Mag philo : La valeur du travail
Ce dossier du « Mag philo » se propose de faire le point, dans le contexte actuel, sur la valeur du travail. Le chômage endémique, les effets d'une industrie mondialisée, les problèmes de harcèlement et le contexte de stress dans lequel évoluent nombre de salariés... Ces problèmes sont abordés sous la diversité des angles philosophique, littéraire, économique et psychodynamique en regard de textes de Karl Marx, d'Adam Smith et de Mallarmé. Des critiques d'ouvrages – « Perte d'emploi, perte de soi », de D. Linhart, B. Rist, E. Durand, et « Les naufragés, avec les clochards de Paris », de P. Declerck –, un entretien avec Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste et une sélection de ressources complètent le dossier.

Sommaire
 
Éditorial
 
Présentation
 
Articles
Le travail du castor
Mallarmé
Smith
 
La Critique
Perte d'emploi
Les Naufragés
 
Sélection
Bibliographie
Sites
 
Entretien
 
Éditorial
À la question « Que vaut le travail ? » succède un cortège de réponses variées et discordantes. Cette interrogation semble faire resurgir des polémiques issues d'appréciations éthiques, politiques, religieuses ou métaphysiques.
Ainsi l'évaluation du travail se trouve-t-elle d'emblée presque toujours perturbée par nos opinions et nos préjugés. Il semble cependant y avoir une constante selon laquelle le travail vaut toujours quelque chose, et même qu'il est ce par quoi toute chose peut en venir à prendre quelque valeur.
Mais qu'en est-il alors du travail spontané accompli naturellement par l'animal ? s'interroge François Vert en commentant le célèbre texte de Marx. Saisir précisément ce que ce travail animal peut valoir et quelle fonction naturelle il remplit devrait permettre de faire retour sur l'être humain.
Sur les pas de Mallarmé, Xavier-Gilles Néret nous invite à découvrir les dilemmes poétiques et existentiels qui assaillent celui qui travaille sans l'amour de ce qu'il fait. C'est par une allégorie qui oppose le poète au terrassier que l'auteur nous rappelle les fondements d'une conception selon laquelle le véritable travail n'est pas toujours celui auquel on croit. C'est alors que les stigmates du travail apparaissent, enlaidissant paradoxalement celui-là même qui véritablement travaille.
La valeur du travail, qu'il soit aliénant ou libérateur, mécanique ou poétique, ne se contente pas d'une approche philosophique, et on ne peut faire l'impasse sur son statut et sa portée économiques. Djamel Arrouche pose à son tour la question en partant de ses fondements les plus « classiques ». En montrant quels sont les principes directeurs qui ont servi à Adam Smith pour jeter les bases d'une double dimension de la valeur travail, il parvient à éclairer le devenir historico-économique de cette notion jusqu'à nos jours.
Dans le travail, on ne se contente pas de produire des biens et de transformer la nature, on se transforme toujours soi-même, comme nous le confie dans l'entretien Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste. Empruntant initialement les pas de Hegel, puis ceux de la phénoménologie matérielle de Michel Henry, il nous invite à relever ce qu'il peut y avoir d'essentiel pour la subjectivité et pour la personnalité.
Cécile Veillard propose une lecture de deux ouvrages où le travail est critiqué non pour lui-même mais pour les intérêts qu'il sert, pour l'organisation sociale et économique qu'il produit et pour les inégalités et les injustices qu'il engendre. Dès lors aussi, le travail est présenté comme le remède miracle aux difficultés - y compris les plus extrêmes - d'insertion et d'intégration du corps social.
Autant de problèmes qui par leur actualité tenace méritaient d'être abordés sous la diversité des angles philosophique, littéraire, économique et psychodynamique.

Présentation
Le travail est-il au fondement même du fait anthropologique ? Traduit-il l'exigence universelle de subvenir aux besoins primordiaux et de pallier la rareté, ou bien n'est-il qu'un épiphénomène historique et culturel relatif, dont les formes d'organisation souvent dévoyées doivent être rectifiées ? Le travail a-t-il en soi une valeur, ou ne la tient-il que des structures idéologiques et socio-économiques auxquelles il appartient historiquement et culturellement ?
Autant de questions que l'histoire de la pensée - de la philosophie à l'économie politique en passant par la sociologie, la psychologie et la psychanalyse, l'ethnologie et le droit - s'est souvent posées.

Concepts
Le travail est une activité de modification et de transformation de la nature, qui vise à la production et plus rarement à la création. Il est une partie essentielle de l'agir humain, et c'est surtout comme telle qu'il retient toute l'attention de l'enseignement philosophique. C'est par excellence le processus répété et maîtrisé qui, par extension, peut être apparenté à la profession, au métier.
Mais, d'un autre point de vue, le travail constitue le résultat lui-même de l'activité professionnelle, l'aboutissement du processus de transformation de la nature. C'est alors le moment où le travail atteint sa finalité et peut particulièrement faire l'objet de l'échange.
Enfin, de façon générale, qu'il s'agisse de l'activité elle-même ou de son résultat, ils doivent porter la marque de la dépense de temps et d'énergie, de l'effort et de la peine. Même dans l'art où ces marques tendent à devenir imperceptibles, la difficile tension et le labeur sont pourtant requis. Que « l'art doive effacer l'art » présuppose au préalable l'activité patiente et tendue, l'effort de l'¢il et de la main.

Dès lors, la poussée du vivant en général dans ses processus de persévérance dans l'être, de génération et de croissance, l'action de l'animal en quête de nourriture ou d'abri ne constituent-elles pas du travail ? Devrons-nous distinguer entre travail animal et travail humain, et si oui sur quel quels critères nous appuyer ? Concrètement aussi, quelle est la valeur spécifique du travail et quelle différence essentielle la sépare des valeurs qu'on a coutume d'accorder au jeu ou au bricolage ?
Car, hormis la notion moralisatrice de la contrainte externe pour ne rien dire de l'obligation morale au sens kantien, qu'est-ce qui différencie l'enfant qui joue dans sa chambre de celui qui y fait ses devoirs ? Par ailleurs, qu'est-ce qui distingue l'apprenti menuisier ou le peintre du dimanche de l'artisan réputé et de l'artiste consacré...?

Nous sommes donc conduits à dégager trois principes directeurs :
Premièrement, l'écart, concrètement inévitable, entre professionnalisme et amateurisme, spécialiste et généraliste. La plupart du temps, c'est le degré d'acharnement et de répétition qui garantit celui de maîtrise, et qui semble creuser l'essentiel de la différence.
Deuxièmement, le but, qui est indirectement lucratif (salaire) dans le cas du travail, par opposition à celui qui est directement non lucratif mais néanmoins avantageux (satisfaction, plaisir, liberté) en ce qui concerne le jeu, l'art ou le bricolage.
Troisièmement, la part de souplesse laissée au choix du moment ainsi qu'à celui du rythme d'exécution, qui est beaucoup plus importante dans le cas des activités libres que représentent le bricolage, le jeu ou les loisirs en général que dans le cas du travail. Toutes choses étant égales par ailleurs, l'expression d'une autorité externe apparaît toujours tôt ou tard et peu ou prou dans le travail, et contribue à rigidifier considérablement les calendriers de l'activité professionnelle ainsi que ses rythmes (taylorisme, fordisme, etc.).

Qu'advient-il, dans ces conditions, de la valeur du travail aujourd'hui, et quel est exactement son « coût », économique, social, médical, psychologique, et même moral et métaphysique ? Conformément à la double perspective, coûteuse et enrichissante à la fois, du travail, qu'aiment à souligner nos programmes de philosophie en terminale, demandons-nous quelle part de liberté et d'authenticité nous aurons à gagner en travaillant, contre quelle proportion de renoncement et d'effort.

Une valeur fluctuante
L'histoire des mentalités et des m¢urs nous a montré que toutes les civilisations ont travaillé ou travaillent encore, mais pas forcément de la même manière, et surtout pas forcément en impliquant dans les mêmes proportions les mêmes agents (hommes/femmes ; adultes/enfants...). Même si toutes les cultures ont recours au travail comme à leur principal mode d'adaptation de la nature, elles ne se font pas du tout la même idée de ce que vaut le travail, et de ce qu'il vaut la peine de lui sacrifier.
À ce sujet, les Grecs servent régulièrement de paradigme historique de civilisation qui non seulement n'aurait pas valorisé le travail, mais même l'aurait tenu en très basse estime et totalement dévalorisé. Jean-Pierre Vernant a explicité de façon exemplaire comment cela tient à une façon singulière de privilégier la perspective de l'utilisateur par rapport à celle du producteur. Qu'un objet « vaille » à proportion du plus ou moins d'action qu'il a subi de la part d'un agent externe, qu'il vaille plus d'avoir été davantage « travaillé » est absurde. Ce qui importe aux yeux du Grec de l'Antiquité, c'est ce que l'objet permet de faire ou d'atteindre, c'est sa plus ou moins grande utilité, ce qu'il « rapporte » et non pas ce qu'il « coûte » (Mythe et pensée chez les Grecs, PBP, Tome II, Payot).

Une opposition difficilement réductible
Cette opposition rapport/coût est symptomatique - au-delà des contingences historiques - des divergences d'appréciation et d'évaluation du travail.
Ici, le travail est pris dans le sens ascétique d'un certain état d'esprit de sacrifice, comme acte de renoncement (au plaisir) et d'acceptation voire d'appréciation de l'effort. C'est la vision du travail synonyme de labeur et de peine qui prédomine alors, celui essentiellement du prolétariat tel que Marx et ses épigones l'étudient. Dans cette perspective, bien sûr, toute activité non coûteuse et a fortiori plaisante et épanouissante tombe sous le coup de la suspicion. Compte tenu de ce que sont les infrastructures du capitalisme, les rares qui travaillent (mais du reste s'agit-il encore de travail ?) dans de telles conditions ne peuvent être que des privilégiés, infime minorité qui fait le jeu de la bourgeoisie opprimante et exploitante.
Là, au contraire, l'ascétisme et le travail sont radicalement dissociés : non seulement la souffrance et plus généralement le coût ne servent plus de critère fiable d'évaluation, mais davantage même ils contribuent à dénaturer et à défigurer le travail. Précisément dans cette perspective le travail qui coûte est en réalité un simulacre, un divertissement pervers, une invention diabolique pour détourner les hommes de l'essentiel. Il est par essence activité désimpliquée, irresponsable car non fondamentalement libre... Dans une telle perspective, seuls les passionnés en tous genres, « les aventuriers, les artistes, les philosophes... » (Nietzsche) peuvent être encore -considérés comme travaillant.

