In memoriam Peter BAUER (1915-2002)

In Memoriam PETER BAUER (1915-2002)

La conscience libérale du développement économique

La presse française n'en a fait nulle mention. L'économiste Peter Bauer est mort à Londres le 2 mai dernier, quelques jours seulement avant la grande réunion où, à Washington, il devait recevoir le premier "Grand Prix Milton Friedman pour la promotion de la liberté", décerné par le Cato Institute. Avec lui disparaît l'un des derniers grands économistes libéraux de l'après-guerre.

Membre de la Société du Mont-Pèlerin, Lord Peter Bauer était un spécialiste des économies en développement. Petit bonhomme qui avait conservé l'accent de sa Hongrie d'origine, Lord Bauer a passé sa vie à lutter contre les stéréoptypes plannistes et socialistes qui infestent les théories du développement. La lecture de ses articles et de ses livres est sans doute le meilleure antidote qui existe encore aujourd'hui pour répondre aux critiques portées par des organisations comme ATTAC contre la mondialisation des marchés. Il est vraisemblablement le seul auteur à avoir démontré de manière aussi claire et limpide toutes les hypocrisies et ambitions qui utilisent le thème généreux de l'aide internationale pour satisfaire leurs propres ambitions personnelles. Si vous voulez comprendre comment celle-ci contribue en réalité à appauvrir encore davantage les pauvres, plutôt que de les sortir de leur misère, relisez Peter Bauer.

Nous vous proposons ci-dessous un dossier dans lequel vous trouverez, d'une part, la traduction d'une série d'articles récemment publiés par les réseaux libertariens d'Outre-Atlantique pour évoquer la mémoire de Lord Bauer ; d'autre part, l'accès à la traduction de trois de ses écrits les plus importants (extraits du livre publié en 1982 par les Presses Universitaires de France, dans la collection "Libre Echange" dirigée par Florin Aftalion, sous le titre "Mirage égalitaire et Tiers monde", dans une traduction de Raoul Audoin, le génial traducteur de l'ALEPS à qui nous devons déjà les oeuvres d'Hayek en français, ainsi que tout récemment la parution d'une traduction du livre de l'historien du droit Harold Berman : "Law and Revolution").


La vision libérale de P. T. Bauer

par James Dorn

Article publié sur le site du Cato Institute sous le titre "P.T. Bauer's Market-Liberal vision" le 23 avril 2002. Traduit par François Guillaumat.

Le sujet de cet article, l'économiste Peter Bauer, est le lauréat pour l'année 2002 du Prix Milton Friedman pour la promotion de la Liberté. Aujourd'hui, il n'est pas rare d'entendre dire que le meilleur espoir du monde sous-développé se trouve dans la propriété privée, l'économie de marché, et le règne du droit. Or, naguère, cette proposition-là aurait scandalisé un grand nombre de publics. Peter Bauer est une raison principale de ce changement.

[…] L'oeuvre de Bauer se caractérise par l'observation scrupuleuse de la manière dont les pays passent de l'économie de subsistance à l'économie d'échange, l'application de principes simples en économie, et une robuste compréhension du rôle des variables non matérielles dans la promotion du progrès matériel.

Comme il l'avait noté dans son ouvrage Dissent on Development,

"La réussite économique dépend principalement des capacités et des attitudes des gens et aussi de leurs institutions sociales et politiques. Les différences dans ces déterminants ou facteurs expliquent largement les différences de […] réussite économique et les taux de progrès matériel."

Ce que Peter Bauer avait observé, c'était que les habitants des pays pauvres répondent aux incitations de prix exactement comme ceux des pays riches. Il avait aussi observé que, lorsque les gens ont la liberté de posséder et d'échanger, et lorsque l'Etat se limite à la protection de ces droits-là, ils ont une meilleure chance de parvenir à la prospérité.

Le climat intellectuel de la fin des années 50 n'était guère favorable à la critique par Bauer de la politique étatiste du développement. En 1956, l'économiste suédois Gunnar Myrdal, plus tard lauréat du Prix Nobel, écrivait :

"Les conseillers spéciaux des pays sous-développés qui ont pris le temps et la peine de s'informer du problème… tous recommandent la planification centrale comme condition première du progrès"

Cette conception a bien persisté pendant les années 1960, et ce n'est que récemment qu'elle a été supplantée par une approche un peu plus favorable au marché. C'est seulement après l'effondrement du communisme en Europe de l'Est et en Union Soviétique que la Banque Mondiale avoua, dans son rapport de 1997 sur le développement, que

"Le développement sous la conduite de l'Etat mettait l'accent sur les défaillance du marché et attribuait le premier rôle à l'Etat pour les corriger. Mais les présupposés institutionnels implicites dans cette conception du monde étaient, somme nous nous en rendons tous compte aujourd'hui, trop simplistes".

