rémi schulz : sur le bizarre des pans
rémi schulz : moi et mon jules
rémi schulz
Human kind cannot bear very much
reality
TS
Eliot
L’affaire de Rennes-le-Château est une
des plus grandes mystifications du 20e siècle, à l’origine de la
publication de centaines de livres et d’études, et le filon ne semble pas près
d’être tari, bien que la supercherie ait été largement démontrée, sinon avouée
par ses auteurs.
Au départ il y a un petit mystère, celui
de Bérenger Saunière, curé d’un petit village de l’Aude qui semble soudain
disposer de ressources financières énormes. En 1967 éclate l’Affaire R-le-C,
avec la parution de L’or de Rennes de Gérard de Sède, qui a eu
l’habileté de n’y soulever que quelques pistes. Ceux qui ont enquêté ensuite
ont découvert que les parchemins présentés dans le livre recelaient des
messages codés, que des documents en rapport avec l’affaire traînaient depuis
quelque temps à la Bibliothèque Nationale, etc.
Le mythe se compléta peu à peu. Le curé
aurait découvert en 1891 un formidable secret, en rapport avec la tombe de
Marie de Nègre, dont Sède donnait des croquis des dalles, mais seule la dalle
verticale est authentifiée par un relevé de 1905.
Un autre document fourni par Sède est un
« parchemin » dont il ne révélera le décodage, d’une extrême
complexité[1],
qu’en 1971. Il s’agit d’un texte énigmatique, anagramme des 119 lettres de la
stèle complétées par les lettres P-S PRAE-CUM de la dalle :
Bergère pas de tentation
que Poussin Téniers gardent la clef PAX
DCLXXXI
par la croix et ce cheval de Dieu
j’achève ce daemon de gardien à midi
pommes bleues
Le concepteur de ce texte a dû bien
s’amuser, d’autant qu’il a été pris au sérieux. Les mots clés
« Bergère » et « Poussin » évoquaient évidemment la toile
de Poussin dite Les Bergers d’Arcadie, où trois bergers en haillons,
sous le regard d’une demoiselle mieux vêtue, déchiffrent sur une tombe
l’inscription Et in Arcadia ego, l’inscription même qui figurait en
lettres grecques sur le prétendu relevé de la dalle (selon une fausse
référence, et le parchemin est un faux…).
Certains identifient le décor des Bergers
d’Arcadie au paysage autour de Rennes-le-Château, mieux, une tombe fort
semblable à celle du tableau existait en pleine nature, près d’Arques (!), en
vue de Rennes[2].
De là à imaginer que la région recelait
un formidable mystère, il n’y avait qu’un pas qui fut allègrement franchi, et
d’autres documents affirmaient qu’une société secrète, le Prieuré de Sion,
veillait depuis les siècles des siècles sur ce secret, et son représentant
actuel, Pierre Plantard, avait pour devise Et in Arcadia ego…
Dans l’affaire apparaîtraient les
Rose+Croix, et j’ignore si un détail a été remarqué par les chercheurs :
les lettres grecques PX de la « dalle », surmontées d’une croix,
correspondent aux lettres latines RC, or le sigle RC ou R+C servirait
d’identification aux Rose+Croix de tous pays depuis l’apparition de ce
mystérieux ordre au début du 17e.
La transcription en lettres grecques
masque cette correspondance, mais elle a une autre conséquence. L’alphabet grec
est aussi un alphabet numéral, dans lequel chaque lettre représente un chiffre,
et chaque mot un nombre. Aux 14 lettres de l’inscription correspond ainsi la valeur
1890, or c’est en 1891 que Saunière a noté dans son carnet avoir découvert un
tombeau, découverte que Sède suggère liée au décodage des inscriptions et
parchemins. Il remarque que ceci intervient 108 ans après l’année 1783 où
aurait été gravée la stèle, et que 108 ans est une période clé rosicrucienne.
Ce qui me trouble dans cette peu sûre
affaire est qu’il existe un étonnant parallèle avec le premier manifeste
Rose+Croix publié en 1614, relatant la prétendue découverte en 1604 du tombeau
du fondateur de l’ordre, Christian Rosencreutz, 120 ans après sa mort en 1484,
découverte prédite par l’inscription sur la porte du caveau Post CXX annos
patebo, « Dans 120 ans je m’ouvrirai ».. Il a été remarqué
récemment que l’ensemble des inscriptions latines ornant ce tombeau permettait
d’aboutir à ce nombre 1604, en additionnant les rangs de leurs lettres dans
l’alphabet latin.
