Moïse illustré

Des images du prophète et de leur usage, depuis l’Antiquité.

Un personnage barbu qui semble sautiller, une main en l’air, l’autre tenant un bâton dont le bout ondule : c’est la plus ancienne image connue de Moïse, dessinée sur une tesson de poterie vers 100 ap. J.-C. Elle a été découverte en 2002 en Égypte par des archéologues français, dans les vestiges du fortin romain d’Umm Balad. Selon la papyrologue Hélène Cuvigny, le dessin illustre les deux premiers prodiges du Buisson ardent : la main du prophète, rendue lépreuse par Dieu, redevient saine aussitôt, et son bâton se transforme en serpent ; le prophète en sursaute… La scène est vraisemblablement l’œuvre d’un artisan juif.
Car comme le montre cette exposition passionnante, bien que le deuxième commandement, transmis par Moïse lui-même, interdise de reproduire l’image d’être animés, des représentations de Moïse apparaissent dès l’Antiquité, dans le monde chrétien mais aussi, et d’abord, dans le monde juif. Dans la synagogue de Doura Europos, en Syrie, des fresques qui datent de 245-246 relatent, sur le mur principal, la vie du prophète. Sur deux d’entre elles (Moïse devant le Buisson ardent et la traversée de la Mer rouge), on voit même la main de Dieu le surmonter – première représentation divine connue dans l’iconographie des monothéismes.
Il faudra cependant attendre 1000 ans, après Doura Europos, pour retrouver des images de Moïse dans l’art hébraïque. Les chrétiens, entretemps, ont pris le relai, avec leurs thèmes de prédilection : la scène de l’adoration des Hébreux face au Veau d’or, par exemple ; ou celle de la Manne qui les nourrit quand ils traversent le désert. L’une dénonce la « perfidie » des juifs, indignes du Dieu qui s’adresse à Moïse. L’autre préfigure, à n’en pas douter, l’eucharistie chrétienne – plusieurs illustrations figurant l’épisode de la Manne comme une pluie d’hosties !
C’est sans doute pour répondre à cette iconographie de propagande que les juifs reprennent le pinceau, en Europe, à partir du xiiie siècle, afin de montrer à nouveau leur Moïse. On distingue alors, à travers les manuscrits, imprimés, gravures et tableaux, deux registres bien différents dans les représentations du personnage biblique : au pâle prédécesseur de Jésus (car comme s’en amuse Jean-Christophe Attias, auteur de Moïse fragile , pour les chrétiens Moïse fait tout ce que fera Jésus, en moins bien), s’oppose, côté juif, celui qui donne aux Hébreux la Loi qui en fait un peuple, celui qui leur révèle qu’ils sont le peuple élu, et qui les unit à un Dieu unique ; mais encore celui qui inflige à l’oppresseur égyptien les « dix Plaies » ; le libérateur d’un peuple asservi (avec l’épisode de la Mer rouge) ; le guide qui conduit les juifs vers la Terre promise. Les scènes de la Manne, du Veau d’or ou de la destruction des tables de la Loi sont en revanche quasi-absentes de l’iconographie hébraïque.
Autre différence entre les deux registres d’images : les cornes ou les rayons lumineux qui apparaissent, à partir du xiie siècle, sur la tête du prophète. Deux versions dues à une divergence… de traduction. Se fiant au texte latin de l’Exode produit par Jérôme (au ve siècle), qui traduit le mot hébreux « qaran » (rayonnement), pour qualifier le visage transformé du prophète après son dialogue avec Dieu,  par « cornuta » (cornu), de nombreux artistes chrétiens montrent Moïse la tête ornée de cornes. Le Moïse de Michel Ange, sculpté vers 1515 pour le tombeau du pape Jules II, en est un exemple célèbre. Philippe de Champaigne préfèrera, comme les artistes juifs, figurer la transfiguration du prophète par deux rayons lumineux émanant de sa tête.
Moïse, parce qu’il transmet la Loi, est aussi une figure de roi très prisée des monarques. Se fondant sur ce qu’en disait le philosophe juif Philon d’Alexandrie (Ier siècle ap. J.-C.) dans sa Vie de Moïse, Machiavel s’en inspire pour le Prince. Richelieu (qui commande à Nicolas Prévost Moïse recevant les tables de la Loi), Colbert, Louis XIV convoquent son image pour asseoir leur pouvoir – qui s’appuie, comme le sien, sur la volonté divine. A l’inverse, les protestants rappellent que le prophète est le protecteur des faibles, qu’il a bravé le pouvoir de Pharaon pour libérer les Hébreux de son emprise, et qu’enfant déjà il foulait du pied la couronne que Pharaon s’apprêtait à poser sur sa tête.
Moïse c’est aussi, pour des juifs européens qui rêvent, au milieu du xixe siècle, d’émancipation et d’intégration, une figure d’espoir.  Ainsi le peintre allemand Moritz Daniel Oppenheim, proche du mouvement « Jeune Allemagne », fait du prophète un modèle de modernité : Moïse est celui qui rejette les vieilles croyances, montre une voie nouvelle et a foi en l’avenir. Amer espoir.
Chagall fait de la traversée de la Mer rouge l’un des symboles les plus puissants de l’iconographie mosaïque. En le transposant dans son monde, après la Shoah, il livre de cet épisode, en 1955, un tableau poignant sur lequel un ange indique au peuple élu les murailles de Jérusalem, tandis que le Christ crucifié et les rescapés qui l’entourent sombrent dans un monde à l’agonie.
Voix des opprimés, Moïse est une icône brandie, lors de la bataille pour les droits civiques aux États-Unis, par Martin Luther King, dont on peut voir et entendre ici le dernier discours : « Je suis allé au sommet de la montagne, et j’ai vu la Terre promise que notre peuple atteindra. » Le lendemain, King était assassiné.

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Moïse. Figures d’un prophète.

Jusqu’au 21 février au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris.

 

Par Juliette Rigondet