Nous nous trouvons finalement conduits à nous demander si les multiples questionnements sur la valeur du travail n'ont pas pour fondement préalable la certitude que le travail doit divorcer d'avec toute forme de négativité, dont, bien entendu, l'asservissement et l'abrutissement sous quelque forme que ce soit.
Toutes les mises en perspective problématiques et critiques de la valeur du travail procéderaient génériquement d'une nécessité de repenser la nature humaine, ses principales croyances et ses valeurs fondamentales. Sur ce problème de la valeur du travail, deux éthiques semblent s'affronter irréductiblement, l'une - du devoir et de la loi -, démocratique et laborieuse, l'autre - du plaisir -, individuelle et aristocratique. Pourtant, cette opposition qui entraîne les principaux grands clivages idéologiques et politiques que nous connaissons peut et doit finir par être dépassée.
Articles
Le travail du castor
François Vert, professeur de philosophie

Marx et la spécificité humaine du travail
Il m'a longtemps paru évident que le travail était une activité spécifiquement humaine. L'idée m'en avait été inculquée durant ma formation, et j'ai vécu avec elle jusqu'au jour où, prévoyant d'examiner la question en cours, je me suis reporté au célèbre chapitre du Capital dans lequel Marx développe des considérations sur les abeilles et les architectes. Je vais d'abord à la fameuse citation, et je lis donc : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur1. » La première réflexion qui me traverse l'esprit à la relecture de ces lignes est la suivante : on voit rarement un architecte construire une cellule de ruche, et même si la chose arrivait, l'étape préalable à la construction ne serait pas aussi mentale que le suggèrent les expressions du texte : l'architecte, même mauvais, tracerait un plan sur une feuille. Cette réserve (de portée limitée) mise à part, je me sens néanmoins conforté dans ma croyance. En soulignant le fait que, dans son travail, l'homme réalise un projet conscient, Marx indique une caractéristique spécifique qui paraît suffire à légitimer l'idée que le travail serait l'apanage de l'homme.

L'hypothèse d'un travail animal
Puis, comme il est normal, je relis l'ensemble de l'alinéa où se trouve la citation que je viens d'évoquer. Je redécouvre alors ceci : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle 2. » (Je souligne.) À ce moment-là de ma relecture, je ne suis pas absolument sûr de bien comprendre ce que Marx entend ici par le mot « travail », mais déjà je devine que les choses s'annoncent plus complexes que ce que laisse entendre le seul passage sur l'abeille et l'architecte. Je poursuis donc, et redécouvre encore : « Les forces dont son corps est doué [...] il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet aspect primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif3. » (Je souligne à nouveau.) J'éprouve alors un sentiment d'étonnement mêlé de malaise. Il semblerait que Marx ose suggérer que l'on puisse appeler « travail » une forme purement instinctive d'activité de transformation de la nature, et donc, pourquoi pas, l'activité de l'araignée tissant sa toile, celle de l'abeille construisant sa cellule, ou encore celle du castor élevant son barrage. La chose me perturbe d'autant plus que je revois tel de mes professeurs (excellent par ailleurs) entrer dans une colère noire en entendant l'un des jeunes esprits dont il a la charge soutenir avec candeur que l'oiseau bâtissant son nid peut être considéré comme travaillant... J'ai beau me répéter qu'il faut faire preuve de jugement autonome et que, depuis la Renaissance au moins, l'argument d'autorité est devenu irrecevable, j'ai quand même du mal à envisager que Marx ait pu se laisser aller, même dans un moment de négligence, à écrire une ânerie d'apprenti philosophe. Pour sauver l'auteur du Capital d'un tel déshonneur, j'élabore une interprétation : à ce moment précis du texte, ce qu'il appelle « travail », ça ne serait pas toute activité instinctive de transformation de la nature, mais uniquement celle d'un hypothétique « homme originel4 ». Car, même sous sa forme instinctive (ou non consciente), l'activité humaine de transformation de la nature présente déjà cette différence essentielle avec celle de l'animal : elle transforme progressivement la nature de l'homme lui-même « et développe les facultés qui y sommeillent5. » Il resterait donc bien vrai que seul l'être humain peut être considéré comme travaillant, et bref, l'honneur de Marx serait sauf. Mais les faits, hélas !, sont souvent têtus. Car la phrase qui suit déclare sans ambiguïté : « Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme6. » Il faut se rendre à l'évidence : il y a bien, selon Marx, des formes de travail qui n'appartiennent pas exclusivement à l'homme, et l'oiseau qui construit son nid peut être dit travailler.

On pourrait me demander où je veux en venir et si toute cette affaire n'est pas une vaine querelle de mots ?
Je répondrai tout d'abord que la question « le travail du castor a-t-il une valeur ? » ne saurait être récusée au motif que les animaux ne travaillent pas. (Peut-être alors la récusera-t-on au motif que la notion de valeur ne peut avoir de sens que dans le cadre d'échanges marchands entre producteurs conscients, soit, donc, pour l'homme historique, et à mon sens on n'aura probablement pas tort.)
Par ailleurs, je ne pense pas que les querelles autour des mots soient vaines, ce que je tente d'illustrer de deux manières :
  • Le fait que, dans Le Capital, Marx utilise un même mot pour désigner le travail instinctif et le travail conscient (ou finalisé) me semble pouvoir être interprété comme une intention de signaler la parenté entre les deux activités, en dépit de tout ce qui les oppose par ailleurs. Et j'y vois volontiers la parenté suivante : dans un cas comme dans l'autre, nous avons ni plus ni moins affaire à des processus d'autotransformation de la nature. L'homme historique, aussi raffiné soit-il, et quelque degré d'artificialité que puisse présenter l'activité par laquelle il produit ce dont il a besoin reste un intermédiaire entre la nature et la nature, au même titre que le torrent qui creuse son lit, la bactérie qui transforme le lactose en glucose (et rejette de l'acide lactique), ou encore « les noirs bataillons de larves » (Baudelaire) occupés à désassembler les chairs d'un animal défunt.
  • Dans L'Idéologie allemande, Marx écrit ceci : « La révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes7. » (C'est lui qui souligne.) Comme chacun sait, il y a encore une vie après la révolution communiste. Il est donc clair que, même arrivé à ce stade, l'homme doit continuer à produire ses moyens d'existence. Autrement dit : le « travail » ne disparaît pas. La seule différence introduite par le communisme tient aux modalités du travail : quant à sa nature ou à son essence, il n'est pas affecté. Et pourtant le bouleversement introduit dans les modalités du travail est supposé être d'une telle ampleur que l'activité ordinairement désignée par ce mot en devient presque méconnaissable, et mérite à la limite un autre nom.

Les trois grandes formes du travail
Finissons avec les questions de vocabulaire, et voyons ce que l'on peut tirer de ces brèves incursions dans le bourbier des textes du grand Karl. Pour mon propre compte (et sans souci aucun d'orthodoxie marxienno-marxiste), je tire de ce qui précède l'idée qu'on pourrait distinguer trois formes de travail : celle - instinctive - de l'animal (et, pourquoi pas, de l'homme originel, si l'on m'autorise à me laisser aller un instant à rêver une robinsonnade) ; celle - volontaire et consciente - de l'homme humanisé ou historique, et dont l'archétype pourrait être le travail aliéné, au sens (là encore assez personnel) de travail pénible ou désagréable8 ; celle enfin - volontaire, consciente et libérée (désaliénée) - de l'homme socialisé, posthistorique ou encore communiste. Je me sens maintenant en mesure de poser la question suivante : le problème de la valeur du travail se rencontre-t-il à propos de chacune de ces trois formes ? À première vue, non. La chose est assez évidente pour la première forme de travail, quand même on s'amuserait à imaginer qu'elle puisse concerner un homme originel. Ces « producteurs » primitifs, non encore humanisés par leur activité de transformation de la nature, seraient ni plus ni moins des animaux. Ils n'auraient pas conscience de travailler, ils ne sentiraient pas l'effort de leurs organes, n'auraient pas besoin d'être attentifs à ce qu'ils font... Il y a tout lieu de penser par ailleurs qu'ils n'échangeraient pas véritablement. (Pas de différence, donc, avec les castors. De leur « point de vue d'animal », la notion de valeur n'aurait pas de sens.) La troisième forme du travail ignore elle aussi la question de la valeur. Au stade communiste, le travail salarié et l'argent sont abolis. Par ailleurs, l'homme communiste ayant fait sienne la maxime saint-simonienne « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins9 », il n'y a plus d'échanges au sens marchand du terme. La question de la valeur du travail ne se pose donc qu'à propos de la seconde forme de travail : le travail humain historique.

Conclusion
On pourrait trouver là matière à relativiser l'importance de la question. Après tout, elle ne se rencontrerait que le temps d'une parenthèse, quelque part entre ces deux époques que seraient le temps des origines et le temps du mode communiste de production... Sauf qu'il n'y a peut-être pas d'extérieur de la parenthèse. L'idée d'un être humain encore animal mais s'humanisant progressivement de génération en génération par le travail, cette idée, donc, paraît aujourd'hui difficilement recevable. On voit mal en effet comment un tel processus serait possible sans une hérédité des caractères acquis. Il y a tout lieu de penser, au contraire, qu'à partir du moment où apparaît l'homme au sens biologique du terme, alors c'est déjà tout l'homme, c'est-à-dire un être apte au travail conscient et volontaire (et, sur ce point, Marx a sans doute raison). Quant à l'espoir qu'advienne un jour un mode de production authentiquement communiste, il s'est évanoui. Selon toute probabilité, donc, nous avons toujours été, sommes et serons jusqu'au bout à l'intérieur de la parenthèse. Dit autrement : le travail s'est toujours présenté, se présente et se présentera jusqu'au bout sous la forme du travail conscient, volontaire et aliéné ; quant aux échanges des produits du travail, ils ont toujours été, sont et seront jusqu'au bout, sous une forme ou sous une autre, des échanges marchands. Impossible, donc, de se dérober à l'urgence de la question de la valeur du travail dans une rêverie sur un mythique temps des origines ou sur des lendemains qui chantent.

Sur le Net
Sur le site PhiloNet, le passage du texte de Marx accompagné d'une proposition de commentaire assez développée par Michel Pérignon.
http://mper.chez.tiscali.fr/

Mallarmé
Xavier-Gilles Néret, professeur de philosophie

Trois manières poétiques d'être « horrible »
Rimbaud, dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny consacrée à « l'avenir de la poésie », qualifie les poètes dignes de ce nom d'« horribles travailleurs ». Pourquoi le travail poétique peut-il apparaître comme « horrible » ? D'abord, parce que le poète « voyant » caractérisé par Rimbaud transgresse les normes esthétiques et morales communément admises : il est comparable à « un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage », il se fait « l'âme monstrueuse » et « devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit ». Le poète est donc « horrible » au sens aujourd'hui courant du terme, il est « très laid, très mauvais ». Ensuite, le travail poétique peut être dit « horrible » selon l'emploi hyperbolique, attesté à partir du XVIe siècle, notamment chez Rabelais ; le travail poétique est, en effet, « très grand, énorme », puisque le poète dirige toutes ses forces vers une fin, son ¢uvre, au prix de « toutes les formes [...] de souffrance » et d'une « ineffable torture ». Enfin, pour ces diverses raisons, le poète est un « horrible » travailleur au sens étymologique : puisqu'il transgresse les normes esthétiques et morales communément admises, puisqu'il n'a qu'une obsession - travailler à son ¢uvre - à laquelle il sacrifie tout, le poète « voyant » est « horribilis », il « fait horreur », il inspire un sentiment d'effroi et de répulsion chez la plupart de ses contemporains.

