L'il
de Leeuwenhoek et l'invention de la microscopie
Philippe Boutibonnes
" Des créatures d'une matière
très subtile et très ténue... "
" Toutes les choses du monde sont difficiles. L'homme ne peut les
expliquer par ses paroles. L'il ne se rassasie pas de voir "
Ecclésiaste, I, 8.
" Notre vue est très limitée mais elle ne doit pas
limiter son objet "
Malebranche, De la recherche de la vérité, l674.
Au printemps de l'année l673, Henri Oldenburg,
Premier secrétaire de la Royal Society, reçoit, transmise
à Londres par Régnier de Graaf, la lettre d'un inconnu,
" une personne des plus ingénieuses, un certain M. Leewenhoeck
(sic) ". Brève, la lettre, dont l'original est aujourd'hui
perdu, est expédiée de Delft et datée du 28 avril
; elle sera publiée la même année par les Philosophical
Transactions. Elle rapporte trois observations réalisées
par son auteur à l'aide de microscopes qui - ainsi que le rappelle
la note additionnelle du Secrétaire - " dépassent en
qualités ceux que construisirent naguère Eustachio Divini
et bien d'autres ". Sont successivement détaillés :
une moisissure " présente sur la peau, la chair et d'autres
choses (...) qui ressemble à une sorte de rameau avec des feuilles
" ; l'abeille, le dard, la tête et " les dents appelées
racloirs avec lesquelles l'insecte récolte la substance cireuse
des plantes " ; le pou enfin qui " possède un nez pointu
par lequel sort un aiguillon vingt-cinq fois plus fin qu'un cheveu ".
Déjà s'annoncent dans cette lettre inaugurale trois traits
saillants qui s'affirmeront d'années en années, pour apparaître
comme composantes de l'uvre entière de cette figure marquante
du XVIIe siècle, à savoir : l'utilisation exclusive du microscope
simple, l'intérêt jamais démenti pour les animaux,
et singulièrement ceux de petite taille, et la volonté affichée
de plier à la certitude des nombres la subjectivité des
descriptions. Le signataire de l'envoi, Leeuwenhoek, n'a écrit
aucun livre ; il n'a composé aucun traité. Son uvre
composite rassemble quelque trois cents lettres. La plupart d'entre elles
sont adressées à la Royal Society ; les autres à
des correspondants prestigieux tels Leibniz ou Huygens. Son projet ? Scruter
tous les objets dont le monde est comble. Son programme ? Rassembler des
observations sans suite apparente : pêle-mêle et coq-à-l'âne
semblent, à première vue, gouverner sa méthode.
De l'auteur de ces lettres, nous ne savons que peu de choses. Que dire
d'ailleurs d'une vie ordinaire, pauvre en événements remarquables
et que, de surcroît, il s'attacha lui-même à tenir
secrète. Que retenir de l'homme, en effet ? Un nom à l'orthographe
incertaine ? Deux dates qui couvrent presque un siècle ?
Antoni van Leeuwenhoek naquit à Delft le 24 octobre l632 et mourut
dans cette même ville le 26 août l723, âgé de
" 90 ans, 10 mois et 2 jours " ainsi que le précise une
inscription sur la pierre tombale de l'Oude Kerk. Il a comtemplé
le ciel - le même ciel - que Vermeer a peint au-dessus de la Vue
de Delft.
À nouvel instrument, " nouvel Univers
", Huygens
Avec le microscope, le regard prend le large :
il s'émancipe des limites de la stricte visibilité, limites
jugées naguère infranchissables. Si l'il ne pouvait
alors percevoir que ce qu'il lui était donné à voir,
la lunette à puces le délivre de notre monde domestique
et quotidien. Désormais, chien, poule et chardonneret ne sont plus
nos seuls compagnons. Un autre monde s'ouvre à nos yeux étonnés,
à condition qu'ils soient rivés à la lentille ou
au tube optique. Le deuxième il - de verre celui-là
- assiste l'il physique et en décuple les " vertus ".
Le nouveau monde maintenant révélé est peuplé
d'animaux bizarres, " incroyablement petits et fort différents
de ceux qui ont été récemment découverts "
(Lettre du 20 décembre 1675). Ces bêtes étranges et
invisibles vont, un demi-siècle durant partager la vie de celui
qui les aura mises au jour : elles hanteront ses rêves et pénétreront
sa raison.
