« Mourir de faim au paradis » : les syndicats et le progrès technologique

La révolution numérique et son cortège de technologies et de robots bouleverse de différentes manières le monde du travail : intensification du travail, frontière de plus en plus floue entre travail et hors travail, flicage, déqualification mais aussi disparition de millions d’emplois. Dans son ouvrage, Le progrès sans le peuple, l’historien des sciences, David Noble porte une critique radicale des nouvelles technologies en rappelant que loin de toujours représenter « un progrès », elles servent surtout les intérêts du patronat. Alors que la première révolution industrielle, au XIXème siècle, avait suscité des mouvements de résistance des travailleurs et travailleuses – les luddites entre autre –, il constate que ce n’est pas le cas pour cette nouvelle révolution technologique. Il milite depuis les années 1980 pour que les technologies soient considérées comme une question centrale et politique dans les syndicats.

Bien que rares, les mobilisations syndicales pour contrôler et maîtriser l’usage des nouvelles technologies ne sont pas inexistantes. Dans son ouvrage, David Noble prend l’exemple de l’International Association of Machinists and Aerospace Workers (IAM) – syndicat des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale – crée à la fin du XIXème siècle par des machinistes aux États-Unis et au Canada qui rassemble 600 000 salariés de l’aéronautique et aérospatiale, des pièces automobiles, de l’électronique, de l’industrie des machines-outils et des systèmes. En 1981, lors d’un congrès du syndicat, une résolution et une campagne sur la question des nouvelles technologies est adoptée. Voici un extrait de l’intervention d’un syndicaliste, Dick Greenwood, assistant du président international de l’IAM.

 « L’objectif n’est pas de bloquer la technologie mais de contrôler le rythme et la forme de son introduction »

La relation entre le travailleur et la machine est en train de subir une transformation radicale. Jusqu’à maintenant, les machines ont globalement remplacé la force musculaire dans le monde du travail. Mais le travail humain est resté le principal facteur de production dans la création de richesse, quoiqu’il n’ait jamais été reconnu ou rétribué à sa juste valeur.

Certains signes montrent que les nouvelles technologies qui sortent actuellement relégueront le travail, en tant que facteur de production même, à un statut secondaire. À l’heure où les robots construisent des robots capables de découper, de mouler, de souder, de peindre, d’assembler et de charger et décharger des véhicules et des appareils, alors, mes frères et mes sœurs, il nous faut parler de primauté du capital, parce que, dans ce type de production, le travail a été drastiquement réduit voire éliminé des ateliers. Les universitaires commencent à parler de productivité du capital, et non plus du travail.

Les nouvelles technologies ne remplacent pas seulement la force musculaire, elles sont en train de remplacer les capacités intellectuelles et le système nerveux des humains. Les directions ont toujours brillé par leur intelligence artificielle mais on a moins envie de rire quand on apprend que les universités et laboratoires des grandes firmes travaillent aujourd’hui incorporent à leurs machines de la véritable intelligence artificielle. Le QI des machines n’est pas le problème – de toute façon les directions nous ont rarement prêté le moindre QI ; et, depuis Frederick Taylor, elles n’ont jamais voulu que nous ayons la moindre intelligence – juste assez pour répondre aux ordres de la hiérarchie, comme « Plus vite ! », « Ne posez pas de questions », « Arrêtez de chipoter sur les salaires », « Vous êtes viré » et, parfois, « Vous êtes embauché ».

Maintenant, General Electric et ses collaborateurs de la Business Roundtable ont non seulement installé Ronnie le robot à la Maison blanche (dont il n’est pas difficile de deviner le QI), mais ils viennent nous pourchasser jusqu’au travail [1].

