Henscher, rien que le nom appelle à creuser derrière son mystère. Jeune scénariste promis à un très bel avenir, il est l’auteur du Banni, au Lombard, qui promet plus qu’il ne tient pour le moment, mais les promesses en question sont réellement alléchantes. Il a répondu à quelques questions de ma pomme avec une belle générosité et une vraie réflexion. On sent bien que ce garçon, qui intervient depuis un bon moment dans les commentaires de ce blog par ailleurs, a la tête bien faite et bien pleine. Il nous invite de son coté du miroir, et me permet ainsi de faire un clin d’oeil en titre à un de mes illustrateurs préférés… Rien que pour ça, je suis content de lui consacrer un billet !
Le Comptoir de la BD : Un peu de provocation pour commencer : le Banni c’est Space Cowboy dans un univers médiéval, comment t’est venue cette idée d’une tragédie classique avec des seniors ?
Henscher : Il y a un peu de ça. Sauf que dans Le Banni, les personnages qui font l’objet d’une légende ont effectivement décroché la Lune, contrairement à ceux de Space Cowboys. En tout cas, la référence à Clint Eastwood est bien vue. Impitoyable fait probablement partie des références plus ou moins conscientes qui ont contribué à la naissance de cette série.
En fait, à l’époque (en 2007), je dévorais Le Trône de Fer, de GRR Martin. Je trouvais que l’un des personnages – Jaime Lannister, pour les connaisseurs – était rudement intéressant, probablement l’un des plus complexes de la saga. Je me suis fait la réflexion qu’il serait encore plus intéressant dans 30 ans. Je crois que c’est parti de là, de ce postulat : « C’est l’histoire d’une vieille gloire, déchue de son statut de champion… A quoi peut bien ressembler la vie de ce type ? »
Le Banni est né suite à cette idée, et avec lui toute la galerie de personnages qui gravitent autour, amis et ennemis. Le plus dur a été de trouver le dessinateur. Un ami m’a mis en contact avec un dessinateur qui cherchait un scénariste, et nous avons commencé à travailler sur un dossier pour les éditeurs mais, très rapidement, il s’est rendu compte que ce qu’il voulait vraiment faire, c’était un western.
Donc je me suis retrouvé avec un scénario sur les bras, que je suis allé pitcher sur le Café Salé. C’est là que j’ai rencontré Tarumbana. Il s’est imposé de façon éclatante dès ses premières esquisses, mais là où il m’a vraiment bluffé, c’est quand j’ai reçu la première planche couleurs (la page 6 de l’album, pour les curieux). C’était tout simplement magistral, et j’ai su dès ce moment là que nous signerions ce projet.
Le dessin en full couleurs, est-ce du CG ou de la “vraie” peinture ?
L’album est intégralement réalisé en numérique. De fait, il y a très peu d’ « originaux » du travail de Tarumbana – essentiellement, ses dédicaces. Paradoxalement, lorsque j’ai fait sa connaissance, cela faisait très peu de temps qu’il s’était mis au numérique. Il a en effet une solide formation traditionnelle – il est notamment passé par l’école de la Cambre, en peinture – ce qui explique ce rendu très pictural. L’outil informatique en soi a un réel intérêt – sa souplesse, qui permet de modifier un dessin à la volée de façon très rapide – mais obtenir un résultat à la fois de qualité et très personnel requière de vraies qualités traditionnelles. L’ordinateur ne palliera jamais les défauts d’un mauvais dessinateur. Ce n’est pas une baguette magique, contrairement à ce que de plus en plus de dessinateurs débutants semblent penser.
Comment s’est imposé le choix de cette forme très longue à élaborer, un dessin réaliste en full couleurs avec des grandes cases ?
En vérité, Tarumbana a une rapidité d’exécution impressionnante, d’autant plus que l’outil informatique est souvent un piège, poussant à peaufiner toujours plus les détails, quand l’image est terminée depuis longtemps.
Le plus long, c’est se mettre d’accord sur le découpage. Je fais une première proposition entièrement écrite, très détaillée – je ne « storyboarde » pas, j’en suis proprement incapable. Puis Tarumbana teste cette première intention. Quand cela fonctionne – très rarement – il passe directement à la réalisation. Mais la plupart du temps, il me fait une contre-proposition, et nous en discutons ensemble.
A dire vrai, je ne suis pas très attaché à mon découpage initial, notamment parce que j’ai la conscience aigüe de ne pas être celui des deux qui réfléchit graphiquement. A mes yeux, l’important est que l’esprit de la scène soit respecté – notamment sa chute - et que le mariage entre le dessin et le texte soit le plus harmonieux possible.
