Jean Vilar, le pape d’Avignon

"Le théâtre, disait-il, est un service public comme l'eau, le gaz ou l'électricité." Jean Vilar, metteur en scène et comédien, a créé le Festival d'Avignon pour casser la domination culturelle parisienne. Et le TNP, pour porter les chefs-d'oeuvre de l'art dramatique devant un public populaire. Avant d'être balayé par Mai 68, qui vit en lui un complice des "fascistes"...

 

Il y a environ cinquante ans, Jean Vilar, futur animateur du fameux Théâtre national populaire (TNP) où s’illustrera notamment Gérard Philipe, créait le Festival d’Avignon, aujourd’hui véritable institution nationale. Quelles étaient les motivations et les ambitions de ce passionné de la scène, qui sut ainsi faire aboutir son vieux rêve de démocratisation de la culture ?
L’aventure a commencé en 1912 à Sète où naît le premier fils Vilar. Fils de petits commerçants-bonnetiers, Jean Vilar reste fidèle à cette origine populaire, mais non ouvrière, qui dicte largement sa conception du peuple. En effet, le peuple de Vilar, à l’image de celui de Michelet, n’est pas le prolétariat en marche que défendent les socialistes de l’époque, mais, comme il le définit joliment, « le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé. »
Par ailleurs, il revendique sa filiation comme prélude d’une vocation de direction théâtrale : « Je crois que c’est un bon commencement pour faire du théâtre que d’être le fils d’un commerçant. [...] Le théâtre n’est pas seulement une discipline artistique dans une tour d’ivoire, bien au contraire, c’est un contact direct avec le spectateur, et disons-le, avec l’acheteur. » Et Vilar se targuera de gérer un théâtre national avec l’austérité et la rigueur d’un épicier.
En 1933, son bachot en poche, il monte à Paris pour poursuivre des études de lettres à la Sorbonne, conformément à l’itinéraire classique d’ascension sociale et géographique propre à l’école républicaine. Il est alors un pion négligent au collège Sainte-Barbe — Jean-Louis Barrault l’est à la même époque au lycée Chaptal —, lit avec fringale et annote fiévreusement les classiques. Mais le théâtre, auquel il ne se destine aucunement, n’apparaît dans sa vie qu’un an plus tard, avec la découverte purement hasardeuse du travail de Charles Dullin, un des metteurs en scène fondateurs du Cartel1, lorsqu’un ami l’amena à une répétition de Richard III. Ce fut, semble-t-il, la révélation : Vilar s’inscrit immédiatement à l’école de l’Atelier. Dullin, aux côtés duquel il vit et travaille de 1934 à 1937 de façon assez obscure — Vilar dira lui-même qu’il fut un élève assez ignoré du maître qui ne croyait pas en son talent d’acteur —, eut une influence décisive sur l’avenir du jeune Sétois qui nourrit à son égard « l’affection vive, souvent agressive qu’éprouve le fils à l’égard de celui qui lui donna le jour ».
Vilar révère chez son maître le formateur, le patient pédagogue de l’Atelier, dont le nom symbolise toute une conception du théâtre, celle de l’expérimentation, du tâtonnement, de la recherche infinie. Cette admiration est justifiée : Dullin est dans les années 1930 une des grandes personnalités du théâtre français. Artisan de la rénovation théâtrale entreprise par Jacques Copeau au Vieux-Colombier à partir de 1913 et poursuivie par le Cartel, Dullin est partisan d’un théâtre épuré et exigeant, mais aussi l’un des premiers à s’interroger sur la nécessité de décentraliser l’activité dramatique hors de l’enceinte parisienne.
A partir de 1937, Jean Vilar passe trois ans sous les drapeaux avant de revenir dans le Paris de l’Occupation. Il fait alors sa première expérience d’« animateur culturel » au sein de l’association Jeune France, créée en décembre 1940, en quête d’une régénération culturelle qui pouvait résonner favorablement aux oreilles du nouveau régime, et dont le théâtre, dirigé en zone Nord par Jean Vilar, était une des activités artistiques privilégiées. Par ailleurs, sa vocation de comédien est confirmée par les tournées qu’il entreprend avec La Roulotte d’André Clavé, jouant aux quatre coins de France sur de fragiles tréteaux et ainsi formé à la dure école de Molière. Pour Jean Vilar comme pour l’ensemble des troupes de théâtre populaire, la période de Vichy est plutôt faste.

