Archives de la catégorie: 'Expos Etranger'

09 mars 2011

15b_rubens.1299580295.jpgÀ défaut de pouvoir vous parler, pour l’instant, de Luc Tuymans, l’autre exposition au Palais des Beaux-arts de Bruxelles (jusqu’au 8 mai) ne mérite qu’un commentaire rapide. Profitant de la fermeture pour travaux des musées de Bergame et d’Anvers, Bozar présente une exposition pompeusement titrée Maîtres Vénitiens et Flamands, qui juxtapose des peintures de ‘maîtres‘, mais souvent des tableaux de second rang, et surtout sans aucune justification, ni mise en perspective, mais couvrant quatre siècles, excusez du peu. Quelles correspondances, quelles inspirations, quelles parentés ? Dans l’ensemble,10b_carpaccio.1299580270.jpg il n’y a que deux ou trois tableaux qui soient inoubliables, et d’abord  cette Sainte Trinité de Rubens, au raccourci saisissant, qui évoque bien sûr le Christ mort de Mantegna.

J’ai aussi aimé la Nativité de Marie, de Carpaccio, avec la précsion des scènes domestiques à l’arrière-plan dans l’enfilade des pièces. Mais sinon, rien de très passionnant et surtout la frustration d’une exposition opportuniste, manquant de sens.

22b_de-bruyckere.1299580393.jpg21b_de-bruyckere.1299580375.jpg La confrontation de Bellini avec Berlinde de Bruyckere n’est pas très convaincante non plus sur un plan esthétique (et elle fait frémir les visiteuses respectables), mais au moins, on voit deux belles sculptures de cette dernière, l’une (‘Pieta’) étendue sur des coussins au milieu du passage, l’autre (‘Lingam’)  suspendue dans une alcôve en bois, qu’on ne découvre qu’en la contournant.

b7vibrato.1299580779.jpgCe voyage à  Bruxelles fut aussi l’occasion d’aller voir à la Verrière Hermès l’installation ‘Vibrato con Sordino’ de Charlotte Charbonnel, découverte à Jeune Création (jusqu’au 26 mars) : des cordes de diverse nature tendues depuis le centre de la pièce à partir d’une boule de cristal jusqu’aux murs produisent des sons quand on les touche, les frotte, les pince.b2vibrato.1299580760.jpg Nylon, crin, boyau, acier, cordes d’étendage, d’accastillage, d’escalade, de pêche, tous produisent des sonorités différentes, troublantes. Ce gigantesque instrument de musique à l’échelle d’une pièce, image inversée de la verrière, ne laisse pas indifférent : chacun, négligemment, sensuellement ou professionnellement, s’efforce d’en tirer des harmonies, d’en percer le mystère. C’est une exploration de l’univers des sons qui nous est ici offerte, en contemplant le jeu des rayons de soleil sur les sinusoïdes des attaches murales des cordes et l’anamorphose dans la sphère ésotérique remplie d’eau au centre du dispositif ; c’est très mystérieux et très beau.  

Vibrato con sordino - Charlotte Charbonnel de charlotte charbonnel sur Vimeo.

Voyage à l’invitation de Bozar. Images courtoisie, respectivement, de Bozar et de Charlotte Charbonnel.

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08 mars 2011

Chaque voyage à Venise est l’occasion de la revoir. C’est une fresque de 5 mètres de long. Elle a été peinte en 1791. C’est l’œuvre d’un des fils du “grand” Giambattista Tiepolo, Giandomenico. Elle ornait sa villa de campagne, à Zianigo (et elle fut laborieusement transportée il y a un siècle à Ca’ Rezzonico, le musée du 18ème vénitien, puis restaurée).

mondo-novo-tiepolo.1184779643.jpg 

Ce qu’on voit ici, c’est l’envers, les coulisses, c’est le dos d’une trentaine de personnes, l’anti-portrait d’une foule. En contre-plongée, la ligne d’horizon est très haute et les lointains, mer, bateau, lagune, sont indistincts. La barrière de planches brunes grossières et rugueuses à gauche enferme la scène, rabat le regard vers le centre de la scène; un oculus, deux ou trois fentes n’y permettent guère d’échappée. Une affichette délavée tout à gauche donne peut-être le sens de la scène, ou en tout cas annonce l’attraction. Celle-ci est montrée dans la baraque au toit rouge surmonté d’une tourelle à lanterne flanquée de deux oriflammes, mais la foule qui se presse nous empêche d’en rien voir; on devine seulement un autre oeil-de-bœuf par lequel les badauds peuvent voir. Le pan de mur blanc triangulaire au dessus offre la seule zone de calme de la composition.

