18-05-2005
Pour en finir avec 1995
Richard Le Hir
(L'auteur est avocat et conseiller en gestion. Il a été ministre délégué à la
Restructuration dans le cabinet Parizeau du 26 septembre 1994 au 9 novembre
1995.)
Dix ans après la tenue du référendum, le combat pour le coeur et l'esprit des
Québécois fait toujours rage. D'un côté comme de l'autre, fédéralistes et
souverainistes essaient de rallier à leur cause ce tiers des québécois dont
l'opinion fluctue selon les aléas de la conjoncture, favorisant tantôt les uns,
tantôt les autres, au grand désespoir des stratèges des deux bords qui
voudraient bien revendiquer victoire.
Choqué par le rejet de l'accord du Lac Meech puis par le cafouillage de
Charlottetown, et inquiet de l'endettement du Canada qui menait tout droit le
pays à la faillite en 1994, je me suis retrouvé au coeur du débat sur l'avenir du
Québec, y sacrifiant ma famille et ma carrière, ministre dans le gouvernement
Parizeau en plein débat référendaire et investi de la préparation des fameuses
études.
C'est un euphémisme de dire que ce fut une année difficile. En fait, le résultat
très serré du référendum suffit à lui seul à expliquer pourquoi. Et il explique
aussi pourquoi, dix ans après, la question n'est toujours pas résolue. Pour ma
part, j'ai décroché après le référendum, essayant de me donner le recul
nécessaire pour comprendre ce qui s'était passé.
Cet exercice de réflexion s'est traduit par la publication d'un essai chez
Stanké en 1997, intitulé La prochaine étape, le défi de la légitimité. J'étais
loin de me douter que j'avais mis le doigt sur le problème de façon aussi juste.
Dès l'année suivante, la Cour Suprême confirmait ma thèse selon laquelle la
question de l'avenir du Québec reposait d'abord et avant tout sur la légitimité
de la démarche qu'il emprunterait pour le déterminer.
Et depuis ce temps-là, nous avons appris par quels moyens le camp fédéraliste
avait cherché à se gagner l'attachement des Québécois, compromettant par sa
balourdise et les magouilles foireuses d'opportunistes peu scrupuleux le capital
de légitimité que le Canada avait récupéré au Québec suite au redressement des
finances publiques, à l'incapacité du camp souverainiste de relancer le débat
référendaire du fait de l'absence de «conditions gagnantes», et à la décision
fédérale de ne pas suivre les états-Unis et l'Angleterre dans le conflit irakien
en choisissant plutôt d'enligner le Canada sur la position des pays dits «multilatéralistes»,
France en tête. Fortement opposés à la guerre en Irak, jamais les Québécois ne
s'étaient sentis si fiers d'être Canadiens, pour paraphraser ce désormais
célèbre commentaire de René Lévesque le soir de sa victoire en 1976.
Pour sa part, le camp souverainiste tentait de reprendre l'initiative du débat.
En l'absence d'une vague de fond en faveur de son option, il en était réduit à
capitaliser sur les erreurs que pourrait commettre l'adversaire. Le scandale des
commandites allait lui fournir la plus belle des occasions.
Sentant le vent enfin tourner, les stratèges péquistes ne perdirent pas de temps
à se remettre à l'œuvre. Première salve : le document budgétaire rendu public
par François Legault avec la bénédiction de Landry et de Parizeau. Au lieu de
relancer le débat sur des bases plus saines, le PQ retombait dans les astuces,
les faux fuyants, les faux semblants et les demies vérités qui entachent sa
démarche depuis le début, sans comprendre qu'une indépendance arrachée à la
population sur cette base n'aurait aucune légitimité et précipiterait le Québec
dans une aventure dangereuse et coûteuse dont tous les Canadiens feraient les
frais, Québécois y compris.
à cet égard, le dernier sondage Léger Marketing effectué pour le Journal de
Montréal devrait amener les stratèges péquistes à une profonde remise en
question.