Il y a donc au moins 3 points communs
avec la version Sède de la découverte de la tombe de Marie de Nègre :
- Présence du sigle R+C, travesti (on
peut penser aussi aux initiales de l’inscription Reddis Cellis)
- Présence chiffrée sur la tombe de la
date de sa découverte, ici à un an près, mais une différence aussi minime ne
gênera guère un ésotériste patenté (utilisation du postdatage qui ne considère
que les années pleinement écoulées, addition d’une unité pour l’ensemble de la
phrase…)
- Découverte de la tombe après une
période symbolique. Sède n’invente pas ces 108 ans, période clé pour l’AMORC
fondée en 1909, mais je ne sais s’ils étaient connus aux 18e ou 19e
siècles. Si Marie de Nègre est bien morte en 1781, Sède ne dit pas d’où il
tient que sa stèle ait été gravée en 1783 (à remarquer que c’est aussi
l’anagramme de la date alléguée de la naissance de Rosencreutz, en 1378).
- On peut être curieux de la valeur
correspondant à Et in Arcadia ego selon l’alphabet latin, et c’est
précisément 108 ! Voir ici le détail de ces jeux
numériques, ainsi que d’autres curiosités.
Ceci commence à tenir du prodige,
d’autant qu’à ma connaissance le jeu numérique sur les inscriptions du tombeau
de Rosencreutz n’a été publié qu’en 1985[3].
Ce jeu n’aurait rien de surprenant dans son contexte, étant bien entendu que la
vie et la mort de monsieur R+C furent des fables forgées au début du 17e
siècle dans un but qui importe peu ici.
L’affaire de R-le-C fut également un
montage, c’est clair, mais certains points en demeurent irréductibles, comme
cette note Découverte d’un tombeau dans l’agenda de Saunière et
l’acharnement du curé à chambouler le cimetière de Rennes dans les années qui
suivirent, allant jusqu’à provoquer une plainte de ses ouailles auprès de
l’évêché.
Rien ne prouve que ce tombeau ait été
celui de Marie de Nègre, ni que Et in Arcadia ego ait figuré sur une
dalle quelconque de Rennes ou de ses alentours, mais même dans l’hypothèse
d’une fraude totale la trouvaille de la formule demeure confondante par ses
possibilités d’interprétation numérique, qui n’ont à ma connaissance jamais été
étudiées. Pourtant le grand artisan de la fraude, Plantard, semble expert en
manipulations alphabético-numériques diverses[4].
Sède semble s’être ensuite fâché avec
Plantard, et a dénoncé en 1988 dans Rennes-le-Château les dérives
prioritaires sionistes, mais ce nouvel opus n’est pas vraiment plus sincère que
les précédents, et Sède y oublie notamment d’avouer sa complicité dans la
supercherie.
Il y soutient encore la piste Rose+Croix,
bien qu’elle ait été aussi revendiquée par le « Prieuré de Sion », en
soulignant les parallèles entre les découvertes des tombeaux de Rosencreutz et
de Marie de Nègre, mais tout ça n’est pas vraiment clair. Si j’ai bien compris,
lorsqu’un R+C parviendrait à une certaine élévation spirituelle, il serait
normal qu’il découvre alors un tombeau initiatique qui n’attendait que lui
depuis 108 ans…
Sède a aujourd’hui rejoint dans la mort
Plantard et leur autre complice Cherisey, et il est douteux que le fin mot de
leur manipulation soit jamais connu, à moins que dans 108 ans... Les compères
ont-ils sciemment introduit la formule Et in Arcadia ego en laissant le
soin aux chercheurs d’en découvrir l’interprétation numérique, ou s’agit-il
d’un fabuleux hasard ? Je laisse cette énigme en l’état pour passer à une
autre approche révélant une formidable coïncidence dont le caractère fortuit
est cette fois certain.