L'approche mallarméenne
Si Baudelaire est, selon Rimbaud, « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu », et se trouve, à ce titre, au premier rang des « horribles travailleurs », un contemporain de l'auteur des Illuminations peut aussi être compté parmi ceux-ci, tant il se distingue par son travail poétique et la conscience qu'il en a, ainsi que par son « horrible sensibilité » (lettre du 14 mai 1867 à Cazalis), Mallarmé. On peut vérifier le propos d'Yves Bonnefoy, selon lequel « Mallarmé est, de loin, le plus vaste espace de réflexion, de recherche, d'élaboration de l'idée de poésie qu'il y ait eu à son époque en Europe », en lisant certains textes de la correspondance et de Divagations, dans lesquels Mallarmé évoque les modalités du travail poétique, notamment en les confrontant à celles du travail salarié. Il est bien le « Poëte Moderne » défini par Montégut comme étant « un critique avant tout » (cité par Mallarmé dans sa lettre du 27 avril 1867 à Lefébure), c'est-à-dire celui qui non seulement travaille à son ¢uvre, mais ouvre un espace de réflexion en faisant retour sur ce travail. Celui-ci frappe avant tout par sa radicale singularité, par la solitude qu'il requiert et renforce, et par la répulsion, voire l'horreur, qu'il suscite chez d'autres travailleurs.
En cette seconde moitié du XIXe siècle, ce qui rend le travail poétique singulier, c'est d'abord qu'il n'est pas salarié. « À quoi bon trafiquer de ce qui, peut-être, ne se doit vendre, surtout quand cela ne se vend pas », écrit Mallarmé dans « Étalages » (Divagations). La fin du travail poétique n'est pas d'ordre commercial, et s'il pouvait rapporter de l'argent, ce ne serait qu'une conséquence indirecte. Toutefois, de fait, celle-ci n'a pas lieu ; constat source à la fois d'amertume et d'humour chez Mallarmé, mais aussi chez Rimbaud, qui écrit dans la lettre déjà citée : « Moi pauvre effaré qui depuis sept mois, n'ai pas tenu un seul rond de bronze ! » Le travail poétique est gratuit, au double sens du terme, non seulement descriptif - il n'est pas rémunéré - mais aussi, pour beaucoup de contemporains, normatif : il apparaît comme injustifié, dénué de raison valable et, par conséquent, absurde. Qui porte un tel jugement de valeur ? Il s'agit d'un certain type de travailleur, celui qui se figure le travail comme un moyen en vue du salaire, travailleur auquel le poète se trouve parfois confronté. Une telle confrontation est mise en scène dans un texte de Divagations, publié en revue en 1895, précisément intitulé « Confrontation ».

Le poète et le terrassier
Le poète se promène dans la campagne, un matin d'été, après une nuit d'insomnie, et voit sa marche entravée par le trou que creuse un terrassier : « la promenade se barre invariablement de travail ». De son côté, le « man¢uvre », « cassé sur la besogne », peine, et jette une « ¢illade » dédaigneuse sur l'« oisive approche » du promeneur. Cet événement, par lequel le poète et le terrassier se gênent mutuellement en interrompant, l'un, une rêveuse promenade, l'autre, un effort physique, est l'occasion, pour le poète, de distinguer deux types de travail radicalement différents. D'une part, le terrassier incarne une forme de travail où la « force fournie » n'est pas « vaine », aussi pénible - voire apparemment absurde - soit-elle, dans la mesure où elle est rémunérée, donc justifiée par un salaire. Par exemple, si son patron lui demandait de creuser un trou, puis de le reboucher, il exécuterait les ordres volontiers, sans « hésitation », pourvu que ces deux opérations soient rémunérées : « Il extrait une brouettée de terrain, pour la vider peu loin, il a produit, et refaire l'inverse implique besogne nouvelle, payée. » D'autre part, le poète veut incarner une autre forme de travail : « Un autre, que je veux incarner, serait, dont le labeur ne vaut pas au détail parce que, peut-être, acceptant l'hésitation. » Tandis que le terrassier est « béni par la sécurité de l'effort », puisque chacun de ses efforts, rémunéré, vaut la peine, le labeur poétique est voué au « risque » de l'infécond effort et implique une hésitation essentielle. En effet, si le poète est à la fois l'ouvrier et son propre patron, cette situation, du point de vue du terrassier, n'est pas enviable, dans la mesure où ici l'exigence patronale de perfection pousse l'horrible travailleur à reprendre constamment son ouvrage, à réécrire sa page. « La page, écrite tantôt, va s'évanouir, selon - n'envie pas, camarade - qu'en moi le patron refuse l'ouvrage, quand la clientèle n'y voit de tare. »
L'idée d'un travail qui ne vaut pas au détail, qui ne rapporte ni même, le plus souvent, ne produit - autrement dit, l'idée d'un travail en pure perte - fait horreur au terrassier, et plus généralement à ceux qui se figurent le travail comme un moyen en vue du salaire. L'enjeu d'une telle horreur n'est autre qu'un double rapport au temps et à la mort. En effet, Mallarmé poursuit ainsi sa « divagation » : « Anéantir un jour de ta vie ou mourir un peu, le sachant, quels cris jetterais-tu [...]. » Selon la perspective du terrassier, le temps, notamment celui du travail, c'est de l'argent. De ce point de vue, une « oisive approche » de promeneur ne mérite que « dédain », et la simple idée de passer une journée, seul, à écrire, gratuitement, une page qui risque de finir à la corbeille, susciterait des cris d'horreur. Selon une autre perspective, d'apparence paradoxale, le travail du terrassier peut apparaître comme un divertissement, non pas au sens courant du terme - agrément, amusement, distraction - mais au sens, défini par Pascal, d'activité par laquelle on se détourne de l'essentiel - la conscience de sa condition, mortelle - pour se diriger vers l'accessoire. Le terrassier est de ceux qui ne savent pas, selon les mots de Pascal, « demeurer en repos dans une chambre » (Pensées, Lafuma, 136-139). Cette seconde perspective est proche de celle du poète, si son travail solitaire est l'occasion d'une prise de conscience de sa condition, éphémère, c'est-à-dire vouée au temps et à la mort. Mallarmé, pour sa part, « sait » que travailler à un poème, c'est « anéantir un jour de [sa] vie ou mourir un peu », lui qui affirme, dans sa lettre du 28 avril 1866 à Cazalis, avoir, « en creusant le vers », rencontré un abîme qui le désespère, « le Néant ». Cette expérience du Néant suscitée par le travail poétique est, à la différence de celle de Pascal, athée, Mallarmé écrivant dans sa lettre que « Dieu et notre âme » sont de « glorieux mensonges », des inventions humaines, les hommes n'étant eux-mêmes que de « vaines formes de la matière ». Ainsi la position du poète face au terrassier apparaît-elle comme celle de la lucidité face à l'inconscience, et n'est pas sans évoquer celle de Hamlet, héros mallarméen par excellence, face au fossoyeur qui, sous l'effet de l'habitude, creuse des tombes en chantant avec insouciance (Shakespeare, Hamlet, V, 1).
Pourquoi y a-t-il un tel aveuglement chez le terrassier ? C'est parce qu'il est obnubilé par ce que vise son travail : l'or - non seulement ce qui mesure ou gage la monnaie, l'étalon universel de la valeur économique, mais aussi ce qui brille et fascine. L'or est l'idole du travailleur salarié, « humble croyant en cette richesse », « béni par la sécurité de l'effort ». La tyrannie de l'or est figurée par le soleil méridien qui accable le terrassier soumis : « L'or frappe, maintenant, d'aplomb la race ; ou, comme si son lever ancien avait refoulé le doute, chez les hommes, d'un pouvoir impersonnel suprême, plutôt leur aveugle moyenne, il décrit sa trajectoire vers l'omnipotence - éclat, l'unique, attardé pour un midi imperturbable. » La fonction du poète est, comme le suggère Bertrand Marchal dans son beau livre, La Religion de Mallarmé, de restaurer, face à l'aplomb tyrannique de l'or méridien, l'obliquité de l'aube ou du couchant, et de mettre en « doute » tout « pouvoir impersonnel suprême », invention humaine, mensonge pas forcément glorieux. Pour éprouver l'autorité de l'or, il faut « qu'un personnage, isolément, discute, demande les raisons ; fuie [...] », et prenne le risque de la marginalité économique. C'est ce que ne comprennent pas les « ouvriers de chemin de fer » - parmi lesquels se trouvent, à nouveau, des terrassiers - évoqués dans « Conflit », autre texte de Divagations : certes le poète « travaille », mais à rien « qui puisse servir, parmi l'échange général. Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine ». Et pourtant le travail poétique est la source d'une lucidité qui permet d'éclairer l'aliénation du terrassier, ou encore le scandale de Panama, exemple caractéristique d'une divinité fictive de l'or entretenue par le seul « crédit », c'est-à-dire par les mécanismes psychologiques de la croyance superstitieuse. Pourquoi, en effet, tant de gens ont-ils jusqu'au bout souscrit des obligations, sinon parce qu'ils croyaient que le dieu Or les paierait (cf. Divagations, « Or ») ?

Parenté nietzschéenne
Un contemporain de Mallarmé, en Allemagne, propose un diagnostic comparable, à propos de ce qu'il nomme, dans le Crépuscule des idoles (« Divagations d'un inactuel », 30), le « siècle du travail ». En effet, Nietzsche écrit dans Le Gai Savoir (IV, 329), publié en 1882, qu'un « vice propre au Nouveau Monde », la course « après l'or » ou « course effrénée au travail », commence « par contagion » à toucher la vieille Europe et à « répandre sur elle une absence d'esprit stupéfiante ». Pour Nietzsche, le travail ainsi compris, comme course effrénée après l'or, est une des idoles survivant à la « mort de Dieu », une des valeurs réactives qui gouvernent et amoindrissent la vie de l'homme occidental contemporain (cf. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des prédicateurs de la mort »). N'est-il pas à cet égard significatif que l'on puisse lire sur les billets du « Nouveau Monde » : « In God we trust », devise par excellence de la monnaie ? Le « conflit », ou la « confrontation », mis en scène par Mallarmé, entre le terrassier et le poète, est celui, ou celle, qui oppose deux types d'hommes caractérisés dans Le Gai Savoir, au paragraphe 42. Les distingue un rapport différent au travail et à l'ennui. Pour le premier type, qui comprend « presque tous les hommes des pays civilisés » - Nietzsche précisant dans le Crépuscule des idoles (« Divagations d'un inactuel », 30) qu'un tel type « se rencontre maintenant dans toutes les classes de la société » -, « le travail est un moyen, et non le but lui-même ; c'est pourquoi ils ne font guère preuve de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu'il rapporte bien » ; quant à l'ennui, pour de tels hommes, il « est à chasser loin de soi par tous les moyens » ; autrement dit, tout est bon qui divertit, au sens pascalien, notamment la « course effrénée au travail », en vue de l'or. En revanche, pour le second type d'hommes, « plus rares », « ils n'ont que faire d'un bon salaire si le travail n'est pas par lui-même le salaire de tous les salaires », et « préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre plaisir à leur travail » ; quant à l'ennui, certes souvent « désagréable », ils ne le craignent pas, sachant qu'il est fécond et nécessaire à « leur travail ». Ainsi, un même mot, « travail » (ou « ennui »), peut avoir des sens très différents, inconciliables, selon le type de vie qui s'en empare, réactif ou actif. On peut estimer que les hommes du premier type sont gouvernés par des valeurs réactives, c'est-à-dire visant essentiellement la conservation de la vie ou volonté de puissance, à travers le salaire, et seulement accidentellement son intensification. Au contraire, les « rares » hommes du second type sont gouvernés par des valeurs actives, visant essentiellement l'intensification de la vie ou volonté de puissance - intensification dont le « plaisir », terme souligné par Nietzsche, est le symptôme -, et accidentellement sa conservation. C'est pourquoi ils « préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre plaisir à leur travail ». Entre ces deux types d'hommes, le « conflit » est irréductible, dans la mesure où il « confronte » une vie déclinante à une vie ascendante. Au regard de l'une, l'autre apparaît comme « horrible », et réciproquement, à ceci près que le sens du mot « horrible » diffère radicalement, là réactif, ici actif.