Peter Bauer avait compris, lui, comme il l'écrivait dans son ouvrage Reality and Rhetoric, que

"les critiques qui proposent de remplacer le système du marché par des décisions politiques refusent le plus souvent d'aborder des questions cruciales comme la concentration du pouvoir entre les mains des politiques, les conséquences des interdictions de choisir, les objectifs personnels des hommes politiques et des fonctionnaires, ou la qualité et l'ampleur de l'information dans une société, avec la manière de la transmettre."

En observant la réalité économique et en adhérant à la logique du système de prix, Peter Bauer avait réfuté les propositions centrales de l'économie orthodoxe du développement, dont la plus centrale était celle d'un "cercle vicieux de la pauvreté". On affirmait que si les pays pauvres étaient pauvres, c'était parce que les gens avaient de bas revenus et ne pouvaient pas engendrer suffisamment d'épargne pour permettre l'accumulation du capital, l'une des conditions nécessaires du développement économique, comme l'expliquaient les modèles de développement à la mode.

Peter Bauer, lui, avait observé qu'un grand nombre de gens, qu'un grand nombre de pays étaient passés de la pauvreté à la prospérité et qu'un investissement massif de capital n'était pas nécessaire ni suffisant pour le progrès matériel. Son étude des petites propriétés dans la production de caoutchouc en Malaisie, son observation de l'importance des petits intermédiaires en Afrique de l'Ouest l'avaient convaincu que la réalité du développement était différente de la rhétorique de ses experts.

Un corollaire du "cercle vicieux de la pauvreté" était que les pays pauvres ne pouvaient pas devenir riches sans aide des pays développés. Or, les pays qui sont devenus riches n'avaient eu aucun accès à une aide internationale quelconque, alors que ceux qui ont reçu une aide internationale substantielle sont pour la plupart toujours pauvres, comme c'est le cas en Afrique. Ce qui permettait à Peter Bauer d'affirmer que l'aide en question avait bien plus de chances de perpétuer la pauvreté que de la soulager. Et l'histoire lui a donné raison.

Peter Bauer s'opposait avec autant de force à l'idée, largement répandue, suivant laquelle la croissance de la population était un obstacle au développement. Dans son étude : "Population Growth : Disaster or Blessing ?" il écrivait :

"La réussite et le progrès économiques dépendent de la conduite des gens, pas de leurs effectifs."

A la différence de tant d'experts du développement qui voulaient se servir de l'Etat pour "aider les pauvres", Bauer pensait que les pauvres, par leurs efforts, étaient tout à fait capables de se sortir eux-mêmes de la pauvreté, si seulement les hommes de l'Etat voulaient bien faire respecter leur liberté, économique aussi bien que personnelle. Lorsque les gens sont libres de choisir et d'assumer la responsabilité de leurs choix comme c'est le cas dans un système de propriété privée où les marchés sont libres, ils seront plus à même d'améliorer leur sort et de s'occuper de leur famille - tout en ayant davantage de raisons pour le faire - que lorsqu'ils dépendent principalement de l'Etat.

Peter Bauer était l'un des premiers économistes qui avait clairement vu que les politiques étatistes de développement et la recherche de la "justice sociale" allaient politiser la vie économique, compromettre la liberté personnelle et ne réussiraient pas à long terme à assurer la prospérité à une majorité des gens. Il faisait aussi valoir que c'étaient les pays qui avaient le moins de rapports commerciaux avec l'Occident qui étaient les moins développés. C'est ainsi qu'il reconnaissait les avantages dynamiques du libre échange. Dans son ouvrage le plus récent From Subsistence to Exchange and Other Essays, il écrivait :

"Les contacts que l'on fait à l'occasion de l'échange, en fréquentant les commerçants, sont les premiers vecteurs de la nouveauté en matière d'idées, de modes de vie et de méthodes de production. Les contacts commerciaux avec l'extérieur sont souvent ce qui donne l'idée d'un changement possible, y compris le progrès matériel."

Assurément, l'expérience des Japonais, des Coréens du Sud, de Taïwan, de la Chine et de Hong Kong corroborent cette observation.

L'accent que Bauer mettait sur le mérite personnel, sur le caractère, la culture, les Droits de propriété et les marchés, et sa méfiance envers l'Etat, l'aide internationale, et l'Etat-providence le placent carrément dans la tradition libérale classique. L'oeuvre de sa vie, il l'a faite au sein de l'économie politique au sens large, non dans les limites techniques étroites de l'"économie du développement" contemporain ou l'espace encore plus restreint de la modélisation économique formelle.

