L’emploi.
Paf ! Ca tombe comme un couperet : aujorud’hui on prend un air grave, on ajuste la cravate, on fronce les sourcils, on croise les bras. Et on se détend ! François S Dessineur dessine les aventures de Luc Lemploy, vague collègue de chez Smith en face de Dilbert, qui a un rapport à sa recherche d’emploi tout à fait constructif, grâce au soutien de sa coach et de ses collègues d’infortune. Très influencé par l’école de Marcinelle, gros nez tendance Franquin, le trait de François est facile à décrypter, familier et cela sert particulièrement les séquences qu’il met en scène, allège le sérieux de ce qu’il montre, dénonce, pointe, raille. Il n’est pas dans la posture de l’indignation mais s’empare de la recherche d’emploi pour dédramatiser des situations qui autrement pourraient être intolérables. La centaine de gags déjà disponibles sont autant de coups de boost pour ses lecteurs chômeurs et un précieux rappel pour ceux qui en sortent. Rien que pour ça il mérite tout notre intérêt.
Présentez-vous en quelques mots, depuis quand avez-vous lancé votre blog et est-il votre première expérience en blog BD ? Et en BD tout court ?
Je fais partie des personnes qui ont toujours dessiné des BD, en dilettante, mais qui ont fait des études dites « sérieuses » parce qu’elles avaient de bonnes notes à l’école ! Quelques-unes de mes BD (par exemple une parodie de Gil Jourdan enfant ou une histoire policière à Venise) ont été publiées dans des fanzines (Bulles Dingues, Bédésup, Bof?!) il y a bien longtemps, quand j’étais lycéen ou étudiant. Mon job, lui, n’a rien à voir avec le dessin.
J’ai lancé mon premier, et pour l’instant unique, blog BD « Luc Lemploy dans la tourmente » en septembre 2009. J’ai dessiné à ce jour plus d’une centaine de gags pour le blog.
Quelle est la place de la BD dans l’expression de votre créativité ?
J’aime faire rire ou rêver, j’aime écrire, j’aime dessiner. Tout cela m’amène naturellement vers la BD. Avec mes pauvres moyens techniques. Je ne suis pas un virtuose du dessin, mais je vise l’efficacité !
Et je lis des BD depuis tout petit. J’ai grandi avec Spirou Magazine et le Journal de Tintin. J’ai plus de 1500 (1600 ? 1700 ?) BD chez moi. Franquin et Jean Giraud sont mes références.
Qu’est-ce qui vous a décidé à commencer un blog BD et ce leitmotiv est-il toujours le même aujourd’hui ? Dans la négative, quelles sont vos motivations actuelles ?
Licencié par mon entreprise pour raison de « crise à l’horizon », je bénéficiais de ce que l’on nomme l’outplacement, c’est-à-dire les services d’une société qui accompagne un chercheur d’emploi via du coaching personnalisé et des ateliers de groupe (davantage de détails dans mon blog, surtout dans les gags des premiers mois). Sur le chemin de mes rendez-vous, dans le métro, je dessinais dans mon petit carnet des gags en quelques cases librement inspirés de cette expérience. Ma « coach » les a vus, s’est marrée et m’a encouragé à partager mes histoires.
Le blog s’est imposé comme le medium le mieux adapté par sa souplesse d’utilisation et l’immédiateté de la communication. C’était amusant de voir le nombre de lecteurs grossir régulièrement. Et surtout j’ai pris et prends toujours un réel plaisir à imaginer et à dessiner ces petites histoires. Le blog m’a aussi amené à chiader un peu plus mes dessins et il me booste pour en produire régulièrement. Et tant que j’ai des idées, je continue… D’autant plus que le site de recherche d’emploi Keljob a repéré mon blog et publie régulièrement des gags inédits de Luc Lemploy. Je ne suis pas payé mais cela élargit mon lectorat. Il y a même depuis décembre une application iPhone de Keljob qui permet de lire les aventures de Luc Lemploy !
Au fil du temps, j’ai élargi mon propos à des situations que rencontre tout chercheur d’emploi. Et pas mal de monde s’y est reconnu, si j’en crois les commentaires et courriers reçus. Initialement, je pensais que ce serait surtout les cadres qui se retrouveraient dans mon blog; mais même si mes héros portent des cravates, les lecteurs du blog viennent de tous les horizons professionnels.
Pour les critiques qui ne comprennent rien à votre dessin et à votre esprit, comment décririez-vous votre approche éditoriale ?