Un an après le début de sa correspondance avec la Royal
Society, Leeuwenhoek, dans sa lettre du 7 septembre 1674, aborde l'observation
de l'eau d'un lac situé à deux lieues de Delft. Il ne consacre
cependant qu'une vingtaine de lignes aux mystérieuses bêtes
aquatiques. Aucune autre référence à cet objet inédit
ne figurera dans les sept lettres qu'il écrira durant les années
1674 et 1675 jusqu'à celles datées du 20 décembre
1675 et du 22 janvier 1676. Dans la première, il fait allusion
à deux des attributs les plus singuliers de ces étranges
pensionnaires : leur petitesse sans égale et la ténuité
de leurs membres. Dans la seconde, il souligne, sans plus de précisions,
qu'ils sont présents aussi bien dans l'eau de pluie qui ruisselle
du toit que dans les eaux de puits, de source, ou dans l'eau du canal
qui traverse la ville. Objet simple, fortuitement ou délibérément
perçu, l'animalcule, d'abord objet d'étonnement puis de
curiosité, éveille à une autre réalité.
Il accédera bien plus tardivement au statut d'objet scientifique.
Une lettre considérable...
Deux années passent ; l'automne revient... Leeuwenhoek envoie alors
à Londres un ample compte rendu des études microscopiques
réalisées sur diverses eaux et infusions de la mi-septembre
1675 au 7 septembre de l'année suivante. Cette lettre, célèbre
entre toutes, semble n'être que le duplicata d'un journal ou d'un
agenda, dont elle conserve l'organisation en courts fragments datés
: notations rapportées au jour le jour, afin, dit-il, " qu'en
Angleterre et dans d'autres pays, on prête à ces observations
la plus parfaite attention " (Lettre du 7 novembre 1676). Ce long
texte de dix-sept feuillets, daté du 9 octobre 1676, fondera l'existence
de cette race nouvelle de bêtes infimes dans lesquelles nous reconnaissons
aujourd'hui les protozoaires. Ni schéma, ni figure ne sont joints
à ces lignes uniques. Nulle autre représentation que celle
que forge l'esprit ne conservera la trace de leur présence : les
" images des choses " seront - nous le verrons - l'interprétation
qui s'accorde avec le plus d'exactitude à leurs référents.
Lignes après lignes, les descriptions vont composer une étonnante
galerie de silhouettes ou de portraits dans ce zoo à portée
de la main, lequel devient, avec l'aide du microscope, à portée
de la vue. À quoi ressemblent ces " bêtes dix mille
fois plus petites que celles qu'a dessinées M. Swammerdam et qu'il
appelle puce d'eau ou pou d'eau " ?
Elles seront considérées l'une après l'autre telles
qu'elles s'exhibent dans l'axe de la lentille : la même resurgissant
d'une eau où elle disparaît aussitôt. C'est d'abord
la longue évocation des vorticelles (Vorticella campanula) "
ces atomes vivants (...) avec leurs deux petites cornes qui s'agitent
sans cesse comme le font les oreilles des chevaux " et dont "
la queue s'enroule comme un serpent ou comme un fil de cuivre ou un fil
de fer dont on entoure un bâton et qui conserve sa forme après
que l'on a retité le tuteur ". Puis celle des Holostycha sp.
dont " la partie antérieure du corps fait saillie comme une
pyramide, (...) et qui, après s'être cachés un instant
grâce au mouvement de leurs pattes incroyablement fines, éclatent
en de nombreux globules qui, peu après, se dissipent ".
Suivront, succinctes ou minutieuses, les descriptions naïves de ces
petits êtres parmi lesquels Leeuwenhoek reconnaîtra ceux qui
" agitent promptement leurs petits pieds pour se déplacer
soit en rond, soit en ligne droite " (Prorodon teres), ceux qui "
sont mille fois plus petits que l'il de pou adulte " (Monas
sp. ou Bodo sp.), ceux qui " sont faits de parties molles et qui
éclatent en morceaux dès qu'on les sort de l'eau "
(Oicomonas termo), ceux qui " sont parfaitement ovales comme l'uf
de vanneau " (Colpidium colpoda ou Holophrya ovum), ceux qui "
ressemblent à une moule dont la partie concave est dirigée
vers le bas " (Stylonychia mytilus), ceux dont " l'arrière
du corps arrondi s'effile à la manière du fruit que nous
appelons datte " (Oxytricha sp.), ceux qui " sont animés
d'un mouvement semblable à celui des mouches quand elles sautillent
sur une feuille de papier blanc " (non identifiés), ceux qui
" nagent comme volent les moucherons dans l'air " (Cyclidium
sp.), ceux dont " le diamètre ne dépasse pas celui
d'un poil de ciron " (Cercomonas sp.), ceux dont " l'avant du
corps est recourbé comme un bec de perroquet et dont la perfection
est telle qu'elle tient du prodige " (Chilidon sp.), ceux qui "
sont plus allongés qu'une ellipse parfaite " (Dileptus sp.),
ceux qui " se meuvent en se vautrant " (Euplotes sp.), ceux
qui " font partie d'une espèce qui n'a jamais de jeunes ou
de petits " (Holophrya sp.), ceux qui " vivent misérablement...