La vive compréhension que Bauer avait de la manière dont individus et nations s'enrichissent lui venait de l'expérience pratique combinée avec la bonne vieille théorie économique et une profonde connaissance de l'histoire. Son oeuvre a soutenu le test du temps. Et c'est pourquoi on le reconnaît aujourd'hui comme un héros de la révolution en économie du développement.

Cet article est paru pour la première fois dans Ideas on Liberty d'octobre 2000.


Peter Bauer, l'économiste qui dérangeait par Lord Harris of High Cross

Article publié sur le site de FT.com sous le titre : "Peter Bauer, powerful economic analyst with controversial views" le 6 mai 2002. Traduit par François Guillaumat.

Peter Bauer, qui vient de mourir à l'âge de 86 ans, alors que dans quelques jours il devait recevoir un prix de 500 000 dollars en reconnaissance pour ses exploits, avait provoqué la controverse parmi les économistes d'après-guerre comme le premier critique de l'aide internationale aux pays pauvres. . En 1983, lorsqu'il avait pris sa retraite après 23 ans comme Professeur à la London School of Economics, son entreprise intellectuelle contre l'"aide", qu'il en était venu à stigmatiser sous le terme plus précis de "transferts d'Etat à Etat", semblait voir eu peu d'impact sur les politiques occidentales.

Pourtant, une décennie - et de nombreux millions de dollars plus tard, sa position courageuse était largement reconnue. Aujourd'hui, même dans les plus riches des agences internationales, il en resterait peu pour défendre la religion de l'aide internationale comme panacée au retard économique.

Lord Bauer aurait dû s'envoler pour Washington cette semaine pour recevoir le premier des Prix Milton Friedman du Cato Institute. Le prix, qui ira désormais à sa succession, donnait une sorte de mesure du progrès qu'avaient accompli ses idées après tant d'années de traversée du désert. Cependant, on l'avait toujours associé à une analyse économique méticuleuse des marchés, des populations, des immigrations et autres aspects du développement économique.

Le non-conformisme de Peter Thomas Bauer pourrait devoir quelque chose à ses origines hongroises. Son père, bookmaker qui avait réussi dans ses affaires, avait reçu d'un client le conseil, pour donner un bon départ dans la vie à son travailleur de fils, de lui faire décrocher un diplôme dans une université britannique. Alors qu'il avait commencé des études de droit à Budapest, le jeune Bauer partit pour Cambridge. Sans recommandations ni relations, il appela aux heures prescrites les directeurs de l'enseignement de six Colleges, et reçut l'acceptation provisoire de cinq d'entre eux, y compris Gonville and Caius College, où il s'inscrivit donc en première année quelque temps plus tard. Alors qu'"il n'avait jamais lu un livre d'économie ni d'histoire économique" à son arrivée à Cambridge, il reçut son diplôme trois ans plus tard avec les félicitations en économie.

Après son diplôme en 1937, Bauer était rentré en Hongrie pour terminer ses études de droit et accomplir ses obligations militaires vis-à-vis de l'armée hongroise. Cependant, avant la guerre, il décida de s'installer en Angleterre et en 1939 entra chez Guthrie & C°, commerçant et cultivateur d'hévéas en Extrême orient, retournant à Cambridge les week-ends pour conseiller les étudiants de son ancien College. Sa carrière universitaire de 40 ans commença en 1943 à l'Université de Londres où il étudia l'industrie du caoutchouc en Malaisie, et devint professeur d'économie agricole en 1947. En 1948 il déménagea de nouveau à Cambridge en tant que maître assistant en économie puis en 1956 titulaire de la chaire Smuts sur l'histoire du Commonwealth.

Son premier ouvrage, The Rubber Industry, publié en 1948, était fondé sur plus de quatre années de recherche, partiellement faites en Malaisie, pour sa thèse d'habilitation. Depuis lors, il ne cesserait de tirer d'abondantes leçons du fait que les paysans propriétaires, qui passaient leur vie à planter et à entretenir des plants d'hévéas pour récolter six ans plus tard, étaient capables de voir à plus long terme que des hommes politiques fixés sur la prochaine élection partielle.

Cinq années de recherches supplémentaires conduisirent à la publication de West African Trade en 1954. Ses visites au Nigéria et à la Côte de l'Or, aujourd'hui le Ghana, lui permirent de développer ses dons d'observation fine, éclairant le rôle des commerçants dans le financement et le développement de vastes plantations de cacao, arachide, coton et de kola sur des exploitations fondées, possédées et gérées par des Africains.