Oubliez ces postes sympathiques et proprets en col blanc ou rose que nous étions censés obtenir une fois que les technologies nous auraient évincés des ateliers de production, des ateliers de mécanique spécialisée et des entrepôts : les nouvelles technologies sont déjà en train de faire le vide dans les immeubles de bureaux. Adressez votre candidature : elle vous sera renvoyée direct à travers la porte-tambour par l’exode déjà en cours. La nouvelle tendance, dans les bureaux, c’est le traitement de texte avec systèmes de mémoire et imprimantes automatiques. Un seul opérateur, à condition d’être suffisamment « taylorisé », peut en gérer une dizaine. Dans la même veine, dans les usines, de nouveaux ateliers mécaniques et cellules de travail robotisés permettant le chargement, la découpe, l’affûtage, le fraisage, le polissage, le façonnage, le transfert et l’assemblage éliminent des métiers, des savoir-faire – et des personnes.

Même si nous échappons pendant quelques années au « chômage technologique », nous allons nous retrouver avec des espaces de travail organisés différemment, des tâches supplémentaires et des compétences réduites, de nouvelles catégories professionnelles et d’autres obsolètes, de nouveaux systèmes et des centres permettant aux directions de contrôler le travail à distance. Les conflits vont se multiplier, le langage des contrats sera trop vague ou totalement inadapté aux problèmes, et le jargon et la novlangue que la direction commence à utiliser permettront un enfumage complet – un véritable tour de passe-passe.

Tous ces changements ne font que commencer. Ils vont s’accélérer, propulsés par un patronat paniqué par sa gestion désastreuse de la crise en cours. Les directions voient dans les technologies une solution de facilité à leurs décisions cupides et à courte vue et au gâchis de leurs politiques d’investissement. Ce sont aussi un moyen de contourner les syndicats et les procédures de négociation collectives. Bien sûr, c’est grâce aux généreuses baisses d’impôts et crédits d’impôt que leur ont accordés les reaganiens et le Congrès que nos employeurs peuvent financer tout ceci.

Face à ce contexte, le syndicat des machinistes a convié un groupe de délégués d’ateliers, quelques cadres locaux et régionaux, plusieurs ouvriers perspicaces sans titre particulier, quelques ingénieurs du groupe, des chercheurs en génie industriel et d’autres universitaires, et les a enfermés pendant une semaine pour cogiter et débattre sur la situation en cours.

Une fois tout le monde reparti, les membres de l’IAM ont rédigé une « déclaration des droits » destinée à faire connaître au public les conséquences sociales des technologies, et non pas seulement les aspects économiques et techniques sur lesquels on se focalise ces temps-ci. Nous avons aussi dressé une liste de recommandations spécifiques à présenter à l’ensemble du syndicat pour prolonger la discussion et la réflexion. Tous ces documents sont disponibles sur demande.

À ce stade, l’objectif n’est pas de bloquer la technologie mais de contrôler le rythme et la forme de son introduction afin qu’elle soit adaptée aux besoins des ouvriers et rende service aux gens au lieu de faire de nous ses serviteurs ou ses victimes. Elle peut aller dans les deux directions. Elle va pour l’instant dans la mauvaise.

Qu’on se le dise : si nous voulons une semaine de travail plus courte à salaire égal, c’est le moment de se battre. À défaut, nous allons nous retrouver avec plus de temps libre que nous n’en avons jamais rêvé, comme ces millions de chômeurs dont le temps libre n’est pas rémunéré.

Comme le disait un analyste, nous risquons de mourir de faim au paradis.

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Recommandations de la conférence des scientifiques et ingénieurs de l’IAM

