Venise 2012: Michael Cimino retrouve la clé du paradis

En novembre 1980, Heaven's Gate (La Porte du paradis) était retiré du seul écran new-yorkais sur lequel le western de Michael Cimino était projeté, après que le New York Times l'eut qualifié de "désastre sans équivoque". Cette version originale de trois heures et demie avait depuis disparu. Quelques mois plus tard, un film plus court d'une heure sortait, était présenté à Cannes, sans rencontrer beaucoup plus d'indulgence critique ou d'adhésion publique. La violence extrême du film, qui allait à l'encontre des mythes fondateurs du western, en mettant en scène l'affrontement entre de pauvres fermiers venus d'Europe de l'Est et les oligarques de l'élevage extensif (les employeurs des cow-boys), n'est sûrement pas étrangère à l'allergie qu'il a suscité.

Le studio United Artists, qui avait produit le film, pour 36 millions de dollars, y laissa sa peau. La carrière de Michael Cimino, jusqu'alors enfant prodige du cinéma américain ne s'en remit jamais, entraînant dans sa chute l'indépendance des réalisateurs de sa génération.

Plus de trente ans après le désastre, Michael Cimino est sur la scène de la salle Perla du casino de Venise, pour présenter une version restaurée du montage original. Réalisée à partir des trois négatifs, jaune, rouge et cyan, de la version de 1980, le film a été restauré numériquement. Cimino, le visage caché par des lunettes noires qui ne le quittent plus en public depuis des décennies évoque le "rejet" du film à plusieurs reprises, le "syndrome post-traumatique" qui l'a affecté dans la foulée. Il parle longtemps au point qu'Alberto Barbera l'interrompt "on me dit que je suis trop long, qu'il faut couper", dit-il. L'histoire de sa vie.

La projection commence, presque quatre heures plus tard, personne n'est sorti, malgré les plannings serrés d'un festival comme Venise. En cherchant d'anciennes critiques, j'ai retrouvé celle de Roger Ebert pour le Chicago Tribune. Il est arrivé au patriarche de l'Illinois d'être plus lucide, il parle de la couleur "brun jaune", de l'image "enfumée, empoussiérée". Ce qu'on a vu en Venise est d'une vivacité, d'une variété de tons et de lumière qui a elle seule vaut à Heaven's Gate d'accéder à la catégorie des films-monde. Les reflets du soleil de la rivière (manifestement glacée) dans laquelle se baigne Isabelle Huppert ou le dortoir bondé des immigrants sont aussi distants que le paradis et l'enfer.

Mais qu'avons nous vu cet après-midi à Venise? Des images qui ne sont plus celles que supportent le celluloïd mais des pixels qui reproduisent à merveille le grain des émulsions d'il y a trente ans. La projection n'a pas été rythmée par les cercles au coin de l'image qui annonçaient les changements de bobine. Cette Porte du paradis-là est fait pour les écrans numériques, d'ailleurs elle est produite par l'éditeur de DVD Criterion qui va la publier sur Blu-Ray.

Reste que Heaven's Gate est de retour, et qu'il paraît difficile de ne pas réagir comme le public de Venise - par une ovation interminable- pour lui donner la place qu'il mérite dans l'histoire du cinéma américain.

PS Une nouvelle image, de meilleure qualité, ajoutée le 1er septembre

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À propos de Thomas Sotinel

Thomas Sotinel, 53 ans, est journaliste au "Monde" depuis 1989. Après avoir écrit sur la musique au temps de Nirvana, il a couvert l'Afrique au temps de Charles Taylor et Laurent-Désiré Kabila. Il a rejoint la rubrique cinéma en 2000.
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13 commentaires à Venise 2012: Michael Cimino retrouve la clé du paradis

  1. A lire cet arcticle j’en viens à penser que les critiques ne se trompent jamais. Ils ont toujours raison….. 30 ans plus tard! A quand le même genre d’article pour expliquer que « La lune dans le caniveau » de Beineix a été injustement descendu par des critiques peu lucides, et que les rares défenseurs anonymes du film n’étaient pas des « cinéphiles de pacotilles, nourris à la BD et à la pub….! »
    @mi-calmant

    Rédigé par : Ermiloff | le 31 août 2012 à 05:48 | Répondre | Alerter |
  2. Si ce film à tant d’années après le succès qu’il méritait, cela réparera peut-être un peu l’injustice dont il a été victime. Je le prend régulièrement comme exemple de ce qu’on peut faire une chef d’œuvre et faire un bide monstrueux.