Cette expérience lui donna suffisamment d'assurance pour contester l'orthodoxie largement acceptée comme quoi le développement économique nécessitait que l'Etat joue un rôle prédominant, appuyé sur une "aide" officielle. En lieu et place de cette "aide" corruptrice, il développa l'idée, alors hérétique, que c'était l'ouverture des marchés qui était essentielle au développement.

Dès les années 1960 et 70, Peter Bauer était apparu comme une voix presque solitaire qui prédisait la ruine assurée pour les grands espoirs que les gouvernements occidentaux et les organismes internationaux avaient placés dans l'"aide au développement" comme remède à la pauvreté. Une fois lancé, il adorait choquer ses auditeurs en déclarant que, de même que les "ressources naturelles" n'étaient pas essentielles au progrès économique d'un pays, les investissements étrangers ne l'étaient pas non plus, ni même une population importante. En fait, la seule condition était que les individus soient libres, et assurés de leur personne et de leur propriété.

Elevé à la Chambre des Lords par Margaret Thatcher en 1982, il consacra son discours de réception à dénoncer les ravages et la dépendance causées par l'Etat-providence créé après la guerre en Grande-Bretagne. Lui succédait immédiatement son compatriote de Hongrie Lord Kaldor, qui avait acquis la réputation d'un étatiste incurable et qui eut bien de la peine à s'acquitter du rôle traditionnel qui lui était échu, de féliciter le nouveau venu et d'exprimer l'espoir que la Chambre l'entendrait souvent parler à l'avenir.

De la vie à la Chambre des Lords, il disait avec quelque raison : "Le petit nombre de ceux qui m'écoutent me prennent soit pour un fou inoffensif soit pour un fou dangereux". Il conclut avec tristesse que le niveau des débats était "plutôt décevant, étant donné la présence de tant de gens de qualité et notre certitude de conserver notre place, qui aurait dû suffire pour que notre pensée et notre verbe soient indépendants".

C'est là que nous pouvons voir le défaut de sa personnalité, qui décourageait la formation de l'Ecole bauerienne de la pensée économique que sa puissante analyse aurait pu justifier. Quoique n'étant pas sans admiratrices du côté du beau sexe, il ne s'était jamais marié et affichait les forces intellectuelles en même temps que les faiblesses mondaines du Professeur à l'ancienne qui préfère sa tour d'ivoire même à la buvette de la Chambre des Lords.


Peter Bauer (1915-2002)

par Thomas Sowell

Article publié sur le site de Townhall.com sous le titre : "Peter Bauer (1915-2002)" le 10 mai 2002. Traduit par François Guillaumat.

La mort de Peter Bauer ne peut pas passer inaperçue. Il était l'une de ces personnes envers qui nous avons une grande dette de reconnaissance, que nous en ayons conscience ou non. Il s'entêtait à parler bon sens, même à l'époque où l'insanité la plus dangereuse était au sommet de sa popularité.

Au cours des deux dernières décennies de sa carrière il était Lord Peter Bauer, grâce à Margaret Thatcher, Premier ministre britannique. Pendant la plus grande partie de sa carrière, cependant, il était le Professeur Peter Bauer de la London School of Economics. Sa spécialité était la théorie économique des pays sous-développés.

L'orthodoxie alors dominante en économie du développement était que les pays du Tiers monde étaient prisonniers d'un cercle vicieux de la pauvreté qu'on ne pourrait briser qu'à coups d'une aide massive des pays industriels plus prospères. Cette doctrine traduisait une conception plus générale de la gauche pour qui le monde se divisait en trois catégories : les salauds sans coeur, les pauvres naturellement incapables et les gens merveilleux de la gauche, qui allaient sauver les pauvres en jouant les Bonnes Fées avec l'argent des contribuables.

Peter Bauer n'avait jamais gobé une seule ligne de cette fable. Il avait trop de respect pour les gens du Tiers monde, où il avait vécu pendant des années, pour y voir des "incapables". "Avant 1886," faisait-il remarquer, "il n'y avait pas un seul plant de cacao en Afrique Occidentale Britannique. Dès les années 1930, il y avait là-bas des millions d'hectares de cacao, toutes possédées et gérées par des Africains." Il rejetait la "condescendance envers les gens ordinaires" du Tiers monde et la "stigmatisation des groupes comme incapables de s'en tirer."

