L'enterrement d'Apollinaire

L'oeuvre du grand poète est tombé dans le domaine public. Dans L'Histoire n°336, Laurence Campa revient sur la mort de ce grand poète, victime de la terrible épidémie de grippe espagnole en 1918.

 

Le 9 novembre 1918, à Berlin, l'empereur Guillaume II abdique. À Paris, la population se répand fébrilement dans les rues ; on entend fuser : "A bas Guillaume !" Au dernier étage du 202 boulevard Saint-Germain, le poète Guillaume Apollinaire se meurt. Quelques jours auparavant, il a contracté la grippe espagnole. Cette infection virale pulmonaire sévit depuis mars dans les pays belligérants, ainsi que dans le reste du monde ; on en ignore l'origine précise, mais la propagande l'attribue à une arme bactériologique. Elle sème la panique chez les civils comme parmi les soldats. Dans le monde entier, l'épidémie tue plus que la guerre elle-même, affectant surtout les sujets dans la fleur de l'âge.

Né Wilhelm de Kostrowitzky en 1880 à Rome, poète, conteur, dramaturge, journaliste, éditeur, critique, Apollinaire s'est engagé pour la durée de la guerre en décembre 1914. Artilleur puis fantassin en Champagne, il n'a cessé d'écrire, notamment à Lou et à Madeleine, ses deux amours des temps de guerre. Il a été blessé à la tempe droite par éclat d'obus le 17 mars 1916, huit jours après sa naturalisation. Depuis son retour du front, sa santé est restée chancelante : les gaz de combat ont laissé des séquelles ; sa trépanation l'a soulagé sans lui rendre sa robustesse initiale. En juin 1917, jugé inapte définitif, il a été maintenu sous les drapeaux et affecté  à la censure. Au début de 1918, une congestion pulmonaire l'a longuement affaibli. Mais à la fin de sa convalescence, en mai, il s'est marié avec Amélia Kolb, dite "Jacqueline" ou "Ruby", la "jolie rousse" du poème final de Calligrammes, publié en avril.

Car malgré son humeur inquiète, Apollinaire regarde l'avenir. Depuis le milieu de l'année 1916, il a repris ses occupations littéraires et travaille sans relâche : publication du Poète assassiné en octobre 1916, de Vitam imdere amori en novembre 1917, de Calligrammes en avril 1918, représentation des Mamelles de Tirésias en juin 1917, etc. Les jeunes poètes - Aragon, Soupault, Breton - et les nouvelles revues - SIC, Nord-Sud - se réclament de lui. Le 9 novembre, vers 17 heures, Apollinaire expire. Comme chez toutes les victimes de la pandémie, la cyanose a commencé autour de la bouche, le délire s'est installé, la suffocation et les vomissures sanglantes ont étouffé le malade. Le jeune Cocteau, qui a veillé le poète avec Ruby, Max Jacob et Picasso, écrit pourtant à André Salmon la nuit même : "Il est parvenu à vivre par un miracle d'énergie jusqu'à 5 heures. Son visage est calme et tout jeune." Le 13 novembre, le convoi funèbre d'Apollinaire fend péniblement la foule en direction du Père-Lachaise. Les manifestations du Paris de l'armistice sont cruelles aux endeuillés. Au cimetière, on rend les honneurs militaires au lieutenant de Kostrowitzky, qui n'aura pas connu la paix et sera déclaré "mort pour la France". Relations, amis et admirateurs du poète pleurent devant sa tombe provisoire, marquée d'une modeste croix de bois. La presse multiplie les hommages à l'"homme-époque" (le mot est d'Alberto Savinio) qui avait élargi les horizons de la modernité.

En 1919, la grippe espagnole disparaît aussi brutalement qu'elle était advenue ; son itinéraire est jonché, dit-on, de 30 à 40 millions de cadavres (on ne connaîtra en fait certainement jamais le bilan). On compterait 2,3 millions de morts en Europe, dont 250 000 en Allemagne, 211 000 en France et 200 000 en Grande-Bretagne. Dans l'entre-deux guerres, grâce à la générosité du peintre Serge Férat, la tombe du poète trouve sa place et sa forme définitive au Père-Lachaise. Depuis près de quatre-vingt-dix ans, chaque année, le 9 novembre, amis et amateurs d'Apollinaire se réunissent autour de cette stèle de granit frappée de calligrammes, où rayonne le nom de Guillaume Apollinaire dont la "gloire", comme celle de son héros Croniamantal, "est aujourd'hui universelle".

 

Par Laurence Campa