« Il faut faire respirer le théâtre »

On comprend mieux ce paradoxe à la lecture du Théâtre populaire de Jacques Copeau, publié en 1941. A cette date, Copeau, en phase avec les idées maréchalistes, juge la déchéance du théâtre comme consubstantielle à une société qualifiée de décadente… Le théâtre populaire a pour mission de contribuer à la reconstruction spirituelle de la nation. Le renouveau théâtral « se confondra avec l’aspiration unanime du pays, avec l’unique devoir de tous les Français d’aujourd’hui : la réfection de la France. Il n’y a pas d’alternative, pas de choix possible. Ce qu’il nous faut, c’est un théâtre de la nation. Ce n’est pas un théâtre de classe et de revendication. C’est un théâtre d’union et de régénération ». Ainsi l’espérance du théâtre populaire marque-t-elle les deux premières années de l’Occupation d’un sceau d’unanimisme en plein accord avec l’idéologie du régime de Vichy. Ensuite seulement les malentendus se multiplient et les voiles se lèvent sur le contraste entre un discours prophétique de révolution culturelle et d’exaltation nationale, et une réalité historique de conservatisme et d’enlisement dans une politique de collaboration.
En 1943, Vilar fonde la Compagnie des Sept et monte Orage de Strindberg au Théâtre de Poche, qui lui apporte un début de reconnaissance, confirmé deux ans plus tard par La Danse de mort de Strindberg aux Noctambules et Meurtre dans la cathédrale, une pièce intimiste de T.S. Eliot, dont les deux cent trente représentations au Vieux-Colombier achèvent de le consacrer. Si à la Libération certaines figures du théâtre parisien sont inquiétées, tel Sacha Guitry, la mouvance du théâtre populaire, elle, franchit cette période sans encombre.
Jean Vilar n’est donc plus un inconnu lorsqu’en 1947, il rencontre son destin au palais des Papes à Avignon, où l’ont poussé, entre autres, le désir de grand air et le constat de « bassesse » du théâtre parisien. Vilar s’est maintes fois expliqué sur ses motivations pour créer un festival hors de Paris. Dès 1948, il conclut : « Il s’agit bien de se rendre compte que le théâtre parisien, avec des comédiens parisiens, des auteurs parisiens, des techniciens parisiens, aboutit à ce désastre glorieux de notre actuelle littérature dramatique. Il fait que beaucoup d’entre nous comprennent qu’il est nécessaire, une fois de plus, de faire “respirer” le théâtre. »
Il est peut-être étonnant d’entendre Vilar vitupérer contre la littérature dramatique contemporaine à l’heure où le « nouveau théâtre » des Arthur Adamov, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Georges Schéhadé, Jean Genet… secoue les petites salles de la rive gauche. Mais Avignon représente justement l’autre face de la rénovation esthétique de l’époque. Dans le propos de Vilar est déjà présent un véritable programme artistique qui constituera la base de celui du TNP : quasi-absence de décors remplacés par une lumière sculptant des formes sur la nuit avignonnaise ou l’obscurité des rideaux noirs de Chaillot, ballet de costumes-emblèmes vivement colorés, grands textes à vocation lyrique et résonance historique, centralité de l’acteur sur le tréteau nu.
Mais, autant qu’une plate-forme esthétique, Avignon est aussi le lieu de constitution d’une équipe. La troupe du TNP doit beaucoup au « noyau » d’Avignon. Celui-ci groupe des acteurs déjà connus à l’époque tels que Alain Cuny, Maria Casarès, Germaine Montéro ou Sylvia Montfort, et bien sûr Gérard Philipe, grande vedette cinématographique qui ne participe au festival qu’à partir de l’été 1951. Pendant huit ans — il meurt prématurément en 1959 — Philipe saura incarner la jeunesse et la nouveauté du théâtre et cristalliser en lui la fougue, l’ardeur qui furent celles de sa génération. A ses côtés, beaucoup de débutants prometteurs parmi lesquels Jeanne Moreau, Jean Négroni, Michel Bouquet, Philippe Noiret ou Monique Chaumette… A Avignon font aussi leurs premières armes des grands noms de la régie technique et artistique, comme Maurice Jarre à la musique.
Avignon fut donc, à tous égards, un véritable banc d’essai pour le Théâtre national populaire. La Semaine d’art dramatique fondée en septembre 1947 pour accompagner l’exposition Picasso du palais des Papes, s’institutionnalise rapidement, grâce à l’appui de la municipalité communiste de l’époque et à l’aide efficace de certains militants d’associations d’Éducation populaire — le ciné-club, les Auberges de jeunesse, les CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives) — en particulier Paul Puaux, le futur successeur de Jean Vilar à la tête du Festival d’Avignon.