D'après le Professeur Bauer et en dépit d'économistes du développement comme Gunnar Myrdal qui prétendait qu'ils avaient besoin qu'on leur impose une planification centrale d'Etat pour avancer, les gens du Tiers monde étaient tout aussi capables de répondre aux incitations d'une économie de marché que n'importe qui d'autre. L'hostilité au marché des économistes du développement et le "mépris des gens ordinaires" n'étaient pour Bauer que "les deux faces d'une même pièce de monnaie".

Si la pauvreté était un piège dont on ne pouvait pas s'échapper, déclarait Bauer, nous vivrions tous encore à l'Age de pierre, puisque tous les pays ont un jour été aussi pauvres que le sont aujourd'hui ceux du Tiers monde.

Peter Bauer tenait qu'il était arbitraire et intéressé d'appeler aide au développement les transferts internationaux d'argent aux Etats du Tiers monde. S'agissait-il d'une aide ou d'une entrave, c'était à l'expérience de l'établir. Il arrivait que cela ne soit finalement qu'un simple "transfert des pauvres des pays riches vers les riches des pays pauvres".

De même, Bauer rejetait la "surpopulation" comme cause de la pauvreté du Tiers monde, alors même qu'il s'agissait d'un des dogmes-clés de l'"économie du développement". Comme tant d'autres choses qui s'inspiraient de la vision du monde socialiste-gauchiste, les théories de la "surpopulation" étaient des rationalisations pour décider de la vie des autres.

Peter Bauer faisait remarquer que bien des pays du Tiers monde étaient beaucoup moins densément peuplés que des pays industriels prospères comme le Japon, qui avait 10 fois la densité de population de l'Afrique sub-saharienne. En outre, certains pays du Tiers monde avaient uns abondance de terres fertiles, en grande partie inutilisées, et souvent avaient en plus des ressources naturelles de valeur, ce que le Japon n'avait pas.

La recherche ultérieure de Hernando de Soto, publiée dans son ouvrage "The Mystery of Capital" a fourni encore davantage de preuves de la thèse de Peter Bauer suivant laquelle les gens du Tiers monde étaient capables de créer de la richesse, même si leurs gouvernements suivaient des politiques économiquement destructrices qui les empêchaient de progresser.

Pendant des décennies, Peter Bauer est demeuré pratiquement seul à s'opposer aux dogmes officiels des économistes du développement. En retour, ils l'écartaient comme une sorte de marginal. Cependant, avec le passage du temps et la répétition des échecs catastrophiques engendrés par les politiques et les programmes fondées sur les théories officielles, l'orthodoxie a commencé à céder du terrain pour finalement s'effondrer.

A la fin de sa vie, c'était Peter Bauer qui représentait le courant dominant - non parce qu'il aurait changé, mais parce que l'opinion s'était rapprochée de l'endroit où lui s'était toujours trouvé. C'est une note amère, pour ceux qui attribuent les prix Nobel, que Gunnar Myrdal en a reçu un et pas Peter Bauer. Et pourtant, la veille de sa mort, Lord Bauer s'était vu attribuer le Prix Milton Friedman d'un demi-million de dollars, pour son oeuvre.

La carrière de Peter Bauer doit être une inspiration pour tous ceux qui, avec leurs faibles moyens, se battent contre les orthodoxies dominantes.


Un économiste du développement qui avait vu un autre chemin National Center for Policy Analysis

Article publié sur le site du NCPA sous le titre

"Economist Saw A Different Path for Development" le 8 mai 2002.

Traduit par François Guillaumat.

L'économiste du développement Peter Bauer est mort le 2 mai [2002], peu de temps après l'annonce qu'il avait été le premier à recevoir les 50 000 dollars du Prix Milton Friedman pour la promotion de la Liberté. Il avait réalisé ses travaux les plus importants dans l'immédiat après-guerre, où le climat intellectuel ne jurait que par la planification étatique. En Europe, pratiquement tous les pays adoptaient des politiques économiques fortement centralisées, y compris une nationalisation massive des activités productives. Nombre d'entre eux, dont la France et la Grande-Bretagne, exportaient ces idées-là vers leurs colonies, où elles persistèrent après les indépendances. La crainte du communisme amena les pays occidentaux à entreprendre d'immenses programmes d'aide internationale. Cette aide était disponible pour les projets qui avaient la faveur des "économistes du développement" et on la refusait aux pays qui s'obstinaient à prendre leurs propres décisions. - ce qui cimentait la planification étatique comme approche dominante du développement.

