17 février 2011

« Mélanchton aux chiffres faux », cela va décidément devenir un feuilleton inépuisable.La dernière manifestation du prurit qui conduit le Grand Leader à multiplier par deux ou trois les chiffres dont il pense qu’ils viennent à l’appui de ses thèses remonte à quelques jours. Dans le dernier numéro du Nouvel Economiste, il écrit :

« En France, dix points de la richesse nouvelle produite depuis trente ans sont passés des poches du travail à celles du capital, il s’agit de les y ramener. Une des méthodes consiste à taxer les revenus du capital comme ceux du travail ». Je m’empresse d’ajouter, pour essayer d’éviter des injures inutiles, que je suis favorable à une telle réforme, comme je l’ai déjà écrit. Mais notre Candidat-Président ajoute, sans doute pour faire sérieux : « Comme les revenus du travail sont taxés en moyenne à 40% et ceux du capital en moyenne à 18%, l’écart produit 100 milliards d’euros ».

Le chiffre de 18% est de fait confirmé par le Conseil des Prélèvements Obligatoires. Je ne sais pas très bien d’où sort le 40% qui me paraît très excessif (j’y reviendrai plus tard). Admettons-le provisoirement, pour les seuls besoins de ma démonstration.

La comptabilité nationale (chiffres 2007) nous dit que les revenus du capital encaissés par les ménages (dividendes, plus intérêts, plus assurance-vie) se montent à 120 milliards d’euros. Ajoutons 30 milliards d’euros au titre des loyers. D’où un total de 150 milliards assez cohérent avec les chiffres du Conseil des Prélèvements Obligatoires. Taxés à 18%, ces 150 milliards représentent une imposition de 27 milliards. Taxons-les demain à 40%; on obtient 60 milliards d’euros. La différence est de 33 milliards et non pas de 100. C Q F D.


Commentaires

  1. Ces comptes d’apothicaires n’étant pas, de l’aveu de même de l’auteur (« feuilleton inépuisable »), d’une très grande nouveauté, je me permets un petit détour lexical en interpellant Donatien à propos de « sans doute pour faire sérieux ».

    Puisque, selon lui (commentaire du 10 février 2011 à 19:13), la définition de « truisme » est « parfaitement subjective », dirait-il la même chose de « faire sérieux »?

    Dans l’affirmative, comment interpréter l’attaque de l’auteur? La problématique est plus compliquée qu’il n’y paraît:
    - Pourquoi et comment le Grand Leader s’efforcerait-il à « faire sérieux », chacun sachant (ou plutôt devant savoir) que la définition de « faire sérieux » est subjective?
    - Pourquoi l’auteur imputerait-il à son opposant de « faire sérieux » si, après tout, ça veut tout et rien dire à la fois?!

    J’attends avec impatience les éclaircissements de Donatien.

  2. Bonjour à tous,

    au risque de me répéter, il me semble que des expressions comme “taxer le travail” ou “taxer le capital” n’ont pas grand sens. Ce que l’on impose, ce sont des foyers fiscaux dont les revenus proviennent, dans des proportions variables, du travail et du capital. Dans cette optique, il semble équitable que les revenus du capital des ménages modestes soient taxés moins lourdement que les salaires des patrons du CAC 40. Il paraîtrait logique également que, compte tenu de la concentration du capital parmi les hauts revenus, le taux d’imposition moyen de ceux qui ne tirent leur revenu que du capital soit plus élevé que celui de ceux qui ne tirent leur revenu que du travail. Les querelles de chiffres n’ont, à mon sens, pas d’autre intérêt que d’alimenter un débat politique qui, lui, est capital pour qui en comprend les enjeux.

    Le moteur de l’endettement privé est mort, tout au moins aux Etats-Unis, traditionnelle locomotive de l’économie mondiale. L’endettement public a pris le relais, à un rythme qui ne pourra pas être soutenu bien longtemps. Il nous faut donc inventer un nouveau modèle économique où la croissance ne dépendra pas autant de l’endettement que durant les dernières décennies. Seule la mise en oeuvre d’une grande politique de redistribution des revenus peut permettre d’y parvenir. Compte tenu du niveau élevé actuel des déficits publics, une telle politique suppose une fiscalité accrue des hauts revenus, que ces derniers proviennent du capital ou du travail. La suppression des options de fiscalité dérogatoire dont bénéficient de nombreux placements, qui n’ont évidemment d’autre but que de réduire l’imposition de leurs détenteurs, constitue un moyen d’y parvenir. Il n’est pas le seul. Nous devrons bien, à un moment ou à un autre, accepter de lever le tabou de l’augmentation du taux de la tranche la plus élevée de l’impôt sur le revenu.

    Que l’on ne s’y trompe pas, nous ne parlons pas ici de justice sociale mais d’efficacité économique. La mise en oeuvre d’une grande politique de redistribution des revenus doit permettre de relancer la consommation et, à travers elle, l’emploi et l’investissement. L’exemple américain en 2010 a démontré à l’évidence qu’une bonne rentabilité, contrepartie d’un déficit public gigantesque, ne suffit pas à inciter les entreprises à embaucher et à investir. Seules de bonnes perspectives d’activité peut les y décider et celles-ci ne pourront provenir que de la dépense des ménages pour les pays qui ne connaissent pas une forte croissance de leurs exportations. Une telle politique n’a de chance de réussir que si elle est mise en oeuvre à l’échelle mondiale et, en particulier, par les pays émergents comme la Chine qui accumulent d’énormes excédents du commerce extérieur. Elle leur permettra de trouver un relais interne à leur croissance et d’éviter une hausse de leur devise qui les ménerait à terme à une déflation à la japonaise.

    Dans une réponse à son précédent topic, Jean Peyrelevade se demandait: “Qui osera un tel programme?”. Je lui répondrai: jusqu’à quand pourrons-nous éviter de le faire? Il faut laisser du temps au temps, les hommes sont plus sensibles aux difficultés qu’ils rencontrent qu’aux constructions intellectuelles, toujours aléatoires, qui leur annoncent ces dernières. Mais les prévisions qui se réalisent peuvent hâter les prises de décisions nécessaires le moment venu. Du fait du désendettement contraint ou voulu des agents privés, l’économie mondiale repose entièrement, de manière directe (Etats-Unis, Europe, Japon) ou indirecte (pays émergents), sur les déficits publics. Si rien ne change, elle continuera à le faire jusqu’à ce que soit atteinte la limite du crédit dont bénéficient les principaux pays auprès des investisseurs internationaux. Cela peut prendre un certain temps, comme le montre l’exemple du Japon dont la dette publique approche deux fois le PIB mais qui, bénéficiant d’excédents extérieurs, dispose de l’avantage de pouvoir se financer auprès de ses investisseurs domestiques. Ce qui est certain est que cela se passera, alors autant préparer la suite le plus tôt possible.