Mais nous sommes en coulisse, nous ne verrons rien du spectacle, nous n’en saurons rien, si ce n’est les mots que nous déchiffrons malaisément sur l’affichette, le titre de la fresque et, si nous prêtons l’oreille, le murmure qui monte de la foule curieuse : un monde nouveau ! Contentons-nous donc de regarder ces dos, ces nuques, ces jambes, mollets élégamment galbés des hommes, chevilles entrevues des femmes, rondeurs charmantes ou fessues. Passons-les en revue indiscrètement puisqu’ils ne nous voient pas, qu’ils ignorent la présence d’un spectateur derrière eux. C’est aussi que nous ne voyons presque pas leur visage : un ou deux profils seulement, Polichinelle avec un tambourin sous le bras tout à gauche, à droite Tiepolo père les bras croisés, l’air renfrogné et ironique, et Giandomenico en retrait, plus curieux, une lorgnette à la main; tout à droite, en pendant à Pulcinella, une élégante à l’éventail portant une colombe blanche dans son sac (va-t-elle la lacher pour célébrer le monde nouveau ?). Eux aussi sont spectateurs, eux aussi appartiennent au monde des badauds, des curieux, des dupes peut-être. Parfois, ils se détournent à demi de la scène pour dévisager leurs congénères. Partout, des chapeaux qu’on ôte et qu’on brandit, des enfants qu’on porte ou qui se faufilent entre les adultes, un chien aussi.

Dans l’ombre de Tiepolo père, à l’ombre d’un grand chapeau noir, on devine à peine un personnage de petite taille, coiffe blanche et masque noir, homme ou femme, jeune ou vieux, on ne sait : mais lui seul -ou elle seule- nous regarde, on voit ses yeux qui nous scrutent. Est-ce la seule personne rétive à ce nouveau monde ? Ou bien la seule, qui, l’ayant déjà accepté, veut voir son effet sur nous, spectateurs ? Le seul critique, en somme.

Le pendant de cette figure de l’ombre serait alors, l’un observant et l’autre montrant, le jeune homme en bicorne et veste à basques, debout sur un tabouret en pleine lumière, qui, négligemment, une longue badine à la main, montre, désigne, dévoile, mais quoi ? Philippe Delerm raconte avoir vu à la Foresteria de la Villa Valmarana une autre version de cette fresque : au bout de la badine, se balance une énorme bulle de savon, emblème même de la diffraction, de l’illusion; imagination du romancier ou illusion d’optique des taches d’un mur endommagé par le temps ? Faute d’une visite et de reproductions, je ne sais.

Ce monde nouveau, alors que la Révolution Française renverse l’ordre ancien, alors que la République vénitienne décadente va tomber comme un fruit mûr devant Bonaparte, quel va-t-il être ? Une simple illusion, un rêve ? ou un gage de promesses, de bonheur, de liberté ? Peu importe qu’il s’agisse là d’un thème déjà exploité, d’attraction foraine; l’intérêt est ce que, en ces années là, il laisse pressentir. Cette peinture n’est qu’attente, que curiosité inquiète. C’est peut-être pour cela que, œuvre secondaire d’un peintre somme toute assez mineur, elle nous frappe tant aujourd’hui.

Si vous n’allez pas à Venise, une troisième version, sur toile celle-ci, se trouve au Musée des Arts Décoratifs à Paris.

Cette visite m’a permis de revoir et corriger mon billet du 20 juillet 2007.

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Luc Tuymans, peintre d’histoire et de mémoire

Les bugs incessants de la plateforme des blogs du Monde viennent d’avoir pour résultat la perte complète de ce billet au moment de le mettre en ligne. Ce manque de fiabilité est insupportable. Désolé. Je le réécrirai peut-être, un jour. 