L’humour n’ayant pas de définition unique (je me méfie de la pensée unique !), je ne peux rien pour ceux qui ne comprennent pas mon humour. Qu’ils passent leur chemin en paix.
Mon « approche éditoriale »… est de parler avec humour des perturbations engendrées par la perte d’un emploi et la recherche d’un nouveau travail. Toutes les conséquences sur le rythme de vie, le moral, les relations avec les autres, le recours à un(e) coach, les astuces pour tenter de rebondir…
Luc Lemploy a un regard souvent distancié et teinté d’ironie sur ce petit monde, mais il en est aussi parfois la victime. Pour éviter que la chute soit trop prévisible. Tantôt il perd, tantôt il gagne. C’est la vie …
Quand le gag est un peu trop extrême pour Luc Lemploy, je fais intervenir son ami Kevin, voué à l’échec avec ses stratégies débiles. L’autre personnage récurrent est Mylène, la coach de Luc : elle est la touche sexy de la BD, et j’y tiens ! D’autres personnages interviennent, mais de manière plus épisodique.
J’ai créé tout ce petit monde car la recherche d’emploi n’est pas un exercice solitaire (qu’on se le dise !). Et aussi pour permettre des interactions source de gags. Luc a besoin de faire-valoir pour exprimer sa pensée et son action.
Beaucoup de chercheurs d’emploi m’ont écrit pour me dire que mes BD leur font du bien, car elles parlent de thèmes les touchant tout en les faisant sourire. Ce sont de beaux compliments !
Mon « approche éditoriale » évoluera un jour vers le monde du travail, sur lequel j’ai beaucoup à dire (j’ai déjà beaucoup de gags au brouillon). Mes 16 ans en entreprise, que ce soit dans une grosse boîte américaine, néerlandaise, franco-française ou une PME de conseil, m’ont donné beaucoup de matière ! Mais je ne sais pas encore si ce sera sur le blog de Luc Lemploy ou un autre blog créé pour l’occasion.
Sinon, à ceux qui dénigrent mon dessin parce qu’il est influencé par la BD belge « classique », je réponds que je préfère dessiner du sous-Franquin que du sous-Sfar. Il y a déjà des milliards de blogs BD qui font du sous-Sfar, de toute façon. Un peu de diversité, que diable ! De plus, en période de crise, tous les analystes disent que les gens reviennent aux valeurs classiques pour se rassurer. C’est la crise (et encore pour un bon moment) et je dois être un « gens » de ce type… Donc je dessine comme j’ai envie, et je ne me plie pas à la mode.
Les blogueurs BD détestent qu’on les mette dans des cases, et vous ?
Je mets Luc Lemploy, mon personnage, dans des cases et il ne s’en plaint pas. Je ne me plaindrai pas non plus, par solidarité.
Les cases sont perméables, de toute façon : des auteurs BD maintes fois publiés se mettent au blog (comme Achdé ou Maëster), des blogueurs pur jus voient leurs récits édités en album « papier » …
Si vous devez désigner un blog BD qui mérite un gros coup d’oeil en dehors du vôtre, ce serait lequel ?
Plutôt que de citer un blog BD parmi les poids lourds du secteur, je voudrais donner un coup de projecteur sur celui d’Erik Shaham, auteur du projet « Fantôme de l’Opéra » http://www.fdelo.fr . Il dessine et écrit avec ses tripes. Pour avoir lu ses textes publiés sur son profil Facebook, je peux vous dire qu’en plus d’être animé par une flamme, il a un réel talent d’écriture.
Si demain un éditeur arrive avec un beau contrat et une grosse liasse de vrais billets pour faire des albums, que répondrez-vous ?
Face à cet éditeur philanthrope, comme le sont certainement tous les éditeurs, je serai direct et lucide. Je lui dirai : « Je suis votre chance de la décennie, très cher. Vous vendrez des millions d’albums de Luc Lemploy, de la jeunesse de Luc Lemploy, du petit Luc Lemploy, de papy Lemploy, de l’Univers de Luc Lemploy, de la version manga de Luc Lemploy, des spin-off de Luc Lemploy centrés sur son pote Kevin le bargeot ou sa coach Mylène. Eh oui, j’ai autant d’idées de scénarios que Van Hamme, Arleston et Morvan réunis ! »
Festiblog, Angoulême, Quai des Bulles, Salon du Livre numérique… Où a t-on une chance de vous rencontrer en vrai ?