La « Clef PAX DCLXXXI » a
incité certains exégètes tenant les parchemins au sérieux à rapprocher PAX des
premières lettres APX d’Arcadia écrites en grec (où ce mot s’écrit avec
un kappa, K, et non un chi, X). Ce pourrait alors être une allusion au chrisme,
symbole chrétien constitué des deux premières lettres du nom du Christ,
ΧΡΙΣΤΟΣ, auxquelles sont souvent adjointes alpha
et oméga pour donner ceci,
qui
peut se lire ΑΡΧΩ, arkhô, « je viens en
premier », « je mène ».
Cette interprétation est notamment donnée
par F. Pineau et G. Lacoste qui proposent dans leur livre Le tombeau de
Virgile (1990) et sur leur site
une hypothèse hardie. Les Bergers d’Arcadie de Poussin représenteraient
le tombeau de Virgile, près de Naples, et l’ensemble du tableau contiendrait le
secret de la localisation du site d’Herculanum, officiellement découvert vers
1710, que Poussin aurait connue avec près de 70 ans d’avance.
Pourquoi pas ? mais pourquoi
oui ? et le sérieux de ces auteurs semble quelque peu battu en brèche par
la suite de leur étude, où ils imaginent que le secret de Poussin aurait été transposé
dans la région de Rennes au 18e siècle, ce dont ils trouvent les
preuves dans les documents transmis par Sède qu’ils considèrent comme
fiables ! En fait c’est l’étude même de l’énigme de Rennes qui les a menés
à relier Poussin à Herculanum…
Si leurs arguments ont néanmoins une
certaine valeur, je laisse le soin de les découvrir sur leur site et je me borne à remarquer que
les auteurs sont les premiers à admettre que leur proposition peut « paraître
insensée ».
Or dans un texte littéralement
« insensé », sans sens car il s’agit d’un palindrome, Perec avait 20
ans plus tôt accolé Herculanum et l’expression Et in Arcadia ego !
Voici l’essentiel de ce texte[5]
composé pour le catalogue d’une exposition de son ami peintre Pierre Getzler,
en 1970 :
(…)
Mêles
sectes et Ordre. Plisse, déçu : Trucs ?
Boréal
chemin radial - Nu à lie, rape, porte-idole : MédraNoé, Lasare. Martyrologe !
Eh,
Port-Saïd à cran - item : un à lucre héliotrope – le fleuve (Nil, Ob...)
mort secrète, je révère, vivant élu, Outamaro napolitain - Système –
Passage du névé - Réel
Klee
revenu, Degas sapé, Metsys - Nia-t-il, O panorama tu, où l'Etna vive - Rêve -
rejeter ce Stromboli né, vu : Elfe, le Port, O île – Herculanum
Et in Arcadia (strophe)
ego.
L'or y
tramera sa léonarde mélodie : Trope pareil à un lai d'Arnim, eh, claer-obscur !
tu cèdes s'il perd ?
(…)
Le K de Klee débutant le second
paragraphe est le pivot du palindrome.
On remarque que Perec y accumule noms de
peintres et allusions à la peinture. C’est dans cet esprit qu’apparaît la
formule essentiellement connue par le tableau de Poussin, car en 1970 n’avait
pas encore été livré le message secret du parchemin – que Poussin Téniers
gardent la clef –, la tombe d’Arques n’avait pas encore été signalée, seuls
les concepteurs de la mystification connaissaient son rôle (menant au blason de
Plantard).
La contrainte du palindrome n’induisait
nullement l’apparition d’Herculanum juste avant Et in Arcadia…,
ainsi …éloge à Ida, cran itéré… par exemple, ou O geai d’acra, ni tes…,
me sembleraient des solutions plus immédiates que …Martyrologe ! Eh,
Port-Saïd à cran – item… choisi par Perec.
