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Chateaux et fortifications des croisés en Terre sainte
Jacques Heers
Professeur honoraire de l' université Paris IV-Sorbonne
 
 
 
 

Nous avons demandé à Jacques Heers, qui a publié en 1995 aux éditions Perrin un très bon ouvrage historique intitulé La Première Croisade : libérer Jérusalem (1095-1107), d'évoquer le magnifique patrimoine architectural qu'édifièrent les croisés au cours des deux siècles durant lesquels ils constituèrent au Proche-Orient les États latins de Terre sainte.

Les seigneurs francs qui découvraient l'Orient n'ignoraient pas tout de l'art des fortifications. Peut-être même n'avaient-ils pas grand-chose à apprendre. Pour résister aux invasions des Normands dans le nord, et des Sarrazins dans le sud, les cités d'Occident s'étaient enfermées dans de puissantes murailles. Un siècle plus tard, à l'approche des armées venues d'Allemagne, les villes d'Italie avaient, en grande hâte, construit de nouvelles enceintes.

Une guerre de sièges

Partout, les murs et les tours, les portes de ville prenaient figures de symboles. Les maîtres maçons savaient dresser des courtines, des tours ou des donjons de pierres bien appareillées et assemblées. La guerre, dès lors, était plus souvent guerre de sièges que combats en pleins champs.

Dans l'Empire byzantin, en Macédoine et en Grèce, les croisés se virent contraints de camper au pied des murs d'une cité ou d'un château fort pour négocier l'achat de vivres. Pendant des jours et même des semaines, ils eurent tout loisir d'admirer les défenses de Constantinople où quelques-uns d'entre eux seulement pouvaient entrer. Pendant ce temps, les stratèges grecs, qui avaient haussé l'art des fortifications et la stratégie au rang d'une véritable science, les accablaient de conseils.

En Anatolie, ces Grecs avaient, pendant des siècles, mené contre les incursions des Arabes une guerre de frontière en s'appuyant sur un dense réseau de châteaux fortifiés. Et les longs poèmes guerriers chantaient les exploits et les sacrifices des capitaines qui se battaient aux confins du monde.

Les Francs mirent ensuite le siège devant Nicée qui se rendit au bout d'un mois. Deux des barons, Baudouin de Boulogne et Tancrède, allèrent en Cilicie assiéger et prendre, sans trop de mal, plusieurs villes de la côte : Tarse, Adana, Mamistra, puis Alexandrette et tous les châteaux qui commandaient les vallées : châteaux « des Bergers », « des Jeunes Filles », « des Adolescents ». Mais, en Syrie, pour se rendre maîtres d'Antioche, gardée par une formidable enceinte, protégée d'un côté par la montagne abrupte, de l'autre par l'Oronte et des marais infranchissables, il leur fallut près d'un an. Plus tard, ils ne trouvèrent sur la route de Jérusalem que châteaux et murailles : Capharda, Shaizar, le Kral des Kurdes (qui devint le Krak des Chevaliers), le fort d'Arqù, qui les retint fort longtemps. Ils échouèrent contre Tripoli et souvent, plutôt que de tenter l'assaut ou d'imposer un interminable blocus, se contentaient de vagues discours d'allégeance et de livraisons de vivres et de chevaux. Jérusalem leur résista pendant cinq semaines.

Trois cents chevaliers et deux mille hommes de pied

Les princes et seigneurs chrétiens, hasardés en pays hostiles, n'ont rien oublié de leurs peines et ont aussitôt tiré profit de leurs dures expériences. Ils savaient que de bonnes murailles pouvaient opposer de longues résistances à des armées très nombreuses. À Antioche et surtout à Jérusalem, ils ne l'avaient emporté qu'avec l'aide des charpentiers génois ou pisans capables de fabriquer des machines de jet et des hautes tours de bois.