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07 mars 2011

penso-4.1299490669.jpgQuand j’ai découvert le travail de Michelangelo Penso, celle de ses œuvres qui m’a le plus frappé, devant laquelle je suis resté immobile, émerveillé, pensif, était un ensemble de feuilles détachées d’un vieux livre illustré, feuilles sur lesquelles des formes blanches énigmatiques avaient été dessinées; chaque feuille avait été collée sur un petit carnet en moleskine, le même que celui que nous avons dans nos poches pour y griffonner nos impressions, de voyage ou de visite. Le livre original ainsi démembré était, ai-je appris, un atlas, ou plutôt un dictionnaire géographique datant de 1907, qui avait été relié par le grand-père de l’artiste. Est-ce à cause de ma fascination pour ce type de livres, j’ai en tout cas voulu en savoir plus, me laisser d’abord prendre par l’histoire mémorielle qui affleurait là, avant de revenir à l’œuvre sous mes yeux. Un aïeul de Michelangelo Penso, qui, déjà, était un homme des livres, quitta l’aride Palestine de ses ancêtres pour venir s’établir en Sicile ; le grand-père de Penso, Michele, lui aussi relieur, penso-2.1299490567.jpgrompit avec sa famille et partit avec son amoureuse, quittant la Sicile pour le Nord de l’Italie. Leur errance nomade s’interrompit, avec la naissance d’un enfant à Ceneda (ville dont la synagogue du XVIIème siècle fut transplantée en Israël en 1965 , voyage inverse des aïeux de Michelangelo, retour aux sources) et Michele Penso devint relieur à Venise. Pendant les persécutions raciales sous le fascisme, il fut déporté, sa boutique saccagée, les livres dispersés ou détruits pour la plupart. Mais le jeune Michelangelo en retrouva plus tard quelques-uns, dont celui-ci. Prendre ainsi comme base de son travail ce vestige survivant de l’histoire de sa famille fut sans doute, pour Michelangelo Penso, un acte d’exploration mémorielle, une recherche rétrospective de sa propre identité familiale, intellectuelle et communautaire, un hommage à la culture dont il était issu, un ancrage. En même temps, ce livre était un livre de voyages rêvés, une ouverture sur le vaste monde, et sa reliure, la trace concrète de l’existence d’un homme, l’aboutissement du périple nomade de cet homme errant, rejeton d’une famille errante, membre d’un peuple errant (même la synagogue a nomadisé). L’ancrage en résultant ne pouvait être qu’instable, que dynamique. C’est sans doute à l’histoire mémorielle incarnée dans l’œuvre que je fus d’abord sensible, et à son éclatement sur chacune des pages, chacun des carnets (qui ont pour titre les coordonnées géographiques du monument représenté sur la photographie illustrant chaque page), défaisant ainsi l’œuvre de reliure, de rassemblement du grand-père, la démultipliant. Et il n’est sans doute pas indifférent que ce travail fut d’abord montré à Gibellina, ville sicilienne détruite par un tremblement de terre et reconstruite dix-huit kilomètres plus loin, elle aussi lieu d’un déplacement de mémoire.
penso-1.1299490512.jpgMais ce n’est bien sûr pas tout : chaque page est ornée d’un dessin blanc, léger, fluide, où l’œil tente de reconnaître des formes de lanières, d’étuis, de tubes, d’organes. Ce sont, selon les pages, des micro-organismes, des schémas de chaînes génomiques, des molécules complexes, des composants biologiques élémentaires, en un mot des images scientifiques, des représentations de la matière, inerte ou vivante, des visions de l’infiniment petit, qui se trouvent ici à échelle égale avec les monuments européens référencés dans ces pages. À la géographie répond la biologie, au visible et lisible se superpose le non-visible à l’œil nu, à la carte du voyage imaginaire correspond la figuration d’un réel dilaté, agrandi. Et ce travail conjuguant histoire et science, mémoire et modernité, me semble emblématique de la démarche de Michelangelo Penso, au confluent des deux fleuves qui irriguent son œuvre, à l’acmé de sa réflexion et de sa pratique.