Il n’était pas davantage obligatoire que
…ego soit suivi par l’or y tramera sa léonarde… C’est de l’or
qu’aurait découvert Saunière à R-le-C selon le premier opus de Sède en 1967, L’or
de Rennes, et léonarde ne peut qu’évoquer Léonard de Vinci qui dans
la nouvelle mythologie serait un des précurseurs du sieur Plantard à la tête du
Prieuré de Sion, le PS de la dalle de Marie de Nègre dans lequel on a vu
également les lettres OR, décalées d’un rang…
Je vais m’abstenir de commenter d’autres
mots évocateurs – sectes et Ordre, trucs (le Prieuré de Sion est
un bel exemple de secte ou d’ordre truqué, et SION apparaît à rebours sur le
parchemin, NO+IS), boréal chemin, Lasare (sic), mort secrète
– tant un texte aussi sibyllin peut se prêter aux supputations les plus
hardies, mais l’association particulièrement inattendue Herculanum Et in
Arcadia mérite d’être approfondie.
En essayant de dégager de la seconde
partie du palindrome une logique grammaticale, il apparaît Metsys Rêve
Herculanum, en supprimant les incises délimitées par des tirets, incises
mentionnant Etna et Stromboli, deux des trois célèbres volcans d’Italie. Le
troisième est le Vésuve qui a fait disparaître Pompéi et Herculanum lors de
l’éruption du 24 août 79. La première incise, Metsys – Nia-t-il, O panorama
tu…, livre dans sa lecture à rebours Outamaro napolitain – Système
(on écrit aujourd’hui Utamaro le nom de ce peintre japonais), montrant que
la mention d’Herculanum n’est pas isolée. Il y a eu une certaine volonté de
Perec d’associer à cette évocation de peintres divers la région de Naples et
les volcans italiens.
Il est au moins certain que cette
association ne peut avoir de relation logique avec l’hypothèse
« insensée » d’un Poussin ayant couvé l’idée de cacher dans Et in
Arcadia ego le secret de l’emplacement d’Herculanum, hypothèse née à
la suite de l’interprétation de documents inédits lors de l’écriture du
palindrome de Perec.
Dans des documents relativement
confidentiels de 1989, qui ne semblent pas être tombés sous les yeux de
Pineau-Lacoste pour lesquels les parchemins constituent une source essentielle,
monsieur Et in Arcadia…, Pierre Plantard, admet la fausseté de ces
parchemins, du moins tels qu’ils ont été reproduits par Sède, et propose une autre version de la création du
Prieuré de Sion, en 1681, sous la houlette d’un autre Hercule que le héros
d’Herculanum, l’abbé Hercule-André de Fleury…
Si Pineau et Lacoste ont des arguments
pour soutenir le lien Poussin-Herculanum, leur hypothèse de la connaissance de
ce lien par certains prêtres audois aux 18e et 19e ne
vaut… que dalle, puisqu’elle est basée sur une anagramme (des lettres de la
dalle) forgée dans la seconde moitié du 20e siècle.
Malgré une belle ingéniosité, on ne peut
donc qu’être dubitatif devant leur découverte d’un chrisme dans le paysage
audois, dont l’axe vertical (le chemin boréal ?) serait constitué par le
pic de Bugarach d’une altitude de 681 cannes (PAX 681) et Arques (APX sur la
dalle), et ce doute peut s’étendre à toutes les constructions de ce type visant
à trouver hexagones ou autres figures dans cette région ou ailleurs.
Néanmoins l’idée générale du chrisme n’a
rien d’absurde, car parmi les décorations souvent peu orthodoxes de l’église de
Rennes rénovée par Saunière figure un diable portant le bénitier sur ses
épaules, surmonté de l’inscription « Par ce signe tu le vaincras »,
forme légèrement modifiée du Par ce signe tu vaincras qui aurait été
communiqué à Constantin avant la bataille du pont Milvius, où un gigantesque
chrisme serait apparu dans le ciel, mettant les païens en déroute…
J’ai eu la curiosité d’étudier ce que
devenait la numérologie de la curieuse transposition grecque de Et in
Arcadia ego en en isolant le chrisme A PX Ω.
E
T I N A PX (ici en 2 rangées au lieu de 2 colonnes)
A
ΔI A E
Γ Ω (et sans les petites croix)
Reste donc ETIN dans la première colonne,
de valeur 365, et A ΔI A E Γ dans la seconde, de valeur 24.