Vu que je n’ai pas publié d’albums, que je ne fais même pas de produits dérivés du type cartes postales ou tee-shirts comme certains blogueurs, et que je n’ai pour l’instant pas été invité par les structures dédiées du type Festiblog, pas facile de me rencontrer en vrai ! Sauf en m’envoyant un email me proposant de prendre un verre, ce qui arrive parfois. Mais je vous préviens : je ne me déplace en province ou à l’étranger que si vous me payez le billet de train ou d’avion !
Sinon, je fréquente les vernissages des galeries BD parisiennes (Daniel Maghen, 9ème Art, Petits Papiers…). Et je vais dans quelques festivals BD, en tant que lecteur et non en tant qu’auteur.
Quel est le commentaire qui vous a le plus surpris sur votre blog et pourquoi ?
Les commentaires prenant pour argent comptant ce que je raconte. Si mon héros déprime à la fin d’un gag, je reçois des messages du type « Tenez bon, il ne faut pas vous décourager » comme si je mettais dans le blog tout mon vécu et mon état d’esprit sans filtre ! Mon blog n’est pas autobiographique. Il y a déjà beaucoup trop de récits nombrilistes sur le web ! Je prends une idée qui me parle, puis je la triture dans tous les sens pour en faire un gag.
Désignez-moi une de vos créations que je peux publier sur mon blog et qui synthétise selon vous le projet de votre blog et dites pourquoi
« Y a-t-il un traître dans le bar à vins ? » publié le 16 novembre 2010, par exemple.
Pour le fond, il y a dans ce gag deux messages, dont le premier est récurrent dans le blog : il ne suffit plus d’être bon professionnellement, dans un monde où il y a souvent davantage de demandes d’emploi que d’offres. Il faut savoir communiquer. Se faire remarquer. Quitte à faire parfois n’importe quoi (dans la BD, pas dans la vraie vie !).
Les actifs en poste forment une communauté dont le chercheur d’emploi se sent exclu. En caricaturant à peine, vu le nombre de chômeurs, on peut imaginer l’inverse. Sur tous les sujets, je cherche comme ici la distorsion de la réalité qui crée la surprise. J’essaie que la chute ne soit jamais trop prévisible, car c’est trop souvent le cas dans les gags en une page. Il faut surprendre pour faire rire !
C’est un gag « tout public », qui fonctionne que l’on soit employé, cadre ou ouvrier.
Pour la forme : la plupart de mes gags sont comme celui-ci, sur trois bandes, dessinés au format A4. Même si certains se réduisent à un seul dessin. Je dessine toujours en noir et blanc, sur du papier, comme au Moyen-Age. J’encre tantôt au Rötring, tantôt à la plume (comme ici). Rarement au pinceau. Puis je scanne. Certains gags ont été mis en couleurs par Audrey Dussaussois, alias AD Ankeur.
Quels mots gentils voulez-vous adresser aux journalistes qui ne savent pas comment parler de Blog BD ?
« Lisez-en beaucoup et pendant plusieurs semaines, avant de faire votre opinion et d’en parler. Et faites relire votre copie par les personnes intéressées ! Je sais que vous n’aimez pas ça, mais cela vous évitera bien des erreurs qui vous feraient passer pour des charlots ! »
Le problème est que les journalistes doivent toujours bosser dans l’urgence, ils ont la pression, aussi mes bons conseils sont assez vains, j’en suis conscient !
Enfin, si vous aviez votre 15 minutes de gloire Warholienne, pour quelle cause iriez-vous au 20 heures ?
Andy Warhol a en effet déclaré en 1968 : « Dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale ». Nul doute qu’il pensait à moi tout particulièrement, 1968 étant l’année de ma naissance.
Je n’irai pas comme les candidates à Miss France prêcher pour la paix dans le monde, contre l’injustice ou je ne sais quoi encore. Je remercierais l’univers impitoyable du Privé et le monde kafkaïen du Public de fournir tant de sources d’inspiration. En fait, le privé aussi a des côtés kafkaïens. S’il n’y avait que des gens gentils et efficaces, il n’y aurait pas d’histoires intéressantes à raconter. Mais n’allez pas dire que je fais l’éloge des méchants et des incompétents ! Mieux vaut en rire…
Un grand merci à François pour sa disponibilité et la planche qu’il nous a adressé par ailleurs.