Bauer avait étudié la production du caoutchouc en Malaisie et le commerce international en Afrique occidentale. Sa recherche sur le terrain, très détaillée, l'avait amené à heurter de front les théories de l'économie du développement

En Malaisie, Bauer avait vu des paysans pauvres et sans éducation construire un vaste secteur de production du caoutchouc. En Afrique occidentale, il en avait du d'autres cultiver des millions d'hectares pour faire pousser du cacao et autres denrées. Mais on n'en disait pas moins aux Pays Moins Avancés (PMA) de contrôler étroitement le commerce international, - alors que la liberté des échanges avait été la pierre angulaire du développement de l'Europe, et on décourageait l'afflux de capitaux privés en faveur de l'aide internationale.

Bauer voyait les contrôles de prix, le fiscalisme et les réglementations publiques étouffer la vie des activités locales, tandis que l'aide entretenait les "éléphants blancs", qui devenaient des puits sans fond pour le peu de capital qui était disponible. Bauer affirmait que la seule chose qu'il y eût à faire était de laisser le marché, et non les hommes de l'Etat, diriger le développement. Le fait que la plupart des PMA sont aujourd'hui plus pauvres qu'ils ne l'étaient au moment des indépendances est une preuve que le "consensus" planiste d'après guerre était affreusement dans l'erreur.

Source : Bruce Bartlett, senior fellow, National Center for Policy Analysis, 8 mai2002.

Bruce Bartlett a lui-même écrit un hommage à Peter Bauer sur le site du NCPA.

Le NCPA affiche aussi plusieurs autres textes sur l'"aide au développement".


Un dissident du développement par Paul Craig Roberts

Article publié sur le site de Townhall.com sous le titre

"A Dissenter on Development" le 7 mai 2002.

Traduit par François Guillaumat.

Un des faits terrifiants du XXème siècle est le traitement que réservent les sociétés libres aux défenseurs de la liberté personnelle. Il est rare qu'ils soient honorés par l'Etat. C'est à peine si l'Université et les média les reconnaissent. L'un des grands économistes du XXème siècle, Ludwig von Mises, réfugié du socialisme hitlérien, n'avait pu obtenir de poste de professeur aux Etats-Unis. Mises disait que l'Etat était le problème, et non la solution - ce qui mettait en fureur les "progressistes" partisans de l'Etat "Providence", qui l'ont ostracisé. On s'est moqué de F.A. Hayek pendant de longues années parce qu'il mettait en garde contre le tout-Etat, tout comme de Milton Friedman. Dans les années 1960, l'University of Virginia avait la section d'économie la plus innovatrice du monde. Les universitaires qui s'y trouvaient ont créé non pas une mais deux branches de l'économie politique : la théorie des choix publics et la théorie économique du droit. Dans les deux cas, lesdits innovateurs se sont retrouvés avec des prix Nobel. L'Université, cependant, s'était retranchée de cette gloire-là. Pour complaire aux démocrates-sociaux, qui étaient gênés de voir des membres de leur faculté d'économie conseiller le candidat à la présidence Barry Goldwater, autre incrédule du tout-Etat, l'administration de l'Université avait chassé les futurs lauréats du prix Nobel.

C'était la même chose en Grande-Bretagne. Il fallait seulement essayer de trouver la tombe d'Adam Smith ou un signe de lui. On pouvait le faire, mais c'était un projet de recherche. Il n'y a pas eu de prix pour ceux dont les travaux favorisaient la liberté. Et il n'y a pas non plus de bourses de la Fondation Ford, Rockefeller, Carnegie, ni de la fondation MacArthur "pour les génies". Le préjugé socialiste a été tel qu'aucun promoteur de la liberté ne pouvait en aucune circonstance passer pour un génie. La classe socialiste dirigeante avait oeuvré à faire taire les individus de ce genre. Apercevant le vide, un jeune entrepreneur qui avait réussi et qui souhaite garder l'anonymat, a pris contact avec Edward Crane, Président du Cato Institute, avec la proposition de créer un Prix Milton Friedman pour La Promotion de la Liberté. Le prix, qui sera attribué tous les deux ans, apporte un chèque de 500 000 dollars. Un comité de sélection avait choisi Peter Bauer comme premier récipiendaire.

Tous les adjectifs qui font un personnage aussi délicieux qu'exceptionnel s'appliquent à Peter Bauer. Peter Bauer était arrivé en Angleterre de sa Hongrie natale dans les années 1930. Par son seul talent, il est devenu un Professeur de Cambridge, puis de Londres, et Pair du Royaume. Il est sans aucun doute le plus grand économiste du développement de notre époque. Pendant des décennies, Lord Bauer est demeuré seul dans son opposition à l'idée suivant laquelle seules la planification autoritaire et l'aide internationale pourraient engendrer le développement économique dans les pays pauvres du Tiers monde.