Car Penso fut d’abord (et est toujours) un homme de mémoire. Certaines de ses pièces plus anciennes sont des ombres, des traces, des empreintes d’images antiques , l’image parfois s’y dédouble, plus ou moins floue, se répétant, se multipliant comme des médailles dans un cabinet, s’élucidant dans une brume dissimulatrice, se révélant - au double sens du terme, religieux et photographique -, affleurant à la surface de la réalité, comme une véronique ou un suaire, comme un noyé entre deux eaux. Et dans cette trame graineuse apparaissent parfois des signes d’une modernité belliqueuse, masques à gaz, combinaisons NRBC ou uniformes inquiétants. Ces images sont évanescentes, à la lisière de l’effacement, et Penso, d’année en année, les rend plus invisibles encore, efface à demi leurs traits, les recouvre de craquelures, de bulles, les masque sous du plexiglas, les teinte d’un bleu fantomatique. Toutes ces décrépitudes de l’image, toutes ces perturbations de la représentation, ne sont que des tentatives de retrouver la mémoire, non point la mémoire historienne, exacte et pointilleuse, mais le souvenir, la perception incertaine de lieux à peine aperçus, de moments à peine vécus, d’êtres à peine connus. Ainsi, les images de la zone industrielle de Marghera, de ses usines désaffectées, de sa gare à l’abandon, ont une texture qui semble elle-même délabrée : c’est le support même qui, mieux que l’image, traduit la décrépitude, ce sont ces incertitudes mêmes de la représentation qui activent la réminiscence visuelle, mais aussi tactile, haptique, voire olfactive.

Et c’est là que la dimension scientifique du travail de Michelangelo Penso apparaît, deuxième pilier de son œuvre, qui s’enlace autour du premier d’une manière quasi magique. La fusion de l’art et de la technique, quelque peu délaissée depuis l’antiquité pour cause de rationalisme, peut se réactiver aujourd’hui dans une configuration où l’art serait logique et rationnel, où la science serait imaginative et intuitive, où se conjugueraient déterminisme et créativité. Au fil de nombreuses expérimentations, Michelangelo Penso a exploré mathématiques, chimie et biologie, sciences de l’esprit, de l’inerte et du vivant, naviguant entre la beauté abstraite des fractales, la poésie intrinsèque de la matière, et l’essence génétique de la vie même. Il a effleuré la beauté mathématique, tant celle des raisonnements, des démonstrations que celle des formes (comme ces sculptures d’équation que Poincaré conçut et que Man Ray, puis Sugimoto photographièrent). Il s’est fait démiurge pour inventer une nouvelle matière sculpturale, pulvérulente mais dure, blanche puis colorée. Il a exploré les circuits génétiques, l’ADN et les micro-organismes, les mystères de la création de la vie, les profondeurs du non-penso-5.1299490714.jpgvisible. Il a montré ce qui n’a pas encore de forme, ce qui est surréel et méconnaissable, ce qui n’est que perception aux limites du monde connu. Alchimiste, il est un peu sorcier ; expérimentateur, il est plus diabolique et audacieux qu’hypothético-déductif, nous faisant souvenir que le premier sens du mot ‘expériment’ en français est sortilège, enchantement , et c’est en effet en sorcier qu’il travaille, qu’il expérimente, qu’il tente de maîtriser la matière.

penso-3.1299490610.jpgMais, chez Michelangelo Penso, le travail d’inspiration scientifique n’est jamais froid, distancié, dénué de poésie, et le travail de mémoire ne se déroule jamais sans une coloration scientifique ; les deux courants se mêlent comme les deux branches de l’Amazone, dont, bien des miles après leur confluent, on distingue encore la couleur marron de l’une ou ocre-jaune de l’autre, dominant alternativement. C’est ainsi que les feuilles déreliées de l’atlas de son grand-père étaient couvertes de dessins biologiques, c’est ainsi que ses dernières œuvres, les Orbites, sculptures faites de sangles industrielles récupérées à Marghera, sont comme le point d’orgue de cette démarche, formes pures et évocatrices, fusion de couleurs dans une esthétique nouvelle.

Ce texte a été écrit pour le catalogue (en italien et en anglais) de l’exposition “circuito genetico RSBP” de Michelangelo Penso au Palazzo Fortuny à Venise (jusqu’au 8 mai), exposition sur laquelle je reviendrai dans quelques jours. 

