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Revue de presse
Eddy Fougier


Médias et altermondialisme : l’âge de glace
par Eddy FOUGIER (Médias, hiver 2009)



Dix ans après le “démontage" du McDonald's de Millau, les altermondialistes ne font plus recette. Et, lorsqu'ils font la une de l'actualité, les journalistes, jadis fascinés, prennent aujourd'hui leurs distances. Désormais, les grands-messes antimondialisation se résument, dans les médias, aux casseurs et aux affrontements avec les forces de l'ordre. A la limite de la mauvaise foi, plaide ici le politologue et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques, Eddy Fougier.

Seattle et Gênes (juillet 2005) ont constitué un tel " spectacle médiatique que le film " Bataille à Seattle ", sorti en salles en 2008, s'est inspiré des événements de 1999. Dans l'État de Washington, les perturbations du sommet - la cérémonie d'ouverture a dû être annulée -, les violences perpétrées par des activistes vêtus de noir et cagoules - que l'on appellera rapidement les Black blocs -, le couvre-feu d'une semaine décrété par les autorités locales - le premier aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale -, la masse des manifestants dans la rue et l'échec des négociations commerciales multilatérales vont, en effet, piquer la curiosité des médias du monde entier et avoir une grande incidence sur la façon dont les contestataires seront perçus. Une foule de manifestants bigarrés, par exemple déguisés en tortues de mer géantes, des militants radicaux tout de noir vêtus, des policiers revêtant des tenues à la Robocop, les affrontements, les gaz lacrymogènes, les arrestations, les vitrines brisées : tout ceci a contribué à ce " spectacle médiatique " transmis quasiment en direct. L'apogée en fut, bien entendu, le G8 de Gênes où les violences commises par certains manifestants devant les caméras du monde entier et la répression féroce des forces de l'ordre ont fait quelque deux cents blessés et un mort.

Les médias français ont massivement suivi diverses manifestations lors de sommets, à Prague ou à Nice en 2000, à Goteborg et surtout à Gênes en 2001, les premiers forums sociaux mondiaux organisés à Porto Alegre au Brésil à partir de 2001, ou encore le Forum social européen (FSE) de la région parisienne en 2003. Deux exemples en témoignent En 2001, à l'occasion du G8 de Gênes, France 2 dépêchait quatre journalistes dans la ville italienne : deux se consacraient au sommet lui-même, tandis que les deux autres couvraient les manifestations. Deux ans plus tard, en perspectives du FSE, la presse écrite française en particulier effectue un gros travail éditorial. C'est notamment le cas du quotidien Les Échos qui fait alors paraître un numéro hors série, très complet, consacré au forum et à la contestation de la mondialisation.