". En tout, une trentaine de variétés, de types, de
races, d'espèces et de genres, qui foisonnent, s'ébattent
ou se dissimulent, qui " roulent sur eux-mêmes ", "
tournent comme une toupie " ou " font des culbutes ". Rondes,
ovales, flexibles, courbes ou pyramidales, bestioles incomparables que
n'aurait pas désavouées Borgès... Il les aurait incluses
dans une prétendue encyclopédie chinoise recensant les animaux
sans parenté et dont l'incongruité secouait Foucault d'un
rire embarrassé. Reste que Leeuwenhoek a vu dans l'eau, de ses
yeux vu, ces animaux " qui de loin semblent des mouches ", "
qui viennent de casser des cruches ", " qui s'agitent comme
des fous ", " qui appartiennent à l'empereur ",
fabuleux ou apprivoisés tout droit sortis de la taxinomie imaginaire
établie par Borgès.
Ce que décrit Leeuwenhoek dans cette lettre et qui surgit dans
la plus dérangeante étrangeté est absolument neuf.
Invisibles pour tout autre que lui, ces bêtes naines embarrassent,
égarent et fascinent tous ceux qui en entendent parler : leur criante
nouveauté, maintenant révélée, est inadmissible.
Un bestiaire inédit
Il y a les bêtes visibles : bêtes à poils ou à
plumes, bêtes à peau nue ou couvertes d'écailles.
Il y aura désormais des bêtes d'une autre nature, incroyablement
menues et dérisoires, insignifiantes pour tout dire.
Toutefois, ce n'est pas une " vue de l'esprit " qui prescrit
l'existence des petits êtres ; les animalcules ne sont pas des êtres
fictifs, des ombres ou des feux-follets. Miracle du changement d'échelle
: ils n'existaient pas l'instant d'avant et, un peu plus tard, ils sont
là, inconnus, étrangers et anonymes. lls accèdent
subitement au rang d'animaux singuliers, avec leurs " propriétés
intelligibles ", leurs attributs, leurs postures et leurs mouvements
propres. Et de plus, ils sont faits, la biologie nous l'a appris depuis,
de la même chair que ceux qui nous entourent.
Pour faire admettre l'inacceptable sur lequel bute la pensée, Leeuwenhoek
doit vaincre l'incrédulité de ses comtemporains, et surtout
celle des savants, à l'égard de ces créatures faites
d'une matière " très subtile et très ténue
et de plus, invisible ". Il se plaint à Constantin Huygens
de ce scepticisme général : " Nombre de philosophes
à Paris et ailleurs n'accordent aucun crédit à mes
découvertes " (Lettre du 7 novembre 1674).
Désireux de forcer la perplexité des " Savants ",
Leeuwenhoek joint à sa lettre du 5 octobre 1677, adressée
à la Royal Society, la déposition de huit témoins
oculaires. Ces testes oculatis, pasteurs, juriste, médecin et tireur
à l'arc - dont les affirmations, mais aussi l'acuité ou
l'excellence de vue, ne peuvent être mises en doute - rédigent
cinq documents en anglais, en latin ou en hollandais, certifiant ce qu'ils
ont vu : " Nous vîmes au moins deux cents êtres vivants
dans la cinquantième partie d'un tube capillaire du diamètre
d'un crin de cheval, rempli avec une infusion de poivre d'un volume égal
à celui d'un grain de millet ", attestent Benedictus Haan
et Hendrick Cordes, pasteurs.
Quant à Robert Hooke, successeur de Oldenburg et investi de la
charge de curator of experiments , il montre aux membres de la Société
savante, au cours de la séance du 15 novembre 1677, la " nuée
d'insectes ou d'animaux extrêmement petits frétillant les
uns au milieu des autres ". Enthousiasmé par la beauté
inouïe des créatures aquatiques, Hooke confirme à Leeuwenhoek
la justesse des ses vues : " Ces animaux, pourvus de curieux organes
de locomotion, sont capables de se déplacer rapidement, de faire
des culbutes, de s'arrêter, d'accélérer ou de ralentir
comme bon leur semble
il n'est pas moins surprenant qu'il y ait
parmi eux des monstres gigantesques en regard d'autres plus petits, qui
semblent emplir l'eau de leur grouillement incessant " (Lettre du
1? décembre 1677).