Menacés de toutes parts, ils étaient peu nombreux. La plupart des chevaliers s'étaient empressés de repartir vers leurs terres natales. Plusieurs chroniqueurs s'accordent à dire que Godefroy de Bouillon, à la fin de juillet 1099, ne pouvait, pour défendre son royaume, que compter sur trois cents chevaliers et quelque deux mille hommes de pied, pas davantage. Tandis que les Égyptiens faisaient débarquer à Ascalon d'immenses armées, sous la conduite du grand vizir lui-même.

Les châteaux permettent aussi d'étendre les conquêtes

Cependant, si la nécessité de se protéger à leur tour s'est imposée aux Francs dès les premiers jours qui suivirent leurs victoires, il leur fallait aussi étendre leurs conquêtes, et quelques châteaux furent alors non pas des refuges mais des bases d'attaques, auxiliaires de ces conquêtes. Plusieurs forts, pris aux Turcs ou aux Arabes, furent d'abord, pour les Francs, des repaires d'où les chevaliers lançaient de rapides razzias contre les pays d'alentour, parfois même jusqu'au cœur des terres de l'ennemi.

En juillet 1098, alors que les armées croisées s'attardaient dans Antioche, plusieurs seigneurs, Raymond Pelet à leur tête, attaquèrent les Turcs, s'emparèrent du château de « Talamie » (Tell-Mannas) et allèrent ensuite mettre le siège devant la ville de Ma'arrat ; faute de machines de siège, ils furent obligés de renoncer et, accablés « par l'excessive chaleur de l'été qui les tourmentait violemment », ils s'enfermèrent, jusqu'en octobre, dans ce refuge de Talamie d'où « ils tinrent en grande guerre tout le pays des Sarrazins ». Deux ans plus tard, Jérusalem prise, Tancrède, qui voulait se tailler une grande seigneurie en Galilée, fit d'abord, en quelques semaines, entourer la ville de Tibériade de hautes murailles hérissées de tours. Puis il fit renforcer le château de Bethsan qui gardait la vallée du Jourdain. C'était alors un fort bien médiocre, situé en plaine, sans aucune défense naturelle. Il s'y installa pourtant avec un petit groupe de vassaux ou de fidèles et, toujours sous la menace de surprises désastreuses, fit tout reconstruire, les murs, les logis et les citernes. De là, il allait piller et prendre des terres. Il exigeait de lourds tributs et attaquait de tous côtés : vers l'ouest, il prit la ville de Caiffa (Haiffa) qui, soumise à un dur blocus, ne voyait plus arriver les caravanes de marchands et, vers l'est, mit la main sur tout le pays au-delà du lac puis, accompagné de ses chevaliers, alla menacer l'émir de Damas jusque sous ses murs.

La prise de Tripoli

Prendre une ville sévèrement gardée exigeait d'abord de l'investir complètement et d'en contrôler tous les abords pour la priver de ravitaillement. Au siège d'Antioche, les Francs ne durent finalement leur succès qu'à la construction de trois grands forts face aux portes de la cité : celui de Bohémond de Tarente au nord, la Mahonerie de Raymond de Saint-Gilles qui tenait sous sa garde le pont sur l'Oronte et, enfin, la forteresse de Tancrède au sud, sur la route du poste avancé de Harim. Cinq ans plus tard, en 1103, Raymond de Saint-Gilles investit de plus en plus près la ville de Tripoli et fit dresser, au sud-est, la puissante forteresse du mont Pèlerin (le Qal'at Sanjil : le château de Saint-Gilles) qui, peuplée d'hommes de guerre et d'artisans, devint une base d'attaques contre les murailles de la cité, les vergers et les villages des alentours. Tripoli ne fut prise qu'en 1108, mais, pendant cinq années, ce mont Pèlerin demeura comme une « nouvelle Tripoli franque ».