L’apparition de 365 n’est pas toujours fortuite, ainsi les Grecs anciens
avaient forgé le nom divin Abraxas (à l’origine d’abracadabra), ou
1+2+100+1+60+1+200, pour avoir un nom de 7 lettres de valeur 365. La présence
contextuelle de 24, nombre d’heures du jour notamment, est remarquable ;
ainsi Spenser a composé son Epithalamion
en 24 strophes et 365 vers pour réunir ces deux cycles temporels, Spenser que
certains considèrent comme un précurseur rosicrucien à cause de son Red
Cross Knight (1589).
Je suis tenté de découper ce 24 en deux
fois 12, I A A et Δ E Γ (10-1-1 et 4-5-3), parce que l’inscription se
présente comme 12 groupes de lettres (10 lettres seules plus les groupes
PX et ΔI), parce que le message codé (que Poussin Téniers gardent la
clef…) est porté par le début du chapitre 12 de l’Evangile de Jean,
un des 12 apôtres, parce que le message lui-même mentionne midi, 12
heures.
Je présume que cette insistance
duodénaire cache certaines intentions du trio des truqueurs
Plantard-Sède-Cherisey. Je ne vais pas chercher à les deviner, tant ces nombres
et leur décomposition se rapprochent d’une possibilité de lecture des Bucoliques
de Virgile que j’ai découverte en 1996.
Il faut d’abord préciser que, sans devoir
représenter le tombeau même de Virgile comme l’ont voulu Pineau et Lacoste, le
tableau de Poussin évoque obligatoirement le genre bucolique et au premier chef
son chantre le plus célèbre, Virgile, fréquemment cité dans les commentaires du
tableau.
Même le plus bref exposé de ma lecture de
ses Bucoliques risquerait de lasser, et je vais d’abord énoncer
l’essentiel des coïncidences repérées, avant d’exposer cela plus en détail dans
la section suivante. Virgile composa ces poèmes quelques années après la
réforme du calendrier par César, et j’ai notamment imaginé que les deux chants
jumeaux de la 8e Bucolique pouvaient correspondre aux deux
états du calendrier :
- Précisément la disposition de ET IN… en
deux colonnes de 6 m’évoque le point fondamental venu appuyer mon
hypothèse : le bissexte (double six) est caractéristique du calendrier
julien, et les deux chants contenaient chacun 12 mots contenant la lettre f,
6e de l’alphabet, dont pour chaque chant un unique mot avec la
gémination ff, un bissexte donc, correspondant dans chaque cas au mois
de février (César a également changé le début de l’année, du 1er
mars au 1er janvier).
- En considérant les lettres doublées
dans la disposition de ET IN… en deux colonnes, il apparaît une correspondance
entre la première colonne et le dernier semestre de l’année avant la réforme,
comme entre la seconde colonne et le premier semestre du nouveau calendrier.
- Les deux formes de 12 font encore sens
en référence à ces deux calendriers : 10+2 parce que le calendrier lunaire
latin a connu une première réforme ajoutant deux mois à un curieux calendrier
primitif de dix mois ; 3-4-5 c’est un peu plus compliqué, mais je peux
d’abord signaler que les deux chants sont composés de strophes de 3, 4, et 5
vers, chacune ponctuée d’un vers refrain.
- ETIN = 365 (grec) : le vers
refrain du second chant a précisément la valeur 365, selon les rangs de l’alphabet
latin.
- APXΩ : il apparaît dans le
second chant un vers refrain intempestif, toujours de valeur 365, à une
position clé en rapport avec 3-4-5 ; ce vers semble répondre au mot duco
du vers précédent, duco qui est la traduction latine la plus fidèle du
grec APXΩ, duco dont c’est la seule occurrence dans toutes les Bucoliques.
E
T I N A PX
A
ΔI A E
Γ Ω pourrait donc constituer un résumé idéal
des relations calendaires que j’ai vues dans la 8e Bucolique,
mais l’extraordinaire adéquation de cette représentation particulière, unique,
de la formule « virgilienne » ne peut que relever du hasard, et d’un
hasard fort têtu puisque la reconnaissance de cette totale adéquation mène à un
autre rapprochement inattendu.