  3. Un de mes films fétiches. Mais même aujourd’hui je ne sais pas si le public américain pourrait l’accepter. J’ai envie de dire « d’autant plus aujourd’hui », lorsque l’on voit à quel point le pays est clivé et que même les historiens ne parviennent plus à se faire entendre.

    Rédigé par : Baldi | le 31 août 2012 à 07:07 | Répondre | Alerter |
  4. Il faut dire surtout le véritable scandale d’édition dvd autour de ce film : en France, nous n’avons droit qu’à la version courte, contrairement aux américains. Carlotta détient les droits cinéma de la version longue, et cette version longue a déjà été diffusée à la télévision (sur Arte il y a quelques années), mais elle ne détient pas les droits vidéo de cette même version longue.
    Pour moi, « Heaven’s gate » est l’un des plus beaux films du monde, tout simplement. J’attends avec impatience une sortie blu-ray en France de la version longue !

    Rédigé par : Maury | le 31 août 2012 à 07:46 | Répondre | Alerter |
  5. Pour tous ceux qui lisent l’anglais, et qui souhaitent ne pas forcément tomber dans le cliché du pauvre réalisateur martyrisé par le méchant studio, je recommande la lecture de Final Cut: Art, Money and Ego in the making of Heaven’s Gate, The Film That Sank United Artists, de Stephen Bach. Le meilleur livre sur la RÉALITÉ du cinéma que j’ai jamais lu. Vous pourrez continuer à aimer Heaven’s Gate, c’est votre droit, mais vous saurez qui est réellement Michael Cimino. Attendez-vous à être surpris.

    Rédigé par : Jean-Marie Bénard | le 31 août 2012 à 10:21 | Répondre | Alerter |
  6. « Heaven’s Gate » est incontestablement un grand film. Les Américains l’ont rejeté parce qu’il détruisait un des mythes fondateurs de leur nation, celui du creuset (« melting-pot »), celui du pays neuf qui accueille et intègre tous ses immigrés avec une égale bienveillance.

  7. on ne demandera pas a ceux qui n ‘aiment pas ce film de changer d’avis. On regrettera plutot qu’ils n’aient pas été touchés par la beauté plastique, le souffle slave et le message humaniste de ce tres tres grand dfilm.

    Rédigé par : vincent | le 31 août 2012 à 12:51 | Répondre | Alerter |
  8. Merci, M. Sotinel, pour cette excellente nouvelle. J’ai vu Heaven’s Gate dans cette version longue pour la première fois à l’été 1991 au Balzac, et je me souviens encore comme l’émotion était palpable dans la salle à la fin de cette fort longue séance. Un chef d’œuvre absolu, à voir, à revoir, et à méditer…

    Rédigé par : efge | le 31 août 2012 à 17:23 | Répondre | Alerter |
  9. Faut dire aussi qu’il tombait, c’est le cas de le dire, en pleine contre-révolution reaganienne, « America is Back ».
    Voir comment Rambo a été reçu , en bonne partie à contre-sens, comme une pure et simple glorification de l’action des soldats américains au Viet-Nâm, ce qui a engendré une séquelle ouvertement « films de sécurité nationale ».

    A part ça, ce film allait-il tant que cela à l’encontre des mythes fondateurs du western ? J’en doute. C’est une relecture épique et critique du vieux conflit entre cultivateurs et éleveurs, thème aussi ancien que le western (et bien avant, voir Caïn et Abel…) et quand on revoit les classiques des années 40-50 on se dit qu’ils n’étaient pas si simples que ça (mais ce n’est pas dans ceux-là que jouait un certain Reagan!).

    Une tradition embaumée est une tradition morte, une tradition réinventée est une tradition vivante, celle d’un fidèle rebelle. Cimino est très américain, mais il y a des moments où l’Amérique dominante se déteste à un tel point qu’elle se renie… au nom de l’Amérique ! Trêve de banalités, on peut en dire autant chez nous : combien d’ »anti-Français » se sont avérés plus « français » que tout le monde…

    Rédigé par : Zumbi | le 02 septembre 2012 à 12:12 | Répondre | Alerter |
    • Il me semble que le film allait surtout à l’encontre des mythes fondateurs des Etats-Unis: il montre moins un conflit entre agriculteurs et éleveurs que la volonté des éleveurs installés de ne pas laisser de place aux nouveaux arrivants, immigrés originaires d’Europe de l’Est, pourtant détenteurs de titres de propriété; il s’agit bien d’une forme de lutte de classes, les riches contre les pauvres. C’est pourquoi ce grand film a fait un flop aux USA.

