21 mars 2011

 Qu’est-ce qu’être policier en France aujourd’hui ? Comment expliquer les tensions entre les policiers et les jeunes, mais aussi les moins jeunes ? Pourquoi ce malaise grandissant au sein de la police ? Pourquoi cette dégradation continue des relations entre polices et population ? Qu’est ce qui se joue réellement autour des chiffres de la délinquance ? Quelles sont les conséquences de la politique du chiffre menée depuis 2002 sur les policiers comme sur les citoyens ? Pourquoi ce refus obstiné de la police de proximité par le pouvoir actuel ? Et d’ailleurs qu’est-ce exactement que la police de proximité ?
Un livre paraît cette semaine qui apporte des réponses fortes, précises et concrètes à ces questions fondamentales. Il est signé Christian MOUHANNA, chercheur au CNRS, grand spécialiste de la sociologie de la police. Fort de 15 années de recherches de terrain sur ces problèmes, dans les banlieues sensibles comme dans les quartiers aisés, l’auteur propose une synthèse de son travail qui est assez remarquable.

L’auteur explique d’abord l’histoire de la police nationale, comment elle s’est constituée comme police d’Etat à partir des années 1940, puis comment elle s’est modernisée à partir des années 1960 mais en s’éloignant du contact avec la population. Peu à peu, le patrouilleur pédestre connaissant son quartier a été remplacé par une voiture tournant plus ou moins dans la ville et intervenant après coup lorsque des incidents ont été signalés par téléphone à “Police secours”. Peu à peu, le policier polyvalent traitant les problèmes d’un lieu et d’une population donnés a été remplacé par de multiples spécialistes traitant chacun uniquement tel ou tel problème sur des territoires beaucoup plus grands et anonymes.

Les effets pervers de cette “modernisation” ont été très tôt diagnostiqués. Les gouvernements ont tenté d’y remédier en redéveloppant “l’ilotage” dans les années 1970 et 1980. Puis, la gauche revenue au pouvoir en 1997 a lancé la “police de proximité”, à peu près sur les mêmes bases : remettre les policiers en patrouille à pieds, au contact des citoyens dans la vie quotidienne, de façon stabilisée et durable dans le temps, ce qui leur permet d’être progressivement bien connus et reconnus des habitants, et de recueillir ainsi énormément de renseignements qui servent ensuite le travail de police (y compris de police juridiciaire ou de maintien de l’ordre). La contre-partie étant naturellement un investissement humain et social dans le traitement des problèmes de la vie quotidienne signalés par les habitants.

Christian Mouhanna explique fort bien tout cela, et il le fait au regard des évaluations qu’il a menées sur plusieurs terrains. Sa démonstration empirique est claire et incontestable : là où la mise en place de cette réforme a été bien préparée, pilotée par des responsables ayant compris son intérêt et mis en oeuvre par des policiers motivés, alors la réforme a été un grand succès. Tous (policiers, habitants, élus) l’ont plébiscité.

Et pourtant… depuis 2002, Nicolas Sarkozy et son entourage refusent avec obstination toute idée de police de proximité (ou quel que soit le nom qu’on lui donne). La tentative de Michelle Alliot-Marie et des UTEQ en 2008 n’y a rien fait. On était du reste assez loin du modèle de la police de proximité. Et Brice Hortefeux s’est empressé d’arrêter l’expérience à son arrivée place Beauvau. Quant au nouveau ministre de l’Intérieur Claude Guéant, il est l’un des plus virulents opposants à la police de proximité depuis toujours… Ce refus confine pourtant à un acharnement idéologique. Il constitue une instrumentalisation de la police et du métier de policier réduit à la seule “chasse au délinquant”, alors que le quotidien du travail en sécurité publique est autrement plus riche et diversifié, et que les missions de secours et de gestion des problèmes par le dialogue sont en réalité plus nombreuses que les missions de répression proprement dite. Le sarkozysme policier est une caricature du métier de policier, qui ne conçoit la régulation sociale que sur le modèle du rapport de force et de la violence. Il paralyse l’intelligence policière en l’enfermant dans une production statistique inadaptée, bureaucratique et bornée. Le sarkozysme policier consacre ainsi l’érection de la police contre les citoyens. Le résultat est un cercle vicieux, une dégradation continue des relations entre police et population et des tensions croissantes dont font les frais tant les citoyens que les policiers.

Il faut lire ce livre. La démonstration de Christian Mouhanna est sereine, elle ne s’inscrit pas dans une logique de dénonciation, mais dans une volonté de compréhension des uns et des autres, conduisant à des remises en question sévères mais fondées. Ajoutons pour finir qu’elle concerne tout autant la gendarmerie, dont le modèle de police de proximité (intégré dans la doctrine de la “surveillance générale”) a fait depuis très longtemps ses preuves mais se trouve aujourd’hui progressivement détruit.

18 mars 2011

 En ces temps dramatiques, face à un accident nucléaire majeur qui va quoi qu’il arrive causer d’innombrables morts et maladies sur plusieurs générations, le débat public est occupé essentiellement par les représentants des agences gouvernementales et par les opposants au nucléaire. On voudrait ici simplement signaler qu’il existe également des travaux de recherche indépendants en France, qui tentent d’étudier les sites industriels potentiellement dangereux, les territoires et les populations environnants, et ainsi de contribuer à mesurer les risques de tous genres. On signalera ici en particulier les travaux de deux sociologues.