Gérard Philipe dansait avec les spectatrices

Le « Festival d’Avignon » est déjà internationalement connu lorsque en 1951, Jeanne Laurent, sous-directrice du Théâtre au secrétariat d’État aux Beaux-Arts, propose à Vilar la direction du Théâtre national populaire, à Paris, troisième théâtre national (chronologiquement), après la Comédie-Française et le Théâtre de l’Odéon, créé en 1920 par et pour le comédien et metteur en scène Firmin Gémier.
En lui faisant cet honneur, qui apparaît comme un véritable coup de tonnerre dans le ciel du théâtre français, Jeanne Laurent sanctionne sans doute la réussite éclatante d’une expérience théâtrale ambitieuse. Mais la nomination de Vilar intervient également dans le cadre de la politique de décentralisation vigoureusement menée depuis 1947 par cette fonctionnaire dynamique qui est en effet à l’origine de la création de cinq Centres dramatiques nationaux décentralisés à Saint-Étienne, Rennes, Strasbourg, Toulouse et Aix-en-Provence. Entre le TNP, tel que l’imagine Jeanne Laurent, et les Centres dramatiques nationaux, une même logique d’extension des publics marginalisés, socialement pour l’un, géographiquement pour les autres, doit être à l’œuvre.
Vilar impose les trois lettres du TNP comme l’un des mythes des années 1950. Tout commence à Suresnes les 17 et 18 novembre 1951 — la salle de Chaillot lui était interdite pour cause de réunions de l’ONU2. En deux jours, deux pièces de théâtre (Le Cid de Corneille et Mère Courage de Brecht), deux concerts, trois dîners froids, une matinée de dialogue avec le public et pour couronner la fête, un bal populaire le dimanche soir où Gérard Philipe entame joyeusement le pas de danse avec les spectatrices, le tout pour un prix modique de 1 200 (anciens) francs (à l’époque, le salaire minimum d’un manœuvre était de 20 000 francs par mois). Quelques personnalités artistiques sont présentes — Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean Cocteau, Paul Claudel… —, mais surtout les habitants de Suresnes. On respire du neuf dans le théâtre. La presse salue unanimement l’événement.
Dans Le Petit Manifeste de Suresnes écrit pour l’occasion par Jean Vilar, l’expression du « théâtre service public » fait sa première apparition : « Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales ou des mystères, être sevrés. » Plus tard, le directeur du TNP réitère cette exigence : « Dieu merci, il y a encore certaines gens pour qui le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin. C’est à eux d’abord que s’adresse le Théâtre national populaire. Le TNP est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité. » Cette notion si familière aujourd’hui, où le réseau des théâtres subventionnés est devenu dense, a mis des décennies à être acceptée et le TNP joue, dans cette histoire, un rôle majeur.
Entre l’État et Vilar, les relations concrètes sont difficiles. Les subventions sont chichement accordées et la méfiance réciproque, comme en témoignent les rapports orageux entretenus par Vilar avec son administration de tutelle, qu’il s’agisse du secrétariat d’État aux Beaux-Arts sous la IVe République ou du ministère des Affaires culturelles sous la Ve République3. Pourtant, cela n’efface pas l’idéal d’un État qui serait un authentique partenaire pour promouvoir un théâtre citoyen dans le droit fil de l’héritage révolutionnaire. Dans une culture d’après-guerre valorisant l’État comme