CHRONIQUE

«C’est pas de la télé, c’est HBO» («It’s not TV. It’s HBO») disait dans les années 1997 le slogan légèrement prétentieux de la chaîne câblée, qui nous a proposé entre autres, dans ce qui paraît maintenant un âge d’or de la série TV, Sex and the City, les Soprano, Six Feet Under, Entourage, The Wire. Des séries qui ont changé notre façon de voir le monde, changé aussi le statut social de ces œuvres singulières, souvent négligées pour leur caractère grand public. Après une petite période où on a pu croire la chaîne doublée sur sa gauche par d’autres networks (AMC avec Mad Men et Breaking Bad), HBO a repris les manettes de la culture séries avec Girls et Game of Thrones (GoT) - deux séries vraiment pas comme les autres. Ayant beaucoup parlé des filles récemment, j’en viens à GoT, car vous aurez compris que l’événement le plus important de la semaine à venir, c’est bien sa nouvelle et 4e saison. Pas besoin d’être amateur de fantasy médiévale, de bagarres sanglantes, de dragons et de porno soft, même pas besoin d’aimer la saga de George R.R. Martinpour être fan de Game of Thrones. Même pas besoin d’aimer «les séries».

Les séries HBO cultes comme The Wire, comparables aux grandes œuvres cinématographiques ou littéraires, restaient de la télé - de la supertélé, pour spectateur averti, exploitant à fond les ressources expressives et narratives du petit écran. Elles ont donné à la série TV ses «lettres de noblesse», faisant d’une occupation favorite un objet d’études, voire d’érudition et de distinction, et un élément d’exploration subjective et d’identification de soi.

Game of Thrones fait exploser le concept «séries télé». GoT est une série de fans, la plus téléchargée, la plus citée de toutes. Elle ravive le mode tradi de consommation du genre ; alors qu’on imaginait que les séries allaient se consommer à coup de coffrets ou de nuits de binge watching, GoT fait renouer ses regardeurs, durant les dix semaines où elle envahit leurs existences, avec le rythme hebdomadaire du feuilleton, l’imagination mise en mouvement dans l’attente anxieuse et curieuse de la suite. Car c’est son rythme vital qui fait la force de la série. Le mode d’habitation du temps qu’elle engage répond étrangement à son extensibilité des saisons : Winter is Coming (dans l’univers de GoT, les hivers durent dix ans). Cette texture temporelle se double d’une autre modalité de l’attente : dès le premier épisode, le spectateur est pris, enrôlé dans ce monde où tout peut arriver. La fin du pilote nous montre le tout jeune Bran Stark, qu’on a suivi avec intérêt croissant depuis le début, escaladant une tour et surprenant les ébats de Cersei et Jaime Lannister, qui le balance par la fenêtre. Dès cet instant fondateur, GoT touche aux tabous, l’inceste comme l’invulnérabilité des héros et la protection des enfants - aux structurations et hiérarchies de la forme de vie humaine. A partir de là tout est possible. La diversification des personnages et la subversion des dualismes (valide-handicapé, homme-femme, vieux-jeune, voire humain-non humain, vivant-non vivant). L’héroïsme d’Arya Stark et de Daenerys Targaryen, de Tyrion Lannister - avec la «première» que constitue Peter Dinklage au premier rang du générique - font de GoT une série radicalement démocratique : nains (Tyrion), gros lards (Samwell), handicapés physiques et mentaux (Bran, Hodor), prostituées, sauvageonnes (Ygritte, Osha), monstres hideux (Clegane, etc.) existent à égalité morale avec les héros plus présentables. GoT est aussi une série féministe, malgré les critiques qu’a suscitées son abus de scènes de sexe.

It’s not Porn, it’s HBO est le titre d’une brève vidéo YouTube qui pointe la marque de fabrique de HBO, de Sex and the City jusqu’à Girls.GoT est d’ailleurs glorieusement à l’origine du néologisme sexposition (= scènes de sexe utilisées en décor de la narration principale). Arrière-plan de domination où émergent de superbes personnages de femmes : Catelyn Stark, Brienne, Arya, Yara. Toutes illustrent cette capacité de la série à inventer un héroïsme féminin, parfois modeste ; comme Girls, où Lena Dunham crée une nouvelle figure tordue de la bravitude d’être une fille. GoT et Girls s’inscrivent ainsi plus dans le fil de la série culte des années 2000, Buffy the Vampire Slayer, que des classiques HBO.

GoT approche ainsi l’idéal de la culture populaire, des débuts du cinéma hollywoodien tels que les évoque Stanley Cavell (1) - une culture appropriable par tous, par une éducation perfectionniste qui apprend à chacun-e que l’héroïsme est à sa portée. GoT libère ou révèle la capacité d’agir des femmes, des populations du Sud et des esclaves, libérés par la Khaleesi bien sûr… la démocratie qui vient. Reste l’inquiétude essentielle : que restera-t-il à raconter quand la série aura (à grand pas) rattrapé les livres de George R.R. Martin ? Winter is Coming…

Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne. (1) «Si j’avais su… mémoires», le Cerf, 2014.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Beatriz Preciado et Frédéric Worms.

 

Sandra LAUGIER
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