Pierre FOURNIER est maître de conférences à l’Université de Provence et chercheur au Laboratoire méditerranéen de sociologie, spécialiste de la sociologie des industries à risque. Sur le thème nucléaire, il a notamment publié « Les “kamikazes” du nucléaire : un même mot pour une réalité qui change » (Sociétés contemporaines, 2000), « Attention dangers ! Enquête sur le travail dans le nucléaire » (Ethnologie française, 2001), ainsi qu’un récent chapitre du livre collectif Observer le travail (La Découverte, 2008).

Annie THEBAUD-MONY est directrice de recherche à l’Inserm, spécialiste des questions de santé au travail. Elle dirige le GISCOP 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle) à l’Université Paris 13. Elle a notamment publié L’industrie nucléaire : sous-traitance et servitude (INSERM, 2000) et Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels (La Découverte, 2008).

17 mars 2011

 La décision du Conseil constitutionnel en date du 10 mars 2011 mérite que l’on s’y attarde, même si l’on est pas spécialiste de cette juridiction singulière et des débats qu’elle a suscité ces dernières années, notamment quant à sa composition. Cette décision constitue en effet, à certains égards, un coup d’arrêt à la dérive sécuritaire enclenchée en 2002 et accélérée de nouveau après 2007.

Certes, la Conseil a censuré 13 articles de la loi d’orientation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2), ce qui est peu dans l’ensemble (142 articles). C’est l’argument quantitatif mis en avant par les thuriféraires de cette loi. Mais la lecture des motivations de la censure (les « considérant ») révèle les principes fondamentaux de la République que le Conseil a jugé bafoués par le pouvoir actuel. C’est à ce titre que la décision est importante.

La sécurité est un devoir de l’Etat, la « force publique » est un service public

La tendance du pouvoir actuel est à la municipalisation ainsi qu’à la privatisation progressives de la gestion des problèmes de sécurité. C’est à cette double logique de désengagement de l’Etat que la Conseil a mis un coup d’arrêt.

Concernant la privatisation, la Loppsi 2 prévoyait d’abord de créer un fonds de soutien à la police technique et scientifique alimenté par les sociétés d’assurance. Or le conseil censure cette disposition en rappelant « qu’aux termes de l’article 12 de la Déclaration de 1789 : “La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée” » et que « son article 13 dispose : “Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés” ». D’autre part, concernant la vidéosurveillance, la Loppsi 2 prévoyait que les municipalités qui n’auraient pas les moyens de recruter des agents pour visionner les images provenant des caméras pourraient déléguer l’exploitation et le visionnage à des sociétés privées (quelle aubaine pour elles !). Or ceci ne sera pas. Le Conseil rappelle en effet de nouveau au pouvoir actuel l’article 12 de la Déclaration de 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Et ce principe ne permet pas que l’on puisse « investir des personnes privées de missions de surveillance générale de la voie publique », ni « déléguer à une personne privée des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la “force publique” nécessaire à la garantie des droits ». Voilà qui met un clair coup d’arrêt à cette logique de privatisation et de confusion entre le privé et le public.

Concernant la municipalisation, la Loppsi 2 entendait confier de véritables pouvoirs de police judiciaire aux directeurs des services de police municipale, dans une logique de confusion progressive des pouvoirs et des missions des polices nationales et municipales. Or le Conseil rappelle ici « qu’il résulte de l’article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire ; qu’à cette fin, le code de procédure pénale, notamment en ses articles 16 à 19-1, assure le contrôle direct et effectif de l’autorité judiciaire sur les officiers de police judiciaire chargés d’exercer les pouvoirs d’enquête judiciaire et de mettre en oeuvre les mesures de contrainte nécessaires à leur réalisation ». On méditera la leçon dans quelques villes, à Nice par exemple.

La spécificité de la justice des mineurs est une conquête démocratique historique

Tel est au fond le message de ce considérant fondamental du Conseil : « Considérant que l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées, ont été constamment reconnues par les lois de la République depuis le début du vingtième siècle ». Ceci fait peut-être écho aux regrets et reproches exprimés par un ancien membre du Conseil, Pierre Joxe, à propos de la loi Perben de 2004 et notamment de la garde à vue des mineurs. Et ce message est important au moment où le pouvoir actuel annonce une refonte globale du droit pénal des mineurs. En attendant, trois dispositions font ici les frais de la censure.

D’abord, dans une longue lignée de réformes votées depuis 2002 pour atténuer la spécificité de la justice des mineurs, la Loppsi 2 prévoyait que le parquet pourrait poursuivre un mineur devant le tribunal pour enfants selon la procédure de citation directe, sans instruction préparatoire par le juge des enfants, à condition que des investigations sur la personnalité du mineur aient été déjà réalisées à l’occasion d’une procédure engagée dans les six mois précédents ou d’une procédure ayant donné lieu à une condamnation dans les six mois précédents. En d’autres termes, pour des mineurs récidivistes, on n’allait pas s’embarrasser outre mesure. Or, le Conseil estime au contraire qu’il est contraire à la constitution de vouloir traiter indifféremment « tout mineur quels que soient son âge, l’état de son casier judiciaire et la gravité des infractions poursuivies ». En estimant ce délai de 6 mois trop long, il reconnaît aussi qu’un mineur est un être en évolution et que l’on ne peut pas se priver d’enquêter sur sa personnalité afin de « rechercher son relèvement éducatif et moral ». Ce faisant, comme l’a justement remarqué Christophe Daadouch, c’est l’un des socles de l’Ordonnance de 1945 que le Conseil valide.