Je crois avoir montré plus haut qu’il
existait des solutions pour faire figurer sans incise la formule Et in
Arcadia ego dans un palindrome, mais Perec a écrit « Et in Arcadia (strophe)
ego », c’est-à-dire qu’il a inséré le mot « strophe » après
les trois premiers mots de cette formule que Pineau-Lacoste imaginent pouvoir
être la conclusion de l’épitaphe de Virgile. Or la 8e Bucolique
présente cette particularité de l’insertion d’un vers refrain sauvage après les
trois premiers vers d’une STROPHE (qui en compte cinq), bizarrerie si
déroutante que certains commentateurs ont refusé le témoignage de tous les
manuscrits connus et publié la pièce expurgée de ce vers intempestif, en 108
vers au lieu de 109.
108 ? c’est précisément la valeur de
la formule Et in Arcadia ego à l’intérieur de laquelle Perec a inséré sa
strophe intempestive…
Une pièce fort curieuse de la littérature
antique est donc la 8e Bucolique, où Virgile s’est inspiré de
deux églogues grecques de Théocrite, La passion de Daphnis et La
magicienne. Si les bergers de Théocrite comme de Virgile vivent en Sicile,
l’Arcadie idéale est souvent citée --et une spécificité de cette 8e
Bucolique est que sa première partie, le chant de Damon, est située en Arcadie
même (et elle s’achève sur le suicide d’un berger).
La première églogue de Théocrite est
composée de 18 strophes irrégulières de 2 à 5 vers, ponctuées d’un vers
refrain, cette irrégularité marquant le trouble du bouvier Daphnis. La
magicienne est composée d’une première partie de 9 strophes de 4 vers
ponctuées du vers refrain Qu’il vienne vers ma demeure, cet homme qui est à
moi, contant les sortilèges tentés par Simaitha pour retrouver son amant
Delphis, parti depuis 12 jours, puis d’une seconde partie de 12 strophes de 5
vers ponctuées du vers refrain Sais-tu le secret de mon amour, puissante
Séléné ?, contant leurs amours. Il n’est pas absurde d’imaginer ces 12
invocations de la Lune en rapport avec l’année lunaire grecque…
Virgile a choisi d’unir ces deux thèmes
dans la 8e Bucolique, où les poètes Damon et Alphésibée
s’affrontent dans une joute caractéristique du genre bucolique, Le chant de
Damon semble d’abord irrégulier, composé de 9 strophes de 4-3-5-4-5-3-4-5-3
vers, chacune ponctuée d’un vers refrain, mais ce désordre ne cache pas
longtemps que chaque triade de strophes contient 12 vers (3-4-5) et 3 refrains.
Et tout désordre disparaît dans le chant
d’Alphésibée qui suit, dont la forme se doit selon la règle de la joute de calquer
la forme précédente. Virgile y utilise le refrain Ducite ab urbe domum, mea
carmina, ducite Daphnim (Guidez de la ville à ma demeure, mes chants,
guidez Daphnis) qui a le même sens que le premier refrain de La magicienne,
mais qui reprend la structure et les mots du refrain de La passion de
Daphnis, αρχετε
βουκολικας,
Μοισαι φιλαι,
αρχετ’ αοιδας (Guidez
mes pastorales, Muses amies, guidez mes chants).
--αρχετε
est l’impératif du verbe αρχω formé par le chrisme, ducite
en est la traduction la plus fidèle.
Virgile a donné à l’amant volage le nom
du bouvier de Théocrite, alors qu’un autre Daphnis apparaît dans la 5e
Bucolique, dans lequel les commentateurs ont reconnu une allégorie de César -- l’instaurateur
du nouveau calendrier.
C’est un des points qui m’a aidé à
formuler une hypothèse. Les Bucoliques furent écrites quelques années
après la réforme du calendrier par César, et les deux chants pouvaient évoquer
l’année primitive lunaire, chaotique, et la nouvelle année solaire de 365
jours.
Cette hypothèse prit un tournant décisif
lorsque je me mis à jouer avec les nombres et à calculer les valeurs de mots et
vers selon les rangs de l’alphabet latin. Le refrain du chant d’Alphésibée a
précisément la valeur 365, et la césure du vers le partage ainsi :
Ducite ab urbe domum = 169
mea carmina, ducite Daphnim = 196
169 et 196 sont les carrés des nombres 13
et 14, et un autre découpage du refrain, grammatical, me donnait la somme 100 +
121 + 144, soit les carrés de 10, 11 et 12. Ainsi je découvrais grâce à Virgile
une relation insoupçonnée du nombre de l’année, rappelant la relation de
Pythagore, révérée de l’antiquité : 32 + 42 = 52
-- d’où la découverte d’ETIN = 365 à côté de Γ Δ E = 3+4+5 est remarquable.