La présence des animalcules libres des eaux qui, en 1676, était
tenue pour un phénomène exceptionnel voire une anomalie,
devient au cours des mois une règle " coutumière "
voire un principe inaliénable : les animaux minuscules sont toujours
là ; ailleurs aussi... C'est sans surprise désormais, qu'en
tous lieux, Leeuwenhoek les revoit et les observe. En quelques lignes
ou en quelques pages et durant presque un demi-siècle, de 1674
à 1717, il complétera leur description, les mesurera, les
dénombrera et s'interrogera sur leur origine.
Bestioles et revenants : une question de vocabulaire
Au moment même, ou peu s'en faut, où
Leeuwenhoek pénètre le mystère de l'eau - un désordre,
un grouillement, jusqu'alors tenus secrets, règnent sous la surface
lisse de l'eau -, un jeune étudiant en droit, Hugo Boxel, s'enquiert
auprès de Spinoza de l'existence des spectres et des revenants
: D'où viennent-ils ? De quoi sont-ils faits ? Sont-ils mortels
ou immortels ? Matériels ou spirituels ? Beaux ou laids ? Boxel
croit en leur existence : " Une chose est certaine : les anciens
y ont cru. " Spinoza ignore tout de leur nature, mais il s'oblige
à examiner les questions qui lui sont posées sur les ectoplasmes
: " Il y a là quelque chose qui mérite considération.
" Le conflit entre les certitudes de l'un et les objections de l'autre
est exposé dans un échange de six lettres - trois de part
et d'autre. Ces mêmes questions seront au centre de l'enquête
menée par Leeuwenhoek sur les objets réels que sont les
protozoaires. Le parallèle entre les spectres et les infusoires
n'est pas anodin. Dans les deux cas, ce sont des invisibles ; leur présence
révélée ou supposée importune et choque. Il
s'agit de l'inacceptable, qui ne peut trouver sa place dans les strates
de la pensée. Il y va de la vérité : il faut éradiquer
l'erreur, argumenter sur des notions encore bien incertaines, et distinguer
le vrai du vraisemblable. Coïncidence : 1674 est aussi l'année
de la publication de l'ouvrage de Malebranche " De la recherche de
la vérité "...
Foucault avançait que le projet initial de la science des êtres
organisés était de nommer les objets nouveaux, d'appeler
chaque chose par son nom propre. Le nom n'est pas seulement désignatif
; il signe le premier degré d'appropriation et de maîtrise
de la chose nommée par celui qui la nomme. Le néologisme
-animalcula - proposé par les traducteurs des Philosophical Transactions
convient en ceci qu'il s'accorde immédiatement aux propriétés
de l'objet insolite ainsi désigné. Tel, il s'impose à
l'esprit, mais il renvoie aussi à une typologie infinie. Le mot
réunit sans exception toutes les races et toutes les variétés
de bestioles dans une communauté qui n'est ni genre, ni famille,
ni ordre, ni classe. Leur nom ne dit rien d'autre : ils sont vivants et
minuscules. L'allusion à leur animalité n'est pas un artifice
ou un artefact : ils possèdent les mêmes particularités
que celles de leurs pairs visibles à l'il nu. Les mêmes
mais infiniment plus petits. Les animalcula ne sont que les modèles
réduits, " apetissés ", de quadrupèdes,
d'oiseaux, de poissons, d'insectes et de vers. Leur nom générique,
calqué à la fin du XVIe siècle sur celui d'homoncule,
précède leur découverte. Littré le donne comme
" diminutif d'animal ", et le tient pour " un animal si
petit qu'on ne peut le voir qu'à l'aide du microscope ".