Ensuite, pour beaucoup de choses, c’est Tarumbana qui reste seul maitre à bord, notamment pour tout ce qui concerne les designs de personnages. A cet effet, mes descriptions de personnages sont surtout psychologiques, et comportent peu d’éléments physiques (sauf quand c’est vraiment important narrativement).
Ainsi, Tarumbana peut s’imprégner du caractère du personnage et le restituer tel qu’il lui vient. Il a « trouvé » plus d’une fois des personnages bien mieux que je ne les imaginais au départ. C’est ce qui fait le sel d’une collaboration avec un tel dessinateur. Vous avez beau vous y attendre, vous ne vous habituez jamais à la surprise de voir votre histoire prendre vie d’aussi belle manière.
Plusieurs images me rappellent furieusement des illustrations tirées du Seigneur des Anneaux, à commencer par le passage sur le sentier à-pic enneigé (voir images ci-dessous) - j’imagine que c’est délibéré ?
Pas vraiment. Je voulais surtout qu’on sente qu’Hector et Myrille vivaient vraiment dans des terres reculées, aux confins du royaume, difficiles d’accès. Donc le passage par un col enneigé était en quelque sorte « incontournable ». Mais il est vrai qu’on pense tout de suite au Seigneur des Anneaux, et pour cause. Le travail de Peter Jackson et de son équipe a durablement marqué les rétines. Donc forcément, on y pense immédiatement. La même chose est vraie de Myrmirrine, qu’on pourrait rapprocher de Minas Tirith. Cependant, ladite Minas Tirith s’inspire très vraisemblablement d’une vue ultra connue de Babel en construction ou, plus proche de nous, du Mont Saint Michel.
Ce n’est pas si fréquent de raconter l’histoire de “vieilles gloires” au temps des Chevaliers qui se retrouvent et s’opposent des décennies plus tard. Qu’est-ce qui t’attire dans cette approche ?
L’idée de départ était que toute légende est un mensonge. Et plus elle est belle, plus le mensonge cache une vérité d’autant moins reluisante. Je voulais que le Banni ait atteint cette gloire, qu’il ait connu cette ivresse, qu’il s’y soit perdu, et qu’il ait chuté. De très haut. Je souhaitais également qu’il soit en décalage avec le monde qu’il a laissé derrière lui, qu’il ait perdu ses repères. Et pour cela, il fallait laisser passer suffisamment de temps entre l’époque de sa gloire et son retour.
Pour moi, le Banni fait partie des souvenirs poussiéreux d’un monde qui se souvient de moins en moins de cette époque, ne serait-ce que parce que la nouvelle génération désire écrire ses propres pages, sa propre légende.
Face à eux, il y a ces anciens guerriers, dont le plus célèbre d’entre eux, Hector le Banni, qui sont aux commandes depuis des dizaines d’années. Ces « vieilles gloires » s’accrochent à un pouvoir qui leur échappe d’autant plus qu’ils n’en ont rien fait, alors qu’ils étaient en position de changer le monde qu’ils avaient conquis. Eux savent parfaitement ce que désirent les jeunes gens qui « poussent » derrière, et pour cause. Ils ont connu cette « faim », cette ivresse des sommets du pouvoir et certains comme Hector ont même payé le prix fort.
Et tout cela pour quoi, en vérité ? Finir malade, aigri, oublié de tous – inutile après avoir été la Muraille, le meilleur rempart du royaume contre l’ennemi.
C’est tout ce que cela implique qui m’intéressait : le temps qui passe, le rapport à l’Histoire telle qu’on l’a connue et telle qu’elle est fabriquée – surtout quand on en est le sujet principal. Il y a malgré tout, chez Hector, cette incapacité à en finir, à renoncer – il saute sur la première occasion de revenir sur le devant de la scène.
Derrière tout cela, il y a des interrogations très personnelles sur le prix à payer pour accéder à la gloire, et surtout, une vraie question : est-ce que, au bout du compte, tout cela en vaut réellement la peine ? Notez que je n’ai pas la réponse – et je ne suis pas sûr qu’Hector non plus, en définitive.
Des enfants innocents, une jeune femme pure, un poète troubadour, un guerrier gay, un vieillard qui les guide… Ca sent le schéma classique des communautés de héros, ça, comme chez David Eddings par exemple. Classicisme éhonté ou fausse piste ?
