C’est un jour de semaine, un peu après midi, une conversation de café. Larbi* et Nouredine sont assis sur les sièges en skaï marron du Tabac de la gare. Au dehors, le ciel est blanc et la bande son de Goussainville tourne en boucle : toute les deux minutes environ, un avion en approche ou au décollage de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle.
Nouredine avise l’appareil photo posé sur notre table. Nous lui expliquons ce blog dédié au lycée de Goussainville. Lui et Larbi étaient élèves de BEP à « Romain Rolland » en 1996 ou 1997, peut-être en 1998. Les pires années du lycée d’après les professeurs qui y enseignaient déjà à l’époque. Puis, Larbi y a été surveillant en 2005. Pour lui, c’est sûr, « Romain Rolland » n’était déjà plus le même que celui qu’il avait connu. Malgré les blocus qui virent à l’émeute et les grèves qui font toujours sa réputation. À l’époque, Larbi et Nouredine habitaient une cité de Goussainville. Ils n’ont pas quitté le quartier. À 29 et 30 ans, l’un travaille comme intérimaire, il est cariste le plus souvent, l’autre est employé de mairie. Ils ne gardent pas un bon souvenir du lycée. Ils savent exactement pourquoi.
Zoé : Comment était l’ambiance à l’époque, au lycée Romain Rolland ?
Nouredine : Avant c’était chaud et maintenant ça s’est grave calmé.
Quand on est entrés au lycée, au début, tout se passait bien. Après il y a eu des engueulades avec les villes d’à côté. Ceux qui n’avaient pas de lycée dans leur ville, ils venaient au lycée ici et ça a fait des conflits. En fait, ça commençait à l’intérieur du lycée et ça se finissait dehors, jusqu’à la gare.
Larbi : Après, c’était ville contre ville.
Nouredine : Ça partait d’un petit conflit entre deux jeunes au lycée, à cause d’une fille, d’une casquette, d’une cigarette: « Tu m’as pas donné une cigarette alors que t’avais un paquet ». Ça partait d’une bagarre, il y en avait un qui avait vraiment bien défoncé l’autre, l’autre n’était pas content, il revenait avec trois autres mecs pour le défoncer et c’était l’engrenage…
Larbi : Et après ça continuait le week-end sur Paris, ou dans le train.
Nouredine : Quand on allait sur Paris le week-end, il fallait que le wagon du train soit rempli avec notre bande, pour qu’on soit en force. Il y avait des jeunes qui prenaient le train tout seuls, les pauvres, s’ils avaient une chaîne ou une casquette ils devaient tout cacher quand ils arrivaient à la station Garges Sarcelles, sinon ils se faisaient dépouiller par dix mecs.
Z : Aujourd’hui c’est toujours comme ça ?
N : Non c’est plus comme avant.
L : Nous on ne vit plus ça, parce qu’on a passé l’âge…
N : Avant on n’avait rien. Maintenant les jeunes ils ont tout.
Quand les jeunes arrivaient à l’école, ils n’avaient pas de trousse, pas de cahier dans leur cartable, il venaient avec des bombes lacrymogènes, des extincteurs, des bâtons… Il y en a un qui est venu avec une hache. C’était écrit dans Le Parisien. Nous on l’a vu, on l’a vécu. Aujourd’hui les jeunes ils ont tout ce qu’ils veulent, c’est pas comme avant.
Z: Et ça expliquerait que les jeunes d’aujourd’hui sont plus calmes ?
N : Avant quand on sortait de chez nous, on était en pétard. Maintenant les jeunes ils ont le sourire et c’est tant mieux. Nous on n’avait rien. Même notre crayon il était contre nous, il ne voulait plus écrire ! Maintenant les jeunes ont le téléphone, Internet… Quand ils rentrent chez eux, ils ont la console. Ils ne trainent plus dehors.
L : Avant, il y avait moins de suivi de la part des parents.