    Cordialement,

    Christian Pérot

  3. et donc?
    on nous a bien pris 10points!

  4. Réponse à Anakin (18/02/2011 - 10.07)

    Je suis d’accord avec la problématique d’Anakin. Il soulève bien les questions centrales qui se posent à l’économie française. Je ne suis en revanche pas certain d’être d’accord sur les solutions, mais cela appelle discussion.

    Pour l’engager, je vais vous convier dans les semaines qui viennent à un exercice inusité : une lecture critique du livre de Landais, Piketty et Saez “Pour une révolution fiscale”. J’ai en effet l’impression qu’au milieu de beaucoup de choses justes, il fournit une sorte de caution scientifique à l’un des pires préjugés des dirigeants politiques français en général, de ceux de gauche en particulier et donc, malheureusement, d’une large partie de l’opinion publique : la situation comparative de l’appareil productif n’a pas grande importance et peut donc être négligée, voir aggravée.

    L’analyse détaillée montrera si je suis injuste. Démarrage après les vacances de février, donc à partir du 28.

  5. J’ai toujours pas compris une chose concernant ces 10 points transférés du travail au capital: s’agit.il vraiment d’un transfert ou simplement d’un accroissement très rapide de la richesse issue de la finance sans lien avec l’économie réelle. Le problème avec les pourcentages, c’est que si le revenu du capital augmente en valeur absolue alors que le revenu du travail stagne, le pourcentage du revenu du travail diminue sans aucun transfert.

    Et lorsque l’on prend des situations d’il y a 30 ans, époque où la finance ne jouait pas un rôle aussi prépondérant, je crains que les fameux 10 points ne sont pas du vol, mais plutôt un déclouplage de la production de richesse entre capital et travail.

  6. Christian Pérot;
    Je suis bien d’accord avec la contenu de votre message et suis navré que sur ce blog on n’aborde pas vraiment le sujet central à savoir la dette publique, dont l’accroissement faramineux nous replace à côté d’une bombe autrement puissante que celle qui explosa en octobre 2008. Comment ne pas voir le drame qui se prépare et devrait se manifester pas très loin de la campagne présidentielle française? Comment se fait-il, et c’est à mon avis la grande question, que les personnalités du G20 savent (et ils sont tous très compétents), et que demain, comme d’habitude, ils ne feront rien?
    Voilà un beau sujet de thèse pour les historiens d’aprés demain.
    Cordialement.

  7. Réponse à Jean Peyrelevade (18/02/2011 à 12h53):

    Je n’ai pas lu le livre dont vous parlez et je vous remercie de nous annoncer le lancement d’une discussion autour des idées qu’il contient. Je vais essayer de me le procurer afin de m’y preparer. En préalable, quelques points de vue afin de préparer le terrain.

    Tout d’abord, il me semble nécessaire d’être circonspect, sans le nier, sur le lien entre la fiscalité et la situation comparative de l’appareil productif d’un pays. Certes, une fiscalité mal adaptée, frappant de manière excessive les entreprises, est susceptible de produire des conséquences négatives sur l’offre. Mais, pas plus que les entreprises n’investissent parce qu’elles sont rentables, elles ne le font du simple fait de l’existence d’une fiscalité favorable. En réalité, elles ne s’y décident que si elles perçoivent des perspectives de débouchés rentables, la fiscalité et tout autre paramètre pris en compte. Le problème des débouchés est aujourd’hui central dans de nombreux pays industrialisés et, par ricochet, pour l’économie mondiale dans son ensemble.

    Ce qui m’amène au second point. Quelque soit la solution proposée pour sortir de l’ornière actuelle, elle ne peut être que globale. La France n’a évidemment pas les moyens de faire cavalier seul en matière de politique économique, que ce soit dans le domaine de la fiscalité ou ailleurs. Mais, contrairement au début des années 80 où vous avez eu à participer à des prises de décisions difficiles, elle n’est pas non plus isolée. La crise est globale, systémique, et elle touche en particulier le pays le plus puissant de la planète, celui qui produit l’effet d’entrainement le plus décisif sur l’économie mondiale dans son ensemble, les Etats-Unis d’Amérique. La mise en oeuvre des remèdes en mesure de la surmonter devrait donc bénéficier d’appuis de taille le jour où le diagnostic aura enfin été posé.

    La difficulté aujourd’hui est en effet de parvenir à un consensus sur le sens et les implications des évènements que nous vivons depuis maintenant près de 3 ans. A cet égard, je ne suis pas convaincu de la nécessité d’opposer les points de vue de l’offre et de la demande: la première a besoin de la seconde comme la seconde repose sur, et ne peut donc négliger, la première. L’économie mondiale peut être décrite comme un gigantesque réseau de flux monétaires et financiers reliant l’ensemble des agents économiques- ménages, entreprises, sphère publique, extérieur - par l’intermédiaire de l’ensemble des marchés, que ces derniers relèvent de l’offre ou de la demande, et des mécanismes de transfert. Tout ce qui perturbe la dynamique de ce réseau de flux a nécessairement des conséquences, de manière plus ou moins immédiate ou différée, sur la situation financière de chacun de ses participants. La prise de conscience de cette réalité devrait constituer un puissant socle pour élaborer des solutions qui nous rassemblent plus qu’elles ne nous divisent.

  8. Je constate que le sujet de Mélenchon ne suscite plus la passion d’antan mais discours lissés et dolorisme convenu… L’auteur de ce blog doit penser qu’il se conduit comme une grande berline.

    Et j’ajouterais même « de luxe », celui d’annoncer, en vue de proumouvoir son programme, la primeur d’un « exercice inusité », en l’occurence, la lecture critique d’un livre, alors que la mienne (critique du chapitre Théorie de la prédation), mise à sa connaissance le 10 février dans le billet du même nom, a été savemment ignorée et occultée par des commentaires visiblement serviles.

    C’est à se demander si la promptitude, affichée ci-dessus, à engager la discussion, même dans la contradiction, n’est que de pure façade. Au cas où je me tromperais, j’attire à nouveau l’attention sur cette critique:

    Critique d’une «théorie»

    Introduction

    Sont rassemblées ici quelques critiques du billet intitulé Théorie de la Prédation.

    Les annotations à l’intérieur de citations sont identifiées par [], […] signifiant que la citation a été abrégée. Nous utilisons l’anglais pour des termes consacrés, facilitant ainsi la recherche en ligne d’informations complémentaires. Idem pour les citations. Sauf mention explicite, les passages empruntés sont tirés du billet passé en revue.