Cette période est révolue et l'intérêt des médias français pour l'altermondialisme paraît s'être nettement amoindri. À de rares exceptions près, ce sujet ne fait plus la une de la presse ou l'" ouverture " des journaux télévisés ou radio. Aux yeux de la plupart des journalistes, il ne se passe plus grand-chose. Le terme qui revient d'ailleurs assez souvent dans leurs propos ou sous leur plume est celui d'" essoufflement". Et pourtant, la planète altermondialiste continue de tourner. Le dernier Forum social mondial (FSM), organisé à Belém au Brésil du 27 janvier au 1er février 2009, a même rencontré un certain succès en attirant quelque 133000 participants (1). La presse écrite généraliste qu'elle soit quotidienne ou hebdomadaire, a bien entendu rendu compte de cette actualité, mais sans la placer en une. Elle n'y revient désormais que dans deux cas spécifiques : 1) lors des manifestations à l'occasion de sommets officiels à condition que celles-ci soient entaillées de violences ; (2)) lors de forums sociaux, au premier rang desquels les forums sociaux mondiaux et européens. Or, dans les deux cas, on croit distinguer une certaine forme de routine donnant l'impression aux rédactions qu'il n'y a rien de neuf sous le soleil. Pour diverses raisons, notamment le fait que les sommets sont le plus souvent organisés dans des lieux difficiles d'accès, les violences commises en marge des manifestations se font plus rares. Les événements de Gênes et les attentats du 11 septembre 2001 ont, en effet, conduit les responsables gouvernementaux à organiser ces sommets loin des grandes villes et à renforcer les mesures de sécurité. Des affrontements importants se sont néanmoins produits à Genève en 2003, en marge du G8 d'Évian, à Rostock en 2007 à l'occasion du G8 d'Heiligen-damm (Allemagne), en 2009 à Londres lors du G20 et, surtout, à Strasbourg lors du sommet de l'OTAN, ce qui a amené chaque fois les médias à se tourner de nouveau vers l'altermondialisme et/ou à ceux qui sont assimilés à cette forme de contestation. De même, l'intérêt des médias pour les forums sociaux paraît décroître, notamment depuis 2004-2005. Ceux-ci ont, en effet, un caractère bien peu medias-friendly, rendant le travail concret d'un journaliste sur le terrain relativement peu aisé. Les FSM se tiennent généralement dans des lieux éloignés. Les déplacements présentent par conséquent un coût certain pour une rédaction. Par ailleurs, l'absence de porte-parole, de points de presse, de conférences plénières avec de grandes figures médiatiques (depuis 2005) ou de thématique générale, la dimension souvent technique et abstraite des débats, l'éparpillement des activités (plus de deux mille organisées par exemple à Belém en 2009) font que le travail n'est pas aisé. En témoigne par exemple ce qu'écrivait la correspondante de l'Humanité (qui n'est d'ailleurs pas journaliste), Emmanuelle Reungoat, à la fin du FSM de Belém: " Il est impossible d'embrasser tout un forum, on voudrait bien mais les bras nous manquent2. " Au bout du compte, durant un FSM, le journaliste se retrouve à peu près dans la situation d'un confrère qui doit couvrir la Foire de Paris ou le salon de l'Agriculture. Il commente le chiffre de l'affluence en le comparant à ceux des années précédentes : nombre de personnes ayant assisté aux activités du FSM et/ou ayant participé aux manifestations d'ouverture et de clôture. Il se concentre sur les visites de personnalités : chefs d'État en exercice, hommes politiques en vue, stars du show-business. Il revient sur d'éventuels " dérapages " : violences commises lors des séances d'ouverture ou de clôture du Forum, polémique autour de Tariq Ramadan lors du FSE de 2003, accusations de viol portées contre l'un des délégués du FSM à Mumbai en 2004, manifestations de locaux se plaignant du coût exorbitant de l'entrée au FSM de Nairobi en 2007, etc. Ou, à défaut, il effectue un reportage sur l'environnement local : le bidonville de Kibera à Nairobi, la situation des Indiens d'Amazonie à Belém, etc. Si les journalistes français parlent beaucoup moins d'alter-mondialisme, il est cependant intéressant de noter que, lorsqu'ils le font, ils tendent à reprendre à leur compte le " cadrage " de Seattle et de Gênes, lequel tend fortement à influencer la façon dont le public perçoit ce sujet.

Ce " cadrage " repose sur un certain nombre de considérations qui sont d'ailleurs souvent éloignées de la réalité. On peut les retrouver par exemple en partie dans le lancement par Béatrice Schönberg d'un sujet consacré à Seattle dans le journal télévisé du 20 heures de France 2, le 4 décembre 1999, au lendemain de la clôture du sommet : " Ce que l'on retiendra à coup sûr de ce sommet à Seattle, c'est l'émergence de la société civile, qui a su se faire entendre. Cette irruption souvent violente, de préoccupations parfois contradictoires, a montré qu'il fallait à tout prix s'orienter vers une mondialisation plus humaine. " La première observation est donc que cette contestation a brusquement émergé à Seattle. Or, Seattle ne représente que la reconnaissance médiatique de ce mouvement et non sa création, certes difficile à dater, mais bien antérieure. La deuxième est que cette contestation est extrêmement diverse dans ses composantes, souvent contradictoire dans ses revendications et qu'elle peut même prendre une forme assez folklorique ". À Seattle, on a pu ainsi parler d'une alliance assez improbable des Turtles, en référence aux défenseurs des tortues de mer, et des Teamsters, les camionneurs syndiqués. Là aussi la réalité est plutôt éloignée de l'image véhiculée par les reportages ou les articles. Les Turtles ou les Black blocs sont certes très "télégéniques" mais ils sont loin d'être représentatifs du militant altermondialiste moyen et, surtout, très minoritaires. À Seattle par exemple, une très large partie des manifestants étaient des militants du principal syndicat américain (AFL-CIO), lesquels sont, a priori, beaucoup plus "ordinaires", donc moins télégéniques. Il en est de même pour les représentants de la mouvance chrétienne. Or, ceux-ci jouent un rôle crucial dans les campagnes, mais ils sont à peu près ignorés des médias en raison du caractère peu " démonstratif" de leurs actions. En outre, cette présentation peut donner l'impression qu'il ne faut pas trop prendre au sérieux ces "hurluberlus", ces doux rêveurs qui ne savent pas trop ce qu'ils veulent.