N : Oui mais maintenant aussi les parents sont plus cool, ils ne tapent pas leurs enfants, ils se sentent surveillés par les voisins, par exemple, qui peuvent porter plainte. Nous, on se mangeait des tartes.
L : Mais en fait tout part du collège et de l’orientation. Quand t’étais au collège et qu’on t’orientait vers un BEP alors que tu pouvais aller en seconde, déjà dans ta tête tu te disais : « il y a un problème ». Quand on te met avec des cas soc’, tu deviens un cas soc’.
N : Très bien parlé. Quand on arrive dans une classe où on est douze perturbateurs, on se connaît tous, on habite dans le même bâtiment, on se retrouve dans la même classe, on est obligé de discuter ensemble. Quand on allait faire un match de foot on était dix, on allait en classe on était les même dix. On n’avait pas de filles dans notre classe.
On peut tous aller en seconde générale. Mais on dirait que c’est écrit sur notre tête : « Toi tu seras chaudronnier », « toi tu seras outilleur »
Z: C’est donc l’orientation qui vous a posé problème ?
L : Oui, c’est la base. C’est vrai que je n’étais pas un excellent élève, mais je pouvais aller en seconde. J’ai eu mon brevet des collèges. Enfin il me manquait juste 40 points. Mais je l’ai eu en maths. J’avais le niveau pour aller en « général ». On m’a mis en BEP vente. C’était mon dernier choix. J’avais d’abord choisi « électrotechnique ». On m’a mis en « vente » et j’ai arrêté l’école vite fait.
J’ai quand même failli avoir le BEP alors que j’allais jamais en cours. Je l’ai loupé de 0,16 points. Comment c’est possible cette note ? A 0,84 point près je l’avais… C’est le système qui est bizarre. Je suis sûr que c’est parce que j’allais jamais en cours qu’ils m’ont pas donné le BEP.
N : Moi j’ai le niveau BEP, mais j’ai arrêté avant. De toutes façons, par exemple, mon frère il a le BEP métallurgie, il ne travaille pas avec. Le diplôme c’est juste une feuille de papier.
Quand on est au collège, en troisième, on veut aller au lycée. Ils nous auraient orientés n’importe où, on y aurait été, juste pour quitter le collège. Si on voulait faire « électrotechnique », par exemple, les profs nous répondaient : « Jamais de la vie, c’est pas pour toi, t’as pas la moyenne, t’y arriveras jamais ! » Ils ne cherchaient pas à comprendre.
Les profs quand ils viennent dans les quartiers, ils prennent leur salaire et c’est tout. Je reconnais aussi qu’il y a des élèves difficiles, des classes où le prof dit une fois « Taisez vous », une deuxième fois, une troisième…
Z: Les profs ont la vie dure !
L : Oui mais ils se compliquent la vie. Pour gérer un petit jeune qui ne veut pas comprendre, c’est simple : t’appelles ses parents. Le petit jeune cogite, il a peur. On ne lui fait pas de cadeau à la maison.
Nous on n’était pas suivis ! On allait en cours quand on voulait et on faisait ce qu’on voulait. C’était comme ça. Et puis si on bavardait en cour le prof disait : « Va faire un tour dehors », on n’était pas inscrits comme absents, on n’avait pas de rapport, rien…
N : Il y avait aussi des grands qui n’était pas du lycée et qui trainaient dans la cour.
L : Comment tu peux expliquer que dans une certaine matière tu écoutes bien, tu es là, et dans d’autres cours tu fais un peu n’importe quoi, tu discutes ?
Z: Vous pensez que c’est un problème lié aux professeurs?
N : Vous savez, à Goussainville il y a des profs qui sont là depuis plus de vingt ans et ceux-là ont toujours été respectés par les jeunes, par tout le monde. Pourquoi ? Parce que ces profs connaissent ta famille. Si par exemple mon petit frère arrive du collège et qu’un prof lui dit : « Ah j’ai eu ton grand frère en classe », mon petit frère va suivre son cours gentiment parce que il se dit que si il fait une connerie on peut appeler son grand frère. Quand des nouveaux profs arrivent, les jeunes les testent.