Mallarmé en conflit avec lui-même
Ajoutons que, chez Mallarmé, un tel conflit n'est pas seulement celui qui oppose extérieurement et ponctuellement le poète à un autre type de travailleur incarné par le terrassier, mais aussi celui qui l'oppose à lui-même, un conflit interne entre le poète et l'enseignant. En effet, Mallarmé n'a pas fait le choix de la marginalité absolue. Si, pour reprendre les termes nietzschéens, il fait passer l'intensification avant la conservation, toutefois, il s'efforce d'assurer celle-ci pour permettre celle-là. Comment conserver les siens et soi-même, en cette seconde moitié du XIXe siècle, quand l'on n'est pas rentier mais voué à un travail qui ne se vend pas ? Le compromis avec la nécessité économique accepté par Mallarmé a consisté à devenir professeur d'anglais, emploi qu'il jugeait pénible, mais assurant un salaire, certes médiocre, et surtout lui laissant du temps libre pour travailler à son ¢uvre. Reste qu'un tel compromis est souvent mal vécu par le poète, ce dont témoigne constamment sa correspondance. « Je travaille avec une malheureuse difficulté », affirme-t-il par exemple en juillet 1865 à Cazalis, à propos de l'écriture du « Faune ». Cette difficulté est d'abord celle qui est intrinsèque au travail du vers : « Tu ne saurais croire comme il est difficile de s'acharner au vers, que je veux très neuf et très beau [...] Si tu savais que de nuits désespérées et de jours de rêverie il faut sacrifier pour arriver à faire des vers originaux [...] et dignes [...] de réjouir l'âme d'un poète ! Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture par lesquelles devra passer ta pensée, tant belle soit-elle, pour être poétique ! » Mais à cette difficulté intrinsèque s'ajoute « la complication désolante des classes qui coupent ma journée, et me brisent la tête, car je suis peu respecté, et même, parfois, accablé de papier mâché et de huées ». Pauvre Mallarmé, harcelé par sa « classe d'idiots », et par son administration, si l'on en croit un document daté du 31 mai 1876, signé par le proviseur de son lycée, qui se permet de juger non seulement son travail d'enseignant - « dans l'opinion de l'inspection générale, il paraît que M. Mallarmé n'est pas très fort en langue anglaise, et que, malgré l'avertissement bienveillant qui lui a été donné l'an dernier, il ne s'est pas occupé sérieusement d'acquérir ce qui lui manque pour être à la hauteur de ses fonctions » -, mais aussi son travail de poète : « Productions Insensées, en prose ou en vers. Les personnages qui lisent ces étranges élucubrations du cerveau de M. Mallarmé doivent s'étonner qu'il occupe une chaire au Lycée Fontanes » (cité par Ajalbert, Mémoires en vrac, Albin Michel, 1938).

Pour finir, une question : cette situation conflictuelle entre le travail poétique et les conditions socio-économiques du travail est-elle nécessaire ou contingente ? Au regard de Mallarmé, qui qualifie l'époque contemporaine, dans sa lettre du 16 novembre 1885 à Verlaine, d'« interrègne pour le poète », elle semble momentanée, donc contingente. En effet, tout se passe comme s'il gardait l'espoir d'une réconciliation possible entre le poète et l'époque, permettant le règne de celui-là sur celle-ci. « Je crois, répond-il à l'enquête de J. Huret sur l'évolution littéraire, que la poésie est faite pour le faste et les pompes suprêmes d'une société constituée où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. » Il y a chez Mallarmé, notamment dans Divagations, une dimension utopique, dont nous ne pouvons ici interroger en détail le statut. Indiquons simplement qu'alors même qu'il rêve d'une foule hurlant « vers le poëte, un appel », il assiste à l'agonie de Villiers de L'Isle-Adam en quelque hospice, dans l'indifférence générale d'une foule occupée à fêter le centenaire de la Révolution française. On peut reprendre la suggestion faite par Paul Bénichou, dans son lumineux ouvrage, Selon Mallarmé, à propos du projet mallarméen du « Livre » comme « explication orphique de la Terre » : « Il pensait que la poésie avait besoin dans son abandon, pour ne pas perdre courage, d'une telle promesse et d'un tel réconfort [...]. Mallarmé voit l'impossible, et l'espère possible contre tout espoir. » Quoi qu'il en soit, en attendant cette improbable réconciliation, le poète se doit, autant qu'il le peut, de « travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais » (Lettre à Verlaine), ce qu'il fit, « horriblement », jusqu'à la mort.

Bibliographie essentielle
Bénichou Paul, Selon Mallarmé, Paris : Gallimard, 1995.
Bonnefoy Yves, préface aux Poésies de Mallarmé, « Collection Poésie », Paris : Gallimard, 1992.
Mallarmé Stéphane, Lettres, in ¢uvres complètes I, « Bibliothèque de la Pléiade ». Paris : Gallimard, 1998.
Mallarmé Stéphane, Divagations, Paris : Charpentier, 1897 ; ou Mallarmé Stéphane, ¢uvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris : Gallimard, 1945.
Marchal Bertrand, La Religion de Mallarmé, Paris : José Corti, 1988.
Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, I, 42, et IV, 329, Paris : GF Flammarion, 1997.
Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des prédicateurs de la mort », Librairie générale française, 1983.
Nietzsche Friedrich, Crépuscule des idoles, « Divagations d'un inactuel », 30, « Collection Folio-Essai », Paris : Gallimard, 1988.


Sur le Net
Un excellent site de François Direz sur Mallarmé, contenant de précieuses et nombreuses indications biographiques mais aussi des pages consacrées aux textes mêmes du poète. Ainsi de nombreux liens font accéder à ses poésies, mais aussi à ses traductions des ¢uvres poétiques d'Edgar Poe.
http://mallarme.nemoclub.net/

On pourra consulter, sur le site de l'université de Nice, le programme d'agrégation de lettres modernes et de lettres classiques de 1999 et des cours sur les poésies de Mallarmé. Plusieurs textes de « critique » littéraire sur l'¢uvre du poète et de très nombreuses exégèses qui méritent une lecture attentive.
www.unice.fr/

Sur un site consacré à la poésie française, une série de pages propose un accès très agréable aux poèmes de Mallarmé, ainsi qu'à différents poètes connus et moins célèbres.
http://poesie.webnet.fr/
Smith
Djamel Arrouche, professeur de sciences économiques et sociales

La liste est longue des ouvrages et essais publiés dernièrement sur la question centrale du rôle intégrateur du travail dans nos sociétés salariales : Le Travail, une valeur en voie de disparition (Méda, 1995) ; Métamorphose du travail, quête du sens (Gorz, 1988) ; Travailler moins pour travailler tous (Aznar, 1993), pour ne citer que quelques-uns, qui rendent compte de la tendance historique à la baisse du temps de travail et d'une montée inexorable du chômage.
Pour autant, il ne s'agit pas là d'une nouveauté. Dans un article paru en 1931, le célèbre économiste anglais J. M. Keynes (Keynes, 1971), à propos du mouvement historique de réduction du temps de travail, prédisait déjà : « Pendant longtemps encore le vieil Adam sera si fort en nous que chaque personne aura besoin d'effectuer un certain travail afin de lui donner satisfaction. » La référence explicite au vieil Adam Smith et à sa théorie de la valeur-travail apparaît comme un hommage vibrant rendu au père fondateur de l'économie politique classique.
En effet, l'auteur de La Richesse des nations a été l'un des premiers à avoir concilié une vision éthique et économique de la valeur reposant sur le travail. Son économie politique est d'ailleurs marquée par sa pensée morale développée dans la Théorie des sentiments moraux, ce qui rend originale la façon dont il traite des questions de la nature et de la mesure de la valeur.

D'où vient la richesse ? Quelle est son origine ? Par quels mécanismes se diffuse-t-elle jusqu'aux dernières couches de la société ? Comment évaluer la valeur relative des marchandises ? Comment mesurer la richesse ou la pauvreté d'un homme ?
Ces questionnements sont au c¢ur de l'ouvrage de Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui paraît en 1776. Ils convergent tous vers l'analyse de la valeur, qui consiste à rechercher selon quels principes se déterminent les prix relatifs des marchandises sur un marché concurrentiel. La théorie dite objective de la valeur reposant sur le travail joue un rôle fondamental pour les économistes classiques mais aussi pour Marx. Elle constitue en effet le premier étage d'un édifice théorique qui vise, ensuite, à déterminer les règles de la répartition de la richesse, dont la dynamique conditionne étroitement l'évolution à long terme de l'ensemble de la société.
Il s'agira de s'attarder d'abord sur trois questions essentielles pour les économistes : Quelle est la substance de la valeur ? Comment la mesurer ? À partir de quel étalon ? Nous envisagerons ensuite les implications de la théorie smithienne de la valeur avant d'esquisser les contours des débats théoriques suscités par cette approche.