  1. Le programme de contrôle de la technologie mis en place par les travailleurs de la métallurgie norvégiens pourrait être utilisé comme modèle pour le programme législatif et les syndicats locaux de l’IAM.
  2. Chaque district et chaque loge locale créent un comité de contrôle des technologies et élisent ou nomment des délégués. Ce comité accueillera des membres du comité d’hygiène et sécurité et au moins deux membres du comité de négociation.
  3. Ces comités locaux de contrôle des technologies se mettent en relation avec les ingénieurs de la firme afin d’établir des liens de confiance et de bénéficier de leurs connaissances spécialisées et de leurs informations pour mettre en place un programme de contrôle de la technologie.
  4. Les comités locaux de contrôle des technologies travaillent étroitement avec le comité de négociation pour donner le maximum d’importance au contrôle des technologies dans les négociations et pour élaborer des contrats permettant de protéger les membres de l’IAM en les prévenant et en les consultant obligatoirement avant que l’entreprise n’installe de nouveaux équipements, systèmes ou technologies. Étant donné que leur introduction se solde partout par le remplacement ou la mise à la porte de salariés, le comité devrait examiner et évaluer leurs effets à l’échelle de la firme ou de l’ensemble du système, et non pas seulement au niveau d’un département ou d’un site de production.
  5. Quand la direction notifie et consulte la loge locale ou de district sur l’introduction d’une technologie nouvelle, les loges devront tenter de convaincre l’entreprise :
  6. a) d’accepter d’être accompagnée par le comité de contrôle des technologies pour l’achat de logiciels, de façon à ce que le syndicat soit pleinement informé, puisse se prononcer sur la conception des systèmes et inclure les ouvriers des ateliers « dans la boucle » ;
  7. b) qu’avant tout achat, location ou installation de hardware ou d’équipement, la direction considère réellement la possibilité de produire cet équipement. Si l’externalisation est choisie, tout doit être fait pour maintenir le travail sur le site ou au sein de l’entreprise avec une unité de négociation ;
  8. c) que toute proposition concernant les nouvelles technologies faite par la direction soit présentée au syndicat dans un langage susceptible d’être facilement compris par toute personne non experte en la matière ;
  9. d) que toutes les tâches de programmation, édition, fonctionnement et entretien de la nouvelle technologie soient représentées dans l’unité de négociation ;
  10. e) que le syndicat ait le droit de superviser le fonctionnement de la salle de commandes et du système ;
  11. f) que la reconversion et le statut des salariés remplacés ou déplacés par la nouvelle technologie fassent l’objet d’un accord avant que l’entreprise ne soit engagée par une vente, une location ou un contrat, et que la formation et la reconversion soient payées par l’entreprise ;
  12. g) que tout accord conclu avec l’entreprise concernant une technologie nouvelle ait été négocié en bonne et due forme et rédigé dans un contrat ou clairement énoncé dans des accords provisoires ;
  13. h) que des conflits sur l’introduction, l’usage et l’abus d’une nouvelle technologie puissent faire l’objet d’une grève.
  14. La grande loge met en place et dirige une école pilote afin de former les délégués aux technologies et les membres du comité de contrôle des technologies aux questions de logiciel et de hardware.
  15. La grande loge fait tout son possible pour convaincre les divers organes de l’AFL-CIO d’adopter et de mettre en œuvre un programme sur les nouvelles technologies proche de celui proposé par la conférence.
  16. La grande loge constitue un groupe de scientifiques et d’ingénieurs ayant une expertise sur la technologie en question et les réunit pour évaluer le nouvel équipement non seulement en fonction de considérations techniques et économiques, mais en s’intéressant particulièrement aux conséquences sociales, de sécurité, de santé ; la grande loge commence à mûrir ce projet avec l’Union of concerned scientists [2].
  17. La grande loge rédige ses propositions pour une législation nationale dans une « déclaration des droits » des travailleurs des États-Unis sur les technologies, et ces propositions sont intégrées au programme de l’IAM, « Rebuilding America ».

Extraits de David Noble, Le progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologiques font au travail, Agone, 2016.

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[1]     Lobby patronal créé en 1972, le Business Roundtable rassemble plus de cent cinquante dirigeants des plus grandes entreprises américaines et joue un rôle déterminant dans l’inflexion des politiques publiques du gouvernement des États-Unis – sur le droit du travail, le pouvoir syndical, les impôts ou les accords de libre-échange. Et « Ronnie le robot » est bien sûr le président Ronald Reagan (1981-1989). [nde]

[2]     Fondée en 1969 au MIT par Kurt Gottfried et Henry Kendall, deux physiciens impliqués dans le mouvement contre l’arme nucléaire, « L’union des scientifiques inquiets » s’est constituée dans le sillage de la publication en 1968 d’un manifeste dénonçant l’utilisation irresponsable des connaissances technologiques et scientifiques, notamment pour l’armement. [ndt]

   

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