Par ailleurs, la Loppsi 2 prévoyait d’étendre aux mineurs l’application des fameuses « peines plancher » même s’agissant des primo-délinquants, du moment qu’il s’agit de certains délits de violences volontaires contre les personnes. Or le Conseil a ici rappelé « qu’en instituant le principe de peines minimales applicables à des mineurs qui n’ont jamais été condamnés pour crime ou délit, la disposition contestée méconnaît les exigences constitutionnelles en matière de justice pénale des mineurs ». A contrario, il confirme cependant implicitement sa décision de 2007 où il validait les mêmes peines plancher pour les mineurs dès lors qu’ils sont récidivistes. Décision critiquable car les peines plancher sanctionnent l’addition de faits plus que leur gravité et nuisent évidemment au principe de l’individualisation des peines. Et, au passage, il valide pour les majeurs cette extension du système des peines plancher considérant qu’il ne vise que des cas limités d’infraction (jusqu’à la prochaine réforme ?) et que les juridictions pourront, par décisions motivées, y déroger (mais au risque qu’on leur instruise alors le classique procès en laxisme…).

Enfin, on notera que si l’article 43 de la loi est validé, permettant l’adoption d’un couvre-feu pour les mineurs, est cependant censurée la contravention pour les parents de ne pas s’être assurés du respect du couvre-feu par leur enfant (car « en permettant de punir le représentant légal à raison d’une infraction commise par le mineur, [le texte de loi] a pour effet d’instituer, à l’encontre du représentant légal, une présomption irréfragable de culpabilité »). Ceci est presque anecdotique ici (comme le sera sans doute le nombre de couvre-feux), mais le principe général pourrait bien avoir d’autres applications futures face au mouvement croissant de pénalisation des parents.

La justice aussi est un service public

La Loppsi 2 prévoyait que des salles d’audience seraient installées dans les centres de rétention administrative (lieux où sont enfermés les étrangers en situation irrégulière dans l’attente de leur reconduite à la frontière), afin que les juges de la détention et de la liberté (JLD) puisse statuer beaucoup plus rapidement et qu’il n’y ait plus à transporter les personnes au tribunal. La chose était présentée comme efficace et économique. Cette proposition s’inscrivait dans le prolongement de la loi Sarkozy de 2003 qui autorisait le recours à des salles d’audience spécialement aménagées à proximité immédiate des lieux de rétention. A l’époque, le Conseil avait considéré que « la tenue d’une audience dans une salle à proximité immédiate d’un lieu de rétention n’est contraire à aucun principe constitutionnel ». A l’inverse, il considère aujourd’hui qu’une démocratie a aussi des principes et des valeurs, qui lui interdisent de faire n’importe quoi au nom de la rentabilité, en l’occurrence que la justice doit être rendue publiquement et non à huis clos, au fond d’une geôle.

Ordre, sécurité et liberté

Les fichiers de police sont une nécessité pour le travail de police judiciaire et la recherche efficace des auteurs de crimes et délits. Mais ils ne doivent pas non plus tendre à devenir un système de renseignement policier généralisé sur la population, ni abdiquer tout respect de la vie privée. La dérive du STIC est bien connue. Le Conseil rappelle ainsi que « la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration de 1789 implique le respect de la vie privée ; qu’il appartient au législateur compétent, en vertu de l’article 34 de la Constitution, pour fixer les règles concernant la procédure pénale, d’assurer la conciliation entre, d’une part, la sauvegarde de l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions, toutes deux nécessaires à la protection de principes et de droits de valeur constitutionnelle et, d’autre part, le respect de la vie privée et des autres droits et libertés constitutionnellement protégés ». Le Conseil a donc posé ici des limites et des garanties à l’utilisation des logiciels de rapprochement judiciaire, en rappelant la nécessité d’un contrôle judiciaire, l’utilisation au cas par cas dans le cadre d’enquête déterminées et en prévoyait un maximum pour la conservation des données.

La Loppsi 2 prévoyait par ailleurs une disposition sur les Roms, que l’on sait nouveaux ennemis du pouvoir actuel depuis le discours présidentiel de Grenoble en juillet 2010 et la circulaire Hortefeux du 5 août 2010. Il s’agissait ici de pouvoir faciliter encore plus les expulsions de campements illégaux, à tout moment. Or le Conseil rappelle ici que « la nécessité de sauvegarder l’ordre public » ne doit pas non plus porter exagérément atteinte aux « droits et libertés constitutionnellement garantis ». En l’occurrence, le Conseil estime que les préfets ne peuvent pas autoriser les forces de l’ordre à « procéder dans l’urgence, à toute époque de l’année, à l’évacuation, sans considération de la situation personnelle ou familiale, de personnes défavorisées et ne disposant pas d’un logement décent ». Ne pourrait-on pas résumer les choses en disant que le Conseil refuse que l’on traite les Roms comme des chiens ?

Contournement des règles du jeu parlementaire

Enfin, presque pour l’anecdote, on note que le Conseil constitutionnel a aussi rappelé au président de la République et au gouvernement qu’il existe une procédure parlementaire protégée par la constitution, et que l’on ne peut pas là non plus faire n’importe quoi pour faire passer à tout prix ses idées. Pour le vote final de la Loppsi 2, le gouvernement avait, avec la complicité de députés, introduit des dispositions nouvelles lors de la deuxième lecture par l’Assemblée nationale. Il espérait ainsi faire voter des dispositions en contournant l’opposition probable du Sénat. Le Conseil lui rappelle que, au terme de l’article 45 de la Constitution (« Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement en vue de l’adoption d’un texte identique »), ceci est tout simplement illégal.

Au final, c’est bien un petit coup d’arrêt à une certaine dérive sécuritaire que le Conseil constitutionnel semble avoir voulu donner. S’agit-il de la décision ponctuelle d’une instance qui voit son autorité de plus en plus contestée, ou bien d’une réelle prise de conscience de la part de ses membres ? Les prochaines lois concernant la sécurité et la justice, peut-être la réforme du droit des étrangers, permettront sans doute d’en décider.