Le travail comme fondement et mesure de la valeur
Smith écrit dès les premières lignes de La Richesse des nations qu'une nation sera d'autant plus riche qu'elle disposera en abondance « de choses nécessaires et commodes à la vie ». La marchandise - chose valable et échangeable - devient alors la forme élémentaire de la richesse. La marchandise doit avoir une valeur d'usage, c'est-à-dire une utilité pour celui qui la fabrique et pour celui qui est susceptible de l'acheter. Elle doit aussi avoir une valeur d'échange qui traduit, selon lui, la faculté qu'un objet transmet à celui qui le possède d'acheter d'autres objets.
Par la suite, il avance que « tout homme est riche ou pauvre selon la capacité qu'il a de profiter des choses nécessaires, commodes et amusantes pour vivre ». Reprenant à son compte l'identité entre richesse et pouvoir mise en évidence par Hobbes, l'auteur de La Richesse des nations complète néanmoins cette équation. Si la richesse est bien la source du pouvoir, elle est d'abord et avant tout pouvoir d'acheter le produit du travail d'autrui. « L'homme est riche ou pauvre selon la quantité de [...] travail qu'il peut se permettre d'acheter. La valeur de toutes marchandises pour la personne qui la possède [...] est donc égale à la quantité de travail qu'elle lui permet d'acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises. » Le travail est donc bien la substance commune à toutes les choses échangeables.
On voit bien ici le sens moral de sa définition économique de la valeur. C'est l'échange, propension première et relationnelle de l'homme, comme la sympathie, qui fonde l'espace des relations économiques. La société capitaliste est une société dans laquelle chaque producteur est un marchand. La richesse ne peut être mesurée que dans l'échange. Pour Smith, le lien social peut alors se réduire au lien marchand : « La société commerçante est [...] un espace de relation d'échange qui constitue les objets en richesse homogène du point de vue social [...] la valeur, la nature de la richesse d'une chose, ne peut être qu'à travers la comparaison, la mise en regard qui la constitue comme richesse. »
La valeur serait donc la dimension sociale de la richesse, représentation qui s'impose à tous les hommes à travers une pratique relationnelle fondatrice, inhérente à leur nature, l'échange.
Mesurer la valeur revient à la fois à identifier et à mesurer la richesse du point de vue de l'homme en société. Échanger, c'est mettre en valeur un talent particulier. La diversité des talents permise par la division du travail est favorable à tous les participants à l'échange : « C'est du travail d'autrui que l'homme tire la plus grande partie de ses jouissances. »

La question de l'étalon de mesure de la valeur
Une fois que sont posées les règles fixant la mesure de la valeur relative des marchandises, il s'agit ensuite de trouver un bon étalon de mesure susceptible de ne léser aucun des deux échangistes. Là encore, Smith affirme que « ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, mais avec du travail, que les richesses du monde ont été achetées originairement ». Parce qu'il ne varie jamais dans sa valeur, le travail est un bon étalon de mesure. Smith ajoute : « On peut dire que des quantités égales de travail, en tous temps et en tous lieux, sont de valeur égale pour le travailleur. Dans son état ordinaire de santé, de force et d'humeur, et selon son degré ordinaire d'habileté et de dextérité, il doit toujours abandonner la même quantité de sa tranquillité, de sa liberté, de son bonheur. » Le travail en tant qu'étalon assure donc l'équité des échanges entre les différents producteurs-marchands en tous temps et en tous lieux. Et l'égalité de valeur des travaux apparaît comme l'expression économique de l'égalité des hommes (dimension éthique) indépendante de la structure sociale et de la situation économique inégalitaire entre les hommes. Inégalité de possessions qui est d'ailleurs à l'origine de l'accumulation du capital et donc des possibilités d'enrichissement d'une nation.
Dans cette configuration égalitaire, il apparaît bien que ce qui domine, pour Smith, c'est la prééminence morale du travail et la conscience de dépendre, pour son bonheur, du travail d'autrui.
Il s'agit donc bien de montrer la nature sociale de la richesse qui se diffuse grâce à l'échange, assurant ainsi l'amélioration des conditions de vie matérielle et ce, même pour les plus pauvres, qui bénéficient aussi des progrès de la puissance productive du travail issus de la division du travail (abondance et diversité des biens qui deviennent de moins en moins chers et donc de plus en plus facilement accessibles au plus grand nombre).

Liberté du travail
Cette vision égalitaire de l'échange n'est possible que dans un espace économique libéré et accessible à tous. Contre les monopoles et les féodalités, Smith veut fonder une économie politique qui repose sur un marché libre et ouvert à tous, assurant la libre circulation des richesses. Ce système suppose surtout la liberté du travail et donc la libéralisation du marché du travail, source de toute valeur.
L. Dumont (Dumont, 1977) rappelait très justement que la libéralisation du marché du travail, parce qu'elle a permis de faire reculer inéluctablement les normes holistes, a constitué le moteur du changement social. La liberté du travail a assuré la promotion d'une société d'individus. Smith écrit d'ailleurs que « cette liberté [de disposer de son travail] est la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes ».
En faisant du travail la source de la valeur des choses, Smith accompagne le mouvement de libéralisation du travail en tant que marchandise et appelle de ses v¢ux la constitution d'un véritable marché du travail.
L'argument avancé est que le travail libre sera toujours plus productif que l'esclavage : « L'expérience de tous les temps et de tous les lieux s'accorde à montrer que l'ouvrage fait par des esclaves est, au bout du compte, le plus cher de tous. Celui qui ne peut rien acquérir en propre ne peut avoir d'autre intérêt que de manger le plus possible et de travailler le moins possible. »
La grande transformation (Polanyi, 1983) imposée par le capitalisme industriel a été l'invention du marché du travail et non le travail lui même.
La définition que donnent les économistes du travail depuis la période classique se réduit donc au travail en soi, mesurable, quantifiable et susceptible d'être acheté ou vendu sur un marché. Il s'agit du travail en tant que marchandise - même si elle revêt un caractère particulier - ou travail abstrait qui s'impose dès la fin du XVIIIe siècle.
C'est à partir de cette époque que la conception moderne du travail s'impose comme fondement de l'ordre social dans nos sociétés. Puisque le travail témoigne de la contribution des individus à la production dont la société a besoin, il permet alors de mesurer leur rétribution. Bien qu'il demeure une activité jugée pénible, le travail est devenu un facteur de production mais surtout le fondement de la valeur, le critérium universel qui permet de mesurer la richesse sociale d'un individu et d'une nation. Le travail abstrait fait se connecter l'utilité économique et la fonction sociale du travail qui devient, en prenant la forme du salariat, une activité publique collective et organisée.
Héritier des conceptions « contractualistes » de la société, Smith fait donc du travail la source de toute richesse et le moyen de l'émancipation de l'individu dans la société marchande.
Il participe de façon déterminante à la création d'une idéologie économique toujours présente aujourd'hui. Produire toujours plus devient une fin en soi. Par ailleurs, le rapport social est réduit au rapport de production. Les conflits trouvent leurs causes et leurs résolutions dans la sphère économique. Pour Smith comme pour Marx, les relations qui se nouent entre les hommes autour du travail fondent l'ordre social.

Valeur travail : quel prolongement critique ?
S'il est certain que la naissance de la société industrielle et la généralisation du travail salarié ont conduit à ériger le travail en valeur (au sens éthique) universelle qui s'est transmise jusqu'à nos jours, cela n'implique pas qu'il en ait été de même pour la valeur au sens économique.
D. Ricardo (Ricardo, 1992) qui se pose en héritier de l'économie politique smithienne, soutient dans Des principes de l'économie politique et de l'impôt que c'est dans le travail que « réside le fondement réel de la valeur d'échange de tous les biens, à l'exception de ceux que l'industrie de l'homme ne peut accroître [...] c'est une thèse de la plus haute importance en Économie Politique ; car il n'est pas de plus grande source d'erreurs et d'opinions divergentes dans cette science que les notions vagues associées au mot valeur ».
Il n'en conteste pas moins la vision smithienne de la valeur en posant la question des différences de productivité des travailleurs. Comment comparer deux travaux qui n'ont pas la même qualité ? Le temps de travail est-il un critérium toujours adéquat pour mesurer la valeur relative d'une marchandise par rapport à une autre ? Le problème de la qualification du travail et des écarts de productivité est, bien entendu, évoqué par Smith et Ricardo sans qu'ils parviennent pour autant à apporter de réponse véritablement satisfaisante à leurs yeux.
Plus radicale que la précédente, une autre polémique autour de la valeur travail va se développer au moment de l'apparition du courant néoclassique à la fin du XIXe siècle. On assiste alors dans le champ des économistes à l'élaboration d'un discours qui vise à déconnecter la dimension éthique du travail de sa dimension économique au détriment de cette dernière.
La révolution marginaliste sera d'ailleurs révélatrice d'un double mouvement de la société libérale qui fait en sorte de sacraliser le travail tout en niant qu'il est à la source de la création de la valeur économique. Afin de faire face au défi lancé par la théorie marxiste de l'exploitation qui dénonce l'existence d'une plus-value injustement prélevée par le capitaliste sur le produit du travail de l'ouvrier, S. Jevons (Jevons, 1871) écrivait quatre ans seulement après la parution du Capital : « Nos classes de travailleurs qui accroissent et développent leur pouvoir d'organisation peuvent être conduites par l'ignorance à arrêter le véritable développement de notre liberté économique et politique [...] Il faut donc développer une théorie dans laquelle le travail n'est jamais la cause de la valeur. » Afin d'occulter la réalité des rapports sociaux, les économistes néoclassiques vont limiter la contribution du facteur travail à une variable, parmi d'autres, de l'équation de production. Il ne faut pas s'étonner alors que tout en affirmant la fausseté de la théorie de la valeur travail, le courant de pensée économique dominant affirme que la valeur d'un bien et la source de la richesse sociale reposent plutôt sur l'utilité et la rareté (théorie de la valeur subjective). Or, la négation du travail comme unique créateur de la valeur va de pair avec l'hypothèse d'une déconnexion entre revenu et travail.
Bien entendu, avec l'amélioration croissante de la puissance productive du travail, celui-ci a cessé d'être le seul facteur de production au sens strict. L'introduction de nouvelles techniques et l'augmentation de l'intensité capitalistique dans la production ont contribué à la diminution inexorable du temps de travail. Le travail voit donc sa place se réduire d'un point de vue quantitatif même si sa dimension qualitative se renforce.
Cette évolution est d'ailleurs au c¢ur des problématiques qui émergent depuis quelques années autour de la valeur travail. Si le travail est un temps social de plus en plus réduit, peut-on continuer à faire du travail la source principale de la création de valeur, sa mesure, et en même temps la clé éventuelle de sa répartition ?
En rejetant l'hypothèse que la valeur (au sens économique) repose sur le travail, la théorie économique moderne donne ainsi un argument de poids aux tenants de la fin du travail qui confondent trop souvent, au grand dam du vieil Adam, la nature productive du travail et la tendance historique à la diminution de la durée du travail.

Bibliographie essentielle
Aznar G., Travailler moins pour travailler tous, 20 propositions. Paris : Syros, 1993.
Dumont L., Homo aequalis, genèse et épanouissement de la logique économique. Paris : Gallimard, 1977.
Gorz A., Métamorphose du travail, quête du sens, critique de la raison économique, Paris : Galilée, 1988.
Jevons S., Theory of Political Economy, 1871.
Keynes J.M., Essais sur la monnaie et l'économie, les cris de Cassandre, 1931, Payot, 1971.
Méda D., Le Travail, une valeur en voie de disparition. Paris : Alto Aubier, 1995.
Polanyi K., La Grande Transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, tr. fr. Paris : Gallimard, 1983.
Ricardo D., Principes de l'économie politique et de l'impôt, 1817. Paris : GF Flammarion, 1992.
Smith A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776. Paris : Flammarion, 1991.