    Table des matières

    • Vue d’ensemble
    • Effet de levier financier
    • Couverture à terme
    • Spéculation
    • Macroéconomie
    • Bibliographie

    Vue d’ensemble

    Le billet, qui s’inscrit dans une série intitulée Un nouveau livre, ambitionne le statut de théorie, ainsi que l’annonce le titre:

    «Chapitre 5 - Théorie de la prédation»

    L’exposé s’articule autour de cas, héritage, innovation, spéculation etc. exposant une situation de coopération et son détournement possible en terrain de prédation. Ainsi en attestent l’intitulé des sections «De la cupidité à la prédation» et «Du bienfait à la spoliation».

    L’approche se prévaut d’un caractère universel avec l’élaboration (ou plutôt le postulat) d’un calcul bilanciel pro-forma censé identifier les entreprises prédatrices. Mais puisque aucune application (échantillon ou seulement exemple) n’est montrée, nous sommes obligés de déplorer une lacune empirique.

    En regard de l’importance accordée à l’effet de levier (financier, la précision est importante) et la spéculation on devine aisément que la démarche de l’auteur est de définir une grille d’analyse pour comprendre la crise.

    Ainsi, est citée comme exemple type de gouvernance se prêtant à la «prédation par excès d’endettement», les «activités financières». Nous déduisons que le terrain de réflexion qu’il a souhaité occuper est celui de la théorie de la Firme. Ayant omis de définir clairement les différents agents et les mécanismes d’incitation, c’est au prix d’approximations qu’il aboutit aux conclusions recherchées. Il se dégage de ces dernières, de surcroît, une tendance à inverser les rôles, proie et prédateur, que le consensus associe aux différentes classes d’agents de la crise.

    Concernant la spéculation, l’auteur s’emploie d’abord à démontrer que l’on pourrait, sans dommage à long terme, se passer des produits de couverture.; point sur lequel il s’accorde un satisfecit d’originalité : «voilà une idée subversive méritant quelques explications.». Sa deuxième contribution, amenée par une déclaration de défi au courant de pensée libérale, «Tordons le cou à une ou deux idées reçues de la vulgate libérale», serait de mettre en évidence les effets néfastes de ces produits en ce qu’il accusent la volatilité des prix au comptant.

    Sans le dire explicitement, l’auteur s’attaque à la théorie de l’efficience des marchés (EMH). N’ayant pas préalablement défini ne seraient-ce que les rudiments de cette dernière, et ayant aussi omis de rappeler le principe de réplication de produits dérivés, l’ensemble s’apparente à une mélange d’intuitions parfois justes mais aussi, peut-être, d’idées reçues.

    Pour ce qui concerne la première proposition ayant trait à la spéculation, elle nous paraît arbitraire. Quant à la deuxième, nous tenons pour indice de sa pertinence à la crise, sa mise en relation avec « petite histoire qui s’est réellement déroulée en 2008 ». Or, elle loin de faire l’unanimité chez les spécialistes, y compris de tendance dite progressiste.

    Il va sans dire qu’une telle critique de la doctrine libérale ne saurait aider les esprits à s’en affranchir, le cas échéant. En écho à une formule de l’auteur, elle est désormais trop bien installée pour être supprimée d’un trait de plume. L’auteur ne s’est visiblement pas passionné, non plus, pour les oeuvres hétérodoxes, berceaux probables d’une vraie refondation du capitalisme.

    Plus généralement l’auteur ne précise les ordres d’échelle : micro ou macro, et à fortiori le mécanisme de liaison, au besoin, de l’un vers l’autre.

    La réalisation la plus remarquable de l’auteur est son traitement pour le moins timoré de la fraude comptable, arme de prédation privilégiée et signature, de toutes les crises financières, de la grande dépression, à la dernière, de l’activité de détail (nous l’effleurerons) à la sphère institutionnelle.

    Sur la forme, l’auteur aurait gagné à fractionner son exposé en plusieurs billets, quitte à créer des liens html entre eux. Il est regrettable qu’aucun support visuel (graphes, tableaux) ne vienne alléger l’ensemble.

    En conclusion, le lecteur lambda, et à fortiori l’initié, sauf à succomber à une sorte d’apaisement procuré par des griefs rabâchés contre la finance, aura bien du mal à se laisser séduire par un texte qui aplanit le relief des théories qu’il entend combattre, et ignore les théories alternatives. Il résulte de la démarche d’ensemble, une interprétation de la crise financière qui brouille peut-être les pistes.

    Dans les sections qui suivent, nous aborderons plus en détail les points ci-dessus.

    Effet de levier financier

    L’argumentation portant sur la prédation par l’effet de levier au profit de l’actionnaire est concentrée, pour une bonne partie, dans ce paragraphe:

    «Elle se déploie [la prédation] en revanche au sein de la communauté des apporteurs de capitaux, au détriment des prêteurs dont le risque augmente à proportion de la diminution des fonds propres, sans qu’ils en soient pleinement conscients et sans que la hausse des taux d’intérêt qui devrait les protéger soit à la hauteur nécessaire.»

    Il y a deux types d’effet de levier, financier et opérationnel. L’auteur s’exprime sur le premier, alors que nous verrons que le second (plus généralement le glissement vers une activité plus risquée) est peut-être plus crédible, pour autant que l’on considère que l’actionnaire est prédateur, ce qui est fort discutable dans le cadre de la crise financière.

    Pour qu’il y ait prédation, il faut qu’une partie puisse agir à l’insu d’une autre ou s’impose par la coercition. Il s’agit ici du premier cas, en vertu de «sans qu’ils en soient pleinement conscients». Résumons la pensée de l’auteur : afin de réduire la part relative des fonds propres au passif, l’entreprise émettrait de la dette pour financer un investissement (ou un rachat d’action, satisfaisant ainsi l’hypothèse de conservation de «quantité donnée du capital» formulée par l’auteur); dette qui serait apportée, par définition, par des prêteurs, mais sans que ces derniers ne s’en aperçoivent. N’est-ce pas, en l’état, kafkaïen?

    Si la prédation tombait sous la qualification de crime, ce dernier serait, pour l’instant, sans victime avérée, et sans mode opératoire crédible. Voyons pour le mobile, avec le paragraphe suivant (dans l’original, il précède celui que nous venons de scruter):

    «Le troisième [moyen de prédation], relatif au facteur de production « capital », tient à l’effet-levier que nous avons déjà rencontré. Pour une quantité donnée du capital nécessaire à telle ou telle activité, sa répartition entre fonds propres et emprunts n’est pas neutre. Au fur et à mesure que l’effet-levier augmente, les sommes immobilisées par l’actionnaire diminuent, et donc l’intensité capitalistique du processus pour ce qui le concerne. Dans le même temps, ses espoirs de gain sont inchangés en valeur absolue, ou à peu près, tandis que son risque propre diminue.»

    Nous devons supposer, ici, et au paragraphe précédant, que l’auteur s’intéresse à des aspects micro-économiques de l’effet de levier, puisqu’il écrit «Pour une quantité donnée du capital».