En effet, ce sondage illustre avec une rare clarté toute l'ambivalence des
Québécois sur leur avenir, à la fois souverainistes et Canadiens. Et aux
lendemains qui chantent annoncés il y a tout juste deux semaines par François
Legault, ce sondage vient apporter un sérieux bémol. En effet, 8 % de la
population totale du Québec le quitterait «certainement» en cas d'indépendance,
et 15 % le quitteraient «peut-être». Ce sont donc entre 600 000 et 1 125 000
personnes qui pourraient quitter le Québec en cas d'indépendance, ce qui
représenterait une perte dans notre PIB se situant n'importe où entre 20
milliards et 36 milliards de dollars. De quoi donner des sueurs froides même à
l'indécrottable optimiste qu'est François Legault.
Pour ma part, par crainte de me faire taxer d'alarmiste, je m'étais limité, dans
ma critique publiée dans La Presse et The Gazette, à chiffrer cet exode, de
façon conservatrice comme je le disais, à 300 000 personnes, et les
répercussions économiques à 10 milliards de dollars. Je m'étais même abstenu
d'évoquer la possibilité que des francophones puissent se joindre à ce
mouvement. J'étais largement en deçà du compte. Quant à la fiabilité du sondage,
on peut difficilement accuser Jean-Marc Léger de biais contre les
souverainistes.
Mais l'irresponsabilité des dirigeants péquistes m'amène aujourd'hui à rendre
publics certains événements survenus durant la campagne référendaire et inconnus
du grand public. Ces faits devraient permettre à celui-ci de comprendre toute
l'importance de demeurer vigilant à l'endroit des deux camps et de ne pas se
fier aveuglément à celui qui, de temps à autre, a l'air le moins mauvais. Ils
font en outre ressortir l'absence totale de souci pour l'éthique des moyens mis
en oeuvre par le camp souverainiste pour atteindre ses fins.
La manipulation
Sur les traces de Goebbels
Quelques semaines après l'assermentation du nouveau Gouvernement, je recevais un
appel du Bureau du Premier Ministre. Monsieur Parizeau voulait me rencontrer
toutes affaires cessantes pour me confier une mission spéciale. Mes bureaux à
Québec étant situés au Conseil Exécutif (le bunker), je n'avais que l'ascenseur
à prendre pour me rendre à la convocation.
L'air grave et préoccupé, le PM me montra du doigt sur sa table deux tomes
épais. IL s'agissait, selon ses explications, d'une étude que le PQ avait fait
faire en 1985 sur les recommandations pressantes de Jean-Pierre Charbonneau,
quelques mois avant d'être défait aux élections générales par les Libéraux. Je
devais en prendre rapidement connaissance et lui revenir dans les deux semaines
avec mes recommandations.
C'était ma première convocation au bureau du PM depuis ma nomination, et
j'étais, bien sûr, impressionné. Je rentrai à mon bureau pour me plonger
avidement dans la lecture de ces deux briques. Je mis un moment à comprendre de
quoi il s'agissait. En fait, le PQ avait fait faire une étude à un professeur de
l'Université Laval (son nom m'échappe) mais qui était reconnu pour ses
interventions en psychanalyse. Il avait été mandaté pour découvrir quels étaient
les fondements des peurs qu'entretenaient une proportion importante de Québécois
à l'endroit de la souveraineté.
Pour mener à bien son étude, il avait usé d'un subterfuge. Il avait constitué
des groupes témoins en fonction de leurs origines, francophones de souche,
anglophones, allophones, autochtones, etc., et s'était présenté à eux comme le
réalisateur d'un film sur l'histoire du Canada. Il avait besoin du concours d'un
certain nombre de canadiens pour écrire son scénario. Au cours d'entrevues très
approfondies où il avait mis à contribution son expertise en psychanalyse, il
avait amené les personnes faisant partie de son échantillon à livrer leurs plus
profonds sentiments relativement au Québec, au Canada et à ce que leur inspirait
la perspective d'une souveraineté éventuelle du Québec.
Plus j'avançais dans ma lecture, et plus mon malaise grandissait. Venant du
secteur privé, j'étais très familier avec le processus des études de marché
qu'utilisent les entreprises pour connaître les motivations des consommateurs.