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15 février 2011

jcl1.1297564162.jpgAprès la sculpture britannique moderne vue par la Royal Academy, l’art britannique contemporain vu par Saatchi (jusqu’au 17 avril). La première édition n’avait pas été enthousiasmante, la seconde ne l’est guère plus, en tout cas pour ce qui concerne la peinture (les 2/3 des 150 oeuvres présentées par 60 artistes). La peinture montrée ici est, dans l’ensemble d’une banalité affligeante. Mais il y a de belles découvertes; la première salle contient trois sculptures ‘corporelles’ de Juliana Cerqueira Leite tout à fait remarquables, car elles traduisent la lutte et l’empreinte du corps de l’artiste contre et dans la matière. Elle s’introduit dans une masse d’argile contenue dans une boîte et s’y fraie un chemin avec jcl2.1297564176.jpgson corps. Descendant dans ‘Down’, se suspendant comme dans une paroi, creusant et tournant sur elle-même, elle laisse dans l’argile l’empreinte de ses pieds, de ses genoux, de ses seins ou de ses fesses, on ne sait trop; le moulage de la cavité ainsi creusée, en plâtre blanc, est suspendu au plafond. Au contraire, elle grimpe dans ‘Up’, dans cette masse d’argile au dessus d’elle, elle s’y creuse une tanière au plus près de son corps avec les doigts, poussant l’argile vers le bas, laissant des traces de coulures verticales; le moulage en plâtre noir est posé au sol. Ce sont des sculptures d’une physicalité totale, des empreintes au plus près du corps, mais ne révélant guère les formes du corps nu de l’artiste, sinon, ici ou là, fugitivement, une extrémité jcl3.1297564188.jpgreconnaissable, un orteil, un doigt. Autre différence avec les moulages XIXème où l’immobilité devait être absolue (voir la craquelure de la Présidente Sabatier ayant légèrement bougé), c’est le mouvement qui est transcrit ici, mouvement de reptation, d’enfouissement, quasi animal, mais qui doit aussi induire un certain20100916105418_juliana_cerqueira_up_b1.1297565646.jpg sentiment de panique (ou une certaine ivresse, à la Houdini). Ces chrysalides abandonnées, ces traces minérales d’un corps qui les a façonnées et habitées, mais n’est plus, ces transpositions à l’échelle du corps d’un masque funéraire qui aurait été fait pendant l’agonie, traduisant les ultimes convulsions, sont aussi des formes très sexuelles, pénis en soutane noire dressé vers le ciel, vagin blanc suspendu au plafond comme un soliflore, et le corps du spectateur ne peut que s’y confronter malaisément. Il est symptomatqiue que, dans la galerie biographique des artistes, Juliana soit la seule à ne pas présenter son visage (fort beau, que vous verrez ici, dans la vidéo http://www.dontpaniconline.com/magazine/arts/newspeak-ii-juliana-cerqueira-leite), mais seulement son dos nu tatoué et sa nuque s’enfonçant dans la glaise, artiste au travail au milieu des  artistes posants, artiste nue au milieu des artistes vêtus, artiste à la face dissimulée au milieu des visages contents d’eux-mêmes de ses confrères (et consoeurs).

20100823025253_juliana_cerqueira_oh11.1297564332.jpgLa troisième sculpture de Juliana Cerqueira Leite est aussi une exploration de l’espace avec son corps, une tentative d’occuper, là, l’espace le plus grand possible sans bouger : à l’intérieur d’un cube d’argile, l’artiste dégage son espace vital, aussi loin que ses membres peuvent se déployer, aussi loin qu’elle peut toucher. Elle obtient ainsi un volume plus ou moins sphérique, dont ‘Oh’ est l’empreinte en latex. Autant les deux autres pièces étaient des soumissions à la contrainte, des tentatives de survie, autant celle-ci est au contraire la manifestation d’une volonté délibérée d’occuper l’espace le plus grand possible.  Cette physicalité, si présente dans la performance, se traduit plus rarement par des oeuvres sculpturales, et j’ai trouvé ce travail tout à fait passionnant; du coup, je regrette de n’être pas allé voir le festival Physical Centre, dont Juliana Cerqueira Leite est une des organisatrices (les Londoniens peuvent y aller jusqu’au 24 février).

idriss-khan.1297622337.jpgAprès ce choc initial, le reste paraissait un peu fade : les superpositions de photograohies des Becher par Idriss Khan sont ingénieuses, un travail d’historien d’art créatif, comme une recherche a posteriori selon les techniques d’identification d’Ivan Lermolieff appliquées à l’architecture industrielle, dégageant les éléments essentiels d’une composition par comparaison et superposition, révélant l’essence même d’une photographie type des Becher (ont-ils donné leur accord ? j’en doute, ils pourraient voir cela comme une dénaturation de la pureté de leur travail). (de gauche à droite : Every B&H Becher Prison Type Gasholders; Every B&H Becher Spherical Type Gasholders: Every B&H Becher Gable Sided Houses)

systems-house.1297622283.jpgSystem House (a.k.a. Martin Fletcher) a disposé cette structure-miroir en hauteur, comme un poste de surveillance de la salle, comme un panel solaire dont les visiteurs founiraient l’énergie, ou comme une batterie prête à nous bombarder de rayons ionisés : espionnage, écologie ou menace ? Ses pièces minimalistes, légères et incongrues, invitent le spectateur à s’y réfléter, un peu inquiet, un peu narcissique.