    Concernant «les gains, en valeur absolue, sont inchangés, ou à peu près», nous pensons que l’auteur a voulu dire que les perspectives de profit brut de l’entreprise sont inchangés. Une telle hypothèse devrait, pour bien faire, être rapprochée du théorème de Modigliani-Miller (MM). Ce dernier ne sert que de point de départ à une analyse qui s’emploie ensuite à en dévier, par l’introduction des déduction fiscales sur intérêt et le risque de banqueroute. En résulte des sur-coûts importants aux extrêmes, et un juste milieu (entre actionnariat et dette) qui les minimise. Il est donc hâtif de dire «ou à peu près», sauf dans la région du point optimum (dérivée nulle).

    On trouvera confirmation de ce qui précède, et complément, par l’introduction de coût d’agences, dans Jensen & Meckling:

    «The Modigliani-Miller theorem is based on the assumption that the probability distribution of the cash flows to the firm is independent of the capital structure. […] We believe the existence of agency costs provide stronger reasons for arguing that the probability distribution of future cash flows is not independent of the capital or ownership structure.»

    Quant à «tandis que son risque propre diminue.», c’est très déroutant. Au cas où l’intuition aurait besoin d’un coup d’arrêt, on pourra se référer à Hamada:

    «Both in the [capital asset] pricing model and the MM theory, borrowing, from whatever source, while maintaining a fixed amount of equity, increases the risk to the investor. Therefore, in the mean-standard deviation version of the capital asset pricing model, the covariance of the asset’s rate of return with the market portfolio’s rate of return (which measures the nondiversifiable risk of the asset […]) should be greater for the stock of a firm with a higher debt-equity ratio than for the stock of another firm in the same risk-class with a lower debt-equity ratio.»

    Nous supputons que, avec «tandis que son risque propre diminue.», l’auteur avait vaguement en tête le profil de gain asymétrique de l’actionnaire : sa fortune évolue en tandem avec celle de la société, tant que cette dernière est solvable, sinon, les pertes sont transférées aux créditeurs. Mais c’est alors en relation avec un autre effet-de-levier, l’opérationnel, qui accroît, lui, la variabilité des profits brut, qu’un scénario plausible de prédation se dessine. En effet, de la distribution probabilistique des profits bruts se déduit, sous certaines restrictions, la valeur actionariale, par la formule de Black & Scholes. Ainsi l’explique l’article de Jensen & Meckling référencé dans la bibliographie:

    «if the owner has the opportunity to first issue debt, then to decide which of the investments to take […] he will not be indifferent between the two investments. The reason is that by promising to take the low variance project, selling bonds and then taking the high variance project he can transfer wealth from the (naive) bondholders to himself as equity holder. That is the stockholders in such a firm can be viewed as holding a European call option on the total value of the firm with exercise price equal to X* (the face value of the debt), exercisable at the maturity date of the debt issue. […] Merton (1973, 1974) shows that as the variance of the outcome distribution rises the value of the stock (i.e., call option) rises.»

    Il serait tentant de prendre ce qui précède pour grille d’analyse à la crise. Par exemple, les projets à faible et grande variance, pourraient être le commerce de prêts hypothécaires, de type «prime» et «sub-prime», respectivement. Nous n’avons pas l’imprudence de céder à cette tentation. Hormis l’étendue de la tâche que cela nécessiterait, et qui dépasse l’objet de ce billet (et nos compétences), il nous semble qu’elle ne résiste pas au «reality check». Une telle mise garde était déjà pertinente à l’issue de différentes crises du crédit ayant secoué la sphère économique dans les années 80. Citons ici Akerlof & Romer:

    « Using an analogy with option pricing, economists developed a nice theoretical analysis of excessive risk-taking strategies. The problem with this explanation for events of the 1980s is that someone who is gambling that his thrift might actually make a profit would never operate the way many thrifts did, with total disregard for even the most basic principles of lending […] even bothering to have borrows fill out loan applications. Why abuse the system to pursue a gamble that might pay off when you can exploit a sure thing with little risk of prosecution? »

    Que l’on se remémore ce que nous avons appris de la crise, et imputer la prédation à l’actionnaire, hypothèse retenue jusqu’à présent (puisque suivant l’auteur), apparaît en effet étrange. Il convient de faire entrer en scène un autre agent. Laissons parler William K. Black, ancien régulateur:

    «The CEO […] is looting the bank’s creditors and shareholders. The CEO becomes wealthy by looting the bank. He uses accounting as his ammunition because, to quote Akerlof & Romer, it is “a sure thing.” The firm fails (or in the modern era, is bailed out), but the CEO walks away wealthy.»

    Ce rappel à la réalité étant enfin imposé, et les acteurs principaux enfin rétablis dans leur rôle, proie ou prédateur, l’arme de l’effet de levier financier (et/ou opérationnel, d’ailleurs) devient alors un mode opératoire non seulement plausible, mais avéré. Citant le même régulateur,

    «Here is the four-part recipe for maximizing fraudulent accounting income in the short-term:

    1. Grow extremely rapidly
    2. By making bad loans at high yields
    3. While employing extreme leverage, and
    4. Providing only minimal loss reserves»

    De même, ses aspects les plus subtils, que nous laissons l’auteur énoncer, sans le critiquer, cette fois-ci:

    «Soulignons au passage que la prédation par excès d’endettement naît d’une gestion avisée du temps : l’encaissement de profits, pour partie fictifs, précède la matérialisation du risque, renvoyé sur autrui si et quand il devient insupportable. »

    Pour ce qui concerne le trading, le terme consacré est celui de Taleb distribution. Finissons d’énumérer les propositions de l’auteur:

    «Sans parler des salariés qui ne peuvent que constater, impuissants et souvent trop tard, qu’ils travaillent eux aussi dans une entreprise devenue plus risquée.»

    Le trader, le gestionnaire de crédit, le négociateur de crédit, ne sont-ils pas
    des salariés? L’implication et le bénéfice du trader est dans tous les esprits. Qu’en est-il des 2 autres? William K. Black y répond:

    « Studies […] have confirmed that it is lenders and their agents (loan brokers and loan officers) who overwhelmingly put the lies in liar’s loans. There are independent analytical reasons to believe these findings.