La ville de Tyr, dernière place maritime encore aux mains des musulmans, qui faisait peser de lourdes menaces sur les transports par voie de mer, fut peu à peu encerclée par trois châteaux, eux aussi repaires et bases d'attaques : Chastel Neuf (Hunin), Casal Imbert (Akhziv) et Tibnin. Ces trois forts suffisaient à intercepter les ravitaillements.

Ascalon, d'où étaient parties, de 1099 à 1105, quatre grandes offensives des Égyptiens contre les terres des Francs, paraissait inexpugnable. Alors que Tyr était tombée en 1124, Ascalon résistait toujours et les chrétiens ne réussirent à la prendre que très tard, en 1153 seulement, grâce à un blocus de plus en plus étroit assuré, là aussi, par trois châteaux construits tout exprès. Les chroniqueurs et historiens du temps montrent bien qu'il s'agissait là d'une stratégie mûrement concertée, et à plusieurs reprises, évoquent les Conseils des barons où ceux-ci décidaient des meilleures façons d'encercler la place. Ils rassemblaient tous les hommes disponibles sur les chantiers. Les chevaliers assuraient la garde des campements de fortune et protégeaient les charrois ; les pèlerins de l'année venaient, sitôt faites leurs dévotions au Saint-Sépulcre, aider les maçons. Toutes les routes furent coupées par un fort dressé en hâte, en une seule campagne : Ibelin au nord, au bord de la mer, Gibelin (Beit-Ibrin) à l'est, dans l'intérieur et Blanche-Garde au nord-est. Au-delà d'Ascalon même, au sud, sur la route du désert vers l'Égypte, les croisés redressèrent et renforcèrent les murailles de la ville ancienne de Gaza. Chaque entreprise suscitait de grands enthousiasmes et chaque succès était fêté comme une victoire sur l'ennemi. Pour Ibdelin, les Francs choisirent un tertre non loin de la côte et utilisèrent les pierres d'une forteresse autrefois occupée par les Byzantins puis par les Arabes, dont il ne restait que des ruines. Ils y trouvèrent grande abondance d'eau. Ce château, gardé par quatre grosses tours, « par la volenté de toz, ils le donnèrent à un haut homme sage et bien esprouvé de léauté ; Beaulieu avoit nom ». Lui et ses fils le gouvernèrent vaillamment et ne cessèrent de faire la guerre à ceux d'Ascalon. Ce succès incita les chrétiens à persévérer, et les Francs pensèrent alors que, si un troisième château était dressé sur les routes, les Égyptiens ne pourraient plus sortir de leurs murs. On choisit un petit tertre et aussitôt les ouvriers creusèrent les fondations puis élevèrent les murs et quatre grosses tours. « Cil chastiaux eu nom Blanche Garde parce qu'il estoit plus près des enemis et en grant périll ».

Un dessein politique nouveau

Plus nombreuses furent évidemment les forteresses destinées à contenir les ennemis, assurer la défense des cités conquises et le contrôle des voies d'accès. Sitôt entrés en vainqueurs dans une ville, les croisés s'empressaient de combler les brèches des murailles, remparer les tours et les portes. À Antioche, la citadelle était demeurée intacte et de même à Jérusalem pour la célèbre « tour de David », au sud-ouest du périmètre enclos. Les enceintes des villes de la côte furent toutes remises en état.