Sur le Net
Adam Smith
Sur le site Gallica de la BN, le tome 1 et le tome 2 de La Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, par Adam Smith ; trad. du comte Germain Garnier, entièrement revue et corrigée ; précédée d'une notice biographique par Adolphe Blanqui ; avec les commentaires de Buchanan, G. Garnier, Mac Culloch [et al.] ; augmentée de notes inédites de Jean-Baptiste Say et d'éclaircissements historiques par Adolphe Blanqui.
http://gallica.bnf.fr/

Sur le site de l'académie de Rouen, deux sites synthétiques contenant des informations variées sur la vie et l'¢uvre de Smith et de Ricardo, mais surtout une sélection de liens regroupés en fonction de divers organismes de presse (Alternatives économiques, Le Monde, Sciences humaines, etc.), et qui tous traitent directement des perspectives de ces deux figures centrales du classicisme.
www.ac-rouen.fr/

Économie et sociologie du travail
Le site du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité propose de très nombreuses actualités pour s'informer sur le marché du travail, les manifestations, communiqués et déclarations. Des dossiers sur un grand nombre de sujets comme la formation professionnelle, l'épargne salariale ou le fonds social européen...
www.travail.gouv.fr/

Le Mage : créé en 1995 par Margaret Maruani, c'est le premier et le seul groupement de recherche du CNRS à être centré sur la question de la différence des sexes. Il est à l'origine de la création de la revue Travail, genre et sociétés.
www.iresco.fr/
La Critique
Perte d'emploi
Un livre de Danièle Linhart, avec Barbara Rist et Estelle Durand

Pour nous, enseignants, la lecture de ce texte est une étrange expérience. En effet, le chômage est une mort sociale que nous ne connaîtrons jamais, sinon par autrui. Les auteurs nous livrent le récit à froid (trois ans après) de la liquidation de l'entreprise Chausson, décidée en 1991 et réalisée en 1995. En dépit de cette distance temporelle, on a l'impression de parcourir un champ de ruines où fumeraient encore les derniers décombres.
Paradoxes, contradictions, malentendus semblent être la matière de ce livre. À commencer par le titre. Il y est question d'emploi et non de travail et tout est là, déjà joué, perdu par avance dans ce simple écart. Au-delà de la stricte dimension économique de l'emploi (activité rémunérée procurant des droits et des devoirs), il y a le travail, considéré comme l'essence de l'homme, moyen de réalisation de soi, vecteur de socialisation, dispensateur de places et de fonctions. Le problème gît alors dans une confrontation inaperçue et non dite de deux logiques antinomiques : celle des « dirigeants » que l'on n'ose plus nommer les patrons et celle des « salariés ». Du côté patronal, le souci exclusif de la valorisation du capital et la vision des travailleurs comme de simples outils de production ; du côté salarial, la logique sociale et la vision de l'entreprise comme un monde où tout, ou presque, se joue. Décalage, abîme entre deux visions du monde : « Une fermeture ou des licenciements ne constituent pas seulement des faits quantifiables... Ils représentent autant d'épreuves, de ruptures, de traumatismes, de pertes - de repères, d'identités - qui s'effacent derrière les impératifs économiques, financiers, les diktats de la modernisation, les nouvelles règles du jeu de la mondialisation... » (p. 13).
Le choix de l'exergue donne au livre sa perspective : « Je tiens la complaisance pour le mensonge, pour quelque prétexte que ce soit, comme la pire lèpre de l'âme » (Marc Bloch). À l'instar de Rousseau affirmant la nécessité de penser ensemble morale et politique, les auteurs entendent prouver ici la nécessité de lier morale et économie en redonnant au social une place prééminente. La chose n'est pas aisée et nous y reviendrons. Contentons-nous de souligner ceci : le mensonge, qui fait l'objet d'un des chapitres, est en effet au c¢ur du drame des « Chaussons ». Triple mensonge qui par sa dimension même accuse les limites de l'analyse strictement sociologique ici menée. Mensonge des dirigeants comme abus de pouvoir à l'égard des salariés de l'entreprise. La fermeture décidée et organisée en 1991 n'a été, en effet, révélée aux salariés qu'en 1995. Mensonge des individus à eux-mêmes, incapables qu'ils étaient de penser l'impensable : la fin d'un monde. Mensonge enfin de l'idéologie qui tend à faire croire au caractère nécessaire des licenciements sous prétexte que les lois qui régissent l'économie seraient naturelles. La question qui se pose alors est celle-ci : le mensonge n'est-il pas le soubassement même de cet « enchantement » propre au travail, véritable leurre et terreau des divers drames et tragédies ?
Les enjeux du travail et de sa perte ne sont pas strictement économiques : telle est la thèse soutenue avec force. Mais, ne faut-il pas dépasser le constat et interroger plus loin ? À la lecture du texte, on est frappé de voir les termes dans lesquels sont décrits le conflit et ses conséquences. Impression d'une immense violence en temps de paix. Une question surgit alors qui nous introduit directement au politique : la guerre sociale qui se livre n'est-elle pas comparable à une guerre civile aux forces inégales ? Une guerre civile qui marquerait alors l'échec de la communauté et de son unité, obligeant par là à en repenser les fondements ?
Et encore : ne faudrait-il pas repenser le rapport de l'homme au monde ? Si la modernisation du point de vue des moyens a bien eu lieu, l'homme est pour sa part demeuré le même. Le texte est là qui le prouve d'une manière exemplaire. L'homme est un être social dont l'existence requiert un ancrage déterminé, un territoire, pourrait-on dire. L'être-avec, l'être-ensemble, exige pour se vivre proximité et solidarité. Tout cela est mis à mal par la modernité. Au c¢ur du drame, écrivent les auteurs, il y a la distance, l'écart entre les dirigeants et les salariés. Distance s'affirmant comme négation d'autrui : les individus perdent tout visage pour n'être plus que les rouages d'une machine indifférente obéissant à une tout autre logique. Il convient de souligner ici le rapprochement nouveau établi par les auteurs entre l'ouvrier et le paysan. En effet, tout comme le paysan attaché à sa terre, l'ouvrier vit l'entreprise comme son bien, son lieu, celui de la transmission, de l'héritage, l'horizon même de sa vie qu'il contribue par ses efforts à faire prospérer. Mais ce qui vaut pour l'espace vaut aussi pour le temps (chap. 5 et 6). Si le domaine de l'activité, de la productivité a vu une indéniable accélération, l'homme est demeuré cet être qui a besoin de temps, un temps sans mesure ni décompte : temps du deuil, temps de la réflexion et des affects, temps incompressible et impossible à soumettre à la logique économique.
D'où la question posée à ce texte et par ce texte : assiste-t-on au dévoiement du processus de modernisation des entreprises ou bien est-ce là sa logique propre ? Les auteurs inclinent à la première solution, donnant à penser qu'il s'agirait alors d'aménager celle-ci. Une telle perspective nous semble insuffisante tant elle laisse de côté un certain nombre de questions. N'y a-t-il pas quelque naïveté à exiger que « la société se reprenne et reconsidère ses valeurs » (p. 14) ? Ne peut-on penser qu'il y va là d'une attitude délibérée, qui pose alors la question du politique ? Avons-nous oublié la leçon du mythe de Prométhée ?
Le double héritage marxiste et durkheimien qui nourrit ici la réflexion ne l'entrave-t-il pas également ? N'est-il pas temps de remettre en cause le travail, sa valeur et sa fonction ? L'impression laissée par cet ouvrage est ambiguë, comme si, par refus (méthodologique ou intellectuel ?), les auteurs, tout en dénonçant les méfaits évidents de la modernisation, prenaient néanmoins acte de celle-ci. Nous en voulons pour témoignage le vocabulaire employé (« salariés », « dirigeants »...) tout comme la revendication d'un accompagnement psychologique pour les victimes de licenciement. N'y a-t-il pas là un formidable constat d'impuissance ? Enfin, peut-on sans se payer de mots parler d'une « éthique de l'économie » ?
En définitive, ce texte, poignant par sa matière même, stimule et irrite par toutes les questions qu'il soulève sans vraiment les aborder, comme si la sociologie atteignait là ses limites - requérant alors la philosophie. Au-delà des faits, n'est-il pas impératif aujourd'hui de repenser la place de l'économie dans nos sociétés, et ce faisant la place du travail ? N'est-ce pas ici l'occasion de penser ensemble théorie et pratique ?

Cécile Veillard, professeur de philosophie
LINHART  Danièle  ; RIST  Barbara  ; DURAND  Estelle 
Perte d'emploi, perte de soi
Ed. Érès, Coll. « Sociologie clinique », 190 pages, 2002.

Les Naufragés
Un livre de Patrick Declerck

Les Naufragés est le récit de la longue expérience (quinze ans) d'un psychanalyste formé à la philosophie et à l'ethnopsychiatrie. Texte écrit sur le fil du rasoir, comme en témoigne le propos d'Antisthène ouvrant l'un des chapitres : « La raison ou une corde pour se pendre », et qui, au long des 457 pages qui composent l'ouvrage, pense le phénomène de la grande désocialisation. Pourquoi avoir choisi de parler de ce texte dans un numéro consacré à « la valeur du travail » ? La réponse est simple, brutale : envers absolu et négatif de notre société, « le clochard... est une des grandes figures de la transgression sociale... il est la figure emblématique de l'envers ricanant de la normalité et de l'ordre social... il en est le bouffon et le négatif » (p. 347). Les clochards nous invitent par leur présence même à repenser la valeur, le statut et la notion de travail aujourd'hui en vigueur. Depuis deux siècles (cf. les analyses de Dominique Méda) le travail, dans notre société, occupe une place centrale, prépondérante. Il est le moyen essentiel de distribution des richesses, des fonctions, des statuts et des droits. Tout ce précisément dont les clochards, ces êtres improductifs et inactifs, se trouvent dépossédés. Exilés aux confins du néant, dans un ailleurs dont jamais ils ne reviennent, ils sont pour nous étrangers, autres et pourtant, de ces hommes déchus, ombres anonymes, de « ces effarants professeurs du négatif » (p. 15), nous avons à apprendre. Hideuse caricature de notre société, miroir déformant, ils sont là qui nous rappellent de la plus effrayante manière notre condition d'homme. Si l'homme ne vit pas que de pain, il est cependant d'abord un être de besoin. Aussi l'auteur affirme-t-il que la mendicité, cette activité qui procure au clochard les moyens de sa subsistance, est un travail. Provocation ? Non, si l'on veut bien se souvenir que la fonction première du travail - et c'est à ce titre que les Grecs lui déniaient toute valeur - est de pourvoir aux nécessités matérielles. Mais la vie est action et pas seulement production, et le clochard est celui qui se contente de consommer, dira-t-on ; certes. Cependant, notre modernité, de plus en plus préoccupée de faire de nous de simples producteurs-consommateurs, ne nous ramène-t-elle pas à cette terrifiante simplicité dont le clochard ne serait que l'écho amplifié ?
Refusant d'imputer la clochardisation aux seules raisons socio-économiques, Declerck y voit une étiologie multiple où l'impossibilité à vivre, une haine de la vie tiennent une grande part. À ce titre, la grande désocialisation, « pathologie du lien avec soi-même, les autres, le monde », est symptôme. D'où la responsabilité de la société et la nécessité pour celle-ci de prendre en charge ces « fous de la misère et de l'exclusion ». « Je pense en avoir soulagé plusieurs, je sais n'en avoir guéri aucun », soutient Declerck : notre société a le devoir de les aider, mais comment ? En leur consentant un refuge, un asile, « un espace transitionnel de soins ». « La fonction asilaire n'est rien moins, in fine, que l'acceptation sociétale des clochards tels qu'ils sont, aberrations comprises » (p. 362). Ici, les questions se précipitent qui nous introduisent directement au politique. Ne faut-il pas reconsidérer entièrement la nature du lien social et de la solidarité communautaire, repenser le fondement de la société et la hiérarchie de ses valeurs ? Ainsi, par exemple, en finir avec cette idée que le travail est le pôle central de toute humanité et de son expression ? Un convaincant réquisitoire est ici dressé contre la volonté de réinsertion, « véritable Graal du travailleur social ». Absurdité de vouloir réinsérer des individus qui, dans leur très grande majorité, n'ont jamais été insérés. Il faut aussi se délester de l'héritage qui veut que le travail soit le sésame de la liberté. Forcer ces individus que sont les clochards à être libres n'est rien d'autre que prendre le risque de les condamner à mort. En témoigne l'histoire de Raymond relatée par l'auteur p. 270 : « Ainsi mourut un homme qui s'était élevé jusqu'à une hauteur de vue peu commune, où lui était apparu que la plus grande des libertés, pour lui, consistait justement à y renoncer. On ne le lui permit pas. Les sages de l'Antiquité l'auraient admiré, nous autres, hommes de la modernité, hommes de progrès, hommes éclairés ne réussîmes qu'à le conduire à la mort, pour son bien... » (p. 281). On le voit, le propos engage aussi une morale. Venir en aide aux clochards, c'est pour nous, qui par tous les moyens tenons à distance le néant, accepter qu'ils s'y dissolvent et s'en repaissent. Hommes sans passé ni futur, pour qui l'existence semble un vêtement trop large, impossible à habiter, et qui ont borné leur vie aux frontières de l'instant. Accepter encore que le principe de réalité qui sous-tend toute vie se soit chez eux dérobé devant un sinistre principe de plaisir au goût de mort et de néant. Négation vivante des valeurs désormais érigées en normes : productivité, compétence, performance, individualisme, les clochards, ivres de néant, semblent quêter « une folle ataraxie », insulte à nos sociétés industrieuses et affairées, obsédées de fuir le vide. Accepter dans leur différence - et leur étrangeté - ces hommes venus d'ailleurs, implique, là encore, de repenser le travail et son utilité. Utilité pour qui ? Moyen de réalisation de soi mais à quel prix ? Declerck plaide ici la nécessité pour les soignants de repenser leur pratique, leurs motivations et surtout de surmonter leur volonté de guérir. « Ne pas nuire », les laisser être et se tenir dans une tranquille contemplation, leur épargner d'inutiles souffrances. Le défi n'est pas sans paradoxe puisqu'il s'agit ici de faire se rejoindre deux sphères en apparence opposées - et la tâche, dont la modestie signe la difficulté, n'est pas sans évoquer l'action morale pensée par Kant.
Mais, qu'on ne s'abuse pas, le propos n'est pas d'un humanitariste béat, ni d'une bienveillante naïveté. Les clochards ne sont pas les Diogènes des temps modernes. Cependant, victimes aliénées, « déchets de l'espace social dont ils sont la souillure », ils sont là qui témoignent du « difficile métier de vivre ».
Reconsidérer nos propres assises, faire retour sur nos propres modes d'être au monde, d'être ensemble, réinterroger la question du sens, voilà ce qu'à travers ce texte d'une implacable lucidité Declerck nous invite à entreprendre. Sommes-nous capables aujourd'hui de penser une société assez forte pour que, devant ceux qui n'ont souvent pas pu et parfois pas voulu suivre son cours, celle-ci puisse baisser les armes et leur procurer un asile ? Telle est la question qui se pose ici. Et si la philosophie est le viatique qui a accompagné l'auteur tout au long de ce voyage au bout d'une nuit qui n'en finit pas, il n'est pas insensé de penser qu'aujourd'hui encore elle puisse entendre ce qui la questionne avec tant de force, d'intelligence et d'insistance.