    1. Doing so maximized the lenders’ (and their loan brokers’) reported (albeit fictional) income (and their controlling officers’ bonuses).[…] Each of these elements drove the agents’ [négociateur] and loan officers’ [gestionnaire] compensation up - and by very large amounts.
    2. By inflating the borrowers’ stated income, the lender and its brokers could make the loan appear to be less risky and sell it for a premium to the secondary market greatly inflating the borrower’s stated income.[…]
    3. Not verifying the borrowers’ stated income simultaneously facilitated the lenders’ and their brokers’ ability to sell fraudulent loans at a premium in the secondary market and minimized risk of the lenders’ and their brokers’ controlling officers being sanctioned for their frauds essential to their origination and sale of liar’s loans. »

    Quant aux clients:

    «La prédation ne s’exerce pas tant vis-à-vis des clients extérieurs : le coût global du capital qui leur est facturé dans les prix est toujours approximativement le même. »

    Un seul indice : les (dizaines) millions de clients ayant souscrit un prêt hypothécaires de type «alt-a» (aux clauses obscures) et qui se sont vu saisir quelques années plus tard leur propriété.

    Faisons un dernier détour par Jensen & Meckling pour relever leur solution, non intuitive, à l’aléa moral issu du profil optionnel de l’actionnaire : partager le fruit de la liquidation de l’entreprise en cas de banqueroute. Puisque nous en sommes au registre des idées originales, nous ne saurions assez insister sur la nécessité de s’inspirer de travaux sûrs :

    « Les éventuels effets prédateurs de structures d’endettement excessives sont donc bien réels. […] A cet égard, le modèle des fonds de « private equity (1)» qui repose pour partie sur ce mécanisme devrait être revisité à la lumière de l’expérience apportée par la crise. Quelles furent les pertes de valeur par rapport à ce que connurent des structures plus classiques et comment furent-elles réparties entre les diverses parties prenantes ? »

    En admettant que la question ait une pertinence cachée (compte tenue de l’argumentaire peu convaincant qui y a amené), on se demande bien ce qui a pu retenir l’auteur de faire un premier tri de l’information disponible.

    Couverture à terme

    Considérons:

    «On ne gagne rien à se couvrir, on évite au mieux quelques mauvaises surprises, ce qui est compensé par des manques à gagner à d’autres moments. […] Que la couverture ne serve à rien, voilà une idée subversive méritant quelques explications. […] Cependant, les deux évènements, hausse et baisse, sont statistiquement équiprobables autour de la tendance de long terme. Les gains des couvertures heureuses seront exactement compensés par les manques à gagner des périodes moins favorables où les concurrents qui ne se seraient pas couverts disposeront d’un avantage compétitif.»

    La différence de gain entre les choix de se couvrir et subir (donc spéculer, mais passivement) ne se transmet pas de façon linéaire dans les comptes de l’entreprise : la symétrie postulée est trompeuse. Une perte suffisamment importante, en particulier, peut conduire l’entreprise à déposer son bilan, sa dernière «mauvaise surprise». Par analogie, imagine t-on se passer d’une assurance santé (aux E.U. c’est facultatif), au prétexte que la prime est égale aux coûts d’hospitalisation pondérés par leurs probabilités?

    Sans couverture, l’entreprise est obligée d’accroître ses stocks, par exemple, et par conséquent son besoin de fonds de roulement. Il y a donc, un dosage optimal entre les deux approches. Le problème est de nature dynamique, mais même en restant dans le cadre d’un horizon fini, l’auteur aurait peut-être gagné, pour amener son «idée subversive», rappeler les fondements théoriques qu’elle entend contredire. Nous suggérons l’article Cross-Hedging dont est reproduit ici l’introduction:

    «The paper provides a theoretical description of hedging in futures markets that account for the behavior of a broad class of agents. Specific optimal decision rules are derived for agents concerned with the mean and variance of profit. These rules are used to evaluate how optimal cash and futures positions are related to price expectations, the production possibilities, and the number of futures markets available.»

    Elle résume l’utilité de la couverture dans une optique restreinte : celle de l’optimisation moyenne-variance pour un producteur. Mais faut-il tant d’imagination pour déduire qu’une plus grande stabilité des revenus de l’entreprise à un impact bénéfique sur ses salariés, clients, et bailleurs de fonds, bref, du système?

    La spéculation

    Le lecteur aura de lui même compris qu’il ne faut pas confondre le cadre théorique que nous avons tenté de dégager, dans la section qui précède, avec sa réalisation dans les faits. Intervient, à cette jonction, l’hypothèse d’efficience du marché, qui garantie cette situation idéale:

    In finance, the efficient-market hypothesis (EMH) asserts that […] one cannot consistently achieve returns in excess of average market returns […], given the information publicly available at the time the investment is made. [… Also,] prices reflect all publicly available information and […] instantly change to reflect new public information

    Une nouvelle («new information»), c’est, par exemple, l’écart entre la réalisation d’un résultat trimestriel d’une société cotée et sa prévision (moyenne, par les intervenants boursiers, pour fixer les idées).

    En lieu de ce point d’ancrage à tout débat sur le sujet de la spéculation, l’auteur inaugure un genre coloré pour aborder la finance de marché:

    Le stockage, on l’a vu, est souvent un préalable nécessaire à l’échange. […] par ses interventions le bon spéculateur régularise les prix, [et remplace] la courbe plus ou moins sinusoïdale des prix naturels d’équilibre entre offre et demande par une droite, parfaitement rectiligne. […]

    Ce faisant, notre devin rend un grand service à tous. […] L’incertitude naît de la volatilité des prix. Que ceux-ci deviennent stables et le risque disparaît.

    Ce paragraphe étant quelque peu insaisissable (courbe sinusoïdale?) nous nous contentons de relever « L’incertitude naît de la volatilité des prix.» qui renverse le lien de causalité habituel, du moins en première analyse (EMH) : l’incertitude va des fondamentaux vers les marché. C’est seulement en deuxième analyse que l’on peut invoquer une dynamique propre au marché, avec une volatilité endogène qui se répercuterait sur l’économie dite réelle. Pour se faire brièvement une idée de cette dynamique propre, citons Keynes:

    «It is not a case of choosing those [faces] that, to the best of one’s judgment, are really the prettiest, nor even those that average opinion genuinely thinks the prettiest. We have reached the third degree where we devote our intelligences to anticipating what average opinion expects the average opinion to be. And there are some, I believe, who practice the fourth, fifth and higher degrees.” (Keynes, General Theory of Employment Interest and Money, 1936)»

    Les théories concurrentes de l’EMH et ses invalidations empiriques ont une longue généalogie. Citons, par exemple, Do Stock Prices Move Too Much to be justified by Subsequent Changes in Dividends, de Robert Shiller. Plutôt que de s’appuyer sur ces travaux bien établis, l’auteur choisit le défi:

    «Tordons le cou à une ou deux idées reçues de la vulgate libérale. Premièrement, grâce à la spéculation le marché à terme serait un prédicteur quasi parfait du marché réel, du marché physique à l’échéance considérée. Si cela est vrai, le prix au comptant sera dans douze mois exactement égal au prix à terme d’un an observé aujourd’hui. Cette hypothèse présente beaucoup d’avantages.»

