Toute l'actualité, 26 août 2013, mis à jour à 14h45

EXCLUSIF

Ben Barka était un agent de l'Est

Par Philippe Broussard, publié le

Avant d'être enlevé et de disparaître à Paris en 1965, l'opposant marocain a travaillé pour les services secrets tchécoslovaques. Le journaliste Petr Zidek raconte ce qu'il a découvert dans les archives secrètes conservées à Prague. Révélations sur une autre affaire Ben Barka.

De notre envoyé spécial 

Ben Barka. Le nom, à lui seul, renvoie aux années 1960 et à " l'affaire ". Des livres, des films et des milliers d'articles ont été consacrés à cet opposant marocain enlevé le 29 octobre 1965 à Paris. L'Express lui-même n'a cessé d'enquêter sur son sort. Après le rapt, les révélations de notre journal, en particulier sous les plumes de Jacques Derogy et Jean-François Kahn, ont contribué à dénoncer cette opération impliquant des policiers et des truands français, ainsi que les services marocains.  

Plus de quarante ans ont passé... La procédure judiciaire ouverte à Paris n'est toujours pas close, dans la mesure où le corps du disparu n'a jamais été retrouvé, que ce soit en France ou dans son pays.  

L'enquête publiée dans les pages suivantes ne permettra pas d'en savoir davantage sur ce point, puisqu'elle concerne avant tout les années précédant l'enlèvement. Avec une révélation de taille : Ben Barka a collaboré avec les services secrets tchécoslovaques. La preuve ? Un dossier de 1 550 pages exhumé des archives de ces services.  

Petr Zidek, journaliste et historien à Prague, a récupéré et décortiqué ces documents. Pour lui, pas de doute : l'icône " progressiste " du tiers-monde a bien été un agent de l'Est, il avait rang de " contact confidentiel " dans la classification de la StB, la Sécurité d'Etat tchécoslovaque. Des années durant, sous le nom de code de " Cheikh ", il a fourni des informations - plus ou moins fiables - à divers " officiers traitants ". Des informations transmises ensuite au KGB.  

Ce dossier, numéro de référence 43-802, est divisé en cinq parties. Il contient des centaines de fiches, de notes, de rapports en tout genre. On y apprend même que " Cheikh " a suivi un stage de formation à la lutte clandestine ! Ces documents ne sont pas de Ben Barka en personne, mais de ses contacts, soucieux de mettre noir sur blanc tout ce qu'il leur confiait. Si le sous-dossier 43-802-030, concernant le mode de rémunération, a été détruit, le reste des archives montre que le leader de l'opposition marocaine a été rétribué pour ses activités. Elles le présentent aussi comme un " agent d'influence ", chargé notamment d'inciter les dirigeants du Moyen-Orient à s'aligner sur les positions de Moscou et non sur celles de Pékin.  

Bien sûr, on peut comprendre que cet homme de gauche ait entretenu des liens politiques avec les pays " amis " ; il ne faisait d'ailleurs pas mystère de ses sympathies idéologiques. Bien sûr, il faut également se replacer dans le contexte de la guerre froide et des poussées de fièvre révolutionnaire à travers le monde ; Ben Barka, comme d'autres, avait besoin d'aide pour parvenir à ses fins. De là à imaginer pareille proximité...  

A notre connaissance, cette collaboration avec la Tchécoslovaquie n'a jamais été mentionnée dans les ouvrages consacrés à Mehdi Ben Barka. Ses 11 séjours à Prague n'ont pas davantage retenu l'attention. " Je pense que les services occidentaux ont été au courant, précise Petr Zidek, mais qu'ils ont laissé faire parce qu'ils y trouvaient leur compte. "  

Sollicité par L'Express, Bachir Ben Barka, l'un des fils du disparu, s'insurge contre ce qu'il qualifie d' " atteinte à la mémoire " de son père. " Je tombe des nues, explique-t-il. J'attends d'en savoir davantage pour me prononcer vraiment, mais je peux déjà vous dire que mon père n'a jamais été un agent, ni pour l'Est ni pour l'Ouest. C'est une accusation ridicule ! Il était l'un des responsables de l'Organisation de solidarité des peuples d'Afrique et d'Asie, et cherchait des soutiens politiques et financiers pour les mouvements de libération nationale. A ce titre, il avait des contacts politiques dans de nombreux pays communistes, dont la Tchécoslovaquie. Il s'est donc rendu à plusieurs reprises à Prague, mais cela n'avait rien de secret ! Cette histoire de dossier tchèque relève sans doute de la manipulation. Il a pu être piégé par les services locaux ou, alors, certains de ses interlocuteurs politiques ont pu prétendre, pour se faire mousser, qu'ils l'avaient recruté. Vous savez, on peut faire dire ce qu'on veut aux archives ! Ceux qui l'ont connu à cette époque-là savent que tout cela est faux ! "  