Or ce refrain ponctue des strophes de 3, 4
et 5 vers, et la relation 102 + 112 + 122
= 365 = 132 + 142 pourrait rendre compte d’une curiosité
flagrante. La première partie du chant de Damon est structurée en 3 strophes et
15 vers
4-R-3-R-5-R
tandis
que la première partie du chant d’Alphésibée offre un refrain supplémentaire
4-R-3-R-3-R-2-R.
Nul n’a pu expliquer cette anomalie,
donnée par tous les manuscrits, et il se trouve que ce refrain sauvage toujours
de valeur 365 vient s’insérer entre les vers 10-11-12 et 13-14 qui
constitueraient normalement la 3e strophe du chant d’Alphésibée.
Ce vers refrain n’est peut-être pas aussi
sauvage qu’il y paraît de prime abord, car en cette position il peut constituer
une réponse immédiate au effigiem duco, « je guide ton
image », du vers précédent (la
magicienne a construit une figurine représentant son amant, qu’elle promène sur
l’autel où elle lance ses incantations) -- duco est l’exacte
traduction du grec arkhô souligné par la transcription en lettres
grecques d’Et in Arcadia ego.
Par ailleurs le déséquilibre entre les
deux chants produit par l’ajout de ce vers est compensé par les introductions
des deux chants, en 3 et 2 vers, ainsi chaque bloc introduction+chant compte 48
vers.
L’ensemble des deux chants avec leurs
introductions compte donc 96 vers, et 662 mots, nombre déjà remarqué dans la
structure globale des Bucoliques, que j’ai appelée le chiasme
holographique. Le partage de ces 662 mots en 331-331 a pour effet de faire
passer les deux premiers mots du second chant, effer aquam, dans la
première partie, et de faire apparaître un remarquable équilibre des mots
comportant la lettre f dans ces deux parties.
Il m’avait semblé que le vers refrain
supplémentaire pouvait avoir un rapport avec le bissexte, le 6e jour
avant les Calendes de mars, le 24 février doublé les années bissextiles, et la
présence avant cette intercalation du mot effigiem comportant un double f
– 6e lettre – m’avait incité à approfondir. Il apparaît
que chaque bloc de 331 mots compte 12 mots avec f, dont dans chaque cas
un seul mot avec un double f. Pour le second bloc effigiem est le
second mot, correspondant idéalement au mois de février du bissexte. Le mot effer
est le dernier mot en f du premier bloc, où il correspondrait encore à
février dans l’année antérieure puisque César a déplacé le début de l’année du
1er mars au 1er janvier. La bizarrerie du bissexte ne
fait que répéter une étrangeté du calendrier lunaire précédent où le retard par
rapport au cycle solaire était rattrapé périodiquement par l’insertion d’un
petit mois avant ce bissexte de février.
E T
I N A PX
A ΔI A
E Γ Ω
disposé
en double six, avec ses doublements de lettres idéalement placés, offre
d’étonnants parallèles avec ces constatations.
Je passe sur d’autres résultats qui
venaient préciser une extraordinaire architecture des Bucoliques pour en venir
à celui qui a bouleversé mon approche. La valeur totale des 331 mots du second
bloc, contenant 9 fois le vers refrain de valeur 365, est 18250, soit 50 fois
365. Les particularités du chiasme holographique mènent à considérer également
le découpage de 662 en 330-332, or le mot précédant ces 331 mots de valeur 365
fois 50 est aquam = 50, ainsi la
valeur des 332 mots devient 366 fois 50, et je retrouvais les deux nombres
caractérisant l’année julienne dans le poème même où j’avais imaginé un hommage
au calendrier julien, mais le plus incroyable était à venir.