    Elle contient (au moins) une faille soulevée dans le commentaire de C | 06 janvier 2011 à 18:34 :

    «Maintenez vous que le prix à terme est un prédicteur du prix au comptant? Je vous donne mon avis : en 1ère approximation, la meilleure façon de qualifier la classe d’interventions joignant le prix à terme et le comptant c’est l’arbitrage.»

    Notons que ce passage introduit une petite différence avec la pensée retranscrite de l’auteur. Il ne s’agit plus de «prédicteur quasi parfait» mais simplement de «prédicteur». Cette différence est ensuite corrigée par l’auteur, «Pour que le spéculateur existe, nous devons donc admettre qu’il est un « prédicteur imparfait » », à grand renfort de pédagogie. Oserait-on suggérer à l’auteur d’énoncer les évidences plutôt que chercher à les démontrer? Cela lui permettrait de se consacrer aux questions qui ne le sont pas. Par exemple, si tant est que la spéculation est un jeu à somme nulle, pour chacun (EMH), pourquoi s’y risquer?

    Cette parenthèse fermée, énonçons le principe de réplication : on peut fabriquer un contrat à terme donné par un investissement dans le sous-jacent financé par l’emprunt. Sauf dans les cas d’école, un tel portefeuille doit être réajusté dynamiquement. Il en résulte un lien mécanique entre le prix au comptant et le prix à terme. Toute déviation implique une opportunité de gain certain, dite d’arbitrage, qui sitôt exploitée, résorbe la déviation. En «1ère approximation», avions nous bien dit. En pratique diverses incertitudes (frais de portage pour les matières premières) et des forces contraires (le noise trading) atténue la mécanicité de ce lien.

    Bien que l’auteur ne nie pas explicitement ce résultat , en tout état de cause, il donne l’impression que c’est le marché à termes qui se soucie de l’avenir, alors que le marché au comptant, lui, suivrait un peu à l’aveuglette. Nous aurions pu lui laisser le bénéfice du doute, s’il n’avait lui même apporté, «pour illustrer son propos», des pièces le renforçant. Ainsi, dans un commentaire (19 janvier 2011 à 16:19) répondant à l’interpellation ci-dessus:

    «J’ai l’impression que vous m’opposez l’existence d’une liaison assez mécanique entre prix du comptant aujourd’hui et prix du terme disons à un an, mais également enregistré aujourd’hui. Cette liaison […] ne change pas mon argumentation, [mais] la renforce. […] La spéculation ne se contente pas de répondre aux besoins de couverture du marché au comptant, elle le domine entièrement. Le prix au comptant monte pour s’adapter à une prévision fausse mais acceptée par le marché. La spéculation, dans cette hypothèse, aura accru et non pas réduit la volatilité sur le marché au comptant. CQFD.»

    Notons d’abord que l’hypothèse qui faisait initialement débat, «Premièrement, grâce à la spéculation le marché à terme serait un prédicteur quasi parfait du marché réel», a été passée sous silence : on ne sait toujours pas pourquoi l’auteur l’impute «à la vulgate libérale». Il s’était pourtant engagé à lui tordre le cou… Quant à «Le prix du terme ne reflète pas un équilibre de quantités réelles, mais un équilibre d’anticipations, ce qui est bien différent. Ces anticipations n’ont aucune raison de correspondre à la réalité future.», l’auteur semble s’inventer une controverse. De plus, il faut parler d’équilibre entre l’offre et la demande, pas de quantités. A t-il voulu parler d’offre ou de demande inélastique? Nous sommes obligé de relever un amalgame. Les deux indices qui donnent un parfum de vraisemblance à ce paragraphe sont

    1. L’effet de levier implicite dans l’utilisation des produits dérivés
    2. L’effet d’imitation : «espèrent trouver quelque avantage à l’imitation.»

    Concernant 1., il aurait fallu poser du principe de réplication. L’ayant fait, une question pertinente est peut-être celle ci : peut-on en partie ramener l’analyse de l’instabilité (présumée) résultant des marchés à termes à l’effet de levier? Avec des répercussions réglementaires : réfréner un marché à terme donné ne se contourne t-il pas par d’autres marchés, où intervient aussi un levier implicite (exemple : la pension livrée)?

    Concernant le point 2., il faut revenir à la trame du billet pour sonder la pensée de l’auteur:

    «S’il [le spéculateur-] prévoit à juste titre une hausse des prix futurs et qu’il offre en conséquence au vendeur de céréales un prix à terme supérieur au prix comptant du moment, il va de ce seul fait tirer ce dernier à la hausse : la quantité de marchandises sur laquelle porte la transaction sera mise en attente, stockée, pour être livrée à une échéance ultérieure. L’effet de son action sera amplifié si, l’exemple étant public, il est suivi par d’autres qui espèrent trouver quelque avantage à l’imitation.»

    Avec « quelque avantage à l’imitation », l’auteur estime sans doute qu’il s’est acquitté du devoir d’expliquer la psychologie des marchés financiers. Or, comment l’imitateur supposé distingue t-il le spéculateur à suivre de celui qu’il ne faut pas suivre?! Qu’entend-il par un «exemple public», alors que le système est organisé de façon à garantir l’anonymat des intervenants?

    A ces questions, s’ajoute la principale : quel lien avec la prédation? Tâchons de la débusquer:

    «Hélas, notre héros n’est pas un augure petit-bourgeois et un enrichissement raisonnable ne lui suffit pas : sa gloutonnerie n’a pas de limite. Or il y bien plus d’argent à gagner dans un accroissement de la volatilité des prix que dans sa réduction. Davantage de risque aussi, bien entendu : la perte éventuelle est à la hauteur de l’espoir de gains. Pour gagner au poker, il faut pouvoir miser gros.»

    Reconnaissant que «Pour gagner au poker, il faut pouvoir miser gros.» il convient de compléter par « et de bonnes cartes ». Or, pour que la comparaison avec le poker tienne, il faut que les cartes soient allouées de façon aléatoire, entre tous les joueurs. Pas de quoi justifier cet engouement pour la volatilité. Sinon c’est qu’un sous-groupe d’acteurs a un avantage compétitif durable et probablement dissimulé. Oserait-on dire « une situation de prédation »?

    Pour l’instant, elle est toujours évasive, mais ne nous décourageons pas:

    «Cela se produit [miser gros] si les volumes d’intervention des spéculateurs [sur produits dérivés] deviennent des multiples des transactions réelles. Le lien change alors de sens : ce sont les marchés du terme, purs marchés d’anticipation pour ne pas dire d’imagination, qui gouvernent le physique. Suivant le mécanisme que l’on vient de décrire, les prix du terme tirent vers eux ceux du comptant : s’ils n’arrêtent pas d’augmenter, aucun vendeur n’acceptera d’écouler ses produits à un prix au comptant sensiblement inférieur. Terme et comptant convergent toujours mais, pendant la constitution des bulles, c’est le premier qui devient directeur.»