Il voyait les monopoles d'achat détruire une agriculturelocaleorientéevers l'exportation, forçant les paysans à revenir à la culture de subsistance. En théorie, ces monopoles d'achat étaient censés "stabiliser les prix" ; dans la pratique, on s'en servait pour confisquer les revenus des agriculteurs.

Le principale effet de la "planification du développement", disait Bauer, était de détruire l'initiative individuelle, qui est le plus important des facteurs de production.

La dissidence de Bauer à propos du développement tenait à ce que lui avait compris l'importance des intermédiaires pour le passage d'une économie de subsistance à une économie d'échanges. Cette activité cruciale des commerçants, les réglementations imposées par la planification du développement l'empêchaient de fonctionner. La planification et l'aide internationale n'amenaient que la pauvreté et le conflit. L'aide extérieure, soulignait Bauer, faisait du contrôle de l'Etat une question de vie ou de mort, provoquant des guerres tribales qui tournaient au génocide.

Il n'épargnait pas ses collègues à l'esprit confus, qui s'imaginaient fébrilement faire le bien en socialisant les pays pauvres, alors que n'importe quel imbécile pouvait voir que même l'Angleterre ne pouvait pas se permettre de subir le socialisme. Les livres de Peter Bauer sur l'économie du développement sont les seuls qui vaillent la peine d'être lus. Le reste n'est que le témoignage d'une pathologie de l'illusion qui a ravagé la vie de millions d'innocents.

Lord Bauer, à 86 ans, s'est éteint paisiblement à son domicile de Londres le 2 mai [2002], à la veille de son départ pour les Etats-Unis où il devait recevoir le Prix Milton Friedman.

Lorsque le Cato Institute se réunira le 9 mai pour célébrer son 25ème anniversaire, la réunion fera honneur à Peter Bauer, ami de la liberté et champion des victimes du développement planifié. Son oeuvre, pour sa part, lui survit.


A la mémoire de Peter Bauer

par Leonard Liggio

Article publié dans Atlas Investors' Report.

Traduit par François Guillaumat.

Je suis tombé pour la première fois sur les travaux de P. T. Bauer à la fin des années 1950 : Murray Rothbard avait attiré mon attention sur eux alors que l'un et l'autre préparaient des textes pour une conférence à Sea Island, en Géorgie, parrainée par le William Volker Fund. je me souviens que les travaux de Bauer avaient été traités à la première réunion aux Etats-Unis de la Société du Mont Pèlerin, à l'Université de Princeton en 1958 (il en était devenu membre en 1951), de même qu'à un séminaire d'économie politique du William Volker Fund auquel j'ai assisté à l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, où les intervenants étaient F. A. Hayek, James Buchanan, Greg Lewis et Harrell de Graff [de Cornell University]. […]

En 1954, Bauer avait publié West African Trade (1954), où il décrivait la délicate transmission de l'information des marchés mondiaux vers les cultivateurs d'arachide et de cacao. Les Africains, agriculteurs et commerçants, s'étaient livrés à des transactions capitalistes pendant des milliers d'années avant que les Européens développent des activités de marché. Cependant, au moment où les administrateurs britanniques avaient été relevés par leurs successeurs africains, formés à l'Université de Londres, on avait remplacé les activités capitalistes traditionnelles ou historiques des producteurs africains par le dernier cri de la planification centrale à l'européenne. Des bureaux de planification créés par les administrations coloniales et maintenus après les indépendances achetaient les récoltes des paysans et les vendaient sur les marchés mondiaux - les bureaucrates recevant les devises et les paysans étant payés avec le papier-monnaie du cru.

A mesure que passaient les décennies passaient, de plus en plus d'Africains avaient quitté le socialisme du secteur agricole pour s'installer dans les villes où les hommes de l'Etat subventionnaient les prix de la nourriture et des produits de base. En 1958 Bauer publia "The Political Economy of Non-Development" [1]. Il y notait l'acharnement que mettait l'industrie de l'aide internationale à imposer une épargne force aux pays sous-développés.