15 mars 2011

La sécurité est partout, elle sature l’espace politique comme l’espace médiatique. Les raisons en sont nombreuses. Bien entendu, il n’y a pas de fumée sans feu. Les comportements incivils, délinquants ou criminels sont bien réels et constituent une source inépuisable d’indignation. Mais la chose est tout sauf nouvelle, et il est hélas certain que l’on en parlera encore au siècle prochain. Sont-ils en recrudescence et en aggravation constante de façon générale ? Ce n’est pas démontré. On l’étudiera en détail dans les mois qui viennent. Quoi qu’il en soit, cette réalité très ancienne ne suffit pas à expliquer l’omniprésence actuelle de ce thème. D’autres facteurs participent activement à sa construction comme question prioritaire de société.

Les thèmes de l’ordre et de la sécurité sont d’abord un vieux fond de commerce politique, comme l’est également le thème de l’immigration (ajoutons aujourd’hui : de l’islam) et comme le fut longtemps celui des impôts, moins sensible de nos jours. A l’usage politicien des peurs et des indignations s’est depuis très longtemps ajouté le spectacle des faits divers qui constitue aussi un vieux fond de commerce, médiatique celui-là. Et l’un comme l’autre trouvent sans doute un écho grandissant à mesure que nos sociétés vieillissent. En effet, il faut bien reconnaître que les discours de type décadentistes, regardant avec effroi une jeunesse « qui n’est plus comme avant », sont fréquemment associés à l’âge de ceux qui les prononcent ou qui les écoutent volontiers. Les enquêtes montrent du reste que ce sont les personnes âgées qui expriment le plus fortement le « sentiment d’insécurité », lors même que ce sont aussi celles qui sont statistiquement le moins en danger. C’est qu’elles n’expriment pas là une crainte raisonnée fondée sur une exposition objective à des risques omniprésents, mais un sentiment de vulnérabilité bien compréhensible, qui à la fois personnel (on est plus fragile physiquement) et social (on se sent isolé). Du reste, le raisonnement est en partie généralisable, car les vulnérabilités sociales sont multiples. Elles sont liées pour une partie importante de nos concitoyens à des situations de précarité socio-économique. Mais elles sont aussi liées, pour nous tous, à des modes de vie de plus en plus anonymes. Dans les sociétés rurales de jadis, comme dans les quartiers populaires de beaucoup de villes il y a encore quelques décennies, la vie était autrement plus rude et l’insécurité parfois plus grande. Mais les solidarités de proximité - familiales, de voisinage, de métiers, de syndicats -, comme par ailleurs comme les identités locales, étaient aussi autrement plus fortes. Et ces solidarités constituaient le premier des remparts face aux risques de la vie.

Ce monde n’est plus. Dans nos sociétés anonymes où chacun a peur pour soi, la demande de sécurité qui va croissante est désormais tout entière tournée vers les pouvoirs publics. Dans des pays très décentralisés, ces pouvoirs sont principalement locaux ou régionaux. En France, pays jacobin dans son organisation et plus encore dans son imaginaire, cette autorité supérieure reste avant tout celle de l’Etat. Et sous le régime quasi présidentiel organisé par la Vème République (hors les rares cas de cohabitation), cet Etat se trouve personnifié avant tout par le Président de la République et les membres du gouvernement. Mais derrière un jacobinisme de façade, chacun sait que, surtout ces dernières années, le désengagement de l’Etat est réel dans de nombreux domaines dont la sécurité. Il faudra donc observer aussi comment se reconstituent des pouvoirs municipaux enfourchant à leur tour ce cheval de bataille électorale qu’est la promesse de sécurité. Sans oublier le rôle grandissant que ces pouvoirs publics font jouer au secteur privé.

Dans les colonnes de ce blog, ce sont les discours de ces élus locaux ou nationaux que l’on va décrypter et leurs politiques que l’on va tenter d’évaluer.

03 mars 2011

 Le site Internet du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche nous apprend le 25 février que : « Valérie Pécresse souhaite ouvrir le débat sur les études, les recherches et les formations en criminologie à l’ensemble de la communauté universitaire. Après avoir reçu le rapport du professeur Villerbu “Sur la faisabilité, la mise en place et le développement des études, recherches et formations en criminologie” en juin 2010, la ministre a demandé à Christian Vallar, doyen de la Faculté de Droit de l’Université de Nice de piloter le comité de suivi pour la mise en oeuvre du rapport Villerbu. Christian Vallar présente un rapport d’étape qu’il propose, avec Loic Villerbu, de soumettre au regard et à l’avis de la communauté scientifique ».
Ce projet de création d’une nouvelle section du CNU suscite depuis son origine une intense polémique dans le monde universitaire et scientifique, polémique aujourd’hui relancée pour plusieurs raisons.

Depuis ses premières manifestations en 2008, ce projet a créé une polémique illustrée par une première pétition lancée en janvier 2009 sur le site de l’association « Sauvons la recherche » et signée par près de 300 enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales. Aujourd’hui, ce sont les juristes de la section 01 du CNU (« Droit privé et sciences criminelles ») qui lancent une pétition (voir le texte de la pétition et la liste de ses premiers signataires). Ils constatent leur exclusion de cette initiative, contestent le démantèlement de fait de leur section qui en résulterait ainsi que la coupure qui serait ainsi organisée entre le droit pénal et les sciences criminelles censées l’éclairer. Ils rappellent aussi qu’il n’existe pas d’école doctorale en criminologie et quasiment pas de thèses revendiquant cette étiquette. On se demande ainsi à qui servirait en réalité cette nouvelle section de « criminologie » ? Leurs arguments, ajoutés à ceux de la précédente pétition, indiquent clairement que ces initiatives sont développées par un tout petit groupe de personnes qui n’est en aucun cas représentatif de la communauté universitaire et scientifique. Et ce dernier épisode n’est pas fait pour nous rassurer.

