par Pierre ROMAIN
S’il
est indéniable que les « marches » lancées et organisées par le gouvernement et
les partis politiques ont rassemblé des centaines de milliers de personnes – 1
million ? 3 millions ? – il importe de distinguer quelques points essentiels.
L’émotion
de la population, justifiée par le massacre de sang-froid de douze Français
membres d’un journal satirique, sur leur lieu de travail par des djihadistes, a
été, à l’évidence, chauffée au rouge par une médiatisation poussée à outrance.
Immédiatement, en continu durant plus de deux jours, toutes les radios, toutes
les télévisions, tous les réseaux se reprenant les uns les autres, ont fait une
course à l’audience jugée un peu indécente et tout à fait indiscrète, voire
coupable par certains responsables des forces de l’ordre. Cherchant à briller,
les reporters donnaient des détails que les tueurs pouvaient entendre. Toutes
les hypothèses concernant les auteurs et motivations, furent exposées, mais les
explications officielles contournèrent les responsabilités.
Le
chef de l’État parla de « terroristes fondamentalistes » et jamais il ne
précisa qu’il s’agissait de terroristes islamistes voulant « punir » Charlie
Hebdo de ce qu’ils considéraient comme des blasphèmes. Pire, il assura,
quelques jours plus tard, que les auteurs de la tuerie n’avaient rien à voir
avec l’islam. Le premier ministre alla dans le même sens. Le lendemain,
apparurent des macarons « Nous sommes tous Charlie » ou « Je suis
Charlie » : il fallait, fut-il expliqué, défendre de toutes ses forces la
liberté d’expression que Charlie Hebdo – de tendance anarcho-trotskiste
et d’une tolérance fort limitée – était censé avoir défendue.
Jusqu’au
vendredi 9, le pays fut en partie plongé dans une sorte de sidération et de
désarroi. Ce fut alors que le gouvernement délégua l’organisation d’une grande
marche silencieuse pour le dimanche suivant, à des responsables du PS. Pris par
l’émotion générale, le Premier ministre parla d’union nationale (autour du
gouvernement !), ce qui rendit furieux les apparatchiks socialistes mais
sonnait bien. Finalement, les partis « républicains » furent invités à s’y
joindre. Le Front national qui compte parmi ses sympathisants des
nationaux et des nationalistes, était rejeté de la marche d’ « union nationale
» dirigée par le président de la République. On nous resservit jusqu’à plus
soif, les « valeurs » républicaines, infrangibles, inaliénables, inoxydables,
pour lesquelles il fallait se battre. Exutoire de l’immense émotion, la marche
fut impressionnante.
Tout
ce déploiement a rappelé aux anciens quelques souvenirs. Des foules, des
slogans, un président en tête des manifestants dans la rue, on l’a déjà vu : à
Carpentras, en 1990, ce fut pour désigner Jean-Marie Le Pen comme responsable
d’une violation de tombeau. Dans toute la France, en 2002, rebelote, on fit
défiler des milliers de personnes, dont des enfants, pour s’opposer à la
présence – sortie des urnes – du même homme politique au second tour de la
présidentielle : il fallait condamner moralement un parti n’ayant jamais
participé aux décisions des gouvernements. Cette fois, en janvier, c’était en
hommage aux victimes. Donc en théorie
plus digne, plus unitaire. Faute de le honnir publiquement une nouvelle fois, le
Front national fut cependant écarté du cortège.
une liberté d’expression a gÉométrie variable
Si l’on comprend
l’ivresse causée par le spectacle – inédit pour François Hollande – d’une foule
mobilisée autour de lui sans le conspuer, on ne peut nier que la forte émotion
populaire, sous l’aiguillon du déploiement médiatique, et d’« une communication
parfaitement réglée » (dixit Le Monde) par les conseillers de l’Elysée,
s’est transformée en « vertige de contemplation de soi » (Alexis Brézet).
Certains réactionnaires ont même parlé en l’occurrence « d’exploitation des
morts ». Néanmoins, pour la première fois depuis longtemps, on a observé une
foule française unie contre le terrorisme le plus sauvage, rendant hommage aux
forces de l’ordre et aux militaires… que les caricaturistes de Charlie Hebdo
– paix à leurs âmes ! – prenaient régulièrement comme têtes de Turc.