Cécile Veillard, professeur de philosophie
DECLERCK  Patrick 
Les Naufragés, avec les clochards de Paris
Ed. Plon. coll. « Terre humaine », 457 pages, 2001.

Sélection
Bibliographie
Les indispensables
HESIODE   
Les Travaux et les Jours
Paris : Les Belles-Lettres, 1928.
Traduction P. Mazon.
Texte de référence du VIIIe siècle av. J.-C. Parce que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes, Hésiode, s'adressant notamment à Persès, l'exhorte à travailler plutôt qu'à ne rien faire ou à se plaindre du destin. C'est que la route est plane qui conduit à la misère, celle du mérite est sinueuse et laborieuse.
PLATON   
La République
Paris : GF Flammarion, 2002.
Traduction Georges Leroux.
Le livre II, en particulier, où la question de la division et de la spécialisation du travail est mise en relation avec l'organisation de la cité, et le livre X, où sont exposées les caractéristiques du travail technique et poétique.
ARISTOTE   
Les Politiques
Livre I, chapitres III, IV, V et VI
Paris : GF Flammarion, 1990 et 1993.
Traduction Pierre Pellegrin.
Texte essentiel si l'on veut comprendre, d'une part, l'organisation sociale et économique de la cité grecque, d'autre part, le mépris que cette civilisation parvenait à porter au travail, assimilé à la servitude et confié aux esclaves.
SMITH  Adam 
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations
Paris : GF Flammarion, 1991.
Traduction Germain Garnier, revue par Adolphe Blanqui.
Dans les premiers chapitres du livre I sont notamment étudiés les principaux mécanismes de l'organisation et de la division du travail, principes fondateurs de l'abondance de richesses des nations modernes.
MARX  Karl 
Les Manuscrits de 1844
Paris : Éditions sociales, 1962.
Traduction de E. Bottigelli.
Ces textes de « jeunesse » constituent un moment clé tant dans la production marxienne que dans l'histoire de l'analyse du concept d'aliénation. Celle-ci y est centralement rattachée au travail, et celui-ci dénoncé comme mortifère.
Le Capital
Livre I
Paris : Flammarion, 1985. (Collection Champs).
Traduction J. Roy.
Dans cette ¢uvre majeure sont analysés les principaux concepts et mécanismes du travail prolétarien dans leurs relations complexes aux processus de l'exploitation capitaliste.
NIETZSCHE  Friedrich 
Le Gai Savoir
Paris : GF Flammarion, 1997.
Traduction P. Wotling.
Le célèbre § 42 oppose le travail commun comme simple outil de subsistance à celui, beaucoup plus rare, de ceux qui préféreraient périr que de consentir à des travaux forcés.
Textes contemporains
DEJOURS  Christophe 
Travail, usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail
Nouvelle édition 2000, augmentée. Paris : Bayard
Comment le travail peut-il modifier le sujet de l'intérieur ? Quelles défenses et quelles stratégies adopte celui-ci, parfois même à son détriment ? Jusqu'à quel point ces attitudes tendent-elles à se développer et même à se banaliser un peu partout, et dans tous les secteurs ? Telles sont les questions que traite ce livre qui a marqué la naissance de la psychodynamique du travail.
GODARD  Philippe 
Contre le travail des enfants
Desmaret, 2001. (Collection Comportement).
Qu'ils vivent dans un pays riche ou dans un pays pauvre, les enfants sont les premières victimes de notre société marchande. Les règles économiques font d'eux, d'un côté du globe, des esclaves au travail soustraits aux jeux et à l'école, de l'autre, de super-consommateurs de produits fabriqués de plus en plus souvent par les premiers.
GRAFFIN  Laurence  (dir.)
Le Travail en questions
Paris : Éditions Mille et une nuits, 1999.
À partir de dix films réalisés pour La Cinquième sur la mutation du travail, Laurence Graffin a été rédactrice en chef d'un « grand petit » ouvrage collectif composé de dix petits livres auxquels ont contribué de nombreux auteurs, spécialistes du travail dans différents domaines, qui tentent de répondre à une série de questions d'actualité (Faut il encore un diplôme ? Peut-on maîtriser le temps ?...) et de questions de portée plus générale (Faut-il croire au travail ? Que sera le travail demain ?...).
MEDA  Dominique 
Le Travail, une valeur en voie de disparition
Paris : Flammarion, 1998. (Collection Champs).
Un livre qui a défrayé la chronique à la fin du XXe siècle sur la question du travail, considéré comme une valeur « enchantée » qui exerce sur nous un charme et une fascination toute magique où puisent les idéologies qui visent à nous asservir lors même qu'elles prétendent nous éduquer à l'autonomie et à la responsabilité. Toute notre conception du travail et de son rôle central dans notre société doit donc être repensée.
PIALOUX  Michel 
« Le vieil ouvrier et la nouvelle usine »
in La Misère du monde
Paris : Seuil, 1993.
Sous la direction de Pierre Bourdieu.
Sur la base d'une interview d'ouvriers d'une usine Peugeot dans les années quatre-vingt, Bourdieu fait ressortir le désarroi de ceux qui ne se retrouvent plus dans l'exercice de leur profession tant, sous les effets des bouleversements historico-politiques, elle s'est éloignée d'une de ses finalités initiales qui était d'être en plus d'un gagne-pain une condition de l'épanouissement et de la reconnaissance sociale et humaine.
SCHWARTZ  Yves 
Le Paradigme ergologique, ou un métier de philosophe
Toulouse : Octares, 2000.
Un ouvrage très ouvert qui aborde de façon plurielle et efficacement transversale aussi bien les problèmes du temps de travail que ceux du pouvoir ou de l'éthique. Le concept de travail est amplement discuté à partir des diverses perspectives ergonomique, juridique, sociale et économique.
VEBLEN  Thorstein 
Théorie de la classe de loisir
Paris : Gallimard, 1979.
Thèse célèbre qui met en évidence les limites de la conception ascétique de l'organisation sociale du travail, et annonce un avenir qui fera une grande part à la société du temps libre et des loisirs.
Sites
Certains sites ouvrent des perspectives structurelles en mettant l'accent sur l'histoire du travail et de ses principaux concepts. Ils visent par exemple à mettre à disposition des internautes de grands textes fondateurs sur la question du travail, ou à proposer des problématiques et des axes de réflexion philosophique.
Textes en ligne
Le Capital
Web  http://le.capital.free.fr/
L'Opus Magnum de Karl Marx est partiellement en ligne. Le travail de numérisation est pour l'instant suspendu, mais il devrait reprendre bientôt. La traduction retenue est celle de J. Roy, disponible dans diverses éditions françaises dont celle de la Pléiade.
Université Paris-X
Web  www.u-paris10.fr/
Sur le site de l'université de Paris-X, les pages consacrées au problème du travail chez Marx et chez Hannah Arendt. En questionnant la subsomption de toutes les formes d'activité humaine sous la catégorie du travail, Arendt met le doigt sur les problèmes les plus aigus de notre époque.
Institut national de la langue française
Web  http://socserv2.socsci.mcmaster.ca/
De la division du travail social, d'Émile Durkheim : plus de 400 pages en ligne.
Ressources pédagogiques
PhiloNet
Web  http://mper.chez.tiscali.fr/
Un site qui propose une approche très bien organisée de la question du travail, par auteurs mais aussi par thèmes (médiatisation et humanisation, aliénation, transformation de la nature...).
Espace TPE
Sur notre site, une riche sélection documentaire TPE de terminales, réalisée par le CRDP d'Aix-Marseille, sur les transformations du travail, commentée et consacrée plus particulièrement aux séries ES.
Philagora
Web  www.philagora.net/
Un ensemble de citations sur la notion de travail (valeur, humanité, division), qu'on pourra compléter par des notes de cours assez développées sur des notions parentes, comme la société, les échanges, les loisirs.
Ville, école, intégration
On trouvera sur cet espace des pages fort instructives sur la question du travail scolaire et sur les rapports entre enseignement et travail, entre école et entreprise, entre éducation et qualification professionnelle, à l'horizon 2000.
Entretien

Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, dirige depuis 1990 le Laboratoire de psychologie du travail et de l'action du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris. Pionnier du développement de la psychodynamique du travail, il a publié en 1980 le livre de référence de cette approche, intitulé Travail et usure mentale, ouvrage qui a été réédité et augmenté en 1993 et en 2000, chez Bayard. Il a aussi publié Souffrance en France (Seuil) et, en collaboration avec De Bandt (économiste) et Dubar (sociologue), La France malade du travail (Bayard).