Les nouvelles constructions témoignent, elles, d'un dessein politique nouveau, très particulier, qui répondait à d'autres besoins et, dans une large mesure, se démarquaient des schémas en place. Dès l'année 1099, au lendemain de la prise de Jérusalem, les Francs savaient qu'ils ne pouvaient plus attendre de secours d'armées venues par voie de terre. Les expéditions parties en 1097 – celles des Lombards, des Allemands, de Guillaume d'Aquitaine – avaient été exterminées en Anatolie. C'est par la mer, sur des navires italiens, anglais ou scandinaves, qu'arrivaient de nouveaux pèlerins et, plus rarement, quelques renforts. Pendant plusieurs années, le seul port de Palestine où ces bâtiments pouvaient jeter l'ancre, sans trop craindre les attaques des Égyptiens, fut Jaffa. C'est là, et au long des routes qui menaient à la Ville sainte, que se sont naturellement portés les premiers efforts. Dès le mois de janvier de l'an 1100, Godefroy de Bouillon employa une foule de pèlerins, aidés par les équipages de navires génois et pisans, à fortifier Jaffa ; ils en firent, en quelques semaines, travaillant sous la menace quasi permanente de l'ennemi, une place solidement gardée par une puissante enceinte, capable de résister à tous les assauts, tant de terre que de mer. À l'abri des murailles, on construisit des entrepôts, un atelier de calfatage et de réparation des navires et un hospice pour les pèlerins. Ces murs, tours et portes de Jaffa furent ainsi la première forteresse franque dressée en Terre sainte.

Ramhla : un dur revers

Tout près de là, à Ramhla, premier centre de colonisation établi par les croisés avant même le siège de Jérusalem, les travaux, entrepris trop tard, ne furent pas terminés assez tôt : en 1102, le 17 mai, lorsque les chevaliers chrétiens poursuivis par les Égyptiens y cherchèrent refuge, ils n'y trouvèrent, en fait de fortifications, qu'une seule tour inachevée et très vulnérable ; la ville ne put résister longtemps et tous les combattants chrétiens – plus de trois cents écrivit plus tard un historien musulman – furent tués sur place ou emmenés esclaves au loin. Ce fut le plus dur revers subi par les Francs au cours de ces années et tout fut aussitôt mis en œuvre pour assurer la garde des deux routes qui, de la mer et de Jaffa, montaient au Saint-Sépulcre. Ces ouvrages témoignent clairement de ce qui avait été le principal but de la première croisade : protéger les pèlerins contre les Turcs ou contre les brigands, à tous moments, en toutes occasions. Sur la route du nord, celle dite du Montjoie, l'on trouvait d'abord une simple tour fortifiée (la Parva Mahomeria), puis le chastel Hernant qui faisait office d'hospice et, enfin, la cathédrale fortifiée de Lydda. Sur la route du sud, l'on trouvait les deux châteaux, proches l'un de l'autre, de Belvoir et de Belmont, puis un monastère entouré de hauts murs, Aqua Bella, devenu Iqbala, et enfin le Toron des Chevaliers, dressé sur le site de l'ancienne forteresse de Latrum.

À vrai dire, la carte des implantations pour ces châteaux et places fortes défensives s'avère très complexe et ne se déchiffre pas aisément. On ne peut négliger le fait que ces constructions ne furent pas toutes mises en chantier en même temps ou dans un temps très court ; dans certains secteurs, elles se sont échelonnées sur plus d'un siècle et le choix des emplacements répondait forcément à des situations politiques et militaires, à des rapports de forces sujets à de brusques et importants bouleversements. C'est ainsi que l'extraordinaire développement des ordres de chevalerie, Templiers et Hospitaliers, a provoqué une véritable fièvre de nouvelles constructions ou de grands aménagements. Chacun de ces ordres possédait, selon les moments, de quinze à vingt châteaux. Il en fut de même, la première génération de conquérants passée, pour la formation de vastes seigneuries dont les maîtres, plutôt que de vivre près du roi pour le servir, ont cherché à s'établir sur leurs terres, dans leurs châteaux.