La troisième considération de ce " cadrage " est essentielle. Elle stipule que ces mouvements peuvent aussi être violents et donc potentiellement dangereux. Pour les médias, les exactions commises par certains éléments radicaux en marge des manifestations altermondialistes constituent, à coup sûr. le sujet le plus " accrocheur ", au grand dam des militants et des sympathisants. Ce point de vue n'est pas réservé à la contestation altermondialiste Les médias ne procèdent pas autrement lorsqu'ils couvrent des mouvements sociaux des manifestations étudiantes ou lycéennes jusqu'aux récentes affaires de séquestrations de dirigeants d'entreprises par leurs salariés En 2006, des données divulguées dans l'émission " Arrêt sur images (3) " indiquaient, par exemple, que 53% des images diffusées dans les JT des trois principales chaînes de télévision françaises (TF1, France 2 et France 3) à propos des mouvements contre le Contrat première embauche (CPE) en France avaient trait aux violences commises à l'occasion des manifestations. Après beaucoup d'autres, le politologue Manuel Jiménez a pu ainsi parler de " la valeur médiatique des événements violents (4) ". La couverture par les médias grand public des événements de Gênes en a certainement été l'exemple le plus manifeste Le G8 de Gênes s'est officiellement déroulé du vendredi 20 juillet 2001 au dimanche 22. Si l'on prend le cas des 20 heures de France 2, on s'aperçoit qu'avant même l'ouverture officielle du G8, le JT s'ouvre sur un ton très alarmiste. Le 19 juillet, Benoît Duquesne parle du "sommet de tous les dangers", de la "ville de Gênes en état de siège", de "chefs d'Etat littéralement assiégés par les adversaires de la mondialisation" ou du fait que "les autorités italiennes tentent de limiter l'arrivée de casseurs éventuels". Le lendemain 20 juillet, Antoine Cormery explique que " la violence s'est déchaînée, le sang a coulé. Un mort, deux blessés graves parmi les manifestants antimondialisation ", et fait état de " scènes de guérilla urbaine très violentes " lors du lancement d'un sujet et en faisant référence à Carlo Giuliani, l'activiste tué lors des manifestations. Il parlera le 21 juillet “d'un jeune extrémiste italien tué d'une balle en pleine tête par la police" et le 22 juillet d'" un déchaînement de violence qui remet en cause l'avenir de ces grands messes internationales ". Il est évident que les activistes violents sont surrepresentés dans les images et les commentaires par rapport à la masse des militants pacifiques, mais aussi que, sans la couverture de ces violences, ce sujet n'aurait pas fait l'ouverture des JT. La quatrième considération du " cadrage Seattle-Gênes " soutient que les contestataires sont opposés à la mondialisation, c'est-à-dire, selon la vision dominante d'alors, à un processus jugé irréversible. C'est la raison pour laquelle les médias vont rapidement les désigner comme " antimondialisation " ou antiglobalisation en anglais Cette dénomination a fait l'objet d'une vive polémique. Les militants lui ont alors opposé d'autres termes ou expressions, comme " altermondialisme " dans le monde francophone ou Global Justice Movement dans les pays anglophones. À partir de 2003, la presse française a massivement adopté le terme " altermondialisme ". La cinquième considération est que les contestataires seraient représentés par quelques " groupes emblématiques ", comme Attac, leaders ou porte-parole dont l'un des plus "télégéniques" en France est bien entendu José Bové, que l'on retrouve à partir de 1999 dans la plupart des sujets télévisés traitant de l'altermondialisme. Or, José Bové ou Attac ne sont en aucun cas les leaders de l'altermondialisme en France - et a fortiori ailleurs - d'autant que les contestataires tendent généralement à se méfier de tout leadership. Enfin, la dernière considération est que ces contestataires ne sont envisagés que comme tels, ne cherchant jamais vraiment à formuler de véritables propositions ou alors, si c'est le cas, ces propositions sont jugées totalement utopiques. Même si l'on peut désapprouver leurs analyses, on ne peut pas dire pour autant que les altermondialistes ne sont que contestation. Leurs propositions, notamment dans le cadre des forums sociaux, sont très nombreuses. Elles ont même eu parfois une influence sur l'agenda international et ont pu aboutir à des décisions - par exemple sur la dette ou la fiscalité internationale. Mais, dans le cadre d'un reportage télévisé de trois minutes, il est plus facile de montrer les images d'un sommet embrasé que d'expliquer les conclusions du groupe de travail sur les nouvelles contributions internationales au financement du développement.