Mais dans ce cas-ci, on allait bien au-delà de ce que se permettent les
entreprises, et c'était en plus à des fins politiques, ce qui soulève
immédiatement de très sérieuses questions d'éthique. L'avenir d'un peuple, c'est
quand même autre chose qu'une voiture.
Je terminai la lecture du premier tome tard dans la soirée, inquiet de la
tournure que prenait cette affaire et me demandant déjà quelles recommandations
j'allais bien pouvoir faire. Flairant le mauvais coup, je ne pus résister à
entreprendre immédiatement la lecture du second tome. Au petit matin, je
réalisais avec effroi que j'étais embarqué dans une bien sale affaire. En gros,
le deuxième tome contenait les recommandations du psychanalyste pour «traiter»
les peurs des Québécois face à la souveraineté. Il fallait leur administrer rien
de moins qu'une psychothérapie collective sur cinq ans en organisant à travers
le Québec des «lieux de parole» où ils viendraient extérioriser et apprivoiser
leurs frayeurs en prenant peu à peu conscience de leur caractère excessif au
contact des témoignages de ceux qui n'avaient pas peur et entrevoyaient
l'indépendance avec sérénité.
J'étais atterré. Je ne pouvais pas croire que le Gouvernement auquel
j'appartenais pût un seul instant envisager de recourir à de telles méthodes, ni
même utiliser de telles données. Je décidai de me donner quelques jours de
réflexion. Après tout, ma réaction était peut-être excessive. Je pris donc
l'initiative de demander au Bureau du PM à rencontrer l'expert en question.
J'appris qu'il était atteint d'un cancer en phase terminale et qu'il fallait le
ménager. Il accepta quand même de me recevoir en même temps qu'il recevrait
Jean-François Lisée.
Au bout d'une heure d'échange avec le Professeur en question, je savais que son
analyse se tenait, mais cela ne faisait que poser avec plus d'acuité la question
de l'opportunité d'utiliser cette information à des fins politiques, et surtout
à recourir à une thérapie collective. Il me fallait un avis professionnel. Je
résolus donc d'appeler le Dr Denis Lazure, psychiatre de profession, qui venait
de se faire élire une nouvelle fois dans Laprairie. Curieusement vu son
expérience comme ministre de René Lévesque, M. Parizeau ne lui avait pas confié
de mandat ministériel. Lui expliquant brièvement de quoi il retournait, je lui
demandai s'il voudrait bien examiner l'étude et me dire ce qu'il en pensait, ce
qu'il accepta avec bienveillance.
Comme il tardait à me revenir avec sa réponse, je parvins à le rejoindre. Devant
ses commentaires plutôt évasifs, je lui demandai très directement ce qu'il
pensait de l'utilisation de ce genre de méthodes dans un contexte politique. Il
me répondit qu'effectivement ce n'était peut-être pas tout à fait approprié.
J'avais la confirmation professionnelle qu'il me fallait pour retourner voir le
Premier Ministre.
J'obtins mon rendez-vous rapidement. Je fis brièvement part à M. Parizeau de mon
malaise. Si je pouvais à l'extrême rigueur accepter les conclusions de la
première partie de l'étude quoique je désapprouvais l'utilisation de telles
méthodes en politique, je trouvais en revanche la deuxième partie tout à fait
inacceptable. «C'est Goebbels» lui dis-je, ne mâchant pas mes mots. Mon message
ne devait pas avoir l'heur de lui plaire puisque je vis son visage prendre une
teinte de plus en plus cramoisie au fur et à mesure que j'avançais dans mon
propos.
Mais à partir du moment où le PQ connaissait la profondeur des sentiments des
Québécois envers le Canada et leur attachement envers ce qui est encore leur
pays, il lui devenait impossible de prétendre, comme il le fait encore, que la
souveraineté se ferait sans heurts ni départs. Et ça, il le sait depuis 1985.