Je note encore les belles photos sur la mémoire et le temps de l’intense Clarisse d’Arcimoles, remarquée à la Photographer’s gallery, qui poursuit un travail exigeant sur la temporalité, à la frontière entre privé et public, entre pudeur et dévoilement, entre histoire et fiction; la sculpture médiévale de Des Hughes, vue à Frieze et toujours aussi fascinante, tragiquement abandonnée sur son piédestal; et le détournement de la photographie par la broderie de Maurizio Anzeri, intéressant contournement du médium qui, par le bais d’images ordinaires rendues ainsi surréalistes, redonne de l’aura à la reproduction photographique.

tasha-amini.1297622302.jpgPas de peintres, chroniqueur biaisé et désenchanté ? Si, une seule, Tasha Amini dont cinq petits tableaux hyperréalistes jouent avec la chevelure, son mystère et son érotisme : les formes qu’elle dessine s’effacent et se diluent, elles invitent à une intimité discrète, à une proximité de l’essence même de la beauté, tout en s’ancrant dans une filiation qui va de Duchamp aux Futuristes et aux surréalistes, voire à Picasso (tous tableaux : Untitled, de 2006 à 2009) : une féminité fragile, discrète mais affirmée, qui me plaît beaucoup, “entre optimisme et désespoir”. Tant d’autres peintres ici ne produisent que des banalités, des copies, des plagiats, que c’en est revigorant de voir une jeune peintre traçant sa voie avec intelligence, sensibilité et autonomie.

20100506035809_installationview12.1297631281.jpg 

Enfin, l’autre ‘masterpiece’ de l’exposition, faite pour être spectaculaire (un peu trop), est un mur entier de niches funéraires péruviennes reconstruit par Ximena Garrido-Lecca. Après le monument 20100428094514_detail11.1297631302.jpgfunéraire austère et héroïque de Susan Hiller, on est confronté ici à un rapport à la mort plus proche, plus tendre, moins clinique et historique; les tombes s’ornent de fleurs, de cigarettes et de petites bouteilles d’alcool, les inscriptions sont plus intimes, les portraits plus avenants. La fusion des cultures indigènes et du catholicisme importé se voit à chaque niche, syncrétisme colonial encore difficile à assumer aujourd’hui. L’importance même de l’installation, la recherche vaine de la bonne distance, vue d’ensemble ou nez collé sur les détails plus ou moins inaccessibles en hauteur, créent aussi une tension dynamique, une frustration du spectateur, qui, après tous ces tableaux rassurants, évidents, dont l’exposition est peuplée, se sent non point mortifère, mais rasséréné et presque réjoui par la beauté et la force de cette installation. 

jg.1297633407.jpg 

Enfin, à l’étage supérieur de la galerie Saatchi, la maison de ventes aux enchères Phillips de Pury présente de grandes installations d’artistes chiliens (jusqu’au 21 février), en particulier ‘The duel’ de Josefina Guilisasti, mur entier de 180 petites natures mortes représentant des objets domestiques en porcelaine, dont l’accumulation contredit l’initimité, dont la masse publique s’oppose au caractère lm.1297633423.jpgprivé décoratif, dont la sérialité moderniste se confronte à l’ancrage dans la tradition classique; et aussi ‘the Missing Willow’ de Livia Marin, tout un mur d’assiettes en porcelaine, copies anglaises de motifs chinois, d’où le saule a été effacé : coupure, transformation, ablation coloniale, négation des pleurs du saule, c’est une pièce d’aspect débonnaire, mais en fait très dure, très politique aussi à mes yeux. Étrangement, j’ai pensé aux photos de lynchage de Mathieu Abonnenc, aux corps effacés des victimes, à ce gommage de l’histoire.

Le British Art Show ouvre demain à la Hayward Gallery, je n’irai pas. Sera-ce si différent ?

Photos 1, 2 & 3 (Juliana Cerqueira Leite), Idriss Khan, Systems House, Tasha Amini, Josefina Guilisasti et Livia Marin de l’auteur. Photo 4 (Julia Cerqueira Leite) et photos Ximena Garrido-Lecca provenant du site de Saatchi. Toutes photos ©les artistes.

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