Nous disions que l'influence de ce " cadrage " a été décisive y compris sur les élites au sens large du terme. Les enquêtes d'opinion indiquent, en effet, que si le public peut souvent se montrer assez sensible à la critique développée par les altermondialistes, en revanche, il estime que leurs propositions ne sont pas crédibles. Les élites, de leur côté, ont souvent tendance à avoir une attitude condescendante à leur égard, notamment parce qu'est remis en cause un processus qu'elles, élites, jugent irréversible et globalement positif. La logique proprement médiatique consiste à privilégier, parce que considérés comme traditionnellement " vendeurs ", les sujets " extraordinaires " au sens strict du terme. C'est le cas des accès de violence lors de manifestations, des actions spectaculaires, telles que le " démontage " du McDonald's de Millau devant les caméras de télévision, les images de José Bové se rendant en tracteur au procès de Millau en 2000 ou en prison à Villeneuve-lès-Maguelone en 2002, les " happenings " festifs de groupes comme Reclaim the Streets, les actions inspirées par les pratiques de Greenpeace ou d'Act-Up, ou encore les polémiques, les dissensions, les crises, comme celle traversée par la direction d'Attac-France en 2005-2006. Ces sujets doivent être également incarnés, d'où l'intérêt des médias pour les grandes figures " médiatiques " considérées comme des " bons clients ", de José Bové à Noam Chomsky en passant par Naomi Klein, le sous-commandant Marcos ou Manu Chao, la présence de personnalités politiques ou de " compagnons de route " lors de manifestations ou de forums, ou même de " peoples " lors d'actions de fauchage de champs de produits génétiquement modifiés. Enfin, le public doit se sentir " concerné ", d'où le recours fréquent à l'anecdote, à la proximité. Lors des affrontements de Strasbourg en 2009, France 3 a mis en avant le point de vue des riverains (5), tandis que France 2, lors du FSE de 2003, présentait un reportage sur la nourriture consommée par les personnes présentes au forum (6). Tout cela est assez loin de la réalité pour que les altermondialistes soient tentés d'expliquer ce décalage par la volonté des médias de minimiser leurs actions, de les décrédibiliser voire de les " criminaliser " au nom du néolibéralisme ambiant et des intérêts des groupes économiques auxquels ils sont liés. Mais nombre de militants, bien conscients de la logique médiatique, peuvent chercher à instrumentaliser le penchant des médias pour la provocation et la violence. Alors porte-parole du mouvement radical italien Tutte Bianche (" Tuniques blanches "), aujourd'hui dissous, Luca Casarini déclarait ainsi avant les manifestations de Gênes de 2001 : "Nous savons ce qu'il faut faire pour que l'on parle de nous. Quand un journaliste du quotidien II Giornale me téléphone et me demande, implicitement, de lui livrer un scoop pour la une, moi je réponds : 'À Gênes nous déclarons la guerre aux grands de ce monde.' Et ils le mettent en première page (7). ".

1- Selon Le Monde du 3 février 2009.

2- " Tchau Belèm! ", humanite.fr, 2 février 2009.

3- France 5, 9 avril 2006.

4- "The Construction of the Public Identity of the Antiglobaliza-tion Movement in Spain ", Colloque du Groupe d'études et de recherches sur les mutations du militantisme (GERMM),Paris, 3-5 décembre 2003.

5- " 12/13 ",

6- 3 avril 2009.

7- JT de 20h, 13 novembre 2003.

8- Entretien accordé à L'Espresso le 21 juin 2001, cité dans Brigitte Beauzamy, " La mise en conflit des événements de Gênes ", Colloque du GERMM, op. cit.

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