    Reconnaissons une certaine justesse à « s’ils [les prix du terme] n’arrêtent pas d’augmenter, aucun vendeur n’acceptera d’écouler ses produits à un prix au comptant sensiblement inférieur. », en accord avec le principe d’arbitrage. Quant au reste, si encore les faits pouvaient nourrir l’intuition? Voici qui nous amène à la «petite histoire» annoncée en introduction:

    «Illustrons ce discours d’une petite histoire qui s’est réellement déroulée en 2008. A son origine, une prédiction. Tous les « sachants » l’annoncent, Goldman Sachs en tête, qui a lu les haruspices et peut-être pris une position à l’achat pour être cohérent avec sa prévision : le prix du pétrole va augmenter, jusqu’à 200 dollars le baril. Les spéculateurs s’engouffrent, gros ou petits, à la suite du chef-sorcier. Les prix au comptant montent assez vite jusqu’à près de 150 dollars mi-2008, niveau qui n’a plus de relation avec les « fondamentaux » du produit, avec l’équilibre de l’offre et de la demande réelles. La bulle est constituée dont le destin est d’éclater : le prix du baril va en effet tomber fin 2008 en-dessous de 40 dollars.»

    Paul Krugman remet en cause cette interprétation, dans une série de billets s’échelonnant de mai à juin 2008 (il y revient aussi en 2011):

    «All through oil’s five-year price surge, which has taken it from $25 a barrel to last week’s close above $125, there have been many voices declaring that it’s all a bubble […] The only way speculation can have a persistent effect on oil prices, then, is if it leads to physical hoarding. [as in the late 1970s] But it hasn’t happened this time [all through the period of the alleged bubble] […] by and large, futures prices over the period of the big price runup have been slightly below spot prices. […As] the spot price shot up, the futures price […] actually lagged a bit behind. In other words, there hasn’t been any incentive to hoard. »

    Darrel Duffie, dans un éditorial du WSJ (24 février 2010), le confirme:

    «Simply driving up the price, as speculators are alleged to have done in the oil market in 2008, is not enough. To make a profit, a manipulator needs to obtain a monopolistic control of the supply. Given the size of the oil market, that seems implausible, absent a major and sustained conspiracy.»

    Quant à « le prix du baril va en effet tomber fin 2008 en-dessous de 40 dollars » il faut peut-être en chercher la cause dans l’effondrement de la demande globale, suite à la crise.

    A défaut de considérer que le débat soit tranché, on aurait pu espérer, de la part de l’auteur, qu’il élargisse son angle de vue. Et peut-être, aussi, son horizon. Sur cette note, prétextant de l’usage qu’il fait, pour illustrer son propos, de cette banque célèbre, l’encyclopédie en ligne nous renseigne sur ces centres de profit (sans doute comparables à ceux de ses concurrents):

    «Most trading done by Goldman is not speculative, but rather an attempt to profit from bid-ask spreads in the process of acting as a market maker. On average, around 68 percent of Goldman’s revenues and profits are derived from trading.»

    Une situation qui s’apparenterait donc plus à une forme de rente qu’à la spéculation, est à rapprocher de cette information:

    «High-frequency traders now account for 56 percent of total stock market trading […] High-frequency traders now account for about one-third of all volume on domestic futures exchanges. NYT»

    Etrange contradiction que, alors que l’acception classique de spéculation est celle qui regarde vers l’avenir, les grandes banques investissent à fonds perdus à gagner quelques millièmes de secondes de réactivité dans le déclenchement (décidé par des algorithmes) et l’exécution de leurs transactions…

    Macroéconomie

    L’exposé sur l’effet de levier, devait, nous l’avons vu, se comprendre, bien que cela ne soit pas explicitement spécifié, dans une logique micro-économique. Qu’une entreprise choisisse d’accroître l’effet de levier est une chose. Que la banque accorde le prêt en question en est une autre. Le prédateur (supposé) ne choisit par les conditions du crédit dans l’économie. A cette jonction, il faut faire intervenir le macro-économique. C’est donc dans un autre billet, et particulièrement dans commentaire du le 09 novembre 2010 à 18:10, qu’on peut trouver une ébauche de réflexion de la part de l’auteur:

    «J’ai toujours pensé (trait de caractère, probablement) que les constructions complexes étaient décomposables en éléments simples. Vous avez du mal à comprendre quel est le cadre d’analyse parce que pour l’instant je rassemble (ou j’essaye de rassembler) les pièces du puzzle. Voici cependant, pour éclaircir le débat, où je vais essayer d’aller (sauf élément nouveau) :

    a) la prise de risques est consubstantielle à la croissance ;
    b) normalement, la prise de risques doit être portée par les fonds propres ;
    c) dans la réalité, le risque est toujours financé au moins partiellement par de l’endettement ;
    d) l’effet-levier est alors, d’un point de vue systémique, très dangereux. Certes, il améliore la rentabilité des fonds propres mais, en cas de malheur, il peut faire porter les pertes non par les actionnaires mais par les prêteurs. En ce sens, il peut devenir un amplificateur de pertes ;
    e) que le taux d’intérêt n’est pas suffisant pour couvrir le risque est expérimentalement prouvé. Sinon, aucun organisme prêteur n’aurait jamais fait faillite par suite d’un risque de contrepartie ;
    f) si les dégâts commencent à apparaître, il faut absolument se demander comment les arrêter. Où sont les cloisons étanches ? Quelles sont les précautions à prendre ? Tel est l’objet de la régulation ;
    g) en sachant qu’il faut à tout moment protéger la monnaie, donc empêcher les organismes qui l’émettent (Banque Centrale ou banques commerciales) de faire des bêtises à la fois en volume (quantité) et en niveau de risque pris (qualité).»

    Si on se félicite que le caractère de l’auteur et la méthode scientifique (décomposer les construction compliquées en éléments simples) ne fassent qu’un, on peut regretter qu’il n’ait mieux élaboré sur le corpus scientifique existant traitant du problème. Un champ d’analyse qui nous paraît ici s’imposer (sans que nous suggérions que ce soit à l’exclusion d’autres) est connu sous le nom de debt deflation. Il vise, pour moitié, à formaliser la chaîne causale expliquant « prise de risques est consubstantielle à la croissance ». Citons, notamment:

    • Keynes - Paradox of Thrift
    • Irving Fisher - Debt Deflation
    • Hyman Minsky - Financial Instability Hypothesis
    • Richard Koo - Balance Sheet Recessions
    • Paul Krugman - Debt, Deleveraging, and the liquidity trap

    Quant à l’autre moitié, c’est celle qui traite de la phase de décroissance. Citons, par exemple, Paul Krugman:

    «Debt is the crux of advanced economies’ current policy debates. Some argue for fiscal expansion to avoid recession and deflation. Others claim that you can’t solve a debt-created problem with more debt. This column explains the core logic of a new model by Eggertsson and Krugman in which debt shocks and policy reactions can be examined. Relying on heterogeneous agents, the model naturally produces the paradox of thrift but also finds new supply-side paradoxes, those of toil and flexibility. The model suggests that most economists have been misthinking the issues and that actual policy in the US and EU is misguided.»