En effet, dans ce comité, outre son président, on retrouve naturellement Alain Bauer (qui est dans tous les comités), et puis trois membres de différentes directions du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mais on n’aperçoit aucune personnalité connue et reconnue pour ses travaux scientifiques sur la criminalité. On peut en revanche aisément repérer les orientations idéologiques du nouvel animateur de ce comité.
Christian Vallar est professeur de Droit à l’Université de Nice et doyen de sa Faculté de droit. Mais il est aussi membre du comité scientifique de l’Institut National des Hautes Etudes sur la Sécurité et la Justice (INHESJ). Il y siège notamment en compagnie d’un proche, Bernard Asso, également professeur de Droit à l’Université de Nice, tous deux y dirigeant un Master « Sécurité intérieure ». Les deux hommes collaborent aussi au « Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC) » de l’ancien militant d’extrême droite Xavier Raufer (1). Bernard Asso est par ailleurs un homme politique local important, membre de l’UMP (et auparavant du RPR), conseiller général depuis plusieurs décennies dans le 10ème canton de Nice, désormais adjoint au maire de Nice (Christian Estrosi) et vice-président du Conseil Général des Alpes-Maritimes, connu aussi comme ardent défenseur d’une identité nationale qui « puise ses racines chez les Indo-Européens, l’empire romain, le christianisme, les rois de France ». M. Vallar et lui ont lui aussi participé à ces colloques organisés à Nice sur « l’identité européenne » depuis 2006. Le 12 décembre 2002, un article de Claude Askolovitch pour Le Nouvel Observateur, dans un dossier consacré à la franc-maçonnerie (très présente à Nice bien que empêtrée depuis longtemps dans des séries d’affaires judiciaires et de conflits d’intérêt), présentait MM. Asso et Vallar comme des « piliers de la droite dure, façon Grece ou Club de l’Horloge ».
Tout ceci mine par avance le crédit que revendiquerait ce comité. Cela nous rappelle, une fois de plus, pourquoi il faut résister à ceux qui cherchent avant tout à conquérir du pouvoir institutionnel pour donner une caution universitaire et scientifique à leur bavardage idéologique.

(1) Voir le chapitre 1 d’un livre qui vient de paraître : Mathieu Rigouste, Les marchands de peur. La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire (2011).

Pour aller plus loin :

28 février 2011

 Comment faire monter ou baisser une statistique de police ? Notamment en donnant des instructions aux fonctionnaires pour faire plus ou moins de procédures, donc de chiffres, dans tel ou tel domaine.
Le syndicat UNITE SGP Police vient en quelques jours de dénoncer à la presse trois cas de consignes hiérarchiques illustrant ces pratiques du ministère de l’Intérieur relayées par la hiérarchie policière.

A Pau, les policiers de l’agglomération ont reçu de la Direction départementale de la sécurité publique une note sur la « lutte contre l’insécurité routière » fixant des quotas d’infractions routières pour 2011 (Sud ouest, 17 février).
A Paris puis en Ile-de-France, la Préfecture de police puis les directions départementales ont demandé à tous les policiers de répertorier spécifiquement les délinquants originaires des pays de l’Est (Le Parisien, 22 février).
Enfin, à Cannes, une note de service interne a demandé aux fonctionnaires du commissariat de se concentrer sur l’interpellation d’étrangers en situation irrégulière en désignant uniquement les étrangers de nationalité tunisienne (Nice Matin, 21 février).

Pour aller plus loin :

12 février 2011

La déclaration de Nicolas Sarkozy dans l’affaire de Nantes ne constitue pas une première. Elle s’inscrit dans une longue lignée de discours opportunistes réagissant aux faits divers. L’utilisation des magistrats comme boucs émissaires ne peut pas non plus surprendre. Elle trahit cependant une fuite en avant. Coincé entre une politique de sécurité qui enjoint aux policiers de pratiquer la “tolérance zéro” (ne rien laisser passer), une stratégie médiatique d’affichage d’un volontarisme constant (prétendre apporter une réponse à tout) et un refus de toute analyse de fond (tant des problèmes de délinquance que du fonctionnement des institutions pénales), le gouvernement actuel a épuisé l’une après l’autre toutes ses cartouches. Le voile se déchire de plus en plus sur l’inefficacité de stratégies de sécurité de court terme et qui n’ont de constance que sur un point : le refus obstiné d’une police proche des citoyens. Les chiffres arrangés et les déclarations martiales se heurtent de plus en plus au scepticisme de tous, y compris et même surtout de policiers et de gendarmes désormais exaspérés et démotivés par la politique du chiffre, la réduction des effectifs et le démantèlement des unités. C’est pourquoi, pour se dédouaner, le pouvoir politique tente à nouveau de dresser policiers et magistrats les uns contre les autres, en reprenant le vieux refrain populiste de la police qui arrête les malfrats et de la justice qui les remet en liberté. Or ce discours est de plus en plus déconnecté de la réalité.

