Cercle Frédéric Bastiat - Les dîners-débats

Libéralisme et nation



Compte rendu de la soirée du 16 septembre 2000 avec Gérard Bramoullé.

Lumières Landaises n° 38.

Mon intérêt pour le sujet est ancien et profond, nous a dit Gérard Bramoullé, car il résulte de ma vie et de mon expérience personnelle. Je suis quinquagénaire. Mon père était officier dans la Légion étrangère. À l'âge de deux ans je suis parti en Indochine. J'y ai vécu à deux reprises. J'ai connu le Maroc, puis l'Algérie, et j'ai passé mon enfance à ramener le drapeau. J'ai vécu le drame algérien et j'ai été formé par lui. C'est à ce moment là que mon libéralisme instinctif s'est affirmé contre l'État, et que j'ai fait le choix de la nation contre l'État. Depuis l'âge de 18 ans, j'ai été marqué par cette contradiction. D'origine bretonne, je suis issu d'une famille d'officiers, mais je ne pouvais pas continuer la tradition familiale, car autant j'étais pénétré par l'amour de la nation que ma famille m'avait donné, autant je ne pouvais pas supporter les comportements erratiques et traîtres de l'État. Depuis cet âge, j'ai essayé de résoudre cette contradiction entre mon amour pour la nation française, plus généralement de l'acceptation du concept de nation, et mon attirance pour le libéralisme. Je pense y être parvenu, aussi ai-je accepté volontiers de venir vous expliquer ce soir comment, à mes yeux, on peut être à la fois libéral et croire à l'idée de nation. Cela ne va pas de soi puisqu'en politique, par exemple, au sein des partis de droite, il y a une fracture très nette entre les libéraux et ceux qui mettent en avant la nation - mais en vérité l'État-nation.

Libéralisme est associé à individualisme. Le libéralisme, c'est la souveraineté de l'individu responsable de ses actes. Nationalisme est associé à "holisme", qui veut dire que l'individu fait partie d'un tout, et que c'est ce tout qui a une signification. On utilise ce terme en philosophie pour désigner par exemple "la bourgeoisie", indépendamment des bourgeois, ou "la France", indépendamment des Français. C'est un raccourci dangereux dans la mesure où il attribue une action à un ensemble comme si c'était une personne, comme si un ensemble pouvait avoir une volonté. Lorsqu'on dit "La France a gagné la coupe d'Europe", on manque de rigueur dans l'expression. Ce n'est pas la France, c'est une équipe d'une quinzaine de personnes - dont plusieurs membres ne sont d'ailleurs pas Français - qui a gagné la coupe d'Europe.

Paradoxalement, l'individualisme débouche sur l'universalisme, le cosmopolitisme - parce que chaque individu étant différent des autres, la diversité est la règle -, alors que le nationalisme débouche sur le particularisme - parce qu'il ne distingue pas les individus entre eux, mais distingue une nation des autres, quitte à en faire une forteresse. L'individualisme débouche sur la liberté individuelle, la libre circulation des individus, et la liberté des échanges, alors que le nationalisme débouche sur le protectionnisme. On a donc l'impression qu'il y a une incompatibilité radicale entre les deux notions.

Et pourtant, en 1792, à Valmy, c'est au cri de "vive la nation, vive la liberté", repris mille fois par les sans-culottes qui composaient son armée, que Kellermann remonte le moral de ses troupes et repousse l'armée professionnelle des Prussiens.

La nation est un thème d'actualité à l'échelle de la planète. Il suffit pour s'en convaincre de voir ce qui se passe dans les Balkans, en Israël, en Palestine, en Belgique, au pays Basque, et même chez nous en France avec le problème Corse. Aucun de nous n'est vraiment indifférent à l'égard de ce thème. D'où l'intérêt d'en faire l'analyse.

Il existe un clivage entre deux conceptions de la nation que l'on peut qualifier respectivement de conception allemande, et conception franco-anglaise. Dans la conception germanique, il y a la recherche d'un référent extérieur aux volontés individuelles. C'est une sorte de conception biologique, organique, par l'hérédité. Alors que dans la conception française, il y a une référence à la volonté, une volonté librement exprimée. Ce clivage est pédagogique, mais il est à prendre avec des pincettes, car il est évident que l'histoire joue aussi un rôle dans la conception française.

Dans la conception germanique, la nation est faite de choses qui préexistent à l'individu : le sol, la race, la religion. Gérard Bramoullé n'est pas d'accord en ce qui concerne le sol. Pour lui le territoire n'est pas un élément constitutif de la nation, mais de l'État. Il y a des États qui recouvrent en fait plusieurs nations, comme la Chine ou l'ancienne URSS. En revanche il y a des nations qui n'ont pas de territoire, par exemple les Kurdes, ou les juifs avant la création de l'État d'Israël. Il y a aujourd'hui plus d'un million de Français qui ne vivent pas sur le sol français, et qui se sentent pourtant totalement français. Il ne croit pas davantage à l'importance de la notion de race. Ainsi la Suisse, qui comprend au moins quatre composantes ethniques, est incontestablement une nation. Il en va de même des États-Unis... et même de la France : il est difficile de dire si les Français sont des celtes, des vascons, des francs ou des wisigoths. Au Royaume-Uni, il ne faut pas dire à un Irlandais qu'il est Anglais, ou inversement. La race est à la rigueur l'un des éléments constitutifs d'une nation, mais ce n'est pas un élément fondateur. Quant à la religion, elle n'est un élément dominant de la nation que dans quelques théocraties. Il y a peut-être une seule nation dans le monde qui réponde vraiment à la conception germanique, c'est le Japon. Encore a-t-elle deux religions.