"Aujourd'hui, on considère généralement que l'épargne forcée est un élément central d'une planification globale, et on la prône vigoureusement comme essentielle pour le développement économique de quelque deux tiers de la population du monde, pour briser le cercle vicieux du sous-développement, de la pauvreté et de la stagnation. Or, pas un seul des pays aujourd'hui développés (la Grande Bretagne, l'Europe occidentale, la Scandinavie, l'Amérique du Nord, l'Australie) n'a progressé par de tels moyens. C'est dans les pays soviétisés que l'épargne forcée et la domination étatique de l'économie sont des caractéristiques essentielles de l'activité économique. Ces instruments 'essentiels' du progrès, aujourd'hui imposés au monde sous-développé, sont précisément ceux de l'Union soviétique." (p.129-30)

Bauer décrivait ainsi les effets de l'imposition et de la redistribution des impôts dans la planification autoritaire :

"Lorsque l'économie travaille en partie à des fins de subsistance, comme c'est le cas dans tous les pays sous-développés, c'est la production pour les marchés que frappe l'impôt. Ceci atténue l'intérêt de la production marchande : l'avantage relatif est pour le producteur qui réduit sa production pour le marché et retourne à l'autarcie. C'est un recul vis-à-vis du développement. Dans la mesure où l'épargne forcée refoule les gens de l'économie monétisée vers l'économie de subsistance, elle éloigne le pays d'une possibilité de demeurer sur le marché international où il s'agit d'acquérir les produits industriels nécessaires à l'investissement - s'il faut que les pays sous-développés les obtiennent… l'épargne forcée a toutes les chances de réduire le volume de l'épargne privée." (p.132)

"Cependant, il y a bien des influences qui s'exercent sur une affectation non économique des dépenses. Celle-ci méconnaît les différences dans la contribution de ses 'investissements' à la production finale, a fortiori à la production que les consommateurs désirent vraiment ; elle refuse aussi de tenir compte du délai d'attente entre la dépense et la production qu'elle est censée permettre, et de même de l'incertitude affectant la valeur de cette production à venir à un terme qu'on ne précise pas. Il s'ensuit que le produit de l'épargne forcée n'est pas une addition nette au stock de capital, mais une simple redistribution d'argent. Le traiter comme s'il s'agissait d'une contribution nette, comme le font généralement les plans de développement, équivaut à le traiter comme s'il ne coûtait rien à personne. Une telle approche refuse de considérer les inévitables répercussions sur le secteur privé (sur les activités productives non étatiques) aussi bien de la distribution que de la confiscation de ces fonds. En refusant de voir la réduction du secteur privé qui doit presque inéluctablement en résulter, elle présente une formation brute de capital comme s'il s'agissait d'une formation nette. Il est même possible qu'une amputation excessive de la formation privée du capital conduise à un déclin supplémentaire du capital total accumulé dans le pays. Quel que soit son résultat, la politique d'épargne forcée ne peut rationnellement se décrire que d'une seule manière : comme une redistribution politique de l'argent." (p. 133)

[…] La dernière réunion de la Société du Mont Pèlerin à laquelle j'ai assisté avec Lord Bauer était celle de Vienne en 1996. Lors de l'excursion au monastère bénédictin de Melk, il avait de la peine à marcher du stationnement des autocars jusqu'au monastère. Je le soutenais lorsqu'un honorable Autrichien que j'avais vu aux séances avec un sac de médecin se présenta. C'était un médecin à la retraite embauché par les organisateurs de la conférence pour la durée de la réunion. Il demanda à Peter s'il parlait allemand. Peter répondit que c'était à peine s'il se souvenait de quelques mot. J'ai passé le reste de la journée à rigoler, parce que Peter s'était immédiatement mis à parler allemand, et qu'il continuait à le faire lorsque nous avons quitté Melk pour descendre le Danube, le médecin restant avec lui jusqu'à l'arrivée dans une joyeuse conversation.

L'article de Paul Lewis dans le New York Times (du 14 mai 2002) concluait par la remarque que les travaux de Bauer avaient inspiré un changement au sein des institutions d'aide internationale :

"Le financement des barrages et autres méga-projets de développement passa de mode, pour être remplacé par un accent nouveau mis sur la nécessité de rendre les pays en développement plus amènes à l'égard des entrepreneurs privés, en les aidant… à garantir la liberté personnelle, un Etat bien géré et la règle de droit."

Le 18 avril le Cato Institute avait annoncé que Peter Bauer venait de recevoir le premier prix Milton Friedman pour la Promotion de la Liberté, qui sera décerné tous les deux ans.

Notes :

[1] Cet article parut dans Foreign Aid Reexamined : A Critical Appraisal, recueil constitué par James W. Wiggins et Helmut Schoeck. Les autres auteurs étaient J. Fred Rippy de l'Université de Chicago, Elgin Groseclose Trésorier Général d'Iran, Gottfried Haberler de Harvard University et Wilson Emerson Schmidt de George Washington University [Retour au texte].


Mis en ligne le 30.04.2003
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