Le mot - tout comme celui de cellule, forgé par Hooke une dizaine
d'années auparavant -, même s'il impressionne, ne se constitue
pas en concept. Son contenu est encore distant d'une pure représentation
abstraite. Il s'englue, au contraire, dans les circonstances qui en ont
autorisé la découverte. Quelle signification précise
faut-il alors lui donner ? Que représente-il ou que présente-il
à la pensée ? Il s'agit d'une " image des choses ",
locution que forge Spinoza au moment même où le mot entre
dans le vocabulaire des Philosophical Transactions, mot qu'il oppose à
" figure des choses ". Les " images des choses " deviendront,
par usage et raison, " notions nouvelles (...) perçues par
tous de façon adéquate, autrement dit de façon claire
et distincte ". Elles élèvent la pensée d'un
degré, l'empêchant d'être une vague et vulgaire opinion
qui ajouterait " créance à ouï-dire ", car
elles sont filtrées par " l'il de l'esprit (...) devenant
ainsi les démonstrations elles-mêmes ". Nées
de l'expérience du regard, qui résume l'activité
entière de Leeuwenhoek, les " images des choses " - aussi
bien animalcules qu'infusoires ou microbes - sont propres à édifier
un nouvel objet scientifique autour duquel se cristallisera, peu à
peu, une problématique, c'est-à-dire une somme cohérente
de questions.
" J'appelle monde toute la suite et toute
la collection de toutes choses existantes ", Leibniz
Ainsi nommées et reléguées au plus bas niveau de
l'échelle zoologique, les créatures des eaux font dorénavant
partie de notre monde. Cependant, ni emploi, ni fonction ne leur sont
assignés. Elles ne font qu'être là, venues d'on ne
sait où... Leur nom, ainsi que les figures ou les phrases qui le
complètent, ne dénoncent pas la criante nouveauté
d'un territoire récemment conquis. Ni Leeuwenhoek, ni les autres
microscopistes ne perçoivent l'originalité des animalcules.
Le pouvaient-ils d'ailleurs ? Et en premier lieu, pouvaient-ils admettre
la nature " unique ", unicellulaire des monstres aquatiques
? Pure incohérence à leurs yeux, puisqu'ils sont dotés,
comme leurs modèles, d'organes, de pattes, de nageoires et de cornes.
C'est la permanence de ces modèles, sur lesquels achoppe notre
vue, qui a déterminé leur conformation et leurs propriétés.
Mais comment se défaire, une fois pour toutes, des images de notre
quotidien ? Elles saturent notre rétine ; elles encombrent notre
entendement ; elles brouillent, plus qu'elles ne l'éclairent, toute
vision nouvelle. Le microscope n'opère qu'un changement d'échelle
; il ne participe pas d'un renversement de point de vue. Les lignes qui
décrivent l'infiniment petit n'entérinent que l'amenuisement
des objets. Comme d'autres observateurs, Leeuwenhoek privilégiera
l'analogie et la pensée associative. Il forcera le mystère
des êtres minuscules par un va-et-vient incessant avec la référence
obligée : le monde à son échelle, celui qui se livre
au regard avec naturel - soit, les animaux domestiques ou les bêtes.
En voulant à tout prix faire des animalcules des équivalents
presque parfaits des animaux qu'ailleurs il dissèque, Leeuwenhoek
échoue partiellement dans son projet de faire de nous les témoins
éblouis de l'" excentricité " de ce monde et de
nous persuader de la beauté qu'il y devine. Cette beauté
du minuscule, qu'il exhume, le sidère. Elle donne son sens à
l'existence des animalcules ; ils ne surgissent pas de quelque basse-cour
: les bestioles sont de même rang que les bêtes considérables.
La présence des unes et des autres importe à la beauté
de l'univers. À travers elles aussi, les dieux descendent vers
les hommes.
Demeure cette évidence : loin d'être consignés à
l'entendement, dans l'engourdissement de la raison et tous repères
abolis, ces créatures infimes n'en finissent pas d'habiter nos
rêves : alors, " la plus inoffensive bestiole (...) paraît
aussi effrayante qu'un tigre ". Les rêves virent aux cauchemars
: fantômes inconvenants et " bêtes noires " nous
assaillent. Ils hantent nos mémoires. Nous sommes à leur
merci. Ils nous entraînent vers un quelconque pandémonium.
Leeuwenhoek aurait-il, en 1674, ouvert à nouveau la boîte
de Pandore ?
:Liste des figures:
Schémas des statifs des " microscopes
à anguilles " et des anastomoses artério-veineuses
de la civelle, illustrant la lettre du 12 janvier 1689. (Édition
hollandaise de la lettre en 1689, Collected Letters, T. VIII, Swets et
Zeitlinger ed., Amsterdam, 1967, pp. 69-117.
Deux dessins à l'encre de Leeuwenhoek accompagnant
la lettre du 5 avril 1680.
Signature d'Antoni van Leeuwenhoek figurant sur
la lettre du 9 octobre 1676 où sont largement évoqués
les animalcules.
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