Ces personnages sont surtout vraisemblables et, je pense, très humains, par rapport à ce qui se fait d’habitude en médiéval fantastique. Pour l’instant, il y a effectivement un côté très archétypale dans la galerie de personnages, mais c’est une des figures imposées du genre médiéval fantastique. On en revient souvent à des incarnations familières pour les lecteurs, comme autant de balises annonçant la nature du territoire dans lequel se déroule l’histoire.
Mais ce n’est qu’un point de départ. Ce qui compte réellement, c’est ce que les auteurs vont apporter, comment ils vont s’approprier ces schémas classiques et ce qu’ils vont y insuffler.
Myrille est une jeune servante, une fille de la campagne qui vit recluse avec le Banni depuis quasiment sa naissance. Elle ne connait rien du reste du monde, et encore moins son histoire – elle est même illettrée. Elle a donc une certaine fraicheur, une certaine naïveté dans son appréhension du monde et des gens. C’est cette naïveté que je voulais mettre à l’épreuve dans sa rencontre avec un univers violent, chaotique.
Pareillement, Hector n’est pas un personnage franchement sympathique. C’est un ancien « boucher », ni plus ni moins, un homme qui ne vivait que par et pour l’épée, et le sang qu’il a fait couler. C’est devenu un vieillard acariâtre, misanthrope, malade, alcoolique, qui ressasse sans cesse des souvenirs qu’il est bien l’un des rares à encore posséder. Car le monde a évolué sans lui pendant ses trente années d’absence. Plus que l’approche de la Mort, c’est cette conscience lancinante que finalement, tout ce qu’il a fait n’avait que très peu d’importance, qui le ronge et le hante.
Pour les autres personnages, sans trop en dire, ils réservent en effet leur lot de surprises. Ou tout du moins, ils sont appelés à évoluer, à gagner en complexité, selon les situations auxquelles ils vont être confrontées. Car finalement, ce sont ces personnages qui font le récit. Ce sont à eux que les lecteurs vont s’attacher, et avec lesquels ils vont développer un « lien », quel qu’en soit la nature (fascination, rejet, affection).
Si ce lien se crée, alors les auteurs ont réussi leur coup.
En combien de tomes prévois-tu le développement de l’histoire ?
Nous avons signé pour trois albums. De toute évidence, nous avons du matériau pour d’avantage, donc nous ne nous interdisons rien. Cela dit, au bout de trois tomes, Tarumbana aura probablement envie de faire une pause, peut-être aura-t-il assez de ces longues heures passées en tête à tête avec tous ces personnages.
Au départ, la série a été conçue de telle manière qu’une série parallèle soit envisageable, qui raconterait les aventures d’Hector et ses compagnons, telles qu’elles ont réellement eu lieu. Des références constantes sont faites à cette histoire dans la série actuelle, mais il ne s’agit jamais que de la version « officielle », la seule que le Roi autorise à être chantée par les poètes. Même si la série principale dévoilera les principaux tenants et aboutissants du passé d’Hector, il y a matière à faire une vraie série sur sa jeunesse. Les thèmes abordés seraient évidemment différents mais, je pense, tout aussi intéressants.
Maintenant, il faut bien dire qu’un éventuel prolongement de la série dépend de facteurs sur lesquels nous n’avons aucune prise, à commencer par l’envie des lecteurs – plus prosaïquement, des ventes.
Pour le moment, nous nous concentrons sur la réalisation du tome 2. Dans ce métier, il est préférable d’être à ce qu’on fait et éviter de trop se projeter. C’est encore le meilleur moyen d’avancer. Une planche après l’autre, un tome après l’autre.
Tu es assez actif sur ton blog , où on peut apprécier ton regard lucide et féroce sur le milieu de l’édition ainsi que l’étendue de tes (bonnes) lectures. Es tu aussi écrivain en plus d’être blogueur et scénariste ?
Je ne me revendique pas blogueur, au sens où le blog n’est pas mon principal outil d’expression.
Je suis un scénariste qui a fait comme tout le monde, en ouvrant un blog il y a bientôt trois ans de cela. Je voulais éviter l’écueil de l’outil purement promotionnel ou du journal intime public, donc je me suis lancé dans une tentative de séries de réflexions sur le métier, tel que je le connais soit à travers mon expérience propre, soit à travers les témoignages, anecdotes, de gens du métier que je rencontre. Et je voulais le faire de façon suffisamment décalée et humoristique, parce qu’il faut bien l’avouer, certains sujets ne sont pas a priori très réjouissants.