  10. La restauration Criterion montrée à Venise est remarquable:
    les verts, les bleus, ceux des ciels sont si intense.. tout comme le sont les couleurs du drapeau américain (y compris le blanc) si présent dans la dernière heure du film.
    Et la robe blanche d’Ella, mâculée de sang…
    Il y a un gros grain, dans la première demi-heure du film, surtout visible dans les extérieurs, et à nouveau vers la fin sur certaines scènes (mais je pense que c’était l’intention initiale). En revanche dans les scènes intérieures, le grain est très discret sous les tons jaunes, par ailleurs très subtiles.
    Pas de sépia quand John Bridges vomit (comme c’était le cas dans une des restaurations, celle de John Kirk qui avait fait comme il avait pu le pauvre avec les moyens qu’il avait) Cimino doit etre content.
    Le jongleur à la fenêtre, et tout une somme de détails (Walken qui respire bien que son personnage Champion soit sensé être mort), on peut les voir maintenant.

    En un mot, on n’a jamais vu Heaven’s Gate comme celà !

    Et toujours ces 3h30 qui s’écoulent, sans qu’on les voit défiler.
    Cette restauration, il faut la voir en salle, c’est quelquechose ! Pourvu qu’un distributeur en ait la bonne idée
    Pour l’anecdote, le film est précédé d’un logo/animation Park Circus, et d’un panneau qui explique la méthode de restauration à partir des séparations, ainsi le fait que Criterion a été épaulé dans cette restauration, sous licence MGM, justement par Park Circus et une autre société dont je ne me souviens le nom. Et semble-t-il Park Circus est visiblement désormais le détenteur des droits de l’exploitation en salle.

    Rédigé par : inderweltsein | le 10 septembre 2012 à 22:24 | Répondre | Alerter |
  11. J’ai découvert le film lors de sa sortie et j’ai été ébloui. Je l’ai revu quelques années plus tard lors de sa 1ère projection dans sa version intégrale à la Cinémathèque Française à Chaillot, qui s’était équipée pour l’occasion d’un projecteur 70 mm ! Cela n’a fait que confirmer qu’il s’agit bel et bien d’un des plus grands films de l’histoire du cinéma : puissance et modernité de la mise en scène, force et subtilité du scénario, splendeur de la photographie de Vilmos Szigmond, interprétation admirable jusque dans les plus petits rôles : les superlatifs manquent. J’attends cette copie avec impatience.

    Rédigé par : Chomand | le 11 septembre 2012 à 14:32 | Répondre | Alerter |
  12. Tous les commentaires que je viens de lire sont ceux de personnes qui aiment et connaissent le cinéma, à n’en pas douter, car je n’ai vraiment aucune opposition a proposer à tout cela. J’ai vu ce film hier en clôture du Festival Lumière à Lyon, dans sa copie restaurée identique donc à celle projetée à Venise, comme 4000 autres spectateurs environ qui s’étaient précipités à la Halle Tony Garnier pour l’occasion. Je ne le connaissais pas du tout, et j’ai mieux compris pourquoi après avoir lu tous les déboires qui l’ont accompagné. J’y suis allé pour tout avouer car le festival avait annoncé la présence d’Isabelle Huppert pour le présenter, je n’avais jamais fait de cérémonie de clôture et je voulais un peu profiter du faste de ce type d’évènement, et pour cela j’ai été gâté car il y avait en plus Michael Cimino venu accompagner Isabelle. Tout cela était très bien, bravo au festival Lumière mais cela sera à jamais occulté désormais dans ma mémoire par ce film, par cette 1ère fois pour moi! Je suis encore sous le choc, tout comme ma femme qui elle n’y va pas par 4 chemins : le plus beau film qu’elle a vu et qu’elle ne verra jamais. Il faudrait plus de 3H40 pour dire et expliquer la richesse de cette œuvre. C’est un chef d’œuvre immense sur tellement de plans : social, visuel, photographie, nature, histoire, philosophie, humanisme, et bien-sûr cinématographique…Je sais c’est beaucoup et pourtant on ne peut plus vrai. Il faudrait faire une thèse dessus. Personnellement je ne pourrai pas, mais si quelqu’un de renommé et de compétent écrit un jour sur ce film, j’achèterais son livre à coup sûr ! François Truffaut, que j’ai vu aussi samedi lors du festival sur sa pellicule « La nuit américaine », avait qualifié ce film de « grand film malade ». S’il vivait aujourd’hui encore il verrait à quel point il est guéri, et comment l’Amérique qui était dans la nuit est apparue pour toujours au grand jour!

    Rédigé par : TomSnare66 | le 22 octobre 2012 à 14:04 | Répondre | Alerter |

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