«Vu de l’extérieur, c’est ahurissant ; vu de l’intérieur, c’est pareil.» Ainsi un journaliste des Sports de France Télévisions contemple-t-il, bras ballants et bouche bée, son propre service. Un mois après les Jeux olympiques de Sotchi où le service public s’illustra dans les catégories reines que sont la beauferie, la ringardise et le sexisme, dix jours après s’être mangé une sévère savate du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour ces prestations, rien ne bouge à France Télévisions.

«Aucun débriefing de ce qui s’est passé à Sotchi, rien de rien, Bilalian fait la politique de l’autruche», s’exaspère ce même reporter. Pourtant, fin février, le Syndicat national des journalistes (SNJ) s’était déjà alarmé du manque de réaction de la direction de France Télévisions face aux propos tenus à l’antenne. En vain. Cette semaine, c’est la Société des journalistes (SDJ) du service des Sports de France Télévisions qui s’y est collée, convoquant une réunion lundi. A l’issue de celle-ci, décision a été prise de demander à Daniel Bilalian, patron des Sports, de venir s’expliquer. «On a parlé de ce qui n’allait pas, explique un participant à la réunion, on s’offusque du comportement de Candeloro, on ne comprend pas le déni de Bilalian. On est conscients du "France Télévisions bashing", mais il y a tout de même un fond de vérité.» Et même un sacré fond, tant les errements beaufs ont éclipsé la couverture des JO par la télé publique. Signés en premier lieu du consultant pour le patinage artistique, Philippe Candeloro, même si l’arbre blaireau cache la forêt ringarde des commentaires franchouillards et/ou à côté de la plaque. Ne retenons du festival Candeloro que son «anaconda qui aimerait venir l’embêter un petit peu, cette jeune Cléopâtre canadienne». Un Candeloro toujours complaisamment lancé sur la voie de l’égrillard par Nelson Monfort.

Ménages. On en passe, et pas des meilleures, qui, le 17 mars, ont donc valu à France Télévisions une «mise en garde» pas piquée des hannetons du CSA quant aux propos «extrêmement déplacés et […] même de nature à refléter des préjugés sexistes». Mais le CSA ne s’en est pas tenu à la paire Candeloro-Monfort, alignant - c’est rarissime - personnellement Bilalian, «regrettant vivement que la direction responsable des sports s’en soit tenue à une attitude de dénégation». Pendant Sotchi, alors que la polémique battait déjà son plein, Bil s’était fendu d’un message interne révélé par Libération, exigeant qu’aucun membre de l’équipe de France Télévisions aux JO ne réagisse : «Notre seule réponse, c’est le succès d’audience qui jour après jour vient saluer votre travail.» Plus tard, sur Europe 1, Bilalian a fini par répondre mais pour assurer qu’«il n’y a jamais eu de dérapage» à Sotchi. Et que, figurez-vous, «Candeloro, c’est un personnage d’Audiard».

«C’est un peu réducteur, même si c’est pas faux, de pointer du doigt le mec extérieur à la boîte, décrypte, à propos de Candeloro, Antoine Chuzeville, délégué syndical SNJ, mais c’est pour éviter de voir qu’il y a un problème chez les journalistes des sports de France Télévisions.» Le problème ? Les mêmes têtes d’affiche depuis vingt, trente, quarante ans : les mêmes Patrick Montel, Gérard Holtz, Lionel Chamoulaud et, bien sûr, Nelson Monfort, un quarteron qui sent fort la chaussette et éclipse par sa balourdise toute une partie du travail du service des Sports. Au sein duquel le senior est roi et les quadragénaires «des petits jeunes» qui ont du mal à monter.

Sans oublier que certaines de ces vedettes sont connues pour leurs ménages, prestations effectuées en sus de leurs activités à France Télévisions, moyennant grasse rétribution. Après des années où de telles pratiques sont restées impunies, Nelson Monfort s’est fait poisser par deux fois en 2009 et 2011, ce qui a permis aux syndicats et autres SDJ de dénoncer une pratique généralisée chez les stars. Au grand dam de Daniel Bilalian, qui, en 2010, met les journalistes au défi de voter une motion de défiance contre lui. «Si elle passe, je pars le jour même», fanfaronne-t-il. Quelques mois plus tard, la motion passe, mais Bilalian reste. «Depuis, la rédaction des Sports est divisée, témoigne Antoine Chuzeville, on nous accuse de vouloir nous attaquer à une génération.» Et Bilalian, lui, prend le parti des vieux. «Il a beaucoup de mal avec la génération des 30-40 ans», témoigne Chuzeville. Génération, qui, du coup, a du mal à prendre la parole. Intimidation ? «Non, dit Chuzeville, mais si t’es pas content, tu crains de ne pas te retrouver sur les JO ou sur tel ou tel événement la prochaine fois.» Et de conclure : «Bilalian couvre les ménages et les dérapages et nous, on a juste le droit de fermer nos gueules.»

Silence. Contacté par Libération, Bilalian n’a pas souhaité répondre à nos questions, faisant dire : «Mon avis ne vous intéressera pas.» Zut. Même déconvenue du côté du président de France Télévisions, Rémy Pflimlin. Pflimlin, d’ailleurs, s’est tenu coi sur toute l’histoire de Sotchi, un silence que beaucoup lui reprochent à France Télévisions. Pour un cadre, il n’a «pas pris la mesure du problème : la société change et on ne s’y adapte pas». Le même pointe «l’archiconservatisme de Bilalian». Et de citer ce journaliste de France Télévisions commentant l’an dernier Roland-Garros sur le Web de manière marrante, mais qui s’était vu adresser un avertissement écrit pour «attitude non professionnelle» après avoir qualifié un match d’«interminable»

Pflimlin compte se sortir du mauvais pas Sotchi d’une manière tout à fait pflimlinesque. Le groupe public s’étant vu attribuer le «label diversité» par l’Afnor qui certifie les efforts de France Télévisions en la matière, Rémy Pflimlin s’apprête, selon nos informations, à adresser un courrier interne aux «responsables éditoriaux» du groupe, qui sera l’occasion d’un léger serrage de boulons côté sexisme, mais sans allusion aucune à Sotchi. Il y évoque les «stéréotypes que nous devons combattre» et «appelle […] à veiller attentivement à ce que nos programmes, dans le choix des contenus comme à travers la parole qui s’exprime sur nos antennes, incarnent sans ambivalence notre ambition d’exemplarité, et ne puissent offrir de prise au doute sur notre engagement». On serait Candeloro, on répondrait : «Poil au fondement», mais on va s’abstenir.

Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
Télévision
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