D'astuce en astuce
Dans la foulée de cette fameuse étude, j'étais inquiet. De jour en jour les
rumeurs se faisaient plus précises sur la tenue d'une consultation populaire
avant le référendum. Je ne pouvais pas croire que le Gouvernement allait
s'engager dans la voix préconisée par le psychanalyste.
Quant à moi, je privilégiais une toute autre approche qui n'impliquait pas la
participation du camp adverse et qui serait beaucoup moins susceptible de
diviser l'opinion. Contre l'avis de mon Directeur de cabinet, je pris
l'initiative d'envoyer une note à M. Parizeau pour lui en faire part.
Mais le sort en était déjà jeté. Le lendemain ou le surlendemain, le
Gouvernement annonçait la formation des Commissions régionales sur l'avenir du
Québec et la tenue d'un grand débat public qui devait se terminer dans un climax
de ferveur souverainiste. La durée de la thérapie avait été ramenée de cinq ans
à six mois.
Les ratés furent immédiats. Refusant de jouer les faire-valoir dans un processus
qu'elle ne contrôlait pas, l'opposition annonça tout de suite qu'elle
boycotterait cet exercice que M. Parizeau avait lui-même qualifié d'astuce.
L'exercice, lourd et répétitif, n'allait pas contribuer quoique ce soit au débat
référendaire, et c'est avec un soulagement certain que le camp souverainiste vit
arriver la fin du débat. Restait à rescaper ce qui était en fait un fiasco.
Le Gouvernement demanda donc aux organisateurs des Commissions régionales de
préparer des «notes de synthèse» à partir du salmigondis de récriminations
auquel l'exercice de consultation avait donné lieu. Et qu'à cela ne tienne, à
défaut d'avoir reçu un message clair et concluant, le Gouvernement allait faire
rédiger par ses propres zélateurs le message qu'il aurait voulu entendre, et
ensuite se le faire servir sur un plateau d'argent.
Peu importe ce qu'il avait dit, lepeuple avait parlé ! Comme dans le discours
révolutionnaire le peuple ne peut jamais avoir tort, et que le PQ avait l'intime
conviction d'être le seul parti à représenter les intérêts du peuple, ce que le
Gouvernement disait ne pouvait pas être autre chose que ce que le peuple voulait
et qu'il s'était trouvé à dire, quoique de façon très détournée. Personne au PQ
ne semblait être conscient que c'est précisément avec ce genre de dialectique
tordue qu'avaient réussi à s'imposer à travers le monde des dictatures
totalitaires pendant une bonne partie du vingtième siècle. Nous, des fascistes ?
Jamais ! Tant il est vrai que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
Vérités et mensonges
Je ne surprendrai personne en précisant que j'avais été le premier surpris de me
voir confier la responsabilité des études pré-référendaires. N'étant pas un
familier des joutes de chiffres sur la souveraineté, n'ayant pas de réseau dans
le Parti, non plus que la moindre expérience parlementaire, je comprenais mal
que M. Parizeau m'ait choisi pour ce poste. Sans doute croyait-il pouvoir mieux
me contrôler.
Certaines personnes parmi les plus cyniques ont même suggéré que je devenais le
bouc émissaire tout désigné. Le PQ tirait avantage de la notoriété que j'avais
acquise à la tête de l'Association des Manufacturiers, puis s'empresserait de
mettre sur mon dos tous les dérapages qui surviendraient inévitablement. Dans ce
scénario machiavélique, je devenais un fusible qui durerait le temps de la
campagne référendaire et dont on pourrait facilement se débarrasser à la
première occasion.
Quoiqu'il en soit, j'avais maintenant des études à préparer dans un temps
record. Se posaient les questions du «quoi», du «qui» et du «comment».
Mon premier souci était de m'assurer que le processus soit crédible. Je
recommandai donc au premier ministre la mise sur pied d'un comité de «sages»
composé de personnalités publiques réputées pour leur intégrité et à qui l'on
confierait la responsabilité d'encadrer le processus et de s'en porter garant.