 L’observation des relations police-justice au quotidien montre que celles-ci ne sont pas si mauvaises. Bien au contraire. Depuis le début des années 1990, l’appareil judiciaire n’a cessé de modifier son organisation afin de répondre aux sollicitations policières. Ainsi est né le concept de  « traitement en temps réel » qui a transformé une partie des parquets en standards téléphoniques destinés à répondre le plus vite possible aux officiers de police judiciaire et décider notamment des suites des gardes à vue. Aujourd’hui, en quelques minutes la réponse judiciaire est donnée.

L’accusation de laxisme envers la machine judiciaire ne tient pas non plus. Il suffit de constater 1) la baisse continue des classements sans suite au profit des mesures alternatives, 2) l’accélération du traitement des affaires : ordonnance pénale (jugement par courrier), composition pénale (jugement sans juge avec une simple homologation par les magistrats), plaider-coupable, comparution immédiate, 3) l’accroissement du nombre de condamnations et 4) l’augmentation du nombre de personnes incarcérées. Sans compter toutes les personnes suivies en milieu ouvert. Là aussi, la justice pénale a répondu aux accusations de lenteur et de faiblesse, allant jusqu’à multiplier les recours au bracelet électronique, tant les maisons d’arrêt sont frappées par la « surpopulation ».

Ainsi, non seulement la justice n’a pas été laxiste, mais elle a suivi avec une assez grande discipline les orientations du gouvernement, même si beaucoup de magistrats doutaient du bien-fondé de certaines mesures et pestaient contre l’empilement de textes parfois inapplicables et contradictoires.

A cela s’ajoutent les normes de productivité qui s’imposent désormais dans les tribunaux, et placent nombre de magistrats dans des positions d’exécutants qui n’ont que peu à voir avec les responsabilités incombant à de telles fonctions. Non seulement la plupart des juges et des substituts ploient sous le nombre de dossiers, mais ils passent de plus en plus de temps à remplir des formulaires, des comptes-rendus et des bulletins statistiques, voire même à accomplir des tâches de secrétariat parce qu’ils n’ont plus de fonctionnaires à disposition.

Malgré toutes ces sujétions aux directives gouvernementales, malgré toutes ces remises en causes qui touchent parfois les principes fondamentaux du droit et valent à la France des condamnations devant les instances européennes, la justice reste l’exutoire du pouvoir politique. Ce dernier semble prêt à tout sacrifier sur l’autel du volontarisme médiatique, peut-être trop content au passage d’affaiblir et de contrôler davantage l’un des principaux contre-pouvoirs fondant l’état de droit et la démocratie.

Ainsi le ras-le-bol et la colère exprimés actuellement par le monde judiciaire ne sont pas uniquement l’expression d’une crise de moyens tournant parfois localement au désastre, ni simplement la conséquence d’une opposition croissante à la politique du tout-sécuritaire et à sa frénésie législative. Ils s’enracinent sans doute plus profondément dans une institution régalienne qui a tout fait pour se faire aimer et qui se voit malgré tout méprisée par le pouvoir politique actuel. Comme l’a montré à sa façon la récente mobilisation des CRS, les magistrats commencent peut-être à comprendre que leur indépendance n’est pas acquise, mais qu’elle doit au contraire sans cesse se défendre et se reconquérir.

Article de Christian MOUHANNA et Laurent MUCCHIELLI, sociologues, chercheurs au CNRS.

04 février 2011

 Dans une interview publiée par le quotidien 20 minutes le jeudi 3 février, un gendarme à la retraite revient sur l’Affaire Boulin, en mettant fortement en doute la thèse officielle du suicide.

Ministre du travail dans le gouvernement Barre, sous la présidence Giscard d’Estaing, pressenti comme futur premier ministre, Robert Boulin avait été retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet.

L’information judiciaire avait débouché sur un non-lieu en concluant au suicide, dans 50 centimètres d’eau…

Cette thèse officielle a déjà connu de nombreux rebondissements et témoignages tardifs. Elle a également toujours été contestée par la fille du ministre, par de nombreuses personnalités politiques, par de nombreux policiers et gendarmes de façon officieuse et par de nombreux journalistes ayant suivi l’affaire.

Parmi eux, Benoît Collombat, Grand reporter à France Inter, avait publié en 2007 un livre faisant le point complet sur ce dossier, explicitant les dessous politiques de cette affaire (en particulier le financement du RPR), apportant de très nombreux éléments appuyant la thèse d’un assassinat à mobile politique et montrant également les nombreuses pressions exercées sur et par des policiers, des gendarmes et des magistrats dans le cours des enquêtes.

28 janvier 2011

 L’opération de communication politique qui entoure la publication des statistiques de police et de gendarmerie ne se joue pas seulement au niveau national. Les médias nationaux ont beaucoup commenté celle réalisée rituellement par le ministre de l’Intérieur au mois de janvier de chaque année, mais le même processus se décline ensuite plus ou moins bruyamment dans chaque département, voire dans chaque ville. Dans certains cas, il n’est pas présenté comme un événement. Dans d’autres, il a au contraire des répercussions locales importantes et est fortement valorisé par la presse quotidienne régionale. C’est ce qui s’est produit notamment à Nîmes.

Ainsi pouvait-on lire à la Une du Midi Libre le 24 janvier que les “chiffres de la délinquance” 2010 étaient particulièrement “préoccupants” voire “inquiétants” (selon les éditions locales du journal). En effet, le préfet venait de tenir une conférence de presse en insistant sur une hausse importante de la délinquance et en particulier sur le “problème des mineurs délinquants” présenté même comme “une spécificité gardoise“. Il faut dire que le préfet avait peut-être une certaine pression sur les épaules. Le même article du journal nous apprend qu’il avait été convoqué à Paris quelques jours auparavant pour discuter de ces chiffres. Quoi qu’il en soit, le message relayé par la presse fut univoque. Or la même presse avait relaté quelques jours plus tôt d’autres éléments singulièrement contradictoires.