Droit de réponse paru dans L'Express 2929 du 23/08/2007, p59, rubrique Société

Droit de réponse de la famille Ben Barka

1. Lorsque Mehdi Ben Barka a résidé à Paris entre 1960 et 1961, il occupait déjà une place importante sur le plan marocain comme international. Il était le représentant à l'étranger de son parti, l'Union nationale des forces populaires, et siégeait dans les organismes de solidarité des peuples afro-asiatiques (Ospaa). A ce titre il était en relation avec tous les partis, toutes les associations et tous les représentants de pays qui pouvaient apporter leur soutien à la lutte du peuple marocain et de son parti qui était dans l'opposition. A partir de 1963, il est devenu le coordinateur entre l'Ospaa (au Caire) et le Fonds de solidarité (Guinée) pour soutenir les mouvements de libération nationale en Afrique contre le colonialisme. Cette responsabilité l'amenait à discuter avec les responsables de divers pays, dont les pays socialistes, pour alimenter ce fonds. Mehdi Ben Barka n'avait nullement besoin d'un deuxième secrétaire d'ambassade tchécoslovaque à Paris pour nouer des liens avec des responsables soviétiques. Ces contacts existaient déjà lorsqu'il était président de l'Assemblée nationale consultative marocaine et le représentant du Comité soviétique de solidarité afro-asiatique était un membre important du secrétariat de l'Ospaa au Caire et du Fonds de solidarité en Guinée.  

2. Mehdi Ben Barka a eu la capacité d'aplanir les différentes contradictions qui existaient entre Soviétiques et Chinois, entre Chinois et Cubains, entre Indiens et Chinois et entre les différents mouvements du tiers-monde. C'est à ce titre qu'il a été nommé à l'unanimité président du comité préparatoire de la Tricontinentale. La confiance que chacun de ces acteurs lui a prodiguée interdit de penser qu'il ait été au service de l'un ou de l'autre.  

3. A en croire l'auteur de l'article, Mehdi Ben Barka serait devenu un minable agent secret des services secrets tchécoslovaques, manipulé par un deuxième secrétaire d'ambassade à Paris. Or, ainsi que l'article le révèle, les seuls documents détruits dans les archives concernent le mode de " rémunération " de Mehdi Ben Barka. De plus, on ne comprend pas très bien quelle a été la fonction de Mehdi Ben Barka, puisque, toujours selon l'article, aucune des pièces des archives n'est de la main de Mehdi Ben Barka et que, lorsqu'on lui impute d'avoir récupéré des documents officiels français, ces documents ne figurent pas dans les archives de la STB. Quant à la fiche de recrutement, elle transforme Mehdi en Mohamed !  

4. Comment croire que Mehdi Ben Barka ait eu besoin de 10 000 francs pour acheter le soutien de France Observateur, hebdomadaire où il comptait de nombreux amis et compagnons de lutte ?  

Dans ces conditions, la famille de Mehdi Ben Barka est surprise de la facilité d'accès à certaines archives et surtout de l'interprétation qui en est faite. Sans tenir compte des fonctions publiques de Mehdi Ben Barka et sans replacer ces archives dans leur contexte, la lecture qui en est faite conduit à soutenir une thèse prédéterminée. Il est bien plus plausible et vraisemblable que les sommes qui ont pu être versées par le gouvernement tchécoslovaque aient été destinées au Fonds de solidarité pour financer les luttes anticoloniales en Afrique.  

Nous regrettons d'autant plus cette manière de faire qu'à ce jour nous ne savons toujours pas ce qu'est devenu Mehdi Ben Barka, ni qui sont ses assassins, et que la procédure judiciaire est toujours entravée.  

L'Express maintient toutes les informations développées dans ses éditions du 5 juillet à propos des relations entre Mehdi Ben Barka et les services de renseignement tchécoslovaques de 1960 à 1965. Petr Zidek, l'historien et journaliste tchèque dont nous avons publié l'article, est un spécialiste reconnu de cette période de l'Histoire, notamment des relations entre la Tchécoslovaquie et l'Afrique francophone. En nous rendant sur place, à Prague, nous avons pu constater qu'il disposait de tous les documents évoqués dans cette enquête, mais également du reste du dossier Ben Barka (1 550 pages). Rappelons aussi qu'un ancien agent des services tchèques a accepté de témoigner à visage découvert, dans le cadre de cette enquête, et qu'il a confirmé les liens entre son ancien service et l'opposant marocain en exil.