J'avais identifié et approché certaines personnes que j'estimais capables de
jouer ce rôle. Mais les discussions devaient achopper assez rapidement devant la
difficulté de concilier les exigences tout à fait légitimes de ces personnes
relativement à leur autonomie de fonctionnement, et celles du cabinet du PM qui
ne voulait pas prendre le risque de perdre le contrôle sur cette opération. Pour
torpiller l'exercice de façon définitive, des bribes d'information faisant état
de ces difficultés furent coulées à la presse vers la mi-décembre.
Parallèlement à ces efforts, il fallait aussi arrêter la liste des sujets qui
feraient l'objet d'études. J'entrepris donc de confectionner la liste des
questions soulevées par la démarche souverainiste du Gouvernement avec l'aide de
fonctionnaires qui trempaient dans le dossier depuis longtemps et qui avaient
été affectés au Secrétariat chargé des études. Cette liste comportait des
éléments comme la légalité de la démarche souverainiste, le territoire et les
frontières d'un Québec souverain, et toute une série d'autres questions
auxquelles les Québécois devaient avoir des réponses pour prendre une décision
éclairée sur leur avenir.
Devant la lenteur du premier ministre à me revenir sur la liste que j'avais
proposée, je sentis qu'elle lui posait problème. Dans le fond, et je ne devais
le comprendre que plus tard, M. Parizeau voulait s'en tenir à une simple mise à
jour des études menées par la Commission Bélanger-Campeau. Le fait que celles-ci
étaient loin de répondre à toutes les questions lui importait peu. Il était
convaincu qu'il lui suffisait de s'accrocher au consensus de la Commission
Bélanger-Campeau pour avoir toute la légitimité dont il avait besoin. Quant aux
besoins en information des Québécois sur les enjeux de la souveraineté, ils
n'entraient même pas dans son schème de pensée, comme l'épisode des homards
allait nous en fournir la preuve quelques mois plus tard.
Sans qu'il y ait eu le moindre affrontement direct, je sentais que le torchon
brûlait entre le premier ministre et moi. Il fallait mettre les choses au point.
Je demandai un rendez-vous à M. Parizeau qui me reçut à son domicile de la rue
Robert à Outremont, quelques jours avant Noël de 1994. Au cours d'une
conversation peu amène où nous échangeâmes nos motifs d'insatisfaction
réciproques, il fut convenu que nous remettrions le train sur ses rails à la
rentrée de janvier. En quittant son domicile, je croisai Marie Malavoy qui,
j'allais l'apprendre le lendemain, était revenu remettre sa démission comme
Ministre des Affaires Culturelles alors que ses infractions à la Loi électorale
étaient sur le point d'être révélées.
à la reprise des activités en janvier, ma marge de manoeuvre, qui n'avait jamais
été bien grande, s'était rétrécie comme une peau de chagrin. Nos instructions
étaient de requérir l'assistance de l'éNAP pour obtenir la caution nécessaire à
la crédibilité de nos études. Pour des raisons que je n'ai jamais comprises, l'éNAP
accepta de jouer ce rôle, non sans s'attirer les foudres de l'Opposition qui le
trouvait incompatible avec son statut. Au moins cette solution avait-elle
l'avantage de régler en grande partie la question du « qui ». Plusieurs
professeurs étaient en effet désireux de se voir confier des mandats de
recherche. Mais le fait demeure que la conscription d'une institution publique
au service d'intérêts partisans est totalement illégitime.
Une fois le processus arrêté, la réalisation des études se déroula sans trop
d'anicroches, à une exception majeure près. En effet, le Professeur George
Matthews s'était vu confier la responsabilité de préparer une étude sur
l'importance du déficit qu'aurait à assumer un Québec souverain. économiste de
formation, il était bien connu pour ses sympathies nationalistes et avait
conseillé Lucien Bouchard au Bloc Québécois. Lorsque l'éNAP nous transmit son
étude, je commençai par prendre connaissance de ses conclusions.
Elles correspondaient en gros à nos propres calculs et se situaient dans la
fourchette escomptée. Je repris donc la lecture par le commencement, pour me
rendre rapidement compte qu'il faisait précéder son analyse d'une longue tirade
nationaliste qui n'avait strictement rien à voir avec le mandat qui lui avait
été confié et qui tirait son inspiration d'écrits du genre de ceux de Charles
Maurras et Drieu Larochelle, ces intellectuels français qui avaient animé
l'Action Française et supporté le gouvernement du Maréchal Pétain pendant la
seconde guerre mondiale.