En réalité, alimenter cette satanée bestiole est plus compliqué qu’il n’y parait. Il faut trouver un sujet intéressant, avec le bon angle, qui puisse si possible être compris par des lecteurs non-initiés. Et il faut trouver le temps d’écrire les notes, ce dont je dispose de moins en moins. D’où le caractère désormais erratique de ma production. Mais à défaut de contenter les lecteurs, cela me va parfaitement ainsi.
Un copain romancier, Richard Dansky, m’a dit un jour qu’un blog devait rester sous contrôle et non pas contrôler son auteur. Je vois trop de blogs qui sont devenus de véritables gouffres temporels pour leurs auteurs, qui du coup n’ont plus de temps pour leurs propres créations – ou si peu. Et quand bien même ils se feraient repérer par un éditeur – c’est le but avoué de pas mal de blogs de plumitifs en herbe – ils se retrouveraient alors devant un choix cornélien, puisqu’il leur faudrait abandonner leur public – pour ceux qui s’en sont créé un via leur blog. Au moins, pour ma part, je suis sûr de ne décevoir personne, puisque je poste de façon suffisamment irrégulière.
Cela dit, la prochaine note devrait te plaire, puisqu’elle traite… des interviews.
Pour la notion d’ « écrivain », c’est une envie qui me taraude en effet. Pour rester dans la BD, je réfléchis à transposer le Banni en romans. On n’est jamais mieux servi que par soi-même donc autant le faire. Il y a une quantité astronomique de scènes qui ont été coupées – ou qui n’ont même pas vu le jour en raison du format étriqué des 46 planches – donc il y a matière à faire une vraie série de bouquins, et pas juste une adaptation à la sauvette.
J’ai également d’autres histoires, d’autres personnages en tête. L’avantage de ce métier est que la forme importe peu, tout comme le média. Avant toute chose, ce qui me motive, c’est de raconter des histoires, et de gagner ma vie ainsi. Et c’est déjà pas mal.
Y a t-il une question particulière que tu voudrais aborder dans le cadre de cette interview écrite ?
Je ne peux pas finir sans un mot pour le Café Salé, sans lequel ma rencontre avec Tarumbana n’aurait jamais eu lieu. Internet a drastiquement changé la donne pour les auteurs – dessinateurs, scénaristes, coloristes – en leur permettant tout simplement de se rencontrer. Avant, il fallait compter sur les hasards de la vie (cela a marché pour rencontrer Fabien Rondet, avec qui je fais le Seigneur des Couteaux chez Casterman), ou bien faire partie du sérail, de près ou de loin.
Il y avait bien les magazines et les fanzines, qui jouaient un rôle important dans la réunion de tous les acteurs de la BD, mais cet espace s’est réduit comme peau de chagrin, donc Internet s’est imposé comme un relais bienvenu.
A ce titre, le Café Salé – dont je sais que tu parles régulièrement – est un vivier de plus en plus impressionnant de la « jeune garde » francophone, notamment en BD.
On peut y suivre le développement des projets de gens comme Benec et Thomas Legrain (Sisco, Le Lombard), Mathieu Mariolle et Yann Corboz (Shanghai, chez Drugstore), Bengal bNaja, avec JD Morvan, Dargaud), Thomas Allart (Human Stock Exchange, avec Xavier Dorison, chez Dargaud), Alain Brion et Julien Blondel (Gilgamesh, Soleil), Emmanuel Herzet et Eric Loutte (Alpha : premières armes, chez Le Lombard), Xavier Collette (Alice au pays des merveilles, avec David Chauvel, chez Drugstore) , ou encore Jaouen Salaün (qui travaille sur le prochain projet de Christophe Bec pour les Humanoïdes Associés).
J’en oublie – et ils vont m’en vouloir – mais la liste est tellement longue.
Le Café se lance également dans l’édition, avec les Carnets de la Grenouille Noire, par Black Frog, le bien nommé, et bientôt un recueil d’histoires courtes BD, intitulé Brume, qui donnera un meilleur aperçu de la richesse de cette communauté dont, j’en suis convaincu, serons issus à terme les prochains Moebius, Tardi ou Bilal, ou leurs équivalents– oui, rien que ça.
Merci à Henscher pour sa disponibilité et la richesse de ses réponses.
(illustrations : portrait de Henscher fourni par lui-même, couverture du premier tome du Trône de Fer de GRR Martin, deux planches tirées du Banni et leur pendant dans l’univers de Tolkien, mis en image par Ted Nasmith, pour comparer les inspirations graphiques…)