l’initiateur des grandes réformes et le garant de la justice sociale, Jean Vilar, le premier, en formule les devoirs en matière culturelle. A l’heure où la France se reconstruit, Vilar sait développer une idéologie d’un théâtre qui rassemble. Matériellement, c’est par une vigoureuse stratégie de reconquête des publics populaires que le TNP comprend sa mission de démocratisation culturelle. Le primat constamment accordé au public — « Le public d’abord. Le reste suit toujours » — est chez Vilar un véritable programme.
De 1951 à 1963, grâce à Jean Rouvet, administrateur du TNP jusqu’en 1959, et Sonia Debeauvais, responsable depuis 1957 des rapports avec le public, le TNP et son équipe inventent des méthodes qui leur permettent de susciter, de rassembler puis de structurer un nouveau public autour des associations culturelles, des organisations de jeunesse et des comités d’entreprise, grâce auxquels le théâtre pénètre plus profondément dans la sphère sociale. Par de nouvelles formules, telles que les « week-ends », les « nuits », les « matinées étudiantes », par le système des avant-premières réservées aux groupes, systématisé à partir de 1957 en abonnements, les spectateurs, organisés en associations, deviennent moins les adhérents d’un théâtre que les protagonistes d’un grand mouvement culturel.
Au départ, tout repose sur l’organisation concrète : accueil du public à vingt heures en musique, dîner froid possible sur place pour les travailleurs ne pouvant retourner manger chez eux, vente d’un livret-programme comprenant le texte de la pièce pour un franc, pas de pourboire pour les ouvreuses, exactitude requise dans les horaires... Ces quelques règles permettent de casser les rites du théâtre bourgeois et mettre en confiance un public néophyte.
Culturellement, le rassemblement du public se fait par l’usage d’un répertoire plutôt classique — les quelques tentatives de théâtre très contemporain, notamment au Théâtre du Récamier dont Jean Vilar dispose à partir de 1959, sont des demi-échecs. Le directeur du TNP vante les qualités pédagogiques et le caractère universel d’œuvres plus ou moins profondément ancrées dans la mémoire de tous : sur cinquante-sept pièces jouées entre 1951 et 1963, on peut dénombrer trente-trois classiques contre vingt-quatre pièces d’auteurs du XXe siècle.
La relecture critique des classiques devient une spécialité du TNP qui, en pleine guerre d’Algérie, monte Antigone de Sophocle (1960), L’Alcade de Zalaméa de Calderon (1961), La Paix d’Aristophane (1961), des pièces qui traitent du problème de la paix et de la guerre, du conflit entre la loi de la cité et la loi de la famille, de celui de la justice civile et la justice militaire. Les grands succès du TNP sont donc des œuvres du répertoire, souvent tragiques — le TNP n’était-il pas surnommé la « Tragédie-Française » ? —, Don Juan, Le Cid, Le Prince de Hombourg, Meurtre dans la cathédrale…, même si Vilar contribua à imposer Brecht en jouant très tôt Mère Courage (1951) puis en montant triomphalement La Résistible ascension d’Arturo Ui (1960)4. Ne déclarait-il pas dans la Lettre aux associations, en 1961 : « Le problème de Cuba est traité dans le Nicomède de Corneille, le problème du droit des gens devant la loi est traité dans Antigone de Sophocle. Le problème du général de Gaulle à propos des généraux rebelles est traité peut-être dans le Cinna de Corneille et dans l’Alcade de Zalaméa » ?