Je ne voulais pas cautionner une telle dérive en faisant diffuser un tel rapport
sous l'autorité du Gouvernement. Nous demandâmes donc à l'éNAP d'attirer
l'attention du Professeur Matthews sur le fait que son premier chapitre n'était
pas pertinent. Rien n'y fit. Le Professeur Matthews se montra intraitable. Je
pris donc seul la décision de ne pas rendre cette étude publique, et je l'assume
entièrement. Les accusations de manipulation ne mirent pas de temps à s'abattre
sur moi. Malgré cela, si j'avais à reprendre cette décision aujourd'hui, je
ferais exactement la même chose. Il y a des propos qui n'ont pas leur place dans
une société civilisée.
Pour le camp souverainiste, ma décision se révéla être un mal pour un bien. Bien
conscient qu'il me fallait rapidement boucher le trou laissé par l'élimination
de l'étude effectuée par le Professeur Matthews, j'eus l'idée d'en confier la
réalisation à des actuaires. Contrairement à la méthode économique qui est
prospective et exige donc la formulation d'hypothèses, haute, moyenne et basse,
la méthode actuarielle est descriptive et définit un seul scénario se déployant
sur une longue période au cours de laquelle les effets de conjoncture se
résorbent.
Cette méthode, que j'avais appris à connaître lors de mon passage dans
l'industrie de l'assurance, est tout à fait appropriée au calcul de la dette,
une variable qui se gère sur le long terme. Son application au cas du Québec
devait produire des résultats au-delà de nos espérances. Je n'ai jamais compris
pourquoi Jacques Parizeau, pourtant issu lui-même d'une famille qui avait fait
sa fortune dans l'assurance, n'avait jamais vu le parti qu'il pourrait tirer de
la méthode actuarielle.
à quelques semaines du référendum, il restait encore quelques études à publier.
Trois d'entre elles étaient négatives : sur le tourisme, sur l'économie des
régions frontalières et sur l'industrie du textile. Désireux d'éviter les
accusations de manipulation, je décidai de les rendre publiques quand même.
Ainsi prenait fin une des étapes les plus pénibles de ma carrière où je m'étais
senti constamment tiraillé entre mes convictions profondes et mon mandat public.
Je devais en tirer des leçons précieuses, notamment sur l'importance de veiller
constamment à l'intégrité des moyens qu'on utilise pour promouvoir une cause et
sur la responsabilité qui découle de l'utilisation de moyens laissant à désirer.
Une décision aussi grave que celle de se désengager d'un pays pour en former un
autre requière de la part de ses promoteurs une transparence totale. La
population doit être informée de tous les tenants et aboutissants de la décision
qu'elle est appelée à prendre. Dire la vérité sur certains points en se gardant
bien d'en aborder d'autres constitue la pire des manipulations. Il est en effet
des silences plus révélateurs que de longs discours. à cet égard, les médias, en
accordant plus d'attention à ce qui se disait pendant la campagne référendaire
qu'à ce qui ne se disait pas, ont manqué à leur devoir de vigilance. Ne dit-on
pas qu'il n'est pire mensonge qu'une demie-vérité ?
Fourberie et mépris
Dans le cadre de mes fonctions à la tête de l'Association des manufacturiers,
j'avais été invité en 1993 par le Congrès Juif du Canada à me joindre un groupe
qu'il formait pour effectuer une mission d'étude en Israël. Le groupe comprenait
également Ghislain Dufour, Claude Beauchamp, Pierre-Marc Johnson, Sylvain Simard,
Rita Dionne-Marsolais et quelques autres participants.
Le voyage avait été très intéressant et m'avais permis de développer un
excellent rapport avec Thomas Hecht, un industriel influent de la communauté
juive de Montréal. Au retour de ce voyage, gêné du fait que tous les frais de
transport avaient été couverts par nos hôtes, j'eus l'idée de faire une
contribution financière à l'Université Ben Gourion du Néguev dont le Recteur
nous avait reçu très chaleureusement en partageant avec nous la problématique
très particulière de son institution.