L : C’est comme les surveillants. Ils jouent un grand rôle. Il faut prendre des surveillants qui sont de la même ville et qui sont une génération au dessus de ceux qui sont au lycée. Parce que les surveillants connaissent la famille. Quand tu es surveillant, l’élève c’est comme ton petit frère, il ne peut rien faire devant toi.
N : Dans les quartiers c’est comme une grande famille, tout le monde se connaît. Même si on ne veut pas se connaître on se connaît.
L : Il y a une surveillance même en dehors du lycée. Quand t’es surveillant et que t’es dehors, les parents ou les frères viennent te voir pour te dire : « Fais gaffe à mon petit frère, ne le laisse pas galérer, quand tu le vois tu l’embrouilles pour qu’il monte en cours ».
Z: Vous pensez que les professeurs devraient serrer la vis, avec des sanctions, comme des exclusions par exemple ?
L : C’est le boulot des profs ! Mais les exclusions ça sert à rien.
N : L’exclusion ça met le petit jeune en pétard parce que il se sent rejeté, il veut se venger du prof.
L : L’exclusion d’une semaine ça veut dire une semaine de vacances pour le petit. Ce qu’il faut c’est les heures de colle, quand il finit à six heures et demie au lieu de quatre heures.
Z: Certains profs disent qu’ils ne sont pas très heureux de faire le métier d’éducateur au lieu de celui de professeur. Vous pensez que les profs devraient être aussi des éducateurs ?
L : Mais ça fait partie de leur métier ! Les jeunes passent autant de temps avec les profs qu’avec leurs parents !
N : Le prof a un grand rôle, il ne fait pas que corriger les copies. C’est pas l’« Education nationale » le truc de l’école ?
L : Il y a l’éducation à la maison, où il y a la tradition, et l’éducation à l’école. Nos parents viennent d’Algérie, du Maroc ou du Sénégal. On n’a pas les traditions françaises à la maison.
N : En plus nos parents Algériens, Maghrébins, Africains, ne comprennent pas bien la langue française, donc quand il y a un rendez-vous au lycée, le père ne comprend pas tout du discours du prof. Le prof utilise des mots que moi même je ne comprends pas. Alors si moi j’ai pas compris, mon père il va encore moins comprendre.
L : Les profs doivent faire le suivi des élèves. Mais quelqu’un qui aime son métier va le faire. Il n’a pas besoin qu’on le lui dise. Que ça prenne du temps ou pas, il le fait.
N : Il y a aussi les Conseillers d’Education…
Z : Aujourd’hui il y en a cinq au lycée de Goussainville
N : Avant c’était pas comme ça.
L : À l’époque il y a eu des CRS dans le lycée, c’était la guerre. Même au collège, il y a eu des émeutes, des cocktails Molotov, des voitures brûlées !
Z : Pour quelles raisons ?
L : C’est le ras le bol. Parce qu’il y en a marre, c’est la galère, il y a rien à faire.
En dehors de la maison et l’école il n’y a rien pour les jeunes.
Il y a ceux qui font du sport et ceux qui ne font pas de sport. Ceux qui ne font pas de sport…
N : Ma parole heureusement qu’il y a le sport au lycée et au collège pour se lâcher les nerfs…
Z : Qu’est ce que vous a apporté le lycée finalement ?
N : Rien du tout. Le seul truc que l’école m’a apporté c’est en primaire : ça m’a appris à lire à écrire, à compter. Ça je le reconnais et je dis merci l’école, merci l’Education nationale pour ça. Mais c’est tout.
En histoire géo, le livre dit que tu descends du singe… Mais ça, on le sait même pas ! Si tu veux toi tu descends du singe, pas moi !
* Les prénoms ont été modifiés
Propos recueillis par Zoé Lamazou
Photo: Marie Augustin