En tout cas, l'image de frontières bien fixées, gardées par un cordon ou un chapelet de forteresses, est à exclure. Les seules véritables défenses frontalières furent celles dressées, dans les années 1100-1130, par les places d'Antioche qui mirent en place, en peu de temps, trois lignes de châteaux ou de forteresses urbaines : tout à l'est, aux confins des terres de l'émir d'Alep, étaient Cerep, Sardone et Harenc, puis, le long de l'Oronte, sur la rive droite, Besselmon, Arcican et la grande ville fortifiée d'Apamée ; enfin, sur l'autre rive, trois forts de moindre importance formaient un troisième rang de bastions. Plus au sud encore, l'imposant Saône gardait, place avancée, les premières approches de la principauté. Partout ailleurs, les comtes d'Edesse ou de Tripoli et le roi de Jérusalem se préoccupaient davantage de contrôler les routes qui, de l'intérieur, de Homs ou de Damas et plus au sud, de Bagdad, menaient soit à Jérusalem soit aux villes de la côte. Toute une suite de postes fortifiés surveillait les passages ou les approches du Jourdain : Beaufort et Banyas, puis deux châteaux tenus par les Templiers et, au sud du lac de Tibériade, Beauvoir.

Montréal et le Krak de Moab

D'autre part, ces châteaux des croisés, si nombreux, étaient aussi, très souvent, d'importants centres de peuplement et, en certains districts de l'intérieur, les seuls habités et véritablement tenus en mains par les chrétiens. Entre la ligne jalonnée par les trois cités musulmanes d'Alep, de Homs et de Damas d'une part, et la mer de l'autre, cette Terre sainte ne présentait qu'un réseau urbain peu dense et, somme toute, Jérusalem mise à part, relativement pauvre. Toute l'œuvre de colonisation, l'administration et le contrôle des populations reposaient ou sur quelques gros bourgs fortifiés, ou sur des monastères également bien gardés, ou sur les châteaux des seigneurs et des ordres religieux. Dès l'année 1100, le roi Baudouin Ier avait conduit une expédition aventureuse au-delà de la mer Morte, à la poursuite des Bédouins rebelles et des brigands qui attaquaient les caravanes de pèlerins et de marchands qui remontaient de la mer Rouge et de La Mecque vers le nord et Damas. Les croisés dressèrent ensuite, pour pacifier ces régions et protéger la route, deux imposants châteaux, Montréal (en 1115) et le Krak (dit aussi le Krak de Moab, en 1142) puis encore cinq autres échelonnés sur cette piste caravanière – Tafilée, Hurmuz, Vaux Moïse… Aqaba fut enlevée en 1116. Tous ces postes étaient aussi des points d'eau, des magasins de vivres et des vigies. Mais les deux forteresses principales, Montréal et le Krak, furent également des centres de colonisation très actifs, au cœur d'oasis prospères ; les chroniques du temps parlent de magnifiques jardins et vergers, des champs de blés irrigués, des plantations de canne à sucre.

Partout, en Terre sainte, les châteaux croisés attirèrent vite les populations soucieuses de se fixer, en quête de protection ; ils ont joué un rôle déterminant dans la mise en valeur des sols et dans le passage d'une économie pastorale nomade ou semi-nomade à une agriculture sédentaire. C'est ainsi qu'en quelques années les hommes d'armes du seigneur de Blanche-Garde firent la loi sur les terres d'alentour. Ibn-Djobaïr, musulman d'Andalousie qui visite la Palestine et la Syrie en 1184-1185, appelle certes de ces vœux la défaite et le départ des chrétiens, mais ne peut se garder d'une vive admiration pour cette économie et cette société seigneuriales : les paysans indigènes, musulmans mêmes, vivent en paix, pratiquent leur religion, administrent eux seuls leurs communautés. Les taxes ou redevances payées, le seigneur franc n'intervient en rien dans leurs affaires. Et ces impositions étaient toujours plus faibles que celles qu'auraient exigées des maîtres musulmans.