Ce geste, inusité à ce que je devais apprendre, m'avait valu un grand courant de
sympathie dans la communauté juive qui suivait avec une certaine appréhension
l'évolution de la situation politique et la montée en puissance du courant
souverainiste. L'annonce de ma candidature leur apportait un certain réconfort.
Voilà qu'ils avaient un ami dans la place. Aussi ne tardèrent-ils pas aussitôt
après mon élection à me demander d'intervenir pour leur organiser une rencontre
avec M. Parizeau au cours de laquelle ils souhaitaient l'entretenir de la
situation leurs institutions sociales, et notamment de l'Hôpital Général Juif de
Montréal.
J'étais très heureux de pouvoir leur rendre ce service, et j'abordai la question
avec lui dès la première occasion, en lui relatant les circonstances de mes
contacts avec ce milieu. Me racontant les rapports difficiles qu'il avait
toujours entretenus avec cette communauté, il me rappela les propos de Charles
Bronfman à la veille du référendum de 1980, lui reprochant d'avoir contribué au
climat de peur auquel il imputait la défaite des souverainistes. à la fin de sa
diatribe, il me lance : «écoutez, si Charles Bronfman se tient tranquille
pendant la campagne référendaire, je serai prêt à rencontrer les dirigeants de
la communauté juive. Passez le message».
Je m'exécutai promptement. Mon contact, Thomas Hecht, quand même un peu
interloqué par cette exigence, ne se laissa pas démonter. Il me proposa tout de
suite de m'organiser une rencontre avec le Sén. Léo Kolber, un proche de M.
Bronfman. Dès le samedi soir suivant, j'étais reçu à dîner chez le Sénateur et
Mme Kolber dont on m'avait grandement vanté les talents d'hôtesse. J'étais
particulièrement sensible au côté surréaliste de la situation. Le Sénateur
Kolber est un homme très influent dans les rangs du Parti Libéral fédéral. Et
voici que j'étais en train de lui demander d'approcher M. Bronfman pour lui
suggérer d'adopter un profil bas pendant la campagne référendaire !
En hôte impeccable, le Sénateur m'invita, avant de passer à table, à
l'accompagner à sa cave pour l'assister dans le choix les vins qui
accompagneraient notre repas. Il en profita alors pour me dire que M. Bronfman
n'était pas du genre à se laisser dicter son comportement par qui que ce soit.
Il n'était donc pas du tout en mesure de s'engager au nom de M. Bronfman, mais
il lui en toucherait quand même un mot.
Puis nous remontâmes à la salle à manger où l'on nous servit un excellent repas
pendant que la conversation prenait un tour plus léger.
Les mois passaient, et je restais à l'affût d'une intervention intempestive de
M. Bronfman dans le débat. à quelques semaines du référendum, rencontrant de
nouveau M. Parizeau, je lui rappelai l'engagement qu'il avait pris en lui
signalant le silence de M. Bronfman. Il me répondit alors : «Le référendum
approche et je dois concentrer tous mes efforts sur les «Tabarnacos» (c'est
ainsi qu'il avait baptisé ce segment des nationalistes «mous» dont les sondeurs
lui avaient expliqué les similitudes de profil avec les Québécois qui se
rendaient à Acapulco en hiver). Landry s'occupe des juifs. Il doit en rencontrer
un groupe demain à Boisbriand». Je n'en croyais pas mes oreilles. Non seulement
reniait-il un engagement qu'il m'avait incité à transmettre aux dirigeants de la
communauté juive de Montréal, une communauté dont il connaissait toutes les
réserves à l'endroit du projet souverainiste et dont il fallait vaincre
l'hostilité, mais voilà qu'il témoignait du plus profond mépris pour ceux-là
mêmes dont ils s'apprêtait à solliciter le vote.
Je fis part de la réaction de M. Parizeau à mon contact de la communauté juive.
