme Euromoon 2000 ayant pour but d’affirmer le dynamisme de l’Europe dans la conquête de l’espace. Le projet, qui laisse rêveur, consistait à envoyer sur la lune deux engins inhabités en vue d’explorer minutieusement le satellite à l’aide de robots et de préparer l’aménagement d’un avant-poste habité. La " montagne " Malapert fut officiellement désignée par les scientifiques comme un site d’intérêt majeur pour cette mission. Un tel événement eût sans nul doute assuré la publicité de cet homme méconnu. Toutefois, ce projet, en fin de compte, n’aura pas lieu. Le fabuleux programme fut en effet abandonné le 26 mars 1998 pour des raisons financières. Voilà donc Malapert contraint à demeurer dans un anonymat quasi total. Il reste à souhaiter, pour atténuer celui-ci, que soient entreprises des recherches, minutieuses et expertes, sur le contenu de ses œuvres arithmétique et astronomique afin d’en réévaluer l’originalité, l’audace et le génie. Puisse le présent article contribuer à les stimuler.

François De Vriendt

Doctorand aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur - 1999
avec l'autorisation de l'auteur