Saint Louis à Saint-Jean-d'Acre

De nouvelles fortifications ont aussi permis d'assurer le repeuplement et le développement économique des villes de la côte où les Francs ne se sont pas contentés de relever les murs et de se ménager de simples refuges ou des postes de garde. Ils ont étendu souvent le cercle des murailles et donné un nouvel essor à ces cités portuaires dotées de nouveaux quartiers marchands. C'est ce que firent les Embriaci, nobles génois seigneurs de Giblet, puis les Vénitiens à Tyr. Bien plus tard, le roi saint Louis qui séjourna plus de trois ans à Saint-Jean-d'Acre, y fit dresser une grande enceinte qui enfermait au moins trois « fondouks » italiens (génois, pisan et vénitien), trois quartiers gouvernés par les ordres de chevalerie – Templiers, Hospitaliers et Teutoniques –, plusieurs couvents et un très vaste camp pour loger les pèlerins. Deux grosses tours et une chaîne tendue entre elles permettaient d'interdire l'entrée du port. Entre-temps, ce système de fortifications s'était encore enrichi par une construction toute nouvelle : en 1217, une troupe de chrétiens d'Occident débarquaient en Terre sainte et, dans l'attente d'aller attaquer Damiette, renforcèrent les murs de Césarée puis élevèrent un château au lieu-dit d'Atlit, au sud du mont Carmel. On l'appela le Château-Pèlerin pour marquer, précisément, le rôle qu'y avaient pris ces croisés francs et les pèlerins qui les accompagnaient. Les Templiers en assurèrent aussitôt la défense.

Ces fortifications de Terre sainte ne se ressemblaient pas toutes. Certains châteaux utilisèrent une défense naturelle, soit de simples tertres peu élevés, soit, comme à Saône, un puissant bastion rocheux entouré d'une gorge profonde et d'à-pics vertigineux. Mais trois forts au moins, ceux de Coliat, de Beroart et de Beauvoir, furent construits en plaine, protégés par leurs fossés creusés de mains d'hommes, par leurs murailles et leurs grosses tours d'angle. Si plusieurs forteresses occupèrent un site déjà tenu par les Byzantins ou par les Turcs, ou par les Kurdes, d'autres emplacements furent choisis en fonction de nouvelles nécessités et le château bâti ex nihilo. Aucun type de plan ne s'est imposé, ni pour le dessin des murs, ni pour l'emplacement des principales défenses. Le donjon pouvait être sur la ligne avancée, exposé aux premiers assauts, ou, au contraire, placé très en retrait, comme dernier refuge. Certains de ces forts n'avaient aucun donjon.

Nombre de forteresses, parmi les plus impressionnantes, furent construites par les ordres de chevalerie ou acquises par eux en un second temps. Le Krak des Chevaliers, château kurde conquis par Tancrède en 1110, fut ensuite tenu par un vassal du comte de Tripoli, puis confié aux Hospitaliers en 1142 ; celui de Marqab, moins bien connu mais de même importance, d'abord propriété d'une famille noble d'Antioche, les Mansoer, passa lui aussi à l'Hôpital, en 1186. Les Templiers tenaient celui de Safed, tout aussi impressionnant, au nord du lac de Tibériade. Ces châteaux étaient d'abord des monastères fortifiés mais ils s'affirmaient aussi comme des centres administratifs, des organes de gouvernement et, surtout, des lieux de cantonnement. La garnison du Krak de l'Hôpital comptait, en temps de guerre, deux mille chevaliers, et celle de Safed deux mille deux cents. Cependant la grande salle du Krak, salle de conseil et de réception aménagée dans les années 1250, mesurait vingt-sept mètres de long et plus de sept mètres de large. Aujourd'hui encore, le visiteur prend aisément conscience qu'il ne s'agissait pas seulement d'un refuge, d'un corps de garde.

La découverte de ce patrimoine remarquable, encore en place de nos jours, offrira au voyageur qui visite le Proche-Orient l'une des images les plus saisissantes d'une épopée dont il pourra admirer les spectaculaires réalisations architecturales.

Jacques Heers
Octobre 1995
 
Bibliographie
La Première croisade : Libérer Jérusalem (1095-1107) La Première croisade : Libérer Jérusalem (1095-1107)
Jacques Heers
Perrin, 2002