J'appris alors que le groupe que Bernard Landry s'apprêtait à rencontrer le
lendemain était un groupe marginal qui n'était pas du tout intégré aux activités
de la communauté et qui ne participait pas à la gestion de ses institutions.
Ce triste épisode vient jeter une nouvelle couleur sur les déclarations de M.
Parizeau au soir du référendum, dans la mesure où il montre jusqu'à quel point
elles pouvaient être déplacées.
Le scrutin
Quelques mois avant la tenue du référendum, les députés du PQ sont convoqués à
un caucus spécial convoqué à leur demande pour discuter de stratégie
référendaire. La réunion est convoquée dans la salle Lafontaine de l'Assemblée
Nationale où ont normalement lieu les caucus du parti majoritaire. Détestant au
plus haut point les exercices de «chiquage de guénille» que sont les réunions de
caucus, je m'arrange toujours pour arriver en retard et partir tôt, d'autant
plus que les ministres ont été invités par M. Parizeau à laisser la place aux
députés. Pour que le message soit bien clair pour tous, les ministres prennent
place à l'arrière de la salle sur des chaises disposées en rangées, alors que
les députés sont priés de prendre place autour de la grande table en fer à
cheval qui meuble presque toute la salle.
Exceptionnellement, cette réunion est présidée par Monique Simard, la présidente
du parti. Prennent place à ses côtés et en arrière d'elle, des membres du
cabinet du Premier Ministre. Au moment où j'arrive dans la salle, un député est
en train de dénoncer la passivité de notre camp devant la mise en route par le
fédéral de la moulinette à citoyenneté. Des centaines de personnes obtiennent
leur citoyenneté canadienne à tous les jours après avoir été endoctrinés par les
Libéraux. Cela fera d'autant plus de votes pour le camp du Non. L'indignation
est généralisée. Il faut trouver le moyen de bloquer le vote des tenants du Non.
La discussion s'engage et c'est à qui proposera le plus de trucs pour
neutraliser le vote du camp adverse.
à un moment donné, un député propose que les syndicats, très expérimentés en la
matière, soient sollicités pour fournir des scrutateurs de choc pour endiguer la
mer de Non qu'on anticipe dans le West Island, de façon à rétablir un peu
l'équilibre entre les deux camps. Plusieurs renchérissent. Monique Simard et Guy
Chevrette (qui à titre de leader parlementaire joue un rôle important dans les
réunions du caucus) se portent volontaires pour approcher les syndicats à la
requête du caucus. Tous deux issus des milieux syndicaux, ils y ont, disent-ils
avec un air entendu et un clin d'oeil, d'excellents contacts !
Au lendemain du référendum, les médias rapportent des allégations
d'irrégularités dans les bureaux de scrutin du West Island. De nombreux citoyens
se plaignent de n'avoir pu exercer leur droit de vote et l'on rapporte la
présence inusitée de militants syndicaux sur les lieux des bureaux de scrutin.
Aucune des enquêtes instituées ne conclut à des irrégularités. Pourtant...
Lorsque deux ou trois ans après le référendum je suis approché par l'avocat d'un
groupe de personnes estimant avoir été lésés dans l'exercice de leur droit de
vote à l'occasion du référendum, j'accepte de le recevoir. Je réponds à ses
questions en lui laissant savoir que je ne répéterai mes propos que devant un
juge après avoir dûment été assigné à témoigner. J'ai en effet fait serment de
respecter la confidentialité des réunions du caucus.
Aujourd'hui, dix ans après le référendum, je prends le risque de parler.
J'estime en effet que le secret est le pire ennemi de la démocratie. Il
transforme des gens intelligents en moutons, il permet de cacher à la population
les turpitudes qui se commettent en son nom et il constitue un puissant
incitatif à la médiocrité. Je me souviens de ces paroles de René Lévesque :
«Nous sommes peut-être quelque chose comme un grand peuple». Le sort d'un «grand
peuple» ne se scelle pas dans la médiocrité. Pas plus celui du peuple canadien
que celui du peuple québécois.
Richard Le Hir
Mai 2005