    Nous invitons l’auteur à axer son attaque contre la « vulgate libérale » selon ces termes.

    Bibliographie

    George A. Akerlof and Paul M. Romer, Looting : The Economic Underworld of Bankruptcy for Profit , Brookings Papers on Economic Activity, 2:1993.

    Ronald W Anderson, Jean-Pierre Danthine, Cross-Hedging , The Journal of Political Economy, Vol. 89, No. 6 (Dec., 1981), 1182-1196

    Robert S. Hamada The Effect of the Firm’s Capital Structure on the Systematic Risk of Common Stocks The Journal of Finance, Vol. 27, No. 2, Papers and Proceedings of the Thirtieth Annual Meeting of the American Finance Association, New Orleans, Louisiana, December 27-29, 1971. (May, 1972), pp. 435-452.

    Jensen, Michael C.; Meckling, William H. (1976). Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure. Journal of Financial Economics 3 (4): 305–360.

    Robert Shiller, Do Stock Prices Move Too Much to be justified by Subsequent Changes in Dividends The American Economic Review, Vol 71 No 3 (June 1981)

  9. Je constate que la passion que suscitait d’antan les attaques contre Mélenchon se sont mués en discours lissés au dolorisme convenu. Chapeau, moi aussi, à Anakin, et un bon point à Werrebrouck.

    L’auteur du blog doit penser que ce dernier se conduit désormais comme un grande berline. Et j’ajoute, « de luxe ». Celui, afin de promouvoir son programme, de se réserver la primeur d’un « exercice inusité », en l’occurrence, la lecture critique d’un livre. Or, de la mienne (critique d’une théorie de la prédation), mise à la connaissance de l’auteur le 10 février dans le billet du même nom, il a vraisemblablement été jugé préférable de la laisser sommeiller. On s’est sans doute accommodé, aussi, des commentaires ostentatoirement serviles qui lui succèdent.

    C’est à se demander si l’ouverture au débat affichée plus haut (« ça s’appelle la discussion » n’est que de pure façade. Au cas où je me serais trompé, je réitère ma critique, consultable à partir du blog ci-dessus (ºC).

  10. @ werrebrouck (18/02/2011 à 14h43):

    La dette publique n’est certainement pas un sujet négligé par Jean Peyrelevade, même s’il me semble qu’il en parle moins ces derniers temps. Il est vrai que la fiscalité constitue un moyen de l’aborder, la dette étant la conséquence des déficits.

    La croissance accélérée de la dette publique constitue en effet une bombe à retardement qui finira par avoir un impact dévastateur majeur sur l’économie mondiale dans son ensemble si rien n’est fait pour la juguler. Ses conséquences vont se faire sentir de manière progressive. Les crises de la dette souveraine ,qui ont déjà commencé avec celles de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal, vont continuer à se succéder, du maillon le plus faible au plus fort. La situation deviendra très sérieuse le jour où elles concerneront des pays plus importants, comme l’Espagne ou l’Italie, et carrément ingérable lorsque les principales nations industrialisées seront touchées. Ce processus peut prendre quelques années, même si l’on peut penser que l’échéance est assez proche.

    Je ne suis pas certain que les dirigeants savent vraiment. Après tout, peu ont été élus, lorsqu’ils l’ont été, pour leurs connaissances en économie. Ils s’appuient sur des armées de conseillers, d’experts qui véhiculent les influences les plus diverses et fonctionnent par consensus. Et le consensus aujourd’hui encore, est que la croissance va repartir progressivement, bien qu’à un rythme moins soutenu qu’escompté initialement, et qu’une action déterminée en matière budgétaire et fiscale finira par réduire les déficits publics et la croissance de l’endettement qui en découle. Certains poussent même l’inconscience jusqu’à vouloir inscrire cela dans la Constitution!

    Comme je l’ai dit dans une contribution précédente, il faut laisser du temps au temps: ce n’est que lorsque l’inanité des politiques actuellement mises en oeuvre pour relancer la croissance et réduire les déficits aura été démontré par les faits que des idées nouvelles auront une chance d’émerger. Espérons seulement que celles qui finiront par s’imposer n’accompagnent pas l’arrivée au pouvoir de dirigeants issus des mouvances extrémistes. Hélas, de ce point de vue là également, le temps ne joue pas en notre faveur.

    Cordialement,

  11. Désolé, mais vous avez encore tout faux !

    Vous nous engagez vous-même à une lecture du livre de Landais, Piketty et Saez “Pour une révolution fiscale”. Or, c’est déjà fait. Il y est précisé (p.72), qu’en raison des multiples niches fiscales:
    “Moins de 20% des revenus du capital réels se retrouvent dans la base de l’impôt progressif sur le revenu (1). Par comparaison, plus de 90% des revenus du travail réels sont imposés au barème progressif d’imposition.”
    Note de bas de page (1) : En chiffres ronds: 50 milliards sur 300 milliards. Pour le détail, voir www.revolution-fiscale.fr, annexe au chapitre 2.
    Imposer les revenus du capital comme ceux du travail, c’est donc récupérer :
    de 50 x 18% = 9 milliards, actuellement,
    à: (300×90%) x 40% = 108 milliards,
    soit une différence de 99 milliards.
    C’est le chiffrage de Mélenchon à 1% prés !

    NB: Vos 150 milliards ne représentent même pas les 170 milliards des seuls revenus financiers (70 milliards de dividendes, 40 milliards d’intérêts, 50 milliards d’assurance-vie) dont vous oubliez que “moins de 20 milliards se retrouvent dans les déclarations de revenus”, soit moins de 15%” (”Pour les revenus fonciers, on retrouve à peine plus de 25%”) !

    Les auteurs susdits précisent qu’il faudrait encore ajouter à ce manque à gagner la disparité concernant la CSG:
    “L’assiette de la CSG est loin de constituer une assiette parfaite. Environ 40% des revenus du capital réels se retrouvent dans l’assiette imposable de la CSG, ce qui est certes plus de deux fois mieux que l’assiette de l’IRPP (moins de 20%), mais ce qui reste nettement inférieur à 100%.”
    C’est dire que Mélenchon est plus que raisonnable dans sa revendication globale !
    Son chiffrage de 100 milliards n’est d’ailleurs pas une surprise. On le trouvait déjà chez Patrick Artus dans son livre de l’an dernier “Il va falloir partager les revenus”.


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