La valeur des noms latins des 12 mois au moment de la réforme de César
est 1095, soit 3 fois 365. Le Gaffiot ne donne qu’une variante orthographique
pour ces noms : Quintilis, juillet, peut s’écrire Quinctilis,
faisant passer le total précédent à 1098, soit 3 fois 366. Ainsi les noms des
mois de l’année originelle, lunaire, de 355 jours, semblaient préfigurer la
réforme julienne,
Mais malgré l’extraordinaire concordance
où rien ne semblait laissé au hasard (le facteur 3 de cette relation pourrait
être rapporté au fait qu’au temps de Virgile c’était tous les 3 ans que l’année
était bissextile, l’autre facteur 50 est la somme des 3 carrés du triangle de
Pythagore), en fait à cause de cette concordance trop parfaite, et à cause de
coïncidences extérieures qui accompagnaient mes découvertes virgiliennes, il
m’est apparu que je ne pouvais plus prétendre étudier « Virgile »,
mais alors quoi ?
Pour paraphraser Sherlock Holmes, lorsque
toutes les hypothèses raisonnables ont été éliminées, le champ est ouvert à
tous les délires, et je n’ai pas envie de délirer. L’hypothèse de ma propre
déraison a d’ailleurs été envisagée, mais d’autres personnes ont pu vérifier
tous mes calculs.
Il me semblait tout de même utile de
faire connaître ces résultats, parce qu’ils existent en dépit de leur
aberration, parce que d’autres pourraient éventuellement les expliquer. Grâce à
JiBé Pouy je pus publier un genre de polar où la forme romanesque me permettait
de les considérer sous divers angles, le bon sens, la science, le délire…
La rédaction de Sous les pans du
bizarre, sa publication en 2000 aux éditions Baleine (diffusion Seuil), sa
traduction en espagnol, ont donné lieu à de nouvelles coïncidences relatées
dans mes diverses pages.
Je devais écrire un autre livre dans la
même collection, Indécente (L’), mais le Seuil a décidé d’interrompre
l’expérience Baleine avant que le contrat soit signé.
Le principal personnage de ce roman se
nommait Tine Dencel. Les nombres y jouaient un rôle plus discret, et je n’avais
certes pas envisagé une lecture selon l’alphabet numéral grec du prénom de mon
héroïne, TINE = 365, anagramme du ET IN menant à l’APXAΔIA,
Rémi Schulz,
le 5/9/4
Et l’écriture de cette page s’est
accompagnée d’autres coïncidences que j’invite à découvrir ICI.
[1] Cherisey, comparse de Sède, a revendiqué à plusieurs reprises avoir fabriqué les parchemins codés. Le déchiffrage de ce Grand Parchemin demande au moins cinq opérations complexes, absolument impossibles à effectuer sans un mode d’emploi qui serait bien plus long que le texte du parchemin, a fortiori du texte déchiffré final, ce qui est contraire à la logique élémentaire de la cryptographie.
[2] Le paysage ne ressemble que si l’on y tient, et la tombe n’a été édifiée qu’en 1933, par LOUIS BERTRAM LAWRENCE. Le fantastique n’est jamais loin quand on le cherche, et une anagramme de ce nom est TRESOR W MAURICE LEBLAN, faisant apparaître à une lettre près le nom de l’écrivain que Sède et Plantard ont notamment voulu mêler à l’affaire (voir P. Ferté, Arsène Lupin Supérieur Inconnu, 1992, qui développe les parallèles entre arcadisme et Rose+Croix).
[3] Dans l’édition originale de Bach et le nombre, de Van Houten et Kasbergen (Bach en het Getal, 1985). Toutefois Richard Kienast avait montré dès 1926 comment certains cryptogrammes énigmatiques des Noces Chymiques de Christian Rosencreutz pouvaient cacher des dates clés (Palaestra, n° 152, Leipzig).
[4] Témoin son ahurissante exégèse du mot POULANN dans Les templiers sont parmi nous (1963), où les acolytes Sède-Plantard posaient les premiers jalons de leur entreprise. Parmi ces élucubrations mêlant Sator, tarot, code templier, carrés et cubes magiques, il est curieux de voir apparaître un chrisme presque parfait, ou les lettres PX d’APXAΔIA, avec une lettre P censée décrire l’ordre des Portes dans une croix de Saint-André utilisée dans le codage templier.
[5] On le trouvera en entier dans La clôture et autres poèmes (Hachette, 1980).