« Prendre le public populaire tel qu’il est »

Ces options lui furent beaucoup reprochées, par la droite — le sénateur résistant Jacques Debû-Bridel l’accuse d’être de connivence avec le parti communiste — puis par une extrême gauche intellectuelle réunie dans la revue Théâtre populaire, qui, dès 1955, par la voix de Jean-Paul Sartre, remit en cause le caractère populaire du public du TNP en même temps que l’opportunité de ses choix jugés trop classiques en matière de répertoire. Un public populaire est-il un public ouvrier ? La culture dite populaire présentée par les chefs-d’œuvre classiques n’est-elle pas qu’une culture bourgeoise ? Toute l’évolution politique et idéologique des années 1960 est annoncée dans la critique que nourrit Théâtre populaire à l’égard du TNP.
Critique qui ne s’articule plus seulement sur deux conceptions du théâtre populaire, mais sur deux compréhensions de ce que « culture » veut dire : entre l’humanisme et la vision émancipatrice de la culture des Lumières qui fonde l’Éducation populaire de l’après-guerre et l’expérience du TNP, et la volonté démystificatrice des intellectuels d’extrême gauche réunis autour de la revue brechtienne, la contradiction est entière.
Le 21 février 1963, à la surprise générale, Jean Vilar annonce son désir de ne pas demander la reconduction de son contrat pour des raisons « personnelles ». Cependant, toute la presse spécule sur les causes réelles du départ de Vilar. Au-delà des circonstances politiques (rapports difficiles avec son ami et ministre André Malraux), économiques (difficultés financières du TNP en pleine crise de croissance), psychologiques (la mort de Gérard Philipe en 1959 l’a considérablement affecté et Vilar semble atteint par une certaine lassitude), ce départ peut également se lire comme la fin d’une expérience, achoppant sur des contradictions qui semblent alors indépassables.
Un véritable théâtre populaire pouvait-il exister au sein d’une société inégalitaire ? Dès 1946, Jean Vilar exprimait ses doutes : « Il s’agit de faire une société, après quoi nous ferons peut-être du bon théâtre. » En 1955, répondant à Sartre, il oppose à la critique idéologique de ce dernier un pragmatisme de bon aloi : « Que voulez-vous, il faut poser le TNP en fonction des structures sociales qui lui sont données. Ce n’est pas au TNP à refaire la société ou à faire la révolution ; le TNP doit prendre le public populaire tel qu’il est. » Pourtant, malgré son optimisme réformiste et la souplesse de sa vision sociale et artistique, l’éternelle insatisfaction, l’éternelle soudure impossible entre théâtre et société ont dû peser leur poids.
En 1963, Vilar quitte le TNP, mais reste directeur du Festival d’Avignon dont il change la formule en 1966. Jusqu’alors monopole du TNP, celui-ci s’ouvre désormais aux autres troupes de théâtre et aux autres disciplines artistiques, la danse moderne en particulier, avec Maurice Béjart et son Ballet du xxe siècle. Jean Vilar continue de mettre en scène en explorant des genres nouveaux, le théâtre-document, avec Le Dossier Oppenheimer (1965), une pièce écrite à partir du rapport de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, mais aussi des opéras, notamment en Italie. Musicien (violoniste) depuis son enfance, il est particulièrement intéressé par l’art lyrique et se voit, en 1967, chargé par Francis Raison, le directeur du théâtre et de l’action culturelle du ministère des Affaires culturelles, de l’étude d’un projet d’Opéra populaire qu’il envisage de diriger, en collaboration avec Pierre Boulez et Maurice Béjart. Le Festival d’Avignon reste pourtant sa grande affaire et le grand événement théâtral qui, chaque année, réunit désormais des dizaines de milliers de fidèles.

La blessure d’Avignon 1968

C’est pourquoi, en juillet 1968, malgré la défection de certaines troupes, dont celle du TNP, Jean Vilar décide de maintenir le Festival, assuré de la présence de Béjart et de sa compagnie, et de celle du Living Theater, troupe représentative du nouveau théâtre alternatif new-yorkais. Il se sent plutôt proche de la jeunesse qui, depuis un mois, s’est révélée sur la scène politique et sociale française, et affirme vouloir faire d’Avignon un « vaste lieu de contestation »5. Mais tout dialogue s’avère impossible. Certains, conduits par Jean-Jacques Lebel, jeune contestataire proche des situationnistes, tentent même de faire annuler le Festival, « supermarché de la culture »6. Même les attaques personnelles  contre Vilar ne sont pas épargnées.
Nombreux sont ceux, parmi les amis de Vilar, qui, comme Claude Roy, considèrent que sa mort, à cinquante-neuf ans, en mai 1971, fut en partie provoquée par la blessure intime de cet Avignon 1968 : « Les gauchistes se distingueront dans la bêtise doublée de vilénie, depuis Jean-Luc Godard qui accusera Vilar d’être protégé par les CRS, jusqu’aux amis de Jean-Jacques Lebel et du Living Theater qui scanderont à Avignon “Vilar, Salazar !” (et contribueront à mon avis à raccourcir la vie de Vilar). Il aura résisté avec une admirable dignité contre la bêtise au front de pseudo-révolutionnaires7. »
Avec la mort de Vilar, c’est toute une famille du théâtre populaire et de la décentralisation théâtrale qui s’éteint. Critiquant les postulats de ce qui fut un des rêves fondateurs de l’après-guerre, la nouvelle génération de metteurs en scène qui émerge autour de 1968 tels Patrick Chéreau, Ariane Mnouchkine, Jean-Pierre Miquel, ou Jean-Pierre Vincent, tue le père avant que celui-ci ne prenne congé brutalement, les laissant orphelins de ces utopies nécessaires dont parle Paul Puaux, son successeur à la tête du Festival, utopies nécessaires pour vivre et transformer ce monde que le théâtre met en scène.      

Par Emmanuelle Loyer