L'autre conception, la conception franço-anglaise, a été très bien définie par Renan comme un ensemble d'individus qui adhèrent volontairement à une communauté de destin historique, et partagent une même éthique. l'Alsace en donne un exemple frappant: dans la conception germanique, l'Alsace est allemande. Les Alsaciens sont un peuple germain, ils ont une culture alémanique, une langue alémanique, et la même religion que les Allemands voisins. Et pourtant, ils se sont toujours considérés comme Français. C'est dans le salon du maire de Strasbourg que Rouget de Lisle exécute pour la première fois le Chant de guerre de l'armée du Rhin, qui va devenir La Marseillaise. L'Alsace fournit aux armées de la révolution et de l'empire nombre de chefs prestigieux, comme Kellermann (le héros de Valmy), Kléber, Lefebvre, Rapp, etc. Un autre exemple en est donné par tous ces immigrants, qui en deux, parfois une seule génération, aux États-Unis comme en France, tirent un trait définitif sur leur ancienne nationalité pour adopter irréversiblement la nouvelle, quitte à verser leur sang pour elle.

Nous avons parlé plus haut pour simplifier de conception franco-anglaise de la nation. En réalité, il existe une différence entre la conception anglaise et la conception française, due à la pollution par l'Education Nationale, qui inculque aux petits français l'idée que c'est l'État qui a fait la nation : la monarchie, en rassemblant au cours des siècles sous un même suzerain, par les mariages, par la ruse, ou par la force, les basques, les catalans, les bretons, les français, les flamands, les corses, les alsaciens, etc., et la 3ème république, en imposant la langue française à l'école à coups de règle sur les doigts. C'est la confusion entre l'État et la nation, confusion malheureuse puisque ce sont les États-nations qui ont été responsables au 20ème siècle de tant de massacres, de déplacements de population, de spoliations, de tortures, d'emprisonnements, et d'exactions.

Or l'État n'est pas le créateur de la Nation. La Nation Gauloise, luttant contre Jules César, n'avait pas d'État. L'empire créé par Napoléon n'était pas un État. Dans cette communauté de destin qui constitue la nation française, chaque État n'a été qu'un moment. Ainsi la Nation française ne se reconnaît pas dans l'État de Vichy. Il y a des Nations sans État, et il y a des États qui ne sont pas des nations. La réalité d'une nation est quelque chose d'extérieur à la volonté des élus, et a fortiori à celle des dictateurs.

L'État est au service de la nation, et chaque fois qu'il l'oublie il engendre des catastrophes. L'histoire est remplie de telles catastrophes. Pour ne prendre que l'histoire contemporaine, on voit qu'en Yougoslavie, en Tchétchénie, tous les efforts faits par les États pour créer une nation par la force n'ont abouti qu'à des massacres. A contrario, lorsque l'État accepte la sécession de certaines communautés, comme ce fut le cas pour l'Ukraine, on supprime les tensions.

Gérard Bramoullé pense que dans l'avenir la conception de la nation qui s'imposera sera la conception française de la nation, ou si l'on préfère, la conception de la nation française. Si l'on essaie de déterminer à quel moment s'est fait la nation française, on peut dire que c'est à Valmy, le 20 septembre 1792. Et à partir de là, la notion d'une adhésion volontaire à une communauté de destin est devenue une notion universelle.

La dominance de l'État-nation, en revanche, est en train de s'affaiblir, sous les coups de la mondialisation, et à l'autre extrême, de la régionalisation. On dit plaisamment que l'État-nation est trop petit pour régler les grands problèmes, et trop grand pour régler les petits problèmes. Cette évolution répond bien à la conception de la nation des libéraux. Les individus souhaitent pouvoir se déplacer et échanger librement d'un bout à l'autre de la planète, et en même temps ils aspirent à vivre dans des communautés plus petites et plus chaleureuses dans lesquelles ils participent aux décisions. Mais cette évolution fait peur à tous les jacobins qui craignent l'affaiblissement du pouvoir central parisien : les souverainistes de Pasqua, les verts qui savent bien que l'environnement serait mieux protégé par les communautés directement intéressées, mais ont pris goût au pouvoir, les adhérents de l'Attac qui veulent interférer avec des échanges auxquels ils ne comprennent rien, où José Bové qui veut imposer par la violence ses propres goûts culinaires.

L'emploi du mot peuple introduit une confusion de plus dans le concept de nation. On parle du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ou de la souveraineté du peuple. On connaît toutes les déviations auxquelles ce vocable a donné lieu, notamment celles du mépris des droits des minorités. Or pour le libéral, il n'y a qu'une seule souveraineté qui compte, c'est la souveraineté de l'individu. Toutes les autres sont "subsidiaires". Or c'est bien elle qui constitue la nation dans la conception de Renan, reprise par Bramoullé. Ce qui fonde la nation, ce n'est pas la souveraineté nationale, c'est la volonté de l'individu d'adhérer à une communauté dont il partage les valeurs.

Incidemment, on voit aujourd'hui se former sous nos yeux, grâce à Internet, un processus d'adhésion des individus à des communautés de valeurs qui transcendent les frontières, et qui n'est pas sans analogie avec le concept de nation défendu par Bramoullé.

Pour conclure, la définition de la nation contenue dans ces lignes est conforme à la méthode employée par les libéraux pour analyser les problèmes économiques et sociaux, et qui s'appelle "l'individualisme méthodologique". Il existe deux grandes philosophies normatives, dont toutes les autres sont plus ou moins dérivées : le socialisme, qui voit la société comme une fin et l'individu comme un moyen, et le libéralisme, qui voit l'individu comme une fin et la société comme un moyen. Cela se traduit dans leur méthodologies respectives. Le socialisme utilise une méthodologie "holiste" qui traite la société comme un tout doué de comportements autonomes, alors que le libéralisme ne reconnaît comme ayant un sens que les comportements individuels.






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