Un message “inquiétant” contredit par d’autres sources

En effet, quelques jours auparavant (le 10 janvier), le parquet de Nîmes avait lui aussi donné ses statistiques pour l’année 2010, et ces dernières renvoient un message tout différent. Elles témoignent en effet d’une baisse des saisines de la justice en 2010 et en particulier d’une forte baisse (- 15 %) du nombre de mineurs poursuivis. Et l’on ne taxera pas le parquet de Nîmes de “laxisme” car son “taux de réponse pénale” est de 90 % en général et même de 96 % pour les mineurs, ce qui le place parmi les plus réactifs de France.

Pour en savoir plus, nous avons interrogé quelques acteurs judiciaires locaux qui ont volontiers parlé sous garantie d’anonymat.

Certes, on indique au parquet que le département a bien un taux de criminalité élevé (10ème rang national), mais, comme le remarquait le Procureur de la République lui-même, ceci est à mettre en relation avec d’autres indicateurs tels que le taux de chômage, le taux de scolarisation et le taux de minima sociaux. Pour le reste, ni au parquet, ni au siège, ni à la PJJ, on ne confirme l’idée d’une “spécificité gardoise” en matière de délinquance des mineurs. Certes encore, la justice des mineurs est préoccupée en permanence par les “mineurs multi-réitérants”, qui mettent sa patience et ses structures à l’épreuve, mais le problème est classique, il n’a rien de nouveau. Tous les professionnels interrogés nous ont dit au contraire qu’ils retrouvaient ici ce qu’ils observaient dans des départements de type comparable.

Comment donc comprendre ce décalage flagrant dans les messages ? Ce magistrat local n’hésite pas à le dire : “il y a une stratégie politique globale sur les mineurs, on y revient toujours avec l’argument de la réforme de l’ordonnance de 1945 et toujours pour chercher à durcir le droit des mineurs, alors qu’on sait bien par ailleurs que la réponse de fond avec les mineurs ne peut pas être la simple répression“. Et nos autres interlocuteurs ont dit la même chose. Ils ont même précisé un peu les enjeux politiques locaux qui se cachent probablement derrière la question de la délinquance.

Un enjeu politique à la fois local et national

L’attention nationale avait été un peu attirée sur Nîmes en octobre 2010, lorsque TF1 avait consacré un “reportage” à la ville en la présentant comme la plus dangereuse de France. Localement, chacun s’était ému de cette stigmatisation et avait cherché à relativiser le problème pour écarter cette mauvaise publicité (voir notre article à ce sujet).  De fait, l’histoire fut assez vite oubliée. En revanche, dans le petit monde nîmois de la sécurité et de la justice chacun sait qu’il y a bien un enjeu politique actuel: celle de la mobilisation sur ce sujet de celui qui est à la fois député de la 1ère circonscription du Gard, premier adjoint à la mairie de Nîmes et Secrétaire général du parti le Nouveau centre : Yves Lachaud.

Par ailleurs directeur d’un établissement scolaire privé, et tout en recherchant des sanctions alternatives à l’emprisonnement, Y. Lachaud affiche à chaque occasion la plus grande fermeté sur le thème de la sécurité, ainsi qu’une proximité grandissante avec le Président de la République. Au mois d’août, suite aux déclarations très dures mais bien préparées de Nicolas Sarkozy à Grenoble, le député du Gard tenait à marquer son “soutien dans cette action“. Dans le même texte, il déclarait que l’autorité de l’Etat tenait à “une chaîne qui va de l’éducation par les familles, jusqu’à la sanction pénitentiaire en passant par l’école, la police et la justice. Si un de ces maillons est faible, c’est toute la chaîne qui s’écroule… et aujourd’hui ce maillon faible, c’est la sanction.” Autre exemple, en réaction au reportage de TF1 du mois d’octobre, Y. Lachaud écrivait sur son blog : “L’insécurité au quotidien, les agressions, les vols, les insultes, la peur constante de beaucoup de nos concitoyens ne peuvent plus être tolérés… Il faut remettre les choses à leur place, remettre de l’ordre, et réinstaurer la crainte de la sanction chez les délinquants !“. Toujours sur son blog, il avait du reste rendu compte à deux reprises de ses rencontres avec N. Sarkozy et Claude Guéant courant 2010, pour parler des problèmes de sécurité. C’est donc sans grande surprise que l’on a pu apprendre, en décembre 2010, que le Président de la République avait officiellement confié à monsieur Lachaud une mission sur le traitement de la délinquance des mineurs. Quelques jours auparavant, M. Lachaud déposait à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à “créer des établissements d’éducation, de discipline et de réinsertion pour les mineurs délinquants”. Le préambule de cette proposition reprend l’argumentaire sécuritaire habituel, tel qu’on peut le trouver dans la plupart de la quarantaine de lois votées sur les questions de sécurité depuis 2002 : augmentation de la délinquance des mineurs, actes de plus en plus graves, sentiment d’impunité, inadaptation des réponses actuelles, etc. Dans une interview au Midi Libre le 9 janvier, M. Lachaud écrivait ainsi l’histoire : “j’ai rédigé une proposition de loi qui a attiré l’œil du chef de l’Etat. Nicolas Sarkozy m’a ainsi appelé. M’a dit qu’il voulait voir cela et m’a confié cette mission“. Il est permis de penser que ce n’est pas dans cet ordre que les choses se sont jouées et que tout ceci a été fort bien préparé.