Mag philo : Comment définiriez-vous le travail au regard de votre approche psychodynamique et des perspectives psychopathologiques qui sont les vôtres ?
Christophe Dejours : Pour nous, le travail est d'emblée un objet transversal, un champ d'activité et d'étude très large et ubiquitaire. Ce n'est pas un objet contingent. Au contraire, il est essentiel et nécessaire au fonctionnement psychique de l'individu.

Ne l'est-il pas aussi à celui de la collectivité ?
Si, bien entendu, et c'est pourquoi on le retrouve au fondement même de ce qui tisse les relations professionnelles et l'échange, en particulier sous la forme du salariat. Mais, aujourd'hui, à côté du salariat existent diverses formes alternatives de rémunérations, sans compter l'importance du travail bénévole, la précarisation, les contrats emploi solidarité, à durée déterminée, l'intérim, etc. Certaines entreprises n'emploient plus de salariés et préfèrent recourir à de petits entrepreneurs indépendants. Elles leur demandent de se mettre à leur propre compte et les font ensuite travailler de manière quasi monopolistique. Comme « employeur » unique de ces travailleurs indépendants payés en honoraires, ces entreprises cessent d'être soumises au droit du travail, aux contraintes du salariat et aux problèmes de sécurité ou de santé, quand bien même la personne se rendrait sur le lieu de l'entreprise (il ne s'agit donc pas seulement du télétravail). Pour nous, le travail est donc un concept très large. Que l'on soit salarié, précaire, intérimaire ou bénévole, tout cela c'est du travail, c'est-à-dire une activité déployée par des femmes et des hommes pour faire face à ce qui n'a pas été prévu par l'organisation du travail prescrite - ou, si vous voulez, par les prescriptions.

Quelles spécificités contient votre définition « différentielle » du travail ?
La plupart des tâches sont encadrées par des réglementations et des modes opératoires qu'on regroupe sous le terme d'« organisation du travail prescrite ». Cette organisation peut être extrêmement précise et tatillonne. Mais, même dans ces cas-là, on peut montrer que jamais ceux qui travaillent ne respectent rigoureusement l'organisation prescrite, y compris dans les activités répétitives sous contraintes de temps. En effet, quelle que soit l'ingéniosité de cette organisation, elle ne prévoit jamais les choses telles qu'elles vont se produire. Il y a toujours des pannes, des imprévus, des incidents, des accidents, ce qui conduit à envisager la « réalité » du travail comme un ensemble de dysfonctionnements qui vient surprendre toute organisation, aussi sophistiquée soit-elle.

N'est-ce pas paradoxal ?
Ça l'est effectivement puisqu'on arrive à cette idée essentielle que le travail, c'est ce qu'il faut ajouter aux prescriptions pour que ça marche. Prenons les choses à l'envers : si les gens s'en tenaient à exécuter rigoureusement comme on le leur prescrit les consignes et les procédures, aucune production ne sortirait. Car, lorsque les gens font exactement ce qu'on leur dit de faire, ça porte un nom précis, ça s'appelle la grève du zèle. Dans le meilleur des cas, les installations tombent en panne ; dans les pires, il y a des accidents, parfois très graves. Travailler, c'est donc ajouter quelque chose à la prescription pour que ça marche.

Mais, dans ces conditions, et contrairement à une idée reçue, l'organisation prévisionnelle du travail n'est-elle pas très loin de constituer l'essentiel du travail ?
Aujourd'hui, hormis cette valeur ajoutée à la prescription et qui constitue selon nous l'essence même du travail, tout le reste peut être automatisé et robotisé. À chaque fois que vous installez de nouveaux robots, il faut réinventer, car le travail est intimement lié au zèle, déploiement d'une forme d'intelligence qui doit régner sur de l'inédit. Travailler, c'est gérer l'écart qu'il y a entre l'organisation du travail prescrite et l'organisation du travail effectif. Au niveau individuel, cette opposition entre le prescrit et l'effectif, c'est celle entre la « tâche » et l'« activité ». Sur le plan collectif, ce qui est prescrit s'appelle la « coordination » : on donne des ordres aux gens, on leur dit de faire comme ceci et comme cela ensemble. Mais si les gens exécutaient exactement ce qui est prescrit, ça ne marcherait pas. Il leur faut réinventer cette prescription collectivement et c'est ce qu'on appelle la « coopération ». Ce qui est très compliqué, c'est de savoir comment on fait pour gérer cet écart. Tout cela engage une activité normative et productrice de règles. Il faut que les agents du travail réintroduisent des accords entre eux, des normes de travail communes, qui se stabilisent en règles de métier. Il y a toute une activité « déontique », c'est-à-dire une activité de production de règles par ceux-là mêmes qui par ailleurs sont censés n'être que des exécutants.

N'est-ce pas là que s'engagent alors non seulement la question de la valeur mais aussi celle du coût du travail ?
Depuis environ vingt ans s'est engagé un processus néolibéral qui consiste à dénigrer le travail. Le progrès technoscientifique aurait eu raison du travail et la science aurait vidé le travail de tout mystère. Le travail devrait disparaître au profit des loisirs et de l'action ! Nous pensons que ces thèses sont paralogiques.

Selon vous, quelles sont les conceptions du travail qui peuvent résister aux diverses tentatives de dévalorisation ?
Si vous reconnaissez qu'il y a toujours de l'imprévu au-delà de la prescription, vous devrez considérer qu'il y a toujours un apport individuel dans tout travail. En retour, le déni du travail, c'est le déni de cette part d'humanité que chacun apporte par son activité.

Ne retrouve-t-on pas encore une forme de déni, cette fois de l'échec ?
Absolument. Déni de l'échec qui est en même temps un déni du réel. On ne parvient à vaincre le réel que par un engagement de la subjectivité tout entière. C'est d'abord une expérience « pathique », et il faut que cet échec vous habite, y compris dans l'insomnie qui vient du fait que ça ne marche pas. Il faut vraiment être habité parfois jusque dans ses rêves. Le rêve professionnel n'est pas un parasite contingent, il fait partie de l'ordinaire du travail. Il y a une idée chez Michel Henry, c'est celle de l'infrangibilité de la subjectivité. On se rend alors compte que le travail n'est pas seulement un petit peu de soi-même, mais que ça ne marche que si l'on s'engage complètement.

Qu'est-ce qui se trouve alors considérablement modifié par le travail ?
Parfois, au terme de cette mise à l'épreuve du corps et de la subjectivité, on trouve la réponse idoine : chacun doit passer par le chemin de sa propre expérience et de sa propre « ingéniosité ». Quand au bout du travail vous vous en sortez et qu'après l'errance et l'échec vous réussissez, bien évidemment vous n'êtes plus tel qu'auparavant, puisque le travail a réellement transformé la subjectivité. Le travail, ça n'est jamais uniquement produire, c'est aussi se transformer soi-même.

La valeur du travail est-elle inhérente au travail lui-même ou la tire-t-il de l'extérieur ?
Pour nous, le travail est dans un triple rapport essentiel avec la subjectivité, avec le corps et avec la vie. Si la vie c'est la valeur absolue, ce qui est tout de même la base et la supériorité de l'éthique, alors on ne peut pas relativiser la valeur du travail : le travail est absolu car il porte en lui la promesse de l'accroissement et de l'accomplissement de la subjectivité. Mais, si les conditions du triple rapport à la subjectivité, au corps et à la vie ne sont pas réunies, le travail peut être un vrai malheur. Le spectre de l'aliénation se profile quand la subjectivité ne peut plus se déployer. Et on connaît des tâches et des formes d'organisation du travail qui empêchent ce libre jeu de la subjectivité.

Le travail n'est-il pas alors une valeur en voie de disparition ?
Loin de là, il persiste à occuper une place centrale. Celle d'abord de la subjectivité et de l'identité, puisque du rapport au travail on peut sortir grandi ou détruit. La reconnaissance s'inscrit directement dans le registre de l'identité. Or, l'identité est l'armature de la santé mentale, toute crise pathologique étant centrée par une crise de l'identité. Dès lors, on comprend que le travail n'est pas du tout anodin, et comment grâce à lui des gens parviennent parfois à aller mieux.

À quel autre titre y a-t-il centralité du travail ?
Au titre du rapport entre ce qu'on appelle aujourd'hui les genres ou les sexes : il n'y a aucune indépendance possible entre le travail de production et le travail domestique. Le travail est un enjeu majeur des rapports entre les hommes et les femmes. L'espace domestique, par exemple, doit s'accorder et coopérer avec les défenses contre la souffrance qu'occasionne le travail de production. C'est ainsi que les femmes sont conduites à assumer les rapports avec la vieillesse, la maladie, les soins, etc. dans l'espace domestique pour protéger l'homme de la rencontre affective avec les vulnérabilités du corps, incompatible avec les défenses « viriles » contre la peur au travail (dans les métiers dangereux). Lorsqu'une femme progresse, notamment sur le plan professionnel, c'est toute cette structure de répartition des tâches qui vacille, et il n'est alors guère surprenant de voir tant de couples qui craquent.

Considérez-vous que le travail demeure malgré tout irremplaçable pour l'équilibre social ?
Les règles du travail sont toujours aussi des règles sociales. Une organisation du travail qui marche, c'est une organisation dans laquelle les règles passent par l'apprentissage et l'exercice de la démocratie dans l'entreprise. Mais bien évidemment, si vous n'apprenez pas la démocratie au travail, vous y apprendrez l'asservissement, la discipline aveugle, le consentement à des actes que vous réprouvez, etc. Il n'y a donc pas de neutralité du travail par rapport au politique, et plus les gens sont engagés dans l'espace public interne à l'organisation du travail, plus ils sont impliqués dans la vie de la cité et s'ouvrent aux questions qui mettent en jeu autrui, et le bien commun. Par contre, plus ils renoncent à s'impliquer dans cet espace de confrontation et de discussion dans l'organisation du travail et plus ils se replient dans la sphère privée, adoptant des stratégies fortement individualistes, résultats défensifs d'un certain désenchantement.

L'équilibre social, certes, mais aussi celui mental vous paraissent-ils avoir été modifiés, voire compromis, depuis la révolution industrielle ?
Le développement des sociétés industrialisées a bouleversé de fond en comble les manières de travailler, et le taylorisme ou le fordisme ont consommé une rupture capitale dans les équilibres tant socio-économiques qu'affectifs et psychiques. L'utopie de ces ingénieurs était d'apporter le bonheur par la richesse, l'abondance et la consommation. Pour cet objectif, ils ont gravement compromis le rapport au travail. Au bout du processus, ce n'est ni l'oisiveté ni le bonheur, mais de la surcharge de travail et des pathologies mentales.

Propos recueillis par Gilles Behnam, professeur de philosophie

 
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