24 janvier 2011

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Comme chaque année, le ministre de l’Intérieur fait sa Com’ en annonçant au mois de janvier les prétendus « chiffres de la délinquance » de l’année écoulée. Le quotidien pro-gouvernemental Le Figaro en a eu la primeur , l’interview du ministre étant reprise sur le site officiel du ministère. Bien entendu, les choses sont globalement positives, il ne saurait en être autrement. Depuis 2002 tout va mieux, tandis qu’avant c’était naturellement la catastrophe. En 2010, on constate des progrès qui sont entièrement dus aux décisions prises par le ministre. Et s’il reste des problèmes, soyons rassurés : le ministre a déjà pris les décisions qui s’imposaient pour 2011. On n’est pas loin d’Alice au pays des merveilles. Les choses sont cependant un peu plus compliquées.

Les statistiques de police ne sont pas les « chiffres de la délinquance »

Il faut d’abord marteler ce rappel fondamental : les statistiques de la gendarmerie et de la police ne sont pas « les chiffres de la délinquance ». Elles sont le résultat de l’enregistrement des procès-verbaux dressés par ces fonctionnaires, ce qui ne représente qu’une petite partie de la délinquance. Tout ce que les policiers et les gendarmes n’ont pas su, ou bien ont su mais n’ont pas « procéduralisé », n’est pas compté. Si les victimes n’ont pas porté plainte ou que leur plainte n’a pas fait l’objet d’un procès-verbal en bonne et due forme (on les a débouté, on a fait une simple « main courante »), la délinquance n’existe pas officiellement. En outre, les contraventions (même les plus graves, de 5ème classe) ne sont pas comptées, ni les délits routiers, ni la plupart des infractions au droit du travail, au droit de l’environnement, au droit fiscal, etc. Non, décidément, il ne s’agit pas d’un baromètre fiable et représentatif de l’évolution de la délinquance. D’autant que les policiers et les gendarmes subissent depuis 2002 une pression inédite pour produire les « bons chiffres », et qu’il existe toute une série de techniques pour y parvenir. Face à des plaintes concernant des problèmes parfois réellement bénins (dispute familiale, bagarre de cour de récréation, échauffourée entre automobilistes, vol de pot de fleurs, carreau cassé, etc.), ils peuvent décider d’agir de façon informelle (mais tout aussi efficace) ou bien verbaliser et donc faire monter la statistique. Face à des plaintes en série concernant le même auteur, ils peuvent parfois faire autant de dossiers qu’il y a de plaignants ou bien les regrouper. C’est par exemple ce qui s’est produit cette année concernant des infractions économiques et financières. La baisse des escroqueries et abus de confiance est liée au fait que ce sont de moins en moins les particuliers qui portent plainte et de plus en plus les banques, ce qui permet de regrouper une multitude de victimes dans une même affaire.

Bref : il n’est pas sérieux de continuer à croire ou faire semblant de croire que cette statistique nous informe sur l’état et l’évolution réels de la délinquance. Pour aller plus loin en ce sens, il faut en réalité se tourner vers les enquêtes (scientifiques) en population générale.

Au vu de cette statistique, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter

Mais pour en rester ici à cette statistique de police et de gendarmerie sur l’année 2010, un examen attentif des chiffres devrait imposer un commentaire bien plus modeste au ministre. Certes, le total appelé « la délinquance » baisse d’environ 2 %. Mais quel sens a un tel chiffre ? On a mis dans le même sac les meurtres, les viols, les vols de scooters et de nains de jardin, les escroqueries, les « usages de stupéfiants » (joints fumés), les « infractions à la législation sur les étrangers », les pensions alimentaires non versées, les défauts de permis de chasse ou de pêche… (il y a 107 genres d’infraction dans la statistique de police, le 107ème étant « autres » !), on a secoué le tout et il en est ressorti « le chiffre de la délinquance ». Cela n’a strictement aucun sens.

En réalité, ce total dénué de sens baisse parce que ce qui l’a fait principalement augmenter pendant des décennies recule au contraire depuis le milieu des années 1990 : ce sont les vols de ou dans les voitures et les vols de deux roues. Et les ministres de l’Intérieur successifs n’y sont pour rien, ce sont davantage les systèmes antivols qui en sont responsables. La baisse est du reste confirmée par les enquêtes. Ensuite, cette baisse globale est due aux destructions-dégradations, ce qui n’est pas confirmé par les enquêtes et résulte sans doute en partie de quelques « ruses » dans le comptage, notamment celui des voitures brûlées comme on l’a récemment discuté à propos des incendies de la nuit du 31 décembre.

Mais ces deux baisses masquent des augmentations bien plus gênantes pour le ministre, en particulier celle des cambriolages et celle des vols commis sur la voie publique avec ou sans violence. Des délinquances qui touchent également la vie quotidienne des Français.

Quant aux violences interpersonnelles, elles continuent leur hausse apparente, mais il faut appliquer la même rigueur de raisonnement et dire que le ministre n’en est pas davantage responsable. Cette hausse est régulière depuis maintenant plusieurs décennies. Et les recherches montrent qu’elle résulte principalement non pas d’une transformation des comportements mais d’une plus forte dénonciation de comportements classiques tels que les violences conjugales et les bagarres entre jeunes.

Enfin, il n’y a pas non plus de quoi se réjouir de la baisse continue des délinquances économiques et financières ces dernières années. Elle ne signifie sans doute pas que ces infractions sont en voie de disparition dans la société française, mais bien plutôt que les services de police et de gendarmerie ont de moins en moins de temps à consacrer à ces délits plus compliqués et impliquant souvent des délinquants appartenant à des milieux plus aisés.

Non, décidément